(In Le Feu follet, revue littéraire, 1er semestre 1886)
(In Le Feu follet, revue littéraire, 1er semestre 1886)
UNE HISTOIRE FANTASTIQUE
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La Fille du Pharaon revient chercher après des millénaires sa main momifiée
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(DE NOTRE CORRESPONDANT PARTICULIER)
LONDRES, 10 février – À l’époque de la découverte du tombeau de Toutankhamon, dans la vallée des Rois, on parlait avec terreur, dans les milieux indigènes, de la vengeance du pharaon, dont les Européens venaient, au nom de la science, profaner la sépulture.
D’éminents égyptologues, dont on ne pouvait mettre en doute la bonne foi, se portèrent même garants de certaines manifestations apparemment toutes naturelles, mais qu’ils expliquèrent satisfaisantes, entre autres la « résurrection » d’une momie de pharaon dans le musée du Caire.
Aujourd’hui, le comte Louis Hamon, grand voyageur, qui a visité à peu près tous les pays du monde et dont la résidence londonienne est située dans Park street, Portland place, raconte une histoire plus extraordinaire encore que toutes les précédentes.
Jusqu’en 1922, il avait en sa possession une main momifiée âgée de 3000 ans, et voici de sa bouche les circonstances dans lesquelles il devint propriétaire de cette relique et les raisons qui le poussèrent à s’en débarrasser il y a deux ans :
« La main m’avait été donnée il y a 34 ans, dit le comte Hamon, par un Égyptien qui prétendait descendre d’une très ancienne famille de grands-prêtres et qui disait que je l’avais guéri de la malaria. Pour me prouver sa gratitude, il me fit cadeau de ce qu’il avait de plus précieux chez lui, c’est-à-dire de la main momifiée d’une des sept filles du pharaon hérétique qui régna avant Toutankhamon.
La princesse en question, s’étant révoltée contre son père, livra une bataille aux apostats qui la tuèrent au cours du combat et lui tranchèrent la main droite afin que celle-ci ne reposât jamais en paix avec le corps de la malheureuse.
Le sarcophage de la princesse est déposé quelque part dans la vallée des Rois, mais, comme l’avaient juré les hérétiques, la main momifiée a été transportée de par le monde pendant trente siècles par des propriétaires successifs. Moi-même je ne m’en suis jamais séparé au cours de mes voyages. »
Des gouttes de sang
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« Un jour, dans ma résidence d’Irlande, je m’aperçus que la main, dure comme de l’ébène et brune comme du tabac, avait changé de position : l’index était dressé vers le plafond. J’appuyai, et le doigt céda doucement sous la pression. Le jour suivant, je tâtai de nouveau la main. La chair en était tendre et, à ma grande stupéfaction, il y avait des gouttes de sang sur les articulations.
Cela se passait en 1920. Au mois de mai de l’année suivante, la main, qui avait recouvré son état d’apathie complète, reprit les apparences de la vie. En 1922, elle saigna de nouveau. Comme je craignais d’être halluciné, je fis venir un notaire, un pharmacien et un ingénieur de mes amis, qui certifièrent par écrit que la relique présentait bien toutes les apparences de la vie. »
Cet acte, dressé par le notaire, le comte le montra aux journalistes. Un post-scriptum du pharmacien dit comment ce dernier rendit à la main sa fermeté au moyen d’une solution de poix et de laque.
Une effarante apparition
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Au clair de lune, scintillante dans ses atours, brisant des portes de chêne, la Fille du Pharaon s’avance…
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En octobre de la même année, le comte et sa femme étaient sur le point de quitter l’Irlande, où la vie devenait intenable en raison des raids constants des sinn-feiners. Déjà la presque totalité du mobilier avait été expédiée en Angleterre lorsque, la veille du départ, la main redevint sanguinolente.
« Nous ne pouvions l’emporter dans cet état, et le soir, les domestiques s’étant retirés, ma femme et moi décidâmes d’incinérer la relique encombrante. Je pris la main très doucement et la posai dans la cheminée, où flambait une grosse bûche, tandis que la comtesse récitait une prière égyptienne du Livre des morts.
