J’avais souvent remarqué monsieur Michel, quand je le rencontrais dans l’escalier de la maison.
Cet homme impassible, qui semblait vivre hors du monde et ne parlait à personne, était curieux à considérer. Le regard de ses yeux profonds, sous son front vaste, avait une flamme étrange. Ce regard donnait à son long visage émacié une expression d’ardeur intérieure, qui ne pouvait laisser indifférent.
J’avais interrogé à son sujet le concierge qui m’avait dit :
« Monsieur Michel est occupé dans un laboratoire d’électricité et son logement aussi est aménagé pour des expériences mystérieuses. Je me suis laissé dire que c’était un homme très instruit, tentant des recherches qui, – si elles réussissaient, – feraient parler de lui : une application nouvelle de l’électricité qui le passionne. C’est un garçon rangé qui a peu de visiteurs, excepté de petits enfants qu’accompagne leur mère, de très pauvres gens qui m’ont dit être rémunérés pour leur déplacement. Les enfants lui servent certainement dans ses études. C’est tout ce qu’on sait de lui dans la maison. Les uns prétendent que c’est un grand savant ; les autres que c’est, comment vous dire ?… un illuminé. »
*
Je ne me serais pas occupé davantage de Monsieur Michel, si je n’avais reçu de lui, dernièrement, par la concierge, la demande instante d’un entretien.
La brave femme m’expliqua, sans comprendre, que ce qui avait motivé cette demande était la venue chez moi, depuis quelque temps, d’amis roumains de passage, très considérés à Bucarest et même à la Cour, où l’un d’eux était familier de la mère de l’enfant-roi. Cela s’était su dans la maison, mais la concierge n’arrivait pas à comprendre quel lien il pouvait y avoir dans tout cela.
Je répondis que je recevrais, volontiers, Monsieur Michel.
Et, le soir même, il se présenta, très simplement.
« Excusez-moi, fit-il. Ma demande va vous surprendre et paraître un peu ridicule. J’hésitais à la faire, n’aimant pas à parler de moi et vivant à l’écart. Il a fallu qu’un intérêt pressant m’y poussât. »
Je le regardais. Son expression était douce et ses traits marqués de finesse. Son regard était plus lumineux encore que je ne croyais… Il y avait de la franchise et même de la fierté dans cette flamme.
« Vous savez peut-être, expliqua-t-il, non sans quelque embarras, que je m’occupe d’électricité et que je fais des recherches spéciales. J’évite d’en parler ; les gens ne comprendraient pas. Et rien, du reste, n’est encore au point.
À la suite de travaux d’un savant suédois, j’ai entrepris des expériences d’un genre nouveau… Il m’a fallu faire de longues études, non seulement d’électricité, mais de médecine. Ce qui me passionne, c’est le cerveau humain… Pas le cerveau dans ses manifestations actuelles, mais dans celles du passé qui demeurent latentes en lui, et qui, par instants, sous certaines impulsions, ressuscitent, fugitives, à peine saisies, soupçonnées seulement… Et cependant, combien il est troublant de penser que des souvenirs très anciens sommeillent en nous, qui reviennent on ne sait pourquoi ! À certaines heures, particulièrement, on les retrouve, notamment au moment de mourir. Les souvenirs de la petite enfance reviennent.
Alors, j’ai cherché les moyens scientifiques, en faisant agir certaines ondes sur des points particuliers des lobes du cerveau, pour impressionner des centres nerveux susceptibles de réveiller ces souvenirs latents. Je n’ai tenté ces expériences qu’après de longs tâtonnements ; mais je suis arrivé parfois à d’étranges résultats qui avaient de quoi troubler.
Je suis arrivé notamment à rendre, pendant le sommeil, et avec intensité, des souvenirs très anciens qui reparaissaient même assez nettement, assez fortement, pour qu’on les retrouvât, qu’on les continuât en rêve.
Vous voyez, Monsieur, l’horizon formidable qui s’ouvre ; le retour, à volonté, des souvenirs, par des moyens strictement scientifiques.
Mais ce qui me passionne, c’est surtout d’explorer ce domaine inconnu que sont les souvenirs de notre toute petite enfance, certains valant la peine plus que les autres. Je soumets ainsi à une expérience un jeune homme qui a perdu sa mère à trois ans et n’a gardé d’elle aucun souvenir, même de ces futiles détails qui parfois subsistent. Je veux arriver à ranimer en lui ces impressions du premier âge qui furent vives pourtant.
