
_____
(in L’Impartial, quotidien neuchâtelois et jurassien paraissant à la Chaux-de-Fonds, quatre-vingt-troisième année, n° 26278, jeudi 15 août 1963)
_____
(in L’Impartial, quotidien neuchâtelois et jurassien paraissant à la Chaux-de-Fonds, quatre-vingt-troisième année, n° 26278, jeudi 15 août 1963)
ÉCHOS
_____
La fin du monde
Voici, d’après le Hérald, les six dernières hypothèses scientifiques sérieusement émises au sujet du détraquement final de notre globe terrestre :
1° La surface terrienne diminue de jour en jour, donc la race humaine est condamnée tôt ou tard à la noyade ;
2° La glace s’accumule graduellement au pôle Nord. Un jour viendra où la terre perdra son équilibre, fera une pirouette sur son axe, et la race humaine sera écrabouillée par le déplacement formidable des choses ;
3° La terre se rapproche insensiblement du soleil ; l’homme est destiné à rôtir vivant ;
4° L’eau devient de plus en plus rare ; l’humanité mourra de soif ;
5° À partir de l’an 3000, l’homme éprouvera une influence rétrograde ; les derniers spécimens humains rivaliseront, par les dimensions, avec les insectes et s’évanouiront microscopiquement dans l’infiniment petit ;
6° Le soleil tend à s’éteindre : l’humanité gèlera.
Il en est, comme on voit, pour tous les goûts ; à quelle sauce les infortunés descendants d’Adam préfèrent-ils être mangés ?
_____
(in Guelma-Journal, journal républicain indépendant, première année, n° 11, jeudi 29 mars 1894 ; repris dans le Journal du dimanche, trente-sixième année, n° 2630, 22 avril 1894. Gravure de Gustave Doré, « Les Ruines de Londres, » extraite de London: A Pilgrimage, 1872 ; cul-de-lampe de Martin van Mæle)
On entend généralement par fin du monde tout phénomène, tout cataclysme faisant disparaître, non pas même notre minuscule planète, mais simplement ses habitants, minuscules eux aussi par rapport à elle.
L’homme, dans la vanité de sa pensée et de son intelligence qui l’élève au-dessus de la matière, se croirait volontiers le maître de la création, se croirait quelque chose dans le système si vaste que son imagination ne peut le concevoir. Il aimerait à penser que sa disparition serait un grave événement pour ce système dans lequel il n’est rien, ne peut rien, n’agit en rien.
Connaîtrait-il encore la terre toute entière, aurait-il fouillé ses entrailles, exploré ses océans et son atmosphère, il ne pourrait rien sur elle, serait incapable de modifier sensiblement la forme de ses continents, et à plus forte raison d’avancer ou de retarder d’un seul instant son mouvement de translation dans l’espace.
Que le globe terrestre voit disparaître de sa surface la race humaine tout entière, cela ne l’empêchera pas de tourner en un an autour du soleil, et sur lui-même en un jour ; cela n’empêchera pas tout le système céleste de se mouvoir selon des règles précises, et les astres qui le composent de graviter le long de leurs orbites. Rien ne sera changé dans l’application des lois de la gravitation universelle ; il ne manquera que celui qui, sur la terre, avait su les déterminer et les préciser, il manquera la pensée humaine.
D’autres êtres aussi intelligents, plus intelligents peut-être, et plus parfaits que l’homme peuvent exister sur d’autres astres, d’autres êtres peuvent avoir pénétré les mêmes lois régissant l’univers, il importe peu à l’homme, sa disparition équivaut à la fin de tout, si bien que dans un dictionnaire on pourrait facilement écrire : FIN DU MONDE = Disparition du genre humain.
*
Cette année-là, on annonçait la fin du monde comme imminente ; ce n’étaient plus de vagues prophéties d’astronomes charlatans, des prédictions de voyantes extralucides, mais un avis simple, sec et net, des astronomes qui, calculs en mains, lunettes à l’œil, prédisaient cyniquement, froidement, l’arrivée du phénomène, supputant les jours, les heures, les minutes qui devaient rester à vivre sur cette terre…
Si souvent on avait crié : « Au loup, » que la majorité du public ne voulait plus croire ; si souvent on avait donné comme certaine l’arrivée du fatal événement sans que rien se passât d’anormal qu’on n’arrivait plus à s’imaginer qu’il pût un jour se réaliser… et malgré la précision, la rigidité des calculs des savants, les navigateurs continuaient à s’embarquer pour de longs voyages en disant : « Au revoir » aux leurs ; les diplomates tramaient des combinaisons lointaines, et, dans l’ombre, derrière les murs de ses arsenaux, telle grande nation se préparait formidablement à une guerre future.
Chacun continuait sa besogne journalière, on se fiançait, on se mariait, on escomptait les échéances prochaines qui accroîtraient la famille et perpétueraient la race…. et les enfants disaient : « Quand je serai grand… »
Donc, l’annonce de la fin du monde n’effrayait personne, et, impassibles dans leurs observations, les savants continuaient leurs calculs comme si leur science devait survivre au cataclysme menaçant. Les renseignements se faisaient plus précis. Une immense comète, telle qu’on n’en avait encore jamais observée, venait de faire son apparition dans l’espace et gravitait à une vitesse effrayante dans une direction la conduisant vers l’orbite de la Terre. Couperait-elle cette orbite en passant simplement assez près de nous, nous rencontrerait-elle, ou nous frôlerait-elle ? Telles étaient les trois questions dont les astronomes cherchaient avec ardeur la solution. Le doute était possible : en effet, la comète est une agglomération généralement gazeuse, animée d’un mouvement de translation considérable, mais offrant une très faible masse ; sa trajectoire pouvait donc être sujette à des déviations plus ou moins importantes selon qu’elle passerait à telle ou telle distance de certains astres, « les corps s’attirant en raison directe de leur masse et en raison inverse du carré des distances. »
Les astronomes n’étaient donc pas d’accord dans leurs calculs, si délicats en pareille occurrence.
L’erreur était d’ailleurs non seulement possible, mais même très facile ; la comète en question, analogue à une comète précédemment observée, parcourait l’espace à une vitesse de 550000 mètres à la seconde (1) ; la vitesse moyenne de translation de la terre le long de son orbite étant de 311927 mètres, une différence d’une très petite fraction de seconde sur l’appréciation du moment où la comète couperait l’orbite terrestre pouvait l’amener à passer tout à fait en dehors de notre globe, d’un côté ou de l’autre, ou à l’atteindre violemment.
Si cette dernière hypothèse se réalisait, il était impossible d’en prévoir les conséquences, le choc pouvant produire soit une explosion, soit un écrasement partiel, soit une transformation gigantesque en chaleur ou en électricité ; c’était de toutes façons le plus formidable point d’interrogation que se fussent jamais posé les savants, les résultats quels qu’ils fussent, devant être en tous cas désastreux.
Il y avait deux partis : celui des astronomes français et celui des astronomes anglais et allemands, qui se battaient à coups de chiffres et de raisonnements si délicats que le public ne se donnait pas la peine de les suivre, sautant seulement à la conclusion.
Bientôt, cependant, tout le monde se mit d’accord, et le météore en mouvement s’approchant, on put rectifier les calculs et arriver à une plus grande précision. On déclara enfin, sans qu’il y ait de contradicteurs, que le 13 juin de cette année vers 9 heures du soir, la comète frôlerait les couches supérieures de l’atmosphère au zénith d’un point situé entre Paris et Orléans ; quant aux conséquences, elles ne devaient comporter aucun danger ; la vitesse de la comète ne permettant pas à ses gaz, peut-être délétères, de se mélanger à l’atmosphère, tout se bornerait à un phénomène lumineux de toute beauté.
Les uns haussèrent les épaules ; ayant été évidemment plus malins, « ils l’avaient bien dit ; » d’autres se déclaraient « contents tout de même, » bien que n’ayant pas cru à la mauvaise nouvelle ; quelques-uns gardaient une vague inquiétude, et se demandaient ce qui arriverait cependant s’il prenait fantaisie à cette comète de dévier encore un peu de sa direction et d’approcher un peu plus de la terre attirée par sa masse…
Le 13 juin, comme la soirée était fort belle, tout le monde sortit ; on prenait d’ailleurs depuis quelque temps l’habitude de venir tous les soirs regarder la comète qui grossissait à vue d’œil. C’était sur les places publiques, dans les grandes avenues et le long des quais, qu’il y avait la plus grande affluence pour admirer le phénomène éblouissant qui s’approchait, illuminant l’espace.