Alors, il se passa une chose inouïe, invraisemblable. La porte vitrée extérieure de la salle se brisa avec fracas, mais les battants de chêne de la porte intérieure étant fermés, nous crûmes à une visite nocturne des républicains. Nous nous préparions à fuir lorsque cette deuxième porte, pourtant solide comme un roc, ploya. Ses vantaux se bombèrent comme sous la pression d’un géant et s’abattirent dans la salle avec un bruit terrifiant.
Dans l’écran, nous vîmes le jardin qu’éclairait une magnifique clair de lune. Sur le porche, une femme dont nous n’apercevions que la tête et les épaule, se tenait immobile. L’apparition s’avança vers nous et marcha droit vers la cheminée.
Ainsi éclairée, elle se précisa. Sur la tête de l’Égyptienne resplendissaient les ailes dorées d’un scarabée autour duquel s’enroulait un serpent, emblème royal de l’antique Égypte. Cette coiffure jetait des feux éblouissants, ainsi, du reste, que les yeux fendus en amande du spectre et les joyaux de la ceinture qui encerclait sa taille.
Devant le foyer, l’apparition se baissa, plongea les bras dans les flammes, puis les releva au-dessus de sa tête. Nous vîmes distinctement les deux mains jointes en forme de coupe.
Déjà la princesse, – ce ne pouvait être qu’elle, – marchant à reculons, se trouvait près du porche. L’apparition s’évanouit bientôt, mais pendant quelques instants encore, ses yeux magnifiques, suspendus dans l’espace, nous regardèrent d’un air profond. »
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(in Le Matin : les derniers télégrammes de la nuit, quarante-et-unième année, n° 12772, lundi 11 février 1924 ; l’article a été repris dans Eon, revue initiatique, quatrième année, deuxième série, n° 9-11, janvier-mars 1924 ; puis dans L’Annuaire de la noblesse de France et des maisons souveraines de l’Europe en 1934, volume 81)
Georges FOUREST
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Serait-on surpris si je comparais le poète Georges Fourest au poète José-Maria de Hérédia ? Certes, et le premier étonné serait notre spirituel compatriote lui-même.
Rien n’est plus distant des Trophées que la Négresse Blonde, en effet. Cependant, les deux livres ont ceci de commun : les pièces qui les composent étaient notoires, voire célèbres bien avant d’être réunies en un recueil. Avant même d’être publiées dans les Revues – petites ou grandes, éphémères ou durables – du Quartier Latin, toute la jeunesse intellectuelle copiait, et recopiait, apprenait par cœur, déclamait les Pseudo-Sonnets, les Élégies falotes, et surtout l’Épître testamentaire, et célébrait comme un maître humoriste Georges Fourest, oisif. Celui-ci, un peu hautain comme il sied au dernier mousquetaire égaré dans notre siècle sans chevalerie, vivait dans un cercle très restreint d’amis et évitait les cénacles bruyants et enfumés. Il obtint ainsi – sans le rechercher – le comble de la gloire ! On lui vola ses vers ! chose inouïe pour un poète. C’est que son effacement volontaire faisait de lui un personnage mystérieux, du moins si lointain que – semblait-il – jamais il n’assisterait à la récitation de ses œuvres… Donc, à quoi bon se gêner ? Et il eut cette joie d’entendre, d’applaudir et de féliciter, comme en étant l’auteur, le déclamateur de plusieurs de ses Ballades ! Requiescat in mediocritate !
Maintenant, voici que le recueil qui contient toute l’œuvre (1) de Georges Fourest vient de paraître. C’est la Négresse Blonde (Messein éditeur). Le titre indique tout de suite l’intention de l’auteur : il a voulu amuser en s’amusant. Et ce but est atteint avec une désinvolture charmante. Alors que des humoristes cotés ne réussissent qu’à provoquer des haussements d’épaules, tant on sent le labeur sudorifique que leur a coûté leurs réflexions drôles (?) leur langue et leurs vers pénibles, on croit tout de suite en lisant Fourest qu’on était capable d’écrire comme lui. Et c’est peut-être ce qui atténue le délit de larcin que je viens de rappeler. Quant à moi, j’avoue que mon talentueux ami est le seul poète vivant dont je puisse dire de mémoire des pièces entières : Sardines à l’huile, les Petits Lapons, et le Vieux Saint que j’ai portés avec moi en France… et en Belgique !
