Le portrait magistral que M. Antonio de La Gandara expose cette année, à la Nationale, de M. Jean Lorrain, soulève dans le public un grand mouvement de curiosité autour de l’écrivain de M. de Phocas et du Vice errant – curiosité un peu malsaine, si on se souvient qu’en Correctionnelle et aux Assises le baron Jacques d’Adelswärd d’abord, et Frédéric Greuling (1) après, se réclamèrent de l’œuvre du romancier pour excuser, sinon expliquer leur déséquilibrement. M. Jean Lorrain eut une assez mauvaise presse, quelques confrères grincheux le représentèrent comme un empoisonneur public : ce Poison de la littérature, que M. Jean Lorrain venait de lancer dans une série de contes satiriques sur les esthètes et les décadents, lui retomba sur la tête. Pour bon nombre, M. Jean Lorrain demeurera l’homme aux yeux de vipère, aux doigts orfévrés que Greuling, éconduit par le maître, accuse de coucher dans des draps de soie bleue frangés d’or… Autant de tirades creuses de ce cabotin du crime qu’était cet emprunteur errant, éditeur de cartes postales de luxe pour grandes dames russes de La Riviera.
Ces stupides légendes, échafaudées à plaisir autour de Jean Lorrain, le portrait de M. de La Gandara vient de les corroborer au lieu de les détruire. « Ce qui entend le plus de bêtises, lit-on dans le journal des Goncourt, c’est un tableau de musée ; non, c’est un portrait d’homme ou de femme connu, un jour de vernissage au Salon. »
Enfin, quinze jours après les débats de l’affaire Greuling, le portrait de M. Jean Lorrain en a entendu de raides, il a fait couler aussi pas mal d’encre… moins que sympathique. Cette face tour à tour bestiale, bouffie, impertinente et sensuelle ; ce masque énigmatique, pervers, inquiétant ; ces yeux morts en émail figé, selon les uns, d’acier bleu cruel, selon les autres, « couleur de bague recelant des poisons, » a écrit je ne sais qui, et la main longue, effilée, chargée de gemmes vénéneuses, ont inspiré de source les critiques en mal de littérature. Que n’a-t-on pas écrit encore sur l’auteur des Histoires de masques et de M. Bougrelon [sic] !
Devant ce déchaînement de littérature psychologique autour d’un portrait, il nous a paru intéressant de publier ici une élude approfondie de Mme de Thèbes sur la main de Jean Lorrain. La main d’un homme, c’est tout son atavisme, son tempérament, ses instincts et son caractère.
Mme de Thèbes, dont les conseils firent quitter Paris à M. Jean Lorrain, en 1900, – Mme de Thèbes avait prédit à M. Jean Lorrain une mort presque certaine s’il n’allait réparer dans le Midi une santé plus que menacée, détruite, – Mme de Thèbes a bien voulu, pour nous, puiser dans ses plus précieux documents.
Voici celui concernant le modèle de M. Antonio de La Gandara :
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« Jean Lorrain !… J’ai pour lui, dès longtemps, l’attachement qu’inspire à ma curiosité attentive des hommes un sujet d’élite, une âme dans laquelle tout est agitation, chocs et contrastes à la surface, tandis qu’au fond, tout est calme, douceur et uniformité.
Je vais étonner bien des gens. Le fond de la nature de ce railleur, souvent cruel, de cet ironiste parfois sanglant, de ce rêveur qu’on a vu tendre sa coupe aux bacchantes des carrefours, c’est la bonté la plus exquise, la délicatesse la plus vraie.
Saurai-je bien l’analyser et dire convenablement tout ce que l’étude de sa main m’a révélé ? J’en doute. Il faudrait là un maître de la pensée et du style. Essayons cependant.
Jean Lorrain est un fils de la mer, – la fécondatrice suprême, – elle a mis en lui son ardeur de vie, sa profondeur, ses caprices, ses caresses alanguies et ses attaques furieuses. Il est le produit de nombreuses générations de marins, elles l’ont animé de cette combativité que montrent ses écrits. Mais pourquoi n’ont-elles pas fait un navigateur de ce Loti du boulevard ? Pourquoi ? Parce que nous sommes à une époque, de crise et de transformation, où plus rien n’est à sa place, où tout change, tout se confond… parce qu’enfin le destin le plus fantasque l’a marqué en naissant.
Jean Lorrain est d’origine normande ; il n’est point venu de la plaine verte, mais de la falaise blanche. Du solide et haut plateau, et non du terrain mou et plat. Il est de Fécamps.
Son père, armateur, avait commencé par être mousse à bord d’un bateau que commandait son père à lui. L’aïeul de Jean Lorrain fit la guerre de course, et, pendant le blocus, sous le premier Empire, battit l’Anglais sur mer, le prit ou l’incendia… Bref, c’était un corsaire comme Jean Bart, comme Surcouf.
Quand on a eu de ces hommes-là dans ses ascendants, la vie est un combat dont la gloire est le prix.