Soudain, la comète dut atteindre les limites supérieures de l’atmosphère, et ce fut en un clin d’œil un éclat aveuglant, un fleuve de magnésium incandescent ; tout le monde se masqua les yeux, même ceux qui pensaient observer tranquillement derrière des verres de couleur que les camelots avaient vendus à profusion. La surprise ne fut pas de longue durée : soudain passa un cyclone terrifiant, tel qu’aucun esprit humain ne pouvait se l’imaginer ; tout fut brisé, renversé ; hommes, chevaux, voitures, arbres, morceaux de maisons s’envolèrent dans un tourbillon effrayant ; des maisons abattues comme des châteaux de cartes ou enlevées en bloc et transportées au loin, des monuments qui paraissaient d’une solidité à toute épreuve renversés comme des fétus de paille ; dans la campagne, les fermes isolées n’avaient pas résisté, les toitures détruites, les granges dispersées avec leurs récoltes, des forêts entières couchées à terre comme si un rouleau avait passé sur elles… et de même sur toute la surface du globe, depuis la hutte de l’esquimau jusqu’au gourbi de l’arabe et la case du nègre, tout ce qui n’était pas foncièrement solide avait été enlevé comme des plumes, émietté par cette rafale sans précédent.
Chose assez particulière, la direction du cyclone, au lieu de suivre une ligne de dépression, variait essentiellement suivant les endroits ; partout, il semblait lié à un arc de grand cercle passant par l’Europe et se dirigeant vers elle, de sorte que tout était couché vers l’ancien continent comme s’il eût été le centre d’attraction. Dans les pays situés aux antipodes, un tourbillon sans direction nettement déterminée avait produit les mêmes résultats désastreux.
Pendant le temps assez court que passa le cyclone, ce fut un fracas étourdissant de grondements, de détonations, d’écroulements, puis un silence absolu se fit, et tout rentra dans un calme profond.
Dans les villes, tous les carreaux avaient volé brusquement en éclats, laissant des fenêtres désolées, les rideaux immobiles pendant en loques au-dehors, partout le sol jonché de débris de toutes espèces et les plus hétéroclites, et pêle-mêle avec des morceaux de toitures, des cheminées, des volets, des pans de murs, des chevaux, des voitures, des arbres, des fragments de monuments, des statues, des réverbères, des fils téléphoniques enchevêtrés ; des corps humains, les uns écrasés par les projectiles que le vent avait soulevés, les autres enlevés eux-mêmes, s’étaient aplatis contre les murs ou en retombant… Tous, même ceux qui n’avaient pas été atteints par le courant d’air, gisaient sur le sol, l’épiderme et les vêtements déchirés, comme si, trop gonflés, ils avaient éclaté ; quelques-uns avaient le crâne ouvert comme s’il avait fait explosion, et ceux qui n’étaient pas sortis de chez eux, frappés sur place, étaient tombés raides dans les mêmes conditions. Les uns, auprès de leur lampe brusquement éteinte, d’autres, à table, n’avaient pas eu le temps de voir sauter les bouchons des bouteilles comme si elles avaient contenu du Champagne… Instantanément, ils s’étaient affaissés.
Partout, les tonneaux avaient éclaté, répandant leur contenu sur le sol ; les gazomètres s’étaient soulevés et étaient retombés, ayant laissé échapper leur contenu.
Tous les arbres, même ceux qui étaient par miracle restés debout, avaient leurs troncs lézardés, et tous les bambous avaient éclaté avec une pétarade sans nom ; dans la campagne, les animaux avaient été frappés comme les hommes et gisaient, le flanc ouvert… et le phénomène avait produit le même effet sur tout le globe, du pôle à l’équateur, depuis l’ours blanc et le phoque jusqu’au tigre, à l’éléphant, au crocodile ou au requin, de la blanche mouette et des pingouins des régions boréales aux albatros ou aux oiseaux-mouches des pays chauds, tous étaient frappés. Toute vie avait disparu de la surface du globe.
Les machines à vapeur s’étaient arrêtées, leurs feux éteints, après avoir marché un instant à une vitesse folle ; l’océan, les rivières, d’abord balayés par la rafale, s’étaient soulevés sur toute leur surface en un bouillonnement tumultueux, lançant, au sommet de leurs vagues, les navires désemparés ou chavirés, des poissons déchirés et des carcasses de vieux bateaux, soulevés du fond où ils reposaient depuis des siècles par cette gigantesque ébullition, puis tout s’était figé en un seul bloc de glace, enserrant tous ces débris…
Le même désastre avait frappé le nouveau continent comme l’ancien : New-York et Buenos-Aires, Calcutta, Melbourne ou le Cap avaient le même aspect que Paris, Rome ou Moscou.
Les forêts tropicales de l’Afrique, la riche végétation des Indes et de l’Asie, les steppes d’Amérique n’étaient pas plus épargnées que les campagnes ou les forêts d’Europe… Plus de rivalités de races, plus de jalousies mesquines, l’égalité pour tous, grands et petits, puissants ou faibles, riches ou pauvres, hommes, animaux ou végétaux ; une seule différence toutefois était que si, en France, on attendait tout au moins un phénomène lumineux, sur le reste du globe, on s’inquiétait assez peu de la comète…
… Et, impassibles au milieu de cette désolation, les pendules, que la tempête n’avait pas renversées, continuant à marquer le temps, semblaient avoir conservé un reste de vie momentané…
Que s’était-il donc passé ?
Un phénomène auquel personne n’avait pensé : rasant la Terre avec sa vitesse effrayante, la comète avait balayé l’atmosphère.
*
… Et le lendemain, quand le jour se leva, le soleil éclaira cette Terre morte, transportant avec elle dans l’espace les cadavres de tout ce qui avait vécu d’elle et sur elle, tous les travaux de la pensée humaine, les machines désormais immobiles, les monuments, les documents accumulés depuis des siècles dans les bibliothèques, tout cela restant debout, voué à une conservation presque éternelle et inutile… et les nuits succédèrent aux jours, et la Terre continua son mouvement de translation dans l’espace, obéissant aux mêmes règles de la gravitation universelle.
La fin du monde, qu’on n’attendait plus, était survenue brusquement ; dans les autres astres, les astronomes qui observaient la planète terrestre et la marche de la comète vers elle, ne trouvèrent rien de changé à sa période de révolution ni à son mouvement de translation ; ils constatèrent seulement que quelque chose qui était l’atmosphère avait disparu, mais n’en comprirent pas les conséquences, ne sachant pas ce que c’était…
_____
(1) La comète de 1843 n’a mis que deux heures, de 9 h. 1/2 à 11 h. 1/2 pour contourner tout l’hémisphère solaire tourné vers son périhélie ; elle avait cette vitesse de 550000 mètres à la seconde, et laissait derrière elle une queue de 80000000 de lieues ; cette comète avait 8000 kilomètres de diamètre (d’après Flammarion).
_____
(Henri Terquem, Secrétaire Général de la Société, in Mémoires de la Société dunkerquoise pour l’encouragement des sciences, des lettres et des arts, trente-quatrième volume, 1900)
Je m’éveillai vers huit heures, ce matin-là ; ma pendulette avait les aiguilles jointes sur minuit ou midi, mais ce devait être minuit, car je l’avais mise en branle le soir en me couchant. Au rougeoiement des rideaux de ma fenêtre et aux zébrures que les lamelles des volets projetaient au plafond, à divers signes familiers, je compris que la huitième heure du jour allait sonner. Cependant, je n’entendis point comme de coutume tinter le timbre clair de l’horloge de l’école voisine, aucun bruit extérieur ne venait troubler le silence de ma chambre ; les moineaux piailleurs qui, dès l’aube, se querellaient dans les branches bourgeonnantes du grand platane de la cour, semblaient frappés de mutisme.
Je m’habillai ; une chaise bousculée tomba qui fit un tapage que dut entendre toute la maison. Mes pas résonnaient lourdement sur le plancher, sonore comme un tambour acoustique. Mes oreilles avaient des bourdonnements qui m’inquiétaient et je percevais le passage rapide du sang dans les artères, comme le zizillement particulier que fait une bûche humide en brûlant. J’ouvris ma fenêtre et un flot de lumière d’un jaune orange incendia ma chambre en une flambée d’apothéose. Le soleil rouge brûlait dans un ciel de cuivre. Rien dans l’air lourd, immobile, écrasant ; aucune de ces harmonies vague, lointaines, que font les sylphes dans l’atmosphère peuplée d’atomes lumineux.
J’eus la sensation d’un étouffement ; mes tempes battaient à coup redoublés, ma poitrine, serrée, haletait péniblement ; j’éprouvais du côté du cœur des absences, des manques, puis des palpitations brusques, des sauts, des chocs qui creusaient un vide profond dans tout mon être.
Follement, je pris mon chapeau et je sortis, l’esprit absent, la chair frissonnante, et, sur la peau, un fourmillement singulier. La porte d’entrée était fermée ; je l’ouvris. La rue était déserte, les magasins étaient clos ; pas un homme, pas un chien, pas un chat, pas un être vivant. La ville était morte, morte.