Vous vous doutez de l’émotion avec laquelle il se prête à mes recherches.
Sans remonter aussi en arrière, quel magnifique résultat ce serait de pouvoir remettre en mouvement, chez les adultes, surtout âgés, ces cellules de leur cerveau où demeurent accumulées, latentes, les notations d’autrefois qui leur échappent.
L’électricité arrivera, j’en suis convaincu, à ce miracle. Et quel triomphe pour la science qui saura construire l’appareil à ranimer les souvenirs ! »
Je considérais cet étrange visiteur qui parlait avec gravité, et je ne pouvais vraiment ajouter foi à l’imputation malveillante que j’avais entendu faire sur lui par ceux qui le traitaient d’illuminé.
Cependant, pourquoi s’adressait-il à moi de la sorte, me faisant des confidences qui ne lui étaient certainement pas coutumières ?
Il devina la question que je me posais et, avec la même simplicité, continua :
« Si je suis venu vous trouver, c’est que je sais que vous êtes en rapport avec des Roumains de l’entourage du roi-enfant…
– Je ne comprends pas.
– Je voudrais – mais n’est-ce pas là une prétention excessive ? – pouvoir obtenir d’un familier de cet enfant royal qui a six ans à peine, un âge dont on ne se souvient guère, même malgré ces circonstances exceptionnelles, que ce familier notât, dans les détails typiques, tout ce qui pourrait constituer pour le petit roi un souvenir intéressant. Et je souhaiterais, ayant la patience d’attendre le temps qu’il faudra, au besoin toute ma vie, avoir la possibilité quelque jour, par égard pour les expériences nouvelles que je tente et que je suis seul à faire, d’appliquer à l’adolescent et, plus tard, à l’homme, cet appareil à rappeler les souvenirs.
– Pourquoi, objectai-je, prendre ce sujet d’expérience plutôt qu’un autre, ce sujet si difficile à déranger et dont les souvenirs enfantins seront peut-être, au fond, bien banals par rapport aux autres souvenirs qu’il aura ? »
Monsieur Michel passa la main sur son front, comme s’il avait quelque gêne à parler.
« Supposez, fit-il, supposez que les vicissitudes de la politique, qu’une révolution de palais, lui enlèvent sa couronne, en fassent un prince comme les autres et peut-être même un homme comme les autres ! Ne croyez-vous pas qu’alors, si je suis là encore, avec mon application scientifique merveilleuse, il ne sera pas passionnant de venir proposer à cet homme – peut-être redevenu un simple citoyen – le rappel de cette royauté de son enfance, dont il n’aura que quelques bribes de souvenirs et qui pourra ressusciter devant lui, en pensées nettes, en images précises ? »
*
J’ai promis de faire mon possible. J’ai essayé d’expliquer à mes amis roumains, mais ils se sont mis à rire, surpris d’abord, puis vite indignés qu’on osât penser à une tentative de ce genre à ce point irrévérencieuse. Quelqu’un déclara même que c’était un crime de réveiller ainsi le passé, la vie étant faite de trop de pages douloureuses, et je ne le convainquis pas, ayant beau cependant lui expliquer que la spécialité justement de ce savant nouveau était de se pencher surtout vers les souvenirs d’enfance, préférables, en effet, à tous les autres, parce qu’ils étaient faits de douceur…
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(Henry de Forge, in L’Express de l’Est, journal républicain quotidien, huitième année, n° 2549, mardi 24 juillet 1928 ; in La Gironde, hebdomadaire illustré du Sud-Ouest, soixante-dix-septième année, nouvelle série, n° 94, dimanche 26 août 1928 ; sous le titre : « Le Ranimateur de souvenirs, même de souvenirs éteints, » avec quelques modifications, « Contes du Quotidien, » in Le Quotidien, onzième année, n° 3875, dimanche 24 septembre 1933 ; sous le titre : « Le Ranimateur de souvenirs, » « Conte du Petit Provençal, » in Le Petit Provençal, organe de la démocratie du Sud-Est, cinquante-huitième année, n° 20719, jeudi 2 novembre 1933 ; « Nos Contes, » in Le Petit Havre, organe républicain démocratique, cinquante-neuvième année, n° 20407, dimanche 2 avril 1939 ; « Variétés, » in L’Intransigeant, n° 51844, mardi 25 juillet 1939. Sidney Herbert Sime, « The Apocalypse, » gravure, 1911)