Que ceux qui commenteront la Négresse Blonde s’abstiennent de commettre des erreurs qui se renouvellent trop souvent ; Fourest n’est pas décadent. Il a seulement fait des vers décadents (voir la signature collective Mitrophane Crapoussin) pour railler les décadents. Il n’est pas vers-libriste ; il croit seulement, avec raison, qu’à certains sujets convient un certain laisser-aller. Fourest est surtout un humoriste classique, d’une versification et d’une syntaxe impeccables. Sa probité littéraire va si loin qu’il s’est plongé dans l’étude des dialectes africains pour parfaire certains sonnets équatoriaux ! Enfin – et je suis heureux de voir Willy l’affirmer aussi, – loin de suivre, les petits humoristes poussifs qui feignent de l’ignorer, il les a précédés comme leur aîné et leur maître.
Mais je ne serai pas moi si je ne découvrais pas dans tout un livre, quelque motif pour égratigner l’auteur, fût-il, comme Georges Fourest, mon labadens au lycée Gay-Lussac et, depuis, mon fidèle ami littéraire. Il y a dans la Négresse Blonde, une pièce culminante : c’est la Singesse. Le sujet, d’une hardiesse inouïe et d’un pessimisme monstrueux, développé dans des strophes d’un lyrisme savoureux (trop savoureux peut-être), aurait dû provoquer un chef-d’œuvre. Pour cela, il aurait fallu que la pièce ne portât pas avec elle sa date ; la thèse – qui est la misanthropie absolue – étant une idée générale et réduite, par l’évocation de Footitt et de Little-Tich, aux proportions d’une simple anecdote. Et le nu de la Vénus quadrumane perd un peu de la beauté que le poète voulait lui donner (car elle en manque, et il est trop artiste pour ignorer cette indigence).
« Vous avez dit : « le nu… » Il y a donc du nu dans la Négresse Blonde ?
– Oui, et beaucoup. Et c’est pour cette raison que, le livre ayant paru le 2 décembre, cet article est imprimé après le 1er janvier. Ainsi, on ne m’accusera pas de l’avoir recommandé comme volume d’étrennes. Vraiment, il n’en est pas digne ! »
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(1) Ou presque toutes, car je n’y vois pas : Madrigal pédant, le sonnet Quand parut le matin de la jeune vendange, le poème coppéiste Une vie, et diverses pièces soi-disant décadentes qu’on retrouverait sans doute dans l’ancien Limoges-Illustré. Et qu’est devenu la Ballade sur la famille Trouloyaux ?
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(Pierre Halary, in Limoges-illustré, publication bi-mensuelle : artistique, scientifique et littéraire, 15 février 1910 ; illustration extraite de Prochainement Ouverture… de 62 Boutiques Littéraires dessinées par Henri Guilac et présentées par Pierre Mac Orlan, Paris : Simon Kra, 1925)
BALLADE EN L’HONNEUR DE MM. DU TIERS-ÉTAT
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Par bourgeois je désigne ici non une
classe sociale mais une classe d’esprit.
J. LEMAITRE.
À Paris comme dans l’Anjou,
À Montluçon comme à Grenade,
Plus laids qu’un très vieux sapajou
Tes bourgeois gonflés de panade
Pour sucre ont de la cassonade,
Lisent l’Almanach-Liégeois :
Aussi fière en pantalonnade,
Il faut compisser les bourgeois !
Doucement ouvrons la cage où
Leur serin perle sa roulade.
Cassons leurs meubles d’acajou,
Mettons des vers sur leur salade
Et crachons dans leur marmelade !
Que n’avons-nous le feu grégeois
Pour rôtir cette engeance fade !
Il faut compisser les bourgeois !