Je courus à l’aventure, hurlant de terreur, brisant ma canne contre les volets des boutiques. Je traversai une grande place désolée ; puis je descendis, tombant, me relevant, tête nue, plusieurs gammes d’escaliers qui me jetèrent sans souffle, rompu, sur les quais du port. Des bateaux dormaient, droits, immobiles sur la nappe d’eau qui avait des reflets de dorade. Ces grands corps sans âme se dressaient, mornes, sinistres, comme figés dans de la cire rose et bleue. Pas un pli, pas un mouvement, pas un virelis de poulie. Goélands grinceurs et mouettes rieuses, disparus, absents, anéantis. La nature animée s’était volatilisée sous le baiser brûlant de l’astre rouge qui flambait dans un ciel de cadmium.
Et je sentais aussi, devant ce silence effrayant des choses inertes, devant ce monde aboli, dans cet air embrasé, je sentais mon âme se fondre, suinter par les pores de ma peau en gouttelettes imperceptibles et s’évaporer lentement.
Alors, poussé je ne sais par quelle volonté, par quel instinct subit, j’arrachai les vêtements qui couvraient mon corps et je me dirigeai, éperdu, avec des gestes de possédé, du côté de la mer, décidé à m’y plonger, à m’y ensevelir.
La fraîcheur de l’eau me fit du bien et je sentis mes forces revenir et, avec la vie, l’espoir, un espoir sans but, sans raison. Je nageai longtemps ainsi, mais la fatigue me paralysa une jambe et j’abordai, non sans efforts, un rocher qui dressait ses arêtes tranchantes à l’extrémité du môle.
Vue de là, la ville avait l’aspect navrant d’une immense nécropole bouleversée par une secousse du sol. Le silence me parut plus pesant, plus effrayant que là-bas, car mes sens fouettés par l’exercice subissaient mieux l’influence du néant qui m’enveloppait. Je parcourus le rocher sur lequel je me trouvais ; mon pied se posa sur une mousse gluante et je glissai, en me blessant cruellement la hanche, dans un trou profond, tapissé d’algues lourdes, charnues, d’un vert sombre.
La crevasse, large de deux mètres à son orifice, traversait l’épaisseur du môle et aboutissait à la face du Nord. Cette percée entamée par la morsure des lames furieuses était destinée à atténuer l’effort du flot qui, durant la tempête, s’engouffrait là-dedans comme une trombe et s’échappait par l’autre bord en gerbes irisées. Maintenant, le souffleur » ouvrait sa gueule édentée, béante, sur un lac vitrifié, uniformément plat et luisant comme une plaque d’acier.
C’était partout le même sommeil de mort, la même léthargie des choses, la paralysie totale, absolue, des moteurs invisibles qui actionnent les éléments et leur donnent une apparence de vie. Je jetai une pierre dans l’eau ; en traversant l’air rare et sec, elle fit un bruit de feuille froissée et plongea durement sans déterminer un pétillement, sans faire naître une bulle.
Une peur épouvantable me glaça les mœlles ; je sentis mes cheveux se hérisser, mes jambes s’amollir et plier. Je tombai à genoux, pesamment, et, les mains jointes, j’adressai au ciel une prière ardente en laquelle toute mon âme passa.
Ma voix éclatait dans l’atmosphère vide avec des sonorités de conque marine, que répercutaient les échos lointains et qui roulaient comme des grondements de tonnerre dans l’immensité dépeuplée. Les hautes montagnes qui enferment la baie dans leur croissant de pierre, répétèrent mes paroles tumultueusement et il me sembla que la terre unissait sa grande voix à la mienne pour implorer le Créateur et lui demander une grâce suprême, la grâce de vivre encore, toujours, dans l’éternel recommencement.
Un dernier frisson me secoua et je tombai…
Je restai ainsi, sans une pensée, anéanti, plusieurs heures durant.
Quand j’ouvris les yeux, je vis, penché sur mon visage, un visage de femme qui souriait de ce sourire frais des enfants quêtant une caresse.
Je me levai avec une brusquerie qui m’étonna et je me crus tout d’abord le jouet d’une hallucination, tant la présence d’un être, d’un être aussi charmant, m’avait bouleversé. Mais ce n’était point un mirage ; la réalité s’affirmait en des formes exquises ; ce que je prenais pour une vapeur, pour un fantôme né dans la fièvre qui brûlait mon sang, était bien une femme, vivante comme moi, et comme moi heureuse de retrouver quelqu’un sur ce monde déserté. Une joie ineffable m’entra dans le cœur quand je fus sûr que mes yeux ne s’ouvraient point sur un rêve, quand je compris que mes mains ne touchaient pas une ombre…
Je ne sais ce que je lui dis dans le premier élan ; je ne puis me souvenir des incohérentes paroles qui sortirent de ma bouche. Elle s’enfuit aussitôt, honteuse d’avoir été vue dans sa nudité de nymphe, confuse aussi de me voir dans une tenue non moins simple que la sienne.
Je la poursuivis, bondissant comme elle sur les rocs, sautant dans des creux semés de pointes de granit, escaladant les blocs unis avec la légèreté d’un écureuil. Après une course qui dura bien une heure, je pus enfin la joindre, tandis qu’elle se cachait dans une anfractuosité de rocher.
« Pourquoi fuis-tu ? lui dis-je, en donnant à ma voix des inflexions d’une douceur infinie. Ne vois-tu pas que nous sommes seuls ici-bas et que nul être ne viendra plus troubler l’éternel silence qui plane sur le monde entier ?
– Je le sais, mais j’ai peur ; j’ai peur du bruit que tu fais, j’ai peur du mouvement qui t’anime, j’ai peur de tes yeux, du son de ta voix, j’ai peur de toi.
– Mais qui es-tu donc, toi qui redoutes ce que je recherche, toi qui fuis ce que j’appelle de tous mes vœux ? De quelle pâte es-tu pétrie ?
– J’ignore qui je suis. Je vis seule ici pendant le jour, en attendant le retour de ma mère qui va tous les matins visiter mes sœurs, là-bas, de l’autre côté du globe. Mais tu fais fuir mon père. Va-t-en !… »
Je ne bougeai pas.
« Cet enfant est folle, pensai-je ; elle a subi comme moi la terreur de l’isolement et son esprit s’est envolé par une fêlure du crâne. »
J’étais si heureux de me trouver auprès d’elle que je me tus dans la pensée de flatter sa folie, et peut-être aussi dans l’espoir de l’habituer à ma présence. À mes pieds brillaient des coquilles vides aux reflets nacrés, percées de trous : elles affectaient des formes de médailles ou d’oreilles bordées de fines dentelures. J’en ramassai plusieurs, les plus belles, et, prenant une algue longue, je les enfilai toutes et en fis un collier que je passai au cou de la jolie fille. Elle se laissa parer sans la moindre résistance ; elle me regardait faire, rassurée, avec une curiosité d’enfant.
J’arrachai ensuite de larges goémons que je nouai autour de sa taille, puis, avisant une arête blanche et pointue comme un dard de porc-épic, je relevai délicatement ses cheveux en casque et les attachai sur sa tête. Elle s’abandonnait, docile, le sourcil haut, la bouche entrouverte dans le ravissement de la surprise. Une flaque d’eau dormait dans une cassure de roc. Je lui fis signe d’approcher et de se mirer. Elle obéit sans hésiter, et marqua une vive joie quand elle vit le cristal refléter son image gracieuse. Je n’osais parler, car elle m’eût chassé ; et ce silence troublant qui maintenant m’effrayait moins, la trouva, un doigt sur la bouche assise à mes côtés…
Le soleil, très bas sur l’horizon, incendiait la crête des monts. La mer avait l’aspect d’une immense mare de sang. Elle me fit signe que sa mère allait venir et qu’il fallait nous séparer. Je répondis par un mouvement de tête négatif qu’elle comprit. Elle n’insista pas. Je lui pris les mains et les portai à mes lèvres. Elle frissonna. Alors, je l’attirai à moi doucement ; doucement, j’appuyai ma bouche sur sa bouche et je bus toute son âme, tandis que la nuit, une nuit noire, sans étoiles, une nuit morte, nous enveloppait d’ombres épaisses…
Enlacés étroitement, nous avons vécu là des minutes de bonheur. Mais son corps devint bientôt froid et rigide comme un cadavre. Affolé, je la pressai contre moi, l’appelant, les yeux mouillés de pleurs, lui insufflant mon haleine chaude… Elle exhala un faible soupir, et j’entendis des clameurs vagues, lointaines, des cris d’enfants, des cris d’oiseaux mêlés, confus, et un timbre clair tinter dans le noir infini.
