Pendant trente-cinq ans, M. Balinot avait été fonctionnaire dans le même humble chef-lieu de canton. Le jour où il obtint sa retraite, il ressentit un grand vide et l’impression d’une irrémédiable solitude. Il dut quitter le bâtiment municipal où il logeait avec sa femme et enfouit son ennui et sa nouvelle inutilité entre les quatre murs d’une triste maisonnette.
Dès lors il demeura des heures, immobile, à contempler les arbres et le ciel, devant lui. Au passage du train, il s’acheminait vers la gare, bavardait avec l’un et l’autre, vidait une consommation en compagnie d’un invité de hasard, et rentrait chez lui lentement, le front lourd et le pas traînant.
Une seule joie lui restait au cœur : la chasse. Il en était passionné et ne retrouvait toute sa vigueur et son entrain qu’au matin de l’ouverture. Jamais il n’avait manqué ce dimanche solennel et son inaction complète lui permit de se livrer plus que d’ordinaire à son sport favori.
La première saison où il put, sans entraves, battre la plaine lui sembla merveilleuse. Il bénit alors la retraite qu’il avait primitivement maudite.
Mais les années passèrent. D’être chaque jour à portée de sa main, son plaisir devint moins vif. Peu à peu, le vieil homme s’alourdit, sortit plus rarement, craignit les intempéries et ne tira quelques coups de fusil que par habitude et pour ne point s’avouer à lui-même qu’il était vaincu par l’âge.
Un soir d’hiver, il s’écroula, frappé d’une congestion. De longs mois, il demeura à demi paralysé entre la vie et la mort. La convalescence fut lente et l’été le trouva, blanchi, voûté, dans un grand fauteuil qu’il ne quittait presque plus, sur le seuil de sa porte.
Pourtant, lorsque, au début de septembre, la chasse recommença, M. Balinot parut retrouver une énergie nouvelle. Il écouta avidement les détonations matinales et deux larmes roulèrent sur ses joues amaigries. Pour la première fois, il ne serait pas de la fête ! Une sombre fureur le secoua. Il tenta de marcher, de retrouver sa force abolie et retomba sur son siège. Alors il se résigna, mais s’enquit chaque jour du gibier et des prouesses de ses anciens compagnons.
Peu à peu, son esprit s’appauvrit ; un gâtisme sénile lui embrouilla la parole et il ne fut plus qu’une loque lamentable, vivant animalement et attendant sa fin.
Le médecin, consulté, ne put donner aucune espérance. Il diagnostiqua un ramollissement cérébral, causé peut-être en partie par une pointe d’alcoolisme, et surtout par la vieillesse, le manque d’activité intellectuelle et l’oisiveté.
Et les jours gris s’écoulèrent entre ce fantôme à peu près muet qu’on reconnaissait à peine et sa femme acharnée à le soigner tout en le gourmandant.
À présent, il ne bougeait presque plus, somnolant des journées entières, mâchant voracement sa maigre pitance et soulevé seulement de courtes colères qui lui empourpraient la face, chaque fois qu’il ne pouvait se faire comprendre.
Lorsque l’ouverture de la chasse eut lieu une nouvelle fois, M. Balinot ne parut pas d’abord y prendre garde, mais les coups de feu qui se succédaient le préoccupèrent peu à peu. Comme un enfant, il écouta en souriant dans le vide. Puis, brusquement, il se souvint.
Confusément, un travail de résurrection se fit dans son cerveau malade. Longtemps il demeura figé, le cou tendu et la bouche tordue d’un rictus. Sa femme était sortie pour se rendre au marché. Les détonations se multiplièrent. Les doigts du vieillard se crispèrent sur les bras du fauteuil. Il haletait doucement et de grosses veines saillaient à ses tempes. Son regard éteint s’anima et, brusquement, dans un effort suprême, il se leva.
Il dut s’accrocher à la porte pour ne pas tomber, mais une vigueur inconnue le redressa. Il suivit le corridor, poussa le battant de la grande salle-cuisine et s’immobilisa. Ses yeux, au-dessus de la cheminée, fixaient le vieux fusil qu’il avait porté tant de fois. Comme en un rêve, il tendit la main, le décrocha, puis, extasié, le caressa dévotement. Alors, maladroitement, il fouilla dans des boîtes. D’obscurs souvenirs renaissaient en lui. Il trouva quelques cartouches abandonnées depuis longtemps et, avec des peines inouïes, chargea l’arme. Un geste de satisfaction détendit ses traits. Un moment, il resta debout, ruminant des pensées lointaines, puis lourdement il tomba à genoux derrière une chaise, appuyant au dossier le canon qui tremblait dans sa main.
Une béatitude infinie se répandit sur son visage. Il se revoyait le soir à l’affût près de l’orée du bois. Les branches s’entrecroisaient devant lui. Le silence était total. Seul, de temps à autre, le feuillage frissonnait au-dessus de sa tête. Le chasseur attendait longuement, patiemment. Des lapins s’ébattaient, trop loin. Un ramier passait, d’un vol effarouché. La nuit tombait comme une cendre fine. Les choses s’estompaient. M. Balinot guettait toujours. Ses jambes s’engourdissaient ; ses mains serraient davantage la crosse dure. Enfin, sourdement, il entendait une galopade ; des pas s’approchaient, pesants, et ralentissaient. Le vieillard entrevoyait maintenant le gibier, le gros gibier tout proche.
Tassé contre son meuble, il sentit une flamme lui monter au cerveau et crispa son doigt sur la gâchette. Les prunelles exorbitées, il contempla l’ombre des taillis près de lui…
La porte s’ouvrit, une forme noire s’y encadra et le malheureux, appuyant sur la détente, foudroya à bout portant sa femme qui rentrait. Mais il ne comprit pas. Devant le corps allongé, il éclata d’un rire triomphant. Et, changé, transfiguré, brandissant son fusil encore fumant, il hurla d’une voix rauque, en se jetant dans la cour :
« Marie !… Marie !… J’ai fait l’ouverture… Viens voir… la belle pièce… la belle pièce… que j’ai tuée !… »
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(Albert de Teneuille, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, quarante-troisième année, n° 15329, mardi 9 mars 1926 ; dessin satirique d’Abel Faivre, 1909)