Durand, Coquard ou Fromajou,
Ils vont flâner sur l’esplanade,
À leur femme disent : « Bijou ! »
Offrons-leur de la limonade
Purgative (ça rend malade !)
Ils disent : « Hier, je me purgeois ! »
Oh ! leur donner la bastonnade !
Il faut compisser les bourgeois !
ENVOI
Prince revenu de croisade,
À tous mécréants, Albigeois
Vociférez cette Ballade :
Il faut compisser les bourgeois !
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(Georges Fourest, in Limoges-illustré, publication bi-mensuelle : artistique, scientifique et littéraire, n° 91, samedi 1er août 1903)
L’autre matin, en parcourant à la hâte mon journal, mes yeux se sont distraitement arrêtés sur l’entrefilet suivant, au bas d’une colonne :
« Le monde médical vient d’être douloureusement émotionné par une triste nouvelle. Le docteur Béguin, très estimé de tous ses confrères et très connu pour ses ouvrages remarquables sur la télépathie microbique, a été pris soudain d’une bizarre folie. À sa clinique, hier, il a coupé l’annulaire gauche de tous ses malades. On se perd en conjonctures sur les causes de cette inexplicable aberration mentale. »
Je ne pus m’empêcher de sourire au fond à l’idée de ce bon docteur transformant cette digitale amputation en panacée universelle, et je pensai que cette folie, en des temps où la chirurgie nous baille chaque jour de si vertigineuses inventions, ne pouvait bien n’être, après tout, qu’un trait de génie, quand tout à coup une lumière se fit dans mon cerveau.
Béguin ?… docteur Béguin ? ce nom ne m’était pas inconnu ; certainement j’avais rencontré ce docteur Béguin-là quelque part ; mais où, et quand ?
Peu à peu, en réfléchissant, mes souvenirs s’éclaircirent : les traits du docteur me revinrent un à un à l’esprit et je me rappelai.
J’avais dîné avec le docteur Béguin dans une maison amie.
C’était un charmant homme, très bon enfant, parfait causeur et d’une rare modestie. Or, après le dîner, au fumoir, voici ce qu’il nous avait raconté à travers la fumée bleutée des cigares :
« Il n’est personne, en effet, à qui n’arrive, au moins une fois dans son existence, quelque étrange aventure dont on se souvient en riant plus tard, mais qui, lorsqu’elle se produisit, vous a fait battre le cœur d’un tic-tac véritablement violent de bonne et sincère émotion. Ces messieurs vous en ont conté quelques-unes, – la conversation roulait justement là-dessus ; – à mon tour donc, si vous le permettez. Je ne vous annonce point quelque chose de bien extraordinaire. Un fait curieux peut-être tout au plus et qui… Mais, écoutez :
J’étais interne à l’hôpital de… quand, un jour, on nous amena une malade qui s’en allait tranquillement dans l’autre monde et qui se serait très bien passé, ma foi, des secours de la science pour cela. J’étais de service : je l’examinai. Je ne pus déterminer en elle aucune maladie appréciable ; elle me parut s’éteindre simplement comme une lampe sans huile, s’affaissant graduellement sans cause apparente. Je l’aurais bien renvoyée chez elle, mais nous avions l’ordre d’être très circonspects dans nos refus d’admission à l’hôpital : si elle était morte en chemin, tandis qu’on la ramenait chez elle, la presse se serait emparés du fait, on aurait dit que nous laissions mourir les malades dans la rue, et patati et patata. Bref, comme c’était une hospitalité de quelques heures peut-être que nous allions offrir à cette moribonde, je la fis conduire dans une salle.
Cette femme était admirablement jolie : les traits d’une finesse et d’une distinction parfaite ; les yeux profonds et doux ; et le visage d’une pâleur de cire, tout à fait blanc, qui lui donnait une nuance impressionnante, tenant à la fois du marbre et de la chair. Je la questionnai. M’entendit-elle ? je n’en sais rien ; elle ne me répondit pas. Tandis que je lui tâtais le pouls, l’auscultant sérieusement pour tenter de donner peut-être un motif à cette maladie de langueur qui l’emportait sans rémission, une particularité me frappa : l’annulaire de sa main gauche portait une trace rouge qui lui entourait le doigt, comme si, d’une plumée d’encre carminée, on s’était amusé à lui tracer une bague.