MUSETTE
_____
(Musette [V. M. Auguste Robinet], in Annales africaines et le Turco, revue politique et littéraire de l’Afrique du Nord, « Récits et nouvelles, » trente-sixième année, n° 32, 8 août 1924 ; illustration de Paul Delvaux, « La Ville lunaire, » 1944)
À la fin du XVIII° siècle, quelques années avant le Révolution française, la découverte du ballon aérostatique rencontra un vif succès auprès du public et suscita un engouement assez extraordinaire. À en croire l’auteur de l’Histoire du ballon de Lyon (1), l’aéromanie faisait alors fureur. « Les orfèvres font des globes pour les oreilles et le cou des belles ; les directeurs des spectacles forains ont commandé des parades sur le globe, les chansonniers le chantent, les journaux en vivent, les amateurs lancent chez eux des globes petits, moyens ou grands, suivant leurs facultés et les marchands en vendent de toutes les mesures. »
Un grand nombre de produits dérivés témoignent d’ailleurs de cet attrait pour l’avènement des premiers aérostats : on fabrique des médailles, des boîtes, des tabatières, des pendules, des bougeoirs, voire des lustres et des meubles au motif du ballon volant, auxquels s’ajoutent bientôt des accessoires de mode et de toilette : bijoux, éventails, robes, coiffures et chapeaux à la Montgolfier ; sans parler d’une abondante production artistique et littéraire : almanachs, gravures, chansons et estampes satiriques, poèmes de circonstance, pièces de théâtre aux titres évocateurs, comme Le naufrage d’Arlequin pilote du vaisseau volant, Le Ballon ou la Physicomanie, ou encore Guillot, physicien, ou la chute du globe volant.
Parmi les innombrables articles relatant les premières expériences aérostatiques, une annonce parue dans les colonnes du Journal de Paris, le 3 octobre 1783, devait connaître un franc succès et faire les beaux jours des marchands d’estampe :
VARIÉTÉ.
Aux Auteurs du Journal.
MESSIEURS,
Permettez que je me serve de la voie de votre journal, pour demander à l’univers des nouvelles de mon pauvre oncle le physicien, que nous avons eu le malheur de perdre avant-hier sur les neuf heures du matin. Occupé, comme tous les gens de ce métier-là, de cette maudite invention de ballon aérostatique, dont Dieu veuille confondre les auteurs, sa gouvernante et moi étions sans cesse à lui dire : « À quoi cela sert-il ? laissez là toutes ces inventions nouvelles, il y longtemps que tout est dit… Les novateurs et les nouveautés sont toujours dangereuses… Tous ces gens qui vont fouiller où ils n’ont que faire, font toujours une mauvaise fin ; » enfin tout ce que les personnes sensées disent comme nous, tout ça n’a servi de rien ; après nous avoir répété cent fois que « nous ne voyions pas plus loin que le bout de notre nez, que tout ce que nous admirions avait eu un commencement, que les portraits à la silhouette avaient mené aux tableaux de Raphaël, les pierres d’aimant en Amérique, un arbre creusé à un vaisseau de 110 canons ; » il finissait toujours par nous fermer la bouche, à Jeanneton et à moi ; car dans le fond mon oncle avait des travers, mais n’était pas tout à fait un fou. Enfin, ce que nous lui avions prédit est arrivé à l’heure que nous y pensions le moins. Vendredi matin, jour que j’ai toujours remarqué, de père en fils, être malheureux, mon oncle se leva plus tôt que de coutume, afin, disait-il, de faire de l’air inflammable pour un ballon de sa composition ; nous avons conjecturé ensuite que, pour l’emplir avec plus d’aisance, il avait imaginé d’injecter son air avec les deux seringues que nous avons toujours eu à la maison ; malheureusement, après les avoir remplies, un de ses amis, physicien comme lui, arrive pour déjeuner. Ils prirent ensemble du café au lait, parce que mon oncle l’aimait beaucoup ; voilà-t-il pas que ce maudit homme se prend tout d’un coup de querelle avec mon oncle ; les gros mots vont leur train, si bien que si nous ne l’eussions mis à la porte, Jeanneton et moi, je ne sais ce qui serait arrivé ; mais le mal était fait ; la colère avait fait fermenter le café dans l’estomac de mon pauvre oncle ; le lait s’aigrit et se tourne ; mon oncle se plaint du ventre, et éprouve une colique violente, suivie d’une syncope qui le fait tomber sans connaissance. Jeanneton et moi, tout hors de nous-mêmes, le portons sur son lit, lui chauffons des serviettes, lui frottons les tempes d’eau de Cologne ; et, trouvant sous notre main les deux malheureuses seringues remplies, nous nous hâtons de le mettre en posture de recevoir les remèdes usités pour les coliques, et lui administrons les deux seringues l’une après l’autre. Déjà la première avait assez bien réussi ; et nous espérions un plein succès de la seconde, lorsqu’à notre épouvantable surprise, à peine était-elle à moitié vide que mon oncle, dont le ventre enflait à vue d’œil, nous échappe tout à coup des mains, s’élève au plancher, fait deux ou trois tours en l’air, et enfilant la fenêtre que nous avions imprudemment laissée ouverte, s’envole comme un oiseau, jusqu’à ce que nous le perdîmes de vue, et laisse Jeanneton évanouie et moi tombé à la renverse, un de ses souliers à la main, qui m’était resté en voulant le rattraper par le pied ; je fis sur-le-champ revenir Jeanneton, et de concert nous courûmes à toutes jambes sur le chemin qu’il avait pris : hélas ! après avoir galopé toute la journée, nous avons eu la douleur de ne rapporter que son bonnet de nuit que nous ramassâmes sur la route de Normandie. Un chasse-marée de notre connaissance dit qu’on a trouvé sa perruque à Rouen. Jugez, Messieurs, de l’inquiétude et de la situation d’un neveu qui a des entrailles, dont l’oncle est peut-être occupé actuellement à caracoler dans le firmament, la culotte sur les talons. Daignez entrer dans mes peines et rendre ma lettre publique, pour que, si mon oncle tombait sous la main de quelqu’un, on voulût bien nous le renvoyer tel qu’il sera par la première occasion. Voici son signalement : il est petit, le corps maigre, la tête grosse, le front large, la bouche grande, le nez épaté, les épaules rondes et les emboîtures fortes. Il avait, le jour de son malheureux accident, une robe de chambre d’ancien damas couleur de rose sèche, une culotte de velours cannelle et des bas gris ; il n’a qu’un soulier, attaché d’une petite boucle de jarretières d’argent, l’autre m’étant resté dans la main, comme je vous l’ai dit. Mon adresse est à M. Borné, rue Neuve St. Marceau.
J’ai l’honneur d’être, &c.
Ce dimanche 28 septembre.
_____
(in Journal de Paris, n° 276, vendredi 3 octobre 1783, de la lune le 8)
Cette facétie « aéro-scatologique » fut reprise dans plusieurs journaux (2), occasionnant parfois des réponses tout aussi burlesques, ainsi qu’on pourra s’en convaincre à la lecture des Annonces et affiches de la province du Poitou.
Lettre à l’Auteur des Affiches.
Poitiers, 29 octobre.
La peine où me paraît être M. Borné, pour avoir des nouvelles de son cher oncle le physicien, ainsi que vous l’annoncez dans votre feuille 16 du mois dernier, n° 42, m’engage, M., à vous faire passer la lettre que m’a écrite le syndic de Viviers, près cette ville ; cette lettre est des plus authentiques, puisqu’il a eu l’attention de la faire signer par quatre personnes témoins du fait singulier qu’il m’annonce.
Je ne changerai rien au style de sa lettre ; je vous l’envoie in puris naturalibus, et espère que vous voudrez bien l’insérer dans votre plus prochaine feuille.
Vous, M., qui savez expliquer tout pour le moins, vous serez peut-être surpris de la chose que j’ai à vous annoncer, et je vous avoue que moi qui l’ai vue, je n’y entends rien, pas plus que dans le grec ; mais enfin, voilà ce que c’est. J’étais dans une plaine fort élevée au-dessus d’un vallon, avec les quatre hommes ci-dessous ; nous nous promenions tranquillement la parole à la bouche ; tout à coup nous vîmes en l’air quelque chose qui disputait ou qui paraissait disputer contre le vent ; après deux ou trois minutes de combat, il s’abaissa lentement vers nous comme s’il eût nagé ; on aurait dit que c’était une grosse plume qui tombait ; une secousse d’air l’éloigna de dessus nos têtes et le porta au-dessus de deux dames qui étaient à deux cents pas de nous. Il y en eut une qui s’écria en disant : « Maman, c’est une comète ; » ce quelque chose baissait toujours continuellement et semblait ne le vouloir pas ; nous étions curieux de savoir ce que c’était, et en conséquence nous allâmes vers les deux dames ci-dessus. En approchant d’elles, nous distinguâmes tous très distinctement un être fait comme nous, mais qui n’était pas habillé de même ; je fus le premier qui le touchai ; les deux dames dont j’ai parlé avant tout à l’heure furent scandalisées de la manière dont il portait ses culottes ; il les avait en effet sur ses talons, et son derrière, parlant par respect, était tout à découvert : nos dames s’éloignèrent par décence, et nous autres hommes nous restâmes par courage. Je saisis les culottes de ce personnage ; mes camarades se joignirent à moi, et nous fîmes si bien que lesdites culottes nous restèrent dans les mains ; mais l’homme nous échappa en faisant le plus terrible pet que j’aie jamais entendu de ma vie, et dans ce moment-là il me tomba quelque chose sur le nez que je reconnus être une canule de seringue. Pour revenir à notre homme, il s’éleva dans les airs avec la rapidité d’une fusée. En volant au-dessus de la Vienne, il a laissé tomber un soulier, et je crois qu’il ne pouvait en perdre qu’un, car il n’en avait pas deux : il avait une espèce de robe de femme de couleur de bois, des bas gris ; quant à ses culottes, elles sont de velours de marron. Je trouvai dans ses goussets un billet sur lequel il y avait : Quand la tête devrait m’en tourner, je veux trouver le secret de voyager dans l’air comme dans un grand chemin. Voilà, M., la singularité dont j’ai été témoin, et pour n’être pas regardé comme un visionnaire, je fais signer ces lignes par les quatre hommes qui ont vu avec moi.