Ces détails ont leur intérêt ; je ne les donne pas dans le but de satisfaire la curiosité du lecteur ; ils serviront tout à l’heure à confirmer mon analyse chiromancique et à concorder avec le sens connu des lignes que nous trouverons dans la main de Jean Lorrain. »
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« Trois astres ont marqué Jean Lorrain : la Lune, Vénus et Mars.
La Lune inscrit son influence sur la protubérance qui se trouve dans le bas de la main, sous le petit doigt, au-dessus de la rascette. Vénus raye non seulement le mont du pouce et le grossit, mais encore, chez ceux qu’elle favorise à l’excès, jette son fluide en rayant toute la main. Mars se grave sur la percussion de la main, dans l’espace compris entre le mont de Mercure ou la racine du petit doigt et le mont de la Lune. Ce poète, ce conteur, ce Fantasio de Nice, ce Rolla de 1903, est spécialement sous l’influence de la Lune.
Au moment où j’écris, j’ai le moulage de sa main sous les yeux, et je demeure stupéfaite, une fois de plus, de cette saillie de la partie où l’action lunaire se marque. Ce mont est d’autant plus frappant que, dans l’ensemble, la main est plate.
Le voilà donc expliqué, ce fantasque, ce nerveux, cet impressionnable, ce fils de la mer, dont le sang, comme la marée, est sensible à l’action de Tanit.
Quant à Vénus, elle a plus rayé que grossi le mont du pouce : Jean Lorrain est un dilettante, plus qu’un passionné.
Oh ! qu’il m’intéresse, et que j’ai été satisfaite, en étudiant sa main, de pouvoir enfin comprendre cet artiste, comblé de tous les dons, et qui dépense à pleines mains le talent, sans pouvoir s’enrichir. Il est incapable de comprendre une réalité ; sa main est conique, souple et plate ; le petit doigt est très long ; les lignes se croisent, s’entrecroisent, s’enchevêtrent ; cette main dit le nombre des faiblesses du sensible, l’abondance des idées du rêveur, la multiplicité des sensations de l’homme.
Santé médiocre. Mais l’entrain, le brio, la faculté de comprendre, de concevoir, de se souvenir, sont marqués si vifs, que l’esprit porte la matière, la galvanise et la conduit. Il a même dû la conduire trop loin, car il y a toutes les cruautés dans ce petit doigt si élancé et dans cet ensemble pénétrant et hardi que donne le dessin de cette main élégante et nerveuse. C’est un excès de juvénilité, autant qu’un excès de fantaisie, qui a fait de Jean Lorrain l’homme qu’il est, et l’enfant qu’il reste.
Neptune et Phœbé le dominent : Neptune, c’est l’atavisme ; Phœbé, c’est le Destin. Il est fait d’océan et de rêve, et, chose encore plus singulière, ce prince de la chronique est égaré dans notre temps. Il n’est pas né pour notre Occident ; c’est un Oriental. Il en a toute la main.
Je le conçois Rajah, menant, au fond de l’Inde, dans un décor de féerie, une existence partagée entre l’ivresse du haschich, évocatrice de songes, et les réalités des fêtes amoureuses, ou des combats de bêtes. Parmi nous, il va, il vient, sans but réel, fuyant Paris pour la nature, et revenant par force vers la ville, l’âme frémissante d’inexprimable. Contraint à la besogne, ce fantasque s’irrite et se montre cruel. Il a rêvé trop grand ; tout lui semble petit, les hommes et les choses ; il rit de tout et de soi-même.
Je prédis qu’il fera, quelque jour, un livre qu’il appellera : Confession d’un enfant du vingtième siècle. Musset en tressaillira dans son tombeau. Tout y sera : Rolla, Fantasio, les Contes, les Nuits, l’Espagne, l’Italie, le sang, les baisers de la Ballade à la Lune ; mais en tons plus heurtés, en couleurs plus violentes.
Jean Lorrain, âme troublée et agissante à la surface, calme et languissante au fond, sans cesse en bataille avec ses atavismes et ses instincts, incarne en lui la passion moderne, d’abord brutale, diverse, pressée, pervertie, détraquée ; puis bien vite impuissante et inerte. Il est la plus parfaite image de la jeunesse de cette époque désabusée, avide, et d’un scepticisme tel qu’elle n’étreint que des fantômes.
Je plains autant que j’admire ce poète prodigue, conteur des Mille et Une Nuits d’amour, égaré parmi nous. C’est un amant de la mer et du rêve, qui a pu connaître des joies, et qui ignorera le bonheur : il n’est pas libre ; il est esclave de la Nature et du Destin… »
Mme de Thèbes
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(1) La Porte ouverte consacrera bientôt un article à l’affaire Greuling.
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(in Gil Blas, vingt-sixième année, n° 9016, mardi 14 juin 1904 ; Antonio de La Gandara, « Portrait de Jean Lorrain, » huile sur toile, 1898)