J’essayai pendant quelques instants, en frottant, de la faire disparaître ; je n’y parvins pas : décidément, ce n’était pas de l’encre ; mais ma curiosité ne s’éveilla point davantage et je ne cherchai pas à me rendre compte exactement de la nature de ce cercle bizarre.
Comme je l’avais prévu, elle mourut le soir même ; on la conduisit à l’amphithéâtre.
Le lendemain, je ne sais quelle idée me poussant, je descendis la voir ; la mort n’avait pu la rendre plus pâle, c’était une statue.
Soudain, je sursautai… Oui, messieurs, l’annulaire de la main gauche de cette femme manquait, coupé précisément à la place même où j’avais remarqué la trace rouge. La coupure était nette et cicatrisée comme une vieille blessure ; et cependant, j’étais sûr, absolument sûr, que, la veille, lorsque j’auscultai cette femme, aucun doigt ne lui manquait à la main gauche.
J’appelai l’infirmier et l’interrogeai ; une heure à peine avant mon arrivée, un monsieur était venu voir le cadavre ; il s’était agenouillé, avait pris la main de la morte dans la sienne, l’y avait gardée quelques instants, et, sans prononcer une parole, sans faire un geste, il était reparti.
Je ne pus en savoir plus long.
J’allai trouver mon chef de service, le professeur H… à qui je racontai l’aventure étrange.
Il examina la main de la femme, et me rit au nez, concluant immédiatement que cette femme avait dû subir depuis longtemps l’amputation de l’annulaire gauche.
Et malgré cela, messieurs, aussi certain de l’existence de ce doigt la veille que le lendemain de son absence, il ne me sortira jamais de l’esprit qu’il a été emporté par cet individu qui avait gardé pendant quelques instants la main de cette femme dans les siennes.
Comment cela s’est-il fait ? je n’en sais rien. Il est évident qu’il y avait là quelque chose d’extraordinaire et d’inexplicable. J’y ai songé bien souvent depuis, mais, devant l’insondabilité de ce mystère, de peur d’en devenir fou à la longue, je me suis imposé de croire que j’ai été victime ce jour-là d’une aberration des sens momentanée, d’un rêve peut-être, sans conséquence aucune, indigne d’accaparer le moindrement ma réflexion et de me détourner de mes travaux, et c’est la tournure seule de votre conversation qui m’a engagé à vous raconter cette petite anecdote de ma vie pour vous distraire pendant quelques moments… »
Un grand silence s’était fait ; on était véritablement impressionné, car on savait le docteur incapable de raconter quelque histoire de ce genre qu’il n’eût pas crue, lui-même, avec la meilleure foi du monde, d’une rigoureuse exactitude, quand un jeune homme, – je le vois encore avec ses violettes à la boutonnière, sa moustache frisée au petit fer et son air gouailleur, – reporter dans un journal du matin, se leva et dit :
« Eh bien ! docteur, moi je puis donner peut-être une suite – ou un commencement – à votre aventure… »
D’un bond le médecin s’était levé ; mais il se contint, et, redevenu soudain indifférent, il se rassit et écouta le journaliste comme s’il n’était pas plus intéressé que nous à son récit.
« Vous rappelez-vous, messieurs, l’assassinat de cette fille galante, rue Lacroix ?…
– Régine Ascely, dit quelqu’un.
– Parfaitement ; on fut longtemps sans découvrir l’assassin. La police était sur les dents ; les reporters aussi. Je connaissais justement le commissaire de police du quartier et j’allai l’interviewer.
Nous causions quand son secrétaire frappa à la porte.
« Monsieur le commissaire, il y a là un monsieur qui veut absolument vous parler ; il me raconte une extravagante histoire à laquelle je ne comprends absolument rien… ça doit être un fou.
– Faites-le toujours entrer… Restez donc, mon cher, ajouta t-il, comme je me levais pour me retirer ; ça vous amusera, il y a de ces monomanes parfois qui sont bien drôles et bien curieux… »
On introduisit l’homme ; il avait l’air d’un très brave bourgeois, grisonnant, ventru, paisible.