J’ai l’honneur d’être, &c.
J. LEBON, syndic de Viviers, P. COTTON, C. BRISETOUT, L. PATER, M. SEMPER. À Viviers, le 23 oct.1783.
Je crois, M., que c’est là l’oncle de M. Borné ; il faut qu’il se donne la peine de voir s’il manque une canule à ses seringues. Je désire de tout mon cœur que cette épitre soulage son inquiétude.
J’ai l’honneur d’être, &c.
_____
(in Annonces, affiches, nouvelles et avis divers de la province du Poitou ; apanage de Monseigneur, Comte d’Artois, n° 45, jeudi 6 novembre 1783)
En réalité, la lettre fantaisiste du Journal de Paris était vraisemblablement une annonce pour une comédie théâtrale, intitulée Les Dangers de la physique ou l’oncle envolé, parade en un acte, en prose, dont la première représentation fut donnée au théâtre de l’Ambigu-comique dès le 15 octobre 1783 (annonce du Journal de Paris, n° 288).
L’auteur n’en était pas Audinot, comme on le verra annoncé à tort dans l’une des estampes ci-dessous, mais un certain N. Dorvigny, homme de lettres à Paris, « acteur et auteur comique des plus féconds, né vers 1733, [qui] passait pour être un des nombreux enfants naturels que Louis XV avait procréés dans le Parc-aux Cerfs. » (3)
La pièce remporta un vif succès, puisque ses représentations se prolongèrent jusqu’au mercredi 17 mars 1784 (Journal de Paris, n° 77), et qu’elle eut même les honneurs d’une traduction en allemand.
Elle succédait, sur la scène de l’Ambigu, à une autre comédie dans « l’air du temps » : Gilles et Crispin mécaniciens ou l’Aérostatimanie, parade en un acte, qui n’avait pas connu la même réussite, puisqu’elle n’était restée à l’affiche que deux jours, le 30 septembre et le 1er octobre 1783.
Quoi qu’il en soit, le succès de L’Oncle envolé trouva rapidement un écho auprès des chansonniers avec la « Romance du neveu Borné sur son oncle envolé » ; il fit surtout le bonheur des marchands d’estampes, avec plusieurs séries de gravures satiriques mettant en scène soit l’envol de l’Oncle physicien, soit son retour burlesque ou triomphal. Il donna même lieu, l’année suivante, à un pamplet de Jacques-Antoine Dulaure, Le Retour de mon pauvre oncle ou relation de son voyage dans la lune écrite par lui-même et mise au jour par son cher neveu, que nous signalons à l’attention des amateurs d’utopie ancienne.
Ce sont ces documents que nous vous présentons aujourd’hui, avec quelques-unes des légendes qui les accompagnent. Les esprits curieux pourront se rendre sur le site de Gallica pour prendre des nouvelles de « l’homme volant, » et même y consulter avec profit le catalogue de la collection Tissandier, décrite dans le tome III du Bulletin des beaux-arts de 1886, référence indispensable pour qui s’intéresse aux gravures aérostatiques.
MONSIEUR N
LE DÉPART DE MON ONCLE
_____
Un physicien, ayant construit un ballon, employa pour le remplir d’air inflammable deux seringues ordinaires. Surpris d’une colique à la suite d’une dispute qu’il avait eue avec un de ses amis aussi physicien, on lui fit prendre pour le guérir de l’eau de Cologne qui ne fit pas l’effet qu’on en devait attendre. Son neveu et la gouvernante résolurent de lui donner des lavements, et se servirent des seringues qui lui injectèrent l’air inflammable dont elles étaient remplies. Son ventre aussitôt s’enfla. Il fit plusieurs sauts dans sa chambre et finit par enfiler la fenêtre, la culotte sur les talons. On le perdit bientôt de vue ; son bonnet a été trouvé à quelques lieues de Paris, et des chasse-marée ont rapporté que sa perruque était tombée à Rouen. On peut croire qu’il est à présent à caracoler vers le firmament sans qu’on puisse avoir nouvelle de lui. Ce fait a été annoncé dans le Journal de Paris du 3 octobre 1783, afin que si on le rencontre à l’endroit de sa chute, on le renvoie par la première occasion à M. Borné son neveu, rue Neuve Saint-Marceau. Sa taille est petite, il est maigre, la tête et les épaules larges, les emboîtures fortes ; son habillement est une robe de chambre d’ancien damas couleur de rose sèche, culotte de velours cannelle, des bas gris ; il n’a qu’un soulier attaché d’une petite boucle d’argent à jarretière.
Extrait de la lettre de M. Borné, qui se trouve dans le Journal de Paris, du vendredi 3 octobre 1783.
MESSIEURS,
Permettez que je me serve de votre journal pour demander à l’univers des nouvelles de mon pauvre oncle le physicien, que nous avons perdu avant-hier au matin, occupé, comme tant d’autres de ces maudits ballons, dont Dieu veuille confondre l’invention. Jeanneton, sa gouvernante et moi ne cessions de lui dire : « Gare à vous ! les novateurs et les nouveautés sont toujours dangereuses. Après tout, à quoi cela sert-il ? &c, &c… » mais il nous fermait toujours la bouche en disant : « Cela sert à faire des découvertes, les portraits à la silhouette ou même aux tableaux des Raphaël, des Rubens, et un arbre creusé à un vaisseau de 110 canons ; » enfin ce que nous lui avions prédit arriva vendredi, jour que j’ai remarqué avoir été toujours funeste à notre famille. Il imagina qu’il emplirait plus aisément son ballon en mettant dans des seringues son air inflammable. Il le fit ; or il avait prié un de ses amis à venir voir son expérience. Ils déjeunèrent ensemble, prirent du café au lait, mais à force de s’échauffer en disputant sur la physique, le lait tourna dans l’estomac de mon oncle, ce qui lui occasionna une colique violente. Pour la calmer, j’eus recours à l’eau de Cologne ; comme elle ne fit point d’effet, nous lui donnâmes des lavements avec les seringues remplies d’air inflammable ; mais à peine les eut-il reçus qu’il s’est envolé par la fenêtre qu’imprudemment nous avions laissée ouverte. Comme j’ignore ce qu’il est devenu, je vous prie, Messieurs, de rendre ma lettre publique, afin que ceux qui le trouveront puissent me le ramener par la première occasion. C’est un petit homme, dont la tête est grosse, l’œil petit, la bouche grande, &c, &c. Mon adresse : Monsieur Borné, faubourg St. Marceau.
Ce dimanche 28 septembre.
Réponse à la lettre précédente.
C’est par le plus grand hasard, M. Borné, que je sais que j’ai chez moi M. votre oncle. Notre maître d’école, Monsieur Spirituel, m’étant venu voir, je l’invitai à déjeuner. Je dis à notre ménagère d’aller nous chercher un petit morceau de fromage chez l’épicier ; quand elle fut revenue et qu’elle l’eut mis sur la table, M. Spirituel, qui aime la lecture, se mit à lire le papier qui le renfermait ; or c’était le Journal de Paris, où se trouve votre lettre. J’en entendis la lecture avec plaisir et, comme je lui demandais ce qu’il en pensait, il me dit qu’il y avait beaucoup à redire quant aux seringues. Je ne veux pas mettre mon nez là, mais il ne put s’empêcher de rire et de dire que la tournure de cette lettre était plaisante et que si elle avait pu amuser le public, M. Borné devait s’estimer très heureux. Revenant à la chute de votre oncle, il est tombé sur notre âne qui portait du plâtre. Personne ne fut plus surpris que moi. Je l’interrogeai mais, le voyage l’ayant rendu muet, il ne faisait plus que braire. Quant à votre signalement, vous avez oublié ce où l’on pouvait mieux le reconnaître, qui sont ses oreilles longues. L’humanité toutefois m’a engagé à l’emmener chez moi. Vous pouvez le venir chercher quand bon vous semblera.
Mon adresse : M. Martin Ducrone, plâtrier, à Montmartre.
28 octobre 1783.
