Vendredi matin.
Illustre maître,
Je suis l’un de vos cent millions de lecteurs, et l’un de vos cent millions d’amis inconnus. Malheureusement, je ne compte que parmi les zéros qui n’ont de valeur que par l’unité que vous représentez. Je lis chaque semaine le Monte-Cristo, regrettant après cette lecture que la semaine n’ait pas quatre jeudis, phénomène que vous saurez un jour accomplir, j’en ai la certitude.
En relisant votre article sur la guillotine, je me suis rappelé un livre que vous n’avez peut-être jamais vu, et qui n’a peut-être jamais été lu, intitulé : La Cochliopérie, ou recueil d’expériences très curieuses sur les hélices terrestres vulgairement nommées escargots (1), et dont je vous donne une analyse. Puisse-t-elle vous intéresser.
Votre tout dévoué admirateur,
DE MARILLY.
Le célèbre naturaliste Spallanzani avait avancé que, si l’on coupait la tête à des colimaçons, elle parvenait au bout d’un certain temps à se reproduire. Valmont de Bomare assure avoir fait et répété plusieurs fois cette amputation sans en avoir obtenu le résultat annoncé par Spallanzani, et sans que jamais il ait aperçu aucun vestige de tête reproduite. Voltaire, de son côté, curieux de vérifier un fait aussi singulier, dit avoir coupé la tête et les antennes à des limaces, et leur en avoir vu renaître de nouvelles. Il n’eut pas le même succès sur des colimaçons. Des têtes, en effet, reparurent sur quelques-uns qui avaient souffert l’amputation ; mais un examen plus approfondi fit voir que la décapitation n’avait pas été complète, et Voltaire demeura persuadé que lorsque la tête a été abattue entièrement, l’animal n’en recouvre pas une autre. Ce qui paraît certain, c’est que Spallanzani ne réclama pas, du moins formellement, contre la dénégation de Valmont de Bomare, et que celui-ci y persista jusqu’à sa mort.
L’auteur de la Cochliopérie à voulu savoir à quoi s’en tenir sur ce fait extraordinaire, et il a choisi, pour répéter cette curieuse et cruelle expérience, le pauvre escargot de vigne, helix pomaria (J. J.). Il s’accuse d’avoir sacrifié, pour en venir à cette fin, au moins un millier d’individus de cette espèce innocente. « Non, dit-il, sans que la compassion émût son cœur, » – mais tout bien calculé, il a cru qu’il y avait beaucoup moins de mal à immoler en gémissant des animaux sur l’autel de la science, que de les tuer avec plaisir sur le bloc de l’intempérance, de la gourmandise et de la volupté, et que, couper le cou à cinquante escargots en un jour, ou manger quatre douzaines d’huîtres à son dîner, si cela ne revient pas au même, c’est que la déglutition est beaucoup plus douloureuse que la décapitation.
Quoi qu’il en soit, l’auteur, après avoir enseigné comment il faut s’y prendre pour couper habilement, et sans doute utilement pour la science, la tête aux escargots, donne les faits suivants comme les résultats de ses expériences.
l° Une tête d’escargot abattue jouit encore du mouvement et du sentiment pendant un temps assez long. Elle peut même, dans la belle saison, retirer et pousser ses cornes.
2° Des escargots auxquels on a coupé la tête vivent plus d’une année sans boire et sans manger, mais s’ils sont totalement privés de nourriture, loin que leurs têtes ou d’autres parties de leur corps qu’on aurait amputées puissent se reproduire, ils finissent au contraire par mourir. L’auteur a constaté ce double fait en enfermant des escargots décapités dans une caisse vide, où il n’y avait aucune nourriture à leur disposition. Son opinion est qu’ils y sont morts de faim.
3° Le temps le plus propre aux décapitations des escargots pour soumettre les animaux à des expériences dont on puisse espérer du succès, est le commencement du printemps.
4° Si après l’amputation de quelques parties de l’escargot, on veut que ces parties puissent se reproduire, il faut fournir à l’animal de la nourriture, car, quoique décapité, il peut se nourrir, soit d’abord en absorbant quelques liquides, soit à mesure que sa tête se reproduit, en paissant l’herbe du gazon frais, des feuilles, des plantes potagères, etc.
5° Si l’on coupe avec de grands ciseaux une partie de l’empattement des escargots, c’est-à-dire de cette portion de son corps sur laquelle il se traîne, la partie amputée se reproduit en six mois. Si l’on fend le cou derrière les grandes cornes, la blessure se ferme, et la peau se recolle en moins de deux mois. Si on coupe une ou toutes ses cornes, elles se régénèrent entièrement ; si on divise ces cornes dans toute leur longueur, elles se guérissent en deux ou trois mois.
6° L’auteur a vu des têtes d’escargots se reproduire quoiqu’ils eussent subi une décapitation parfaite. Dans sa première expérience, la reproduction ne fut pas complète. Les escargots moururent pendant l’hiver avant que leur nouvelle tête fût formée. La deuxième expérience fut plus heureuse. Les escargots décapités ayant été jetés dans un bois humide où ils pouvaient trouver « des nourritures propres à être avalées sans le secours de la bouche » – l’auteur leur vit – « vers la fin de la belle saison une nouvelle tête assez ressemblante à un grain de café, avec quatre petites cornes, une bouche et des lèvres. À la fin de l’été, les têtes furent parfaitement reproduites, » d’où l’auteur conclut qu’il faut environ deux ans pour que la tête d’un escargot se reproduise, quand elle a été bien véritablement coupée.
Pardonnez moi, cher maître, à propos d’une question aussi grave que celle de mort, de vous écrire aussi légèrement, mais, vous le savez, nous sommes tous Athéniens.
DE MARILLY
_____
(1) George Tarenne, La Cochliopérie, recueil d’expériences très curieuses sur les hélices terrestres, vulgairement nommés escargots, avec une instruction sur la guérison radicale des hernies ou descentes, sans dépense, ni aucun secours étranger, Paris : imprimerie de Delance, 1808.
_____
(In Le Monte-Cristo, journal hebdomadaire de romans, d’histoire, de voyages et de poésie, publié et rédigé par Alexandre Dumas, n°11, jeudi 2 juillet 1857)