Émerveillé, j’écoutais maintenant l’ingénieur Chrome. Roger, de son côté, demeurait indifférent…
« Vingt années d’un travail acharné, opiniâtre… combien de nuits sans sommeil ?… Des journées entières passées à défaire l’œuvre ébauchée la veille ; des alternatives de folles espérances et de découragement le plus profond. Enfin, la certitude de l’atteinte du but rêvé ; demain, peut-être la gloire !… »
Et la figure illuminée d’une joie intense, il faisait évoluer devant nous cet artifice-hanneton à l’exécution duquel il s’était donné tout entier.
L’œuvre était vraiment d’une conception originale. Avec ses yeux globuleux, saillants, son corselet rétréci, l’insecte d’acier semblait animé d’une vie réelle. Chrome, au comble de la satisfaction, effleura l’artificiel coléoptère ; alors, suivant l’exemple de ses congénères en chair voulant alléger le poids trop alourdi de leur corps, l’automate enfla son abdomen en y faisant pénétrer par ses stigmates le plus d’air possible, et, à mon intraduisible stupéfaction, je les vis élever et abaisser alternativement ses élytres pendant quelques secondes et prendre son vol. Mon compagnon semblent peu partager mon étonnement. Tout à coup, il se retourna et timidement nous demanda la permission de nous convier à son tour à un spectacle qui ne le céderait en rien à la curiosité de celui-ci. Chrome eut un sourire d’une rare éloquence, haussa les épaules imperceptiblement, renifla une large prise, poussa un soupir et finit par accepter de se rendre à cette invitation.
Ce fut dans un cabinet froid, à l’aspect presque sévère, que notre hôte nous reçut. Il nous fit asseoir près d’une table, s’avança vers un meuble, en tira avec d’infinies précautions un coffre minuscule, l’ouvrit ; il renfermait une boîte qui, à première vue, paraissait ne contenir que de l’ouate. Mais, à regarder attentivement, un point se laissait deviner. Chrome se pencha et, ayant fixé son lorgnon, examina attentivement l’objet. Sur son visage se peignait le doute qu’en un corps d’une ténuité telle, un mécanisme eût pu trouver place ; toutefois, il conservait son sang-froid et attendait avec courage l’expérience sur l’issue de laquelle il gardait un certain scepticisme. L’animalcule fut avec délicatesse placé sur une feuille de papier blanc, et soumis à notre critique.
À bien observer, on distinguait un corps comprimé, arqué à la partie dorsale, composé de segments cornés, solides, une petite tête arrondie en avant, tronquée en dessous, penchée plus ou moins, garnie de cils roides ; une bouche en forme de rostre, des yeux petits latéraux, un thorax grand, détaché, des jambes fortement ciliées ; à ces différents signes, et aidé de mes connaissances zoologiques, je compris de suite que j’avais devant moi un membre, et non des moins intéressants, de la famille des aphaniptères, vulgairement désigné sous le nom de puce.
Armé d’une fine aiguille, qui lui servait sans aucun doute de clef, Roger remonta l’insecte, qui aussitôt s’anima, étendit ses longues jambes postérieures, et ses articles multiples, venant à se déclencher ensemble, formèrent autant de ressorts puissants, qui par leur élasticité lui permirent de faire un grand saut de projection. Je poussai des cris d’admiratif enthousiasme. Quand l’automate-prodige fut placé sur notre épiderme et que nous eûmes comme la sensation d’une brûlure rappelant à s’y méprendre la piqûre si redoutée de tous, ce fut de ma part du délire. Je voulus échanger mes impressions avec mon voisin ; il était pâle, défait ; ses mains étaient secouées d’un tremblement nerveux ; une grande tristesse voilait son regard ; il suivait la scène à travers un prisme de larmes. Un moment, le silence se fit lourd, devint pénible ; douloureusement impressionné de l’effet produit sur notre bon et vieil ami, vivement Roger replaça l’automate dans sa boîte et la fit disparaître dans le coffre.
D’une voix étouffée, à peine perceptible, faisant un visible effort, Chrome demanda à son rival :
« Comment avez-vous trouvé ça ?… »
L’heureux émule de Vaucanson répondit avec simplicité : « Sur le dos de mon chien !… »
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(Raoul Beauveau, in Le Soir, journal d’informations, quarantième année, jeudi 21 juillet 1904 ; « Les Puces savantes, » vignette d’Émile Bayard pour illustrer L’Intelligence des animaux d’Ernest Menault, Paris : Hachette, collection « Bibliothèque des merveilles, » 1868)