L’ÉVENTAIL DE MON ONCLE
_____
MON ONCLE À MONTMARTRE
_____
M. Borné l’oncle a été transporté par la vertu de l’air inflammable jusqu’à Montmartre, où il fut trouvé accroché par sa robe de chambre à une aile de moulin, par deux honnêtes meuniers, qui le rapportèrent dans un sac dont il est débarrassé par l’un d’eux ; tandis que son camarade, aidé par le sieur Borné le neveu, en le rappelant à la vie, en présence du commissaire chez lequel un vénérable savetier, bon voisin, avait été déclarer que l’on avait jeté un homme par la fenêtre du sieur Borné du deuxième étage. Le sieur Pilon, apothicaire, qui le matin s’était querellé sur la physique avec l’oncle, et le même chez qui on avait pris les deux seringues fatales, &c., rit de bon cœur de l’événement, ce qui est selon lui une preuve réelle de l’efficacité de sa physique. La servante, Jeanneton, accourt avec le bonnet de nuit de son maître qu’elle a ramassé sur le chemin. Cet événement comique est arrivé le 3 octobre 1783, entre 9 et 10 heures du matin.
Après quelques heures de voyage vers le firmament, le bon oncle tomba sur l’aile d’un moulin de Montmartre. Deux meuniers le rapportèrent dans un sac à son neveu qui était déjà inquiété par la déposition d’un savetier du voisinage qui avait été chercher le commissaire. Mais enfin M. Pilon, apothicaire, l’instruisit du fait en lui disant que ce n’était qu’une simple expérience de physique, de même qu’on le voit représenté chez Audinot, dans la pièce intitulée Mon Oncle envolé.
MON ONCLE EN AMÉRIQUE
_____
Mon heureuse destinée m’ayant fait retomber à Boston, la facilité avec laquelle j’avais navigué dans les airs m’enhardit et m’affermit dans ma première entreprise. Je communiquai mon projet à différentes personnes, qui me fournirent tous les moyens utiles à l’exécuter. Je fis des essais qui me réussirent si bien qu’en peu de temps je me vis possesseur d’un grand nombre de nègres, de marchandises, et enfin une infinité de richesses. Je profitai de cette bonne fortune pour revenir en France retrouver mon cher neveu.
MON ONCLE DANS LA LUNE
_____
LA DILIGENCE DE MON ONCLE
_____
On avertit le public que le bureau des diligences aériennes a commencé ses opérations le mardi 13 de janvier avec le plus grand succès. 40 voyageurs de tout âge et condition sont partis pour différentes destinations, les uns pour la Chine et d’autres pour le Pérou, pour la Turquie et l’Égypte. Ceux qui voudront profiter de cette surprenante invention pourront s’adresser au Bureau général établi sur la butte de Montmartre.
LIBELLE EN GUISE DE CONCLUSION
_____
Du Globe et du paraglobe
« Vous qui vivez loin de tout ce tracas, gardez qu’il ne trouble votre repos, et si quelque globe tombe dans votre jardin, servez-vous-en à doubler votre habit ou à tapisser une chambre ; s’il est par hasard accompagné d’un mouton, d’un coq et d’un canard, tuez le mouton, donnez le coq à vos poules, et soupez du canard. (4) S’il se contente de passer au-dessus de votre tête, dites en le voyant : Expertus vacuum Dædalus aera.
Côte à côte du tonnerre,
Qu’il se promène à son gré.
Où je suis je resterai :
Le bonheur est sur la terre ;
Si je puis je l’atteindrai.
On a bien assez à faire
Avant qu’on l’ait rencontré,
Sans parcourir l’atmosphère. »
_____
(1) Anonyme, Histoire du ballon de Lyon, suivie d’une autre pièce non moins piquante [Du Globe et du paraglobe], sl, se,1784.
(2) Elle fut reprise notamment dans les Annonces et affiches de la province du Poitou, n° 42, du jeudi 16 octobre 1783 ; dans L’Esprit des journaux françois et étrangers, douzième année, tome XI, novembre 1783 ; dans le Journal historique et littéraire, 1er décembre 1783 ; et, quelques années plus tard, dans le Tableau mouvant de Paris, ou Variétés amusantes, ouvrage enrichi de notes historiques et critiques, et mis au jour par M. Nougaret, tome I, Londres/Paris : Thomas Hookham/Veuve Duchesne, 1787.
(3) Voir l’intéressante notice que lui consacrent Rabbe, Vieilh de Boisjolin et Sainte-Preuve, dans la Biographie universelle et portative des contemporains, Paris : F. G. Levrault, tome II, p. 1407-1408.
(4) Référence au premier vol habité, réalisé par les frères Montgolfier le 19 septembre 1783, en présence de Louis XVI. Les passagers étaient un coq, un canard et un mouton. Le premier vol en ballon captif avec des passagers humains, – en l’occurence, Pilâtre de Roziers et Giroud de Villette, – eut lieu un mois plus tard à la Folie Titon.
Si je ne prétends imposer aucune explication du fait bizarre que je vais rapporter et dont je me borne à certifier l’exactitude, je voudrais, en retour, que l’on s’abstînt également d’y voir un indice défavorable à mon état d’esprit. Je n’ai pas grand goût pour la réputation d’un homme à imaginations, et je ne tiens pas plus à passer pour ce qu’on appelait jadis un visionnaire ou un songe-creux qu’à être pris pour ce qu’on nomme aujourd’hui un halluciné ou un névropathe. Il me serait fort peu agréable d’être considéré comme un fou. Une pareille opinion me nuirait extrêmement. Le genre de travaux où je m’occupe me rend nécessaire l’estime des gens de sens. Aussi, aurais-je peut-être mieux fait de taire ce que je me laisse aller à raconter.
Néanmoins, vous ayant promis ce récit, je tiendrai ma promesse ; mais, auparavant, je prendrai la précaution de déclarer que, d’avance, je consens très volontiers à admettre que j’ai été, dans ce qui va suivre, le jouet de quelque coïncidence ou la dupe de quelque mystificateur. On pourra donc s’amuser de ma crédulité mais non suspecter ma bonne foi ni douter de ma raison.
Voici les faits. L’automne dernier, vers le milieu du mois de novembre, comme je me préparais au travail de l’hiver, je voulus mettre de l’ordre dans les notes, prises antérieurement, d’un petit ouvrage d’histoire que je me proposais de rédiger pour une revue qui me l’avait demandé. C’était une étude sur le maréchal de Manissart, le rival des Villars et des Luxembourg, et le héros du fameux siège de Dortmüde. Or, en consultant mes documents, je m’aperçus que j’avais besoin, pour un détail de physionomie, de revoir le portrait du maréchal par Rigault, qui est au musée de Versailles. Cette course décidée, j’attendis un jour favorable pour me rendre à la ville du Grand Roi. Je voulais profiter de ma promenade pour faire un tour dans le parc, si beau en cette saison ; mais les après-midi qui suivirent furent pluvieuses. Néanmoins, comme le temps pressait, j’en choisis une qui me parut ne devoir pas être trop mauvaise, et je me mis en route aussitôt après mon déjeuner.
Arrivé à Versailles, je me dirigeai vers le château. Au vestiaire, qui est près de la chapelle, je confiai au gardien mon parapluie et je montai le petit escalier qui mène aux grands appartements. Jamais je n’entre en cette admirable demeure sans éprouver le sentiment de sa grandeur et de sa magnificence. Je marchais donc dans ce souverain décor de gloire quand, parvenu au Salon de la Guerre, je me souvins soudain du but de ma visite. À quoi pensais-je, donc ? Le portrait de mon Manissart était au rez-de-chaussée, dans les Salles des Maréchaux. Il me fallait réparer mon inadvertance ; mais, sans doute, ce jour-là, j’étais quelque peu distrait, car, au bout d’un moment, au lieu d’avoir regagné la sortie des appartements, je me trouvai dans la pièce qui fut la chambre à coucher du roi.
Vous connaissez cette chambre, avec son lit monumental et empanaché qu’isole une balustrade dorée. Vous connaissez aussi, au chevet du lit, l’étonnant médaillon en cire de Benoît, qui représente Louis XIV âgé. Je m’étais approché pour regarder l’extraordinaire effigie du vieux monarque. Le royal visage, modelé en une cire colorée qui semble prodigieusement vivante, montre, sous l’abondante et sévère perruque, son profil orgueilleux et sénile, au nez hautain, à la lèvre pendante en lippe. C’est bien là le vieux Louis, maniaque et superbe, endurci par cinquante années de règne, toujours grand, malgré le déclin de ses forces et de son astre, celui dont la présence despotique emplit encore l’énorme palais qu’il a construit et qu’il semble toujours hanter de son ombre glorieuse et taciturne.
Je serais resté là longtemps, à contempler la fascinante et royale image, si un groupe de touristes, accompagnés par un guide à casquette, ne fût venu troubler ma rêverie. Je jetai un dernier regard au surprenant chef-d’œuvre et je me dirigeai, pour de bon cette fois, vers les Salles des Maréchaux, où m’attendait, son bâton fleurdelisé à la main, mon brave maréchal de Manissart, montrant d’un geste héroïque à l’admiration de la postérité les remparts de Dortmüde en flammes.