Quand, sur un signe du commissaire, il se fut assis :
« Monsieur, dit-il, je suis M. Untel, bijoutier, avenue de Clichy, établi de père en fils depuis soixante ans et honorablement coté dans ce quartier…
– Je vous connais bien.
– Or, voici ce qui m’arrive. Hier, entra dans ma boutique un monsieur très bien mis, fort élégant et d’une distinction supérieure, un parfait gentleman.
« Monsieur, fit-il, en me saluant aimablement, je désirerais une bague, une bague de femme… – Une bague de fiançailles ? – Non, une… je ne sais exactement comment vous appelez cela : un unique diamant monté sur or. – Un solitaire ? – Parfaitement. – Mais, lui demandai-je, il serait important d’avoir la grosseur du doigt de la dame à laquelle vous la destinez. – Qu’à cela ne tienne ! »
Et l’individu, tirant de sa poche un écrin, l’ouvrit tranquillement et me le présenta. Sur le velours gros bleu de l’intérieur était un doigt, un doigt adorablement joli, rose, ténu, diaphane, terminé par un ongle d’un nacré transparent. Je le trouvai d’une imitation tellement parfaite que je restai émerveillé, tant de l’objet lui-même que de l’idée originale de se promener avec une reproduction du doigt chéri dans la poche. Eh bien ! monsieur le commissaire, jugez de mon émotion, quand je voulus essayer la bague à ce doigt : c’était un doigt véritable, un doigt coupé avec une section fort nette, rougeâtre mais nullement répugnante, un doigt pour ainsi dire vivant.
– Monsieur, fit mon client, avec un sourire placide qui me glaça jusqu’aux os, il est évident que ceci doit vous étonner ; mais il se rencontre ici-bas des choses qui, ne pouvant être comprises que par une seule personne, sont un mystère pour tout le monde. Sachez seulement que ce doigt est celui d’une femme que j’adore, avec laquelle j’ai échangé ma vie, et vous avouerez, monsieur, que c’est le fait d’un galant homme, ayant droit à une vie de ne prendre qu’un doigt. »
Là-dessus, il paya la bague et sortit. L’aventure m’a semblé tellement étrange que j’ai cru devoir vous la raconter. »
Le commissaire réfléchit quelques minutes puis, haussant les épaules :
« Eh bien ! mon ami, retournez chez vous et comptez vos bijoux. L’imagination des filous n’a plus de bornes, et je suis certain que l’un d’eux aura joué, pour détourner votre attention la comédie du surnaturel en passant son doigt, son propre doigt, savamment maquillé, par un trou fait en dessous de l’écrin… »
« Je m’arrêterai ici, messieurs, conclut le journaliste, car, en vérité, je n’en sais pas plus long. Je n’ai jamais reparlé de cette affaire à mon ami le commissaire, et je l’aurais tout à fait oubliée si le docteur Béguin, par son propre récit, ne me l’avait rappelée. »
Je regardai le médecin ; il n’avait pas sourcillé, mais il était devenu très pâle.
« Le commissaire de police avait raison, parbleu, dit-il soudain, rompant le silence général, c’est une invention de filou, ce doigt dans un écrin, pas autre chose… »
Or, ce matin, en lisant l’entrefilet annonçant la folie de ce docteur Béguin qui coupe l’annulaire gauche des malades, tout cela m’est revenu dans la mémoire : il a fini – si c’est lui – par devenir fou tout de même en cherchant ce problème du doigt qu’on enlève et qu’on remet à volonté ; mais ce qui me chagrine le plus, c’est que je suis positivement certain – l’auteur me l’a avoué – que cette seconde anecdote contée par le journaliste, et qui n’a pas peu contribué au déménagement du cerveau du docteur, était complètement de son intervention pour le besoin de la cause.
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(Guy de Téramond, in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, treizième année, n° 1117, 13 octobre 1896)
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(in Le Jardin des Modes nouvelles, première année, n° 2, 15 novembre 1912)