Lorsque j’eus repris mon parapluie au vestiaire et que je me trouvai sur la terrasse du château, j’eus un moment d’hésitation. Le ciel s’était couvert. De gros nuages s’amoncelaient au-dessus des verdures rouillées du parc. Les bassins du parterre d’eau étaient si ternes que les statues qui l’entourent y reflétaient à peine leurs formes de bronze. Les rares promeneurs se hâtaient. Je crus même sentir quelques gouttes de pluie. Néanmoins, malgré l’heure déjà tardive et le temps menaçant, il m’en coûtait de ne pas pousser jusqu’aux Trianons.
Certes, j’aime bien le parc de Versailles, mais celui du Grand Trianon m’a toujours paru plus beau encore. Nulle part au monde, on ne peut goûter la mélancolie de l’automne dans un plus noble décor. Tant pis si je devais être mouillé ! D’ailleurs, une fois là-bas, il y aurait bien quelque fiacre pour me ramener à la gare. Ma résolution était prise et, d’un bon pas, je me mis en chemin, sans me préoccuper davantage de ce qui pourrait arriver.
À peine avais-je franchi le portail par où l’on pénètre dans les jardins de Trianon que je compris que je n’avais pas à regretter mon imprudence. Bien souvent, j’avais erré à l’automne dans leurs allées jonchées de feuilles mortes et rôdé autour de leurs bassins mélancoliques, mais jamais je ne les avais vus imprégnés d’une telle tristesse, si morts en leur solitude, si étrangement déserts que par cette fin de journée molle et grise. Toujours, j’avais partagé leur charme d’arrière-saison avec quelques visiteurs attirés comme moi par leur prestige automnal. Mais aujourd’hui personne n’en troublait l’étrange silence et le muet abandon. Ils étaient à moi, à moi seul. Seul, je jouissais de leur morose et noble beauté. Aussi me sentais-je un singulier désir de les parcourir tout entiers, de n’en pas laisser un coin inexploré. Il me semblait qu’ils avaient un secret à me confier et que j’allais surprendre enfin l’énigme de leur mystère.
Assis sur un banc, que j’avais choisi pour me reposer un instant et dont je caressais de la main le marbre velu de mousse, je méditais ces impressions, quand je crus entendre un bruit de pas. Je prêtai l’oreille. Je ne m’étais pas trompé. Le pas se rapprochait. Soudain, j’éprouvai une curiosité sympathique pour le promeneur invisible. À ce moment même, il débouchait d’une des allées aboutissant au rond-point où je me trouvais et qu’il traversa lentement, sans me voir. C’était un homme âgé, à en juger d’assez loin. Il marchait pesamment en s’aidant d’une canne. Il était enveloppé d’une vaste houppelande et coiffé d’un feutre à larges bords d’où s’échappaient par derrière des cheveux longs. Il portait des culottes et des bas de bicycliste. Ce devait, sans doute, être quelque peintre, et son allure, quoique un peu bizarre, ne manquait pas de dignité. Mais le plus singulier, c’était qu’en l’apercevant, j’avais été sur le point de me lever. Oui, j’avais l’impression que c’était moi qui troublais sa promenade et non lui qui dérangeait ma rêverie, et quand il eut disparu, j’éprouvai un malaise si indéfinissable que je quittai mon banc et que je pris une des allées qui ramènent vers les parterres.
J’avais bien fait, du reste, de ne pas m’attarder davantage, car le crépuscule venait rapidement, rendu plus sombre par les nuages noirs qui s’accumulaient au ciel. Cette fois, il n’y avait pas à en douter, la pluie était proche. Il était temps de partir. Trouverais-je au moins un fiacre ?
Il n’y avait naturellement pas une voiture devant Trianon, et l’averse, qui avait commencé comme je sortais du jardin, ruisselait maintenant sur les pavés de l’avant-cour. C’était un véritable déluge, dont je m’abritais tant bien que mal sous mon parapluie, tout en observant si je ne verrais pas poindre au bout de l’avenue quelque lanterne secourable. Mais rien. La situation devenait désagréable. Je commençais à maugréer, quand un bruit de roues se fit entendre. Une grosse voix me criait :
« Hé ! bourgeois ! ça va-t-il, pour Versailles ?… Attendez que j’allume. On n’y voit goutte. Allons, montez ! Est-ce que le vieux est avec vous ? »
Je regardais dans la direction que le cocher m’indiquait avec son fouet. Sous l’averse redoublée, je reconnus mon promeneur de tout à l’heure. Il agitait sa canne en signe d’appel, croyant sans doute la voiture vide, car j’étais déjà installé sur les coussins râpés.
Décemment, je ne pouvais abandonner ce vieil homme, par un temps pareil, en ce lieu isolé.
À ma voix et à l’offre que je lui faisais de le reconduire, il avait porté vivement la main à son feutre. Les bords trempés d’eau se rabattaient si bien sur son visage que je n’en distinguais pas les traits, d’autant plus que je m’étais rejeté au fond du fiacre pour lui faire place. Sans mot dire, il avait accepté mon invitation et était monté auprès de moi, et voici que nous roulions maintenant sur le sol inégal de l’avenue cabotante, où le ciel continuait à verser ses cataractes.
Nous allions ainsi depuis un moment sans que mon hôte véhiculaire eût prononcé une seule parole. Dans l’obscurité du fiacre, je voyais ses mains croisées sur le bec de sa canne, mais le feutre toujours rabattu me cachait toujours sa figure. Une ou deux fois, je tentai d’engager la conversation, mais sans succès, et je finis par me résigner au mutisme de l’inconnu. Décidément, le bonhomme n’était pas bavard ; du reste, si je lui avais offert l’hospitalité de ma guimbarde, ce n’était point pour écouter ses propos, mais pour lui éviter quelque bonne fluxion de poitrine. Libre à lui de se taire ! D’ailleurs, nous approchions. Les réverbères du boulevard de la Reine apparaissaient. Il ne me restait donc plus qu’à demander à mon silencieux compagnon où il voulait que je le déposasse.
J’allais lui adresser cette question, quand il fit un mouvement pour mettre la main dans sa poche. À ce moment, nous passions devant une boutique vivement éclairée, et le visage de l’inconnu m’apparut en pleine lumière. Je faillis pousser un cri de surprise. Ce long nez, ces yeux aux paupières lourdes, cette lippe pendante, cette face orgueilleuse et sénile, c’était celle-là même dont j’avais, quelques heures auparavant, contemplé l’image royale et dure dans la cire de Benoît, et qui, par quelque jeu du hasard, revenait devant moi en une prodigieuse et fortuite ressemblance. J’étais en présence d’une prodigieuse coïncidence physique. La nature s’était amusée à se répéter ironiquement et à affubler le pauvre homme qui se trouvait à côté de moi, dans ce fiacre, du masque souverain dont elle avait pétri jadis, pour d’autres destins, la forme célèbre et glorieuse.
Un coup sec frappé à la vitre du fiacre et son arrêt brusque me tirèrent de ces réflexions. Mon étrange compagnon avait ouvert la portière et mis pied à terre. Il soulevait son feutre et, de sa bouche édentée où les mots sifflaient un peu, je l’entendis me dire :
« Permettez-moi, monsieur, de partager avec vous le prix de cette voiture, et merci de m’avoir ramené jusque chez moi. »
Et en même temps que, de la place d’Armes, où nous étions, il désignait la haute grille dorée et la masse confuse du château, le singulier ménechme faisait signe au cocher de continuer sa route vers la gare.
Ce ne fut qu’une fois en wagon que je songeai à examiner la pièce d’argent que l’inconnu m’avait glissée dans la main avant que j’eusse pu m’y refuser. Elle portait l’effigie du Grand Roi et, en exergue, l’inscription latine : Ludovicus XIV, rex Galliæ et Navarræ, avec le millésime de 1701.
_____
(Henri de Régnier, in Vers et Prose, n° 16, quatrième année, tome XVI, décembre 1908, janvier-février-mars 1909. Les illustrations sont celles de la parution dans Touche à tout, troisième année, n° 2, février 1910)
Q. – Mais l’utérus humain est obscur et fermé, et il en est de même de l’ovaire végétal. Sommes-nous donc dans un utérus, nous qui vivons en pleine lumière ?
R. – L’ovaire des insectes ailés, qui vivent dans un rayon de soleil, est plus transparent que la matrice humaine. N’est-il pas naturel que les utérus sidéraux, appartenant à des êtres vivant en plein éther, soient plus transparents encore que l’ovaire de de l’insecte ? (Félix Cantagrel, D’où nous venons, où nous allons, où nous sommes, ou le lieu des sphères et l’analogie des fonctions, 1858)
[Citation improbable : rapprochement de mots qui échappent brutalement à la pensée de leur auteur, et dont l’existence semble sinon purement aléatoire, du moins passablement incongrue.]
_____
(Marcel Sauvage, in Floréal, l’hebdomadaire illustré du monde du travail, deuxième année,
n° 40, 1er octobre 1922)
Ami lecteur, veux-tu que nous allions voir l’Écorcheur de Nuages ? Ne t’effraie pas du chemin qui mène à sa demeure, il est parfois bizarre et tourmenté, mais, avec un peu d’habitude, on le trouve aussi facile et plus sûr que la grand-route.
Sa maison non plus n’est point attrayante ; elle est bâtie en un pays aride, battue des vents et de la mer, mais les tempêtes et les rafales du dehors font encore mieux sentir le calme de la petite lumière intérieure qui brille à ses fenêtres.
Entrons doucement et tenons-nous dans l’ombre ; l’Écorcheur de Nuages, s’il nous entendait, pourrait s’enfuir. Il n’est point accoutumé de voir les gens chez lui, il ne les connaît que de loin et aurait trop d’émotion de les sentir brusquement à ses côtés.
Vois comme il repose tranquille. Je suis sûr qu’en ce moment il n’a plus nettement conscience des choses. Par cette fenêtre qui donne sur l’immensité, son regard paraît suivre d’invisibles formes qui s’éveillent dans l’air. Gageons qu’il est déjà au milieu des nuages. Voici même que ses bras semblent s’étendre et chercher un appui parmi ces ondes mouvantes qui glissent silencieusement autour de lui.
Mais déjà ses mains s’énervent, ses doigts crispés se referment sur le vide, et, découragé, l’Écorcheur de Nuages se laisse aller, très las.
*
Dehors, la nuit monte lentement, s’accroche aux arbres qu’elle fond en masses informes, s’attarde aux cimes, emplit les vallons, et ses vagues noires, petit à petit, absorbent les dernières poussières de lumière. L’Écorcheur de Nuages ferme les yeux. C’est sa manière à lui de se regarder ; il se sent mieux ainsi. Il lui semble même que d’invisibles mains effleurent son front, se hâtent au coin des yeux et, d’une seule ligne, s’évanouissent au creux de ses joues, comme des larmes.
L’Écorcheur de Nuages est bien chez lui, seul en son corps… Maintenant tout ce qu’il voit, il le voit en lui-même ; on dirait un avare qui fait ses comptes : rien n’en transpire au-dehors.
Seules, des idées qui passent font trembler parfois ses lèvres, semblables à ces mystérieux mouvements qui s’éveillent au sein d’une eau dormante, en rident un instant la surface et, brusquement, s’évanouissent dans les mirages des saules.
L’Écorcheur de Nuages sent que la nature l’environne, il n’ose plus la contempler, elle l’étouffe et l’écrase ; il la voit mieux ainsi au-dedans de lui. Les cris discordants et multiples se confondent, il ne perçoit plus que le murmure profond d’une ville immense, et tout ce qui semble être au-dehors innombrable et diffus, d’une complexité inaccessible à son entendement, n’est plus que le rythme simple et régulier d’une mer harmonieuse.
Il est obscurément conscient de toutes les consciences du monde. Il voit des idées groupées autour de lui, serrées l’une contre l’autre, à la façon de ces troupeaux dont la foule ondoyante se devine à travers la brume légère qui enveloppe, au matin, les prairies.
Il redoute un mouvement qui les effraierait et en détruirait brusquement l’inconsciente unité ; il craint surtout d’en perdre en essayant de les réaliser. Il n’ose plus ouvrir les yeux, il hésite et écarte la fatigue du réveil. Il tremble à la pensée d’ouvrir cette porte sombre derrière laquelle il sent des spectres qui rôdent.
Mais, peu à peu, le froid l’envahit, la nuit monte et son ombre s’épaissit. Bientôt, l’Écorcheur de Nuages ne voit plus rien. Et tout à coup, il s’aperçoit qu’il est seul, il frissonne et s’éveille.
Et ce sont toujours pour lui de nouvelles sensations.
Son regard, lentement, se promène sur les murs et prend conscience de la réalité des choses. Pour la première fois, certains détails lui apparaissent en des objets qu’il croyait familiers. Et il s’étonne de découvrir que ces choses lui étaient étrangères ; il s’inquiète et ne les reconnaît plus. Changent-elles donc ainsi dès qu’on les quitte un instant ?
Mais non, voici ses livres tels qu’il les a laissés. Vus ainsi, dormant dans la poussière des rayons, ils lui paraissent contenir de mystérieux trésors, mais il n’ose les prendre. L’enchantement disparaît sitôt qu’ils sont ouverts ; il les connaît trop, sa pensée ne s’accroche plus à leurs phrases, elle passe au travers et troue les pages ; on dirait qu’elle les brûle.
L’Écorcheur des Nuages ne les lit plus qu’en lui-même.
Plus loin, voici d’étranges figures qu’il construisit jadis avec soin ; ce sont de drôles de mannequins. Côte à côte, ils sont rangés et, sur un signe de leur maître, remuent les yeux, agitent les bras, grimacent par saccades et leurs gestes raidis d’automates troublent et inquiètent.
L’Écorcheur de Nuages les regarde en souriant. Il sait qu’il ne peut leur donner la vie, que ce ne sont là que de pauvres poupées, mais cependant il les aime. Ce sont les seuls êtres qui, dans la nature, lui appartiennent réellement et ne relèvent que de lui.
Voici, au mur, une lanterne : elle est vieille et bosselée ; elle fut rapportée, il y a de cela longtemps, d’une trattoria enfumée où elle éclairait des buveurs. Puis à côté, ce sont des toiles noires et craquelées, de vieux dessins jaunis et même une guitare un peu ridicule, sous de vieilles fanfreluches d’étoffe fanée.
*
Mais, qu’est-ce donc ? L’Écorcheur de Nuages se trouble, ses yeux sont fixes, on dirait qu’une main mystérieuse s’appuie sur son épaule et la glace. Vois cette grosse horloge oubliée en un coin de mur, avec ses vieux rouages, dont la marche silencieuse peut paraître éternelle. Il est dit pourtant qu’elle s’arrêtera un jour ; et ce jour-là, tout ce qui est ici s’écroulera pour jamais. Chacun s’accorde à prédire le malheur et personne ne le peut expliquer. L’Écorcheur de Nuages, lui, sait bien que cela arrivera sûrement, fatalement, et qu’il ne saurait s’y dérober.
Quitter sa maison, il n’y peut songer ; comment vivrait-il au-dehors ? Elle renferme tout ce qui lui est cher. Et sur le funeste cadran de cette impénétrable horloge, l’Écorcheur de Nuages ne peut même pas deviner l’approche du malheur. Ce peut être dans des années, ce peut être à l’instant ; l’horloge implacable s’arrêtera sans prévenir. Souvent, il essaie d’en rire, il se persuade que tout cela n’est que légendes faites pour sa crédulité ; quelques instants, il vit tranquille, mais petit à petit, cette idée absurde mais implacable, persistante, inévitable, renaît en lui : l’horloge s’arrêtera. À ces moments, l’Écorcheur de Nuages est comme un condamné ; chaque minute lui devient précieuse, il la vit comme si ce devait être la dernière.
Parfois, il se révolte ! il s’élance vers le mur, voudrait briser ce ridicule fantôme pour en finir une bonne fois. Mais il s’arrête et n’ose pas.
Et puis la rage le prend de vivre ; si la maison s’écroule, au moins trouvera-t-on quelques restes de lui-même dans les décombres.
Vois, en ce moment, comme il travaille, – pour qui ? pour quoi ? le diable seul peut le savoir. Regarde comme la fièvre le prend. Ses yeux sont grands ouverts et pourtant il rêve. Dans son regard se reflètent d’invisibles formes, d’autres yeux qui passent et lui font signe. Des plaines, des horizons lointains, des villes immenses et la splendeur de la voûte lourde d’étoiles. Un enfant rit en le regardant, une femme est assise auprès d’un lac sombre que dorent des feuilles mortes, un grand calme se fait dans la campagne. Dans la nuit, les arbres se froissent lentement aux autres arbres ; on entend tout au loin l’aboiement d’un chien.
De petites lumières brillent çà et là, très douces, et petit à petit, l’Écorcheur de Nuages croit que sa demeure s’agrandit ; doucement, il se sent attiré par la nature qui l’enveloppe, il n’a plus peur. Confiant, il lui semble que tout cela n’était qu’un rêve, une simple épreuve, que ses craintes étaient vaines, que ses peines ont pris fin. Il se voit immortel comme la terre qui l’entoure, elle ne lui est plus hostile, il l’aime comme lui-même, il sent que des mains amies se tendent vers lui et le soutiennent.
L’Écorcheur de Nuages rêve encore et, peu à peu, une fatigue très douce le berce. Il ne désire plus rien que le sommeil et, confiant dans la nuit des songes, il s’endort.
_____
(Gaston de Pawlowski, in Polochon : paysages animés ; paysages chimériques, Paris : Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle, 1909)
_____
(František [dit Frank ou François] Kupka, « Religions, » in L’Assiette au beurre, quatrième année, n° 162, 7 mai 1904)