Sur la terrasse, Zalobib s’accouda, profond et triste comme le monde qui s’étendait à ses pieds ; – à cette altitude, un courant aérien venu du sud charriait une tiède haleine. Quelques nuages formaient plafond bas pour les Terriens, mais le haut de l’Édifice, sur eux, semblait voguer.

Les lumières de la cité qui parvenaient jusqu’à lui, par intermittence, – paraissaient clopiner par les couches aériennes.

Au-dessus de lui, des lumières encore, mais dans leur chevauchée céleste : trois cent mille kilomètres à la seconde, elles semblaient lui parvenir comme des flèches walkyriennes lancées par l’arc même de Dieu. Il les interrogea du regard pour la millionième fois. De la supplication et de la rage aussi fermentaient en lui.

Puis il fit téléphoner à New York, pour la communication avec le Building de la région des lacs.

L’Édifice de là-bas avait-il enregistré les mêmes appels ? Il lui tardait de savoir… Les trois minutes durant lesquelles il lui fallut attendre lui parurent éternelles. Des souvenirs, durant ce laps de temps, se chevauchèrent en lui. Sans qu’il sût pourquoi, il songea à l’avant-dernière guerre, « la guerre européenne » ainsi que la désignaient les manuels, pour différencier la guerre de 1914 de celle qui l’avait suivie en 1963, et que l’on appelait généralement « la guerre des deux hémisphères. » En regard du dernier conflit, la guerre de 1914 apparaissait désormais comme une grosse échauffourée. En 1963, Japon et États-Unis en étaient d’abord venus aux mains, puis la marée jaune avait déversé les Asiatiques sur l’Europe submergée. C’était durant cette guerre que l’électricité avait acquis la première place ; les explosifs avaient vécu, détruits, sans coup férir, par la fée invisible.

Cent trente millions de morts avaient empoisonné la Terre au point que les épidémies, durant dix ans, s’étaient succédées, engloutissant encore plusieurs millions de cadavres. Et puis, brusquement, comme une chambre à l’air vicié dont on ouvre la fenêtre, – l’atmosphère de nouveau avait été respirable. Adaptation, avaient dit quelques scientifiques. Phénomène extérieur, avait pensé Zalobib Kodar, comme soulevé par une intuition géniale. Or, maintenant, il ne savait pourquoi, il associait bizarrement dans sa pensée son idée d’autrefois avec les hypothèses qu’inlassablement il construisait sur le phénomène enregistré depuis un siècle presque par les vieux marconi.

… Une fois de plus, il rejeta loin de lui, d’un geste agacé, la pensée bourdonnante qui tournait autour de son cerveau, sans se poser jamais.

Du Canadian-Building, on l’appelait à présent ; il courut… Il ne tenait pas l’ampliphone depuis une minute qu’il se mit à trépigner, tout à fait en proie maintenant à la colère terrible qui s’emparait toujours de lui à ces moments-là. Et il revint au galop vers Sirmon Lovdak.

« Trente-trois signes seulement, là-bas… Et ils ne disaient rien…

– Trente-trois signes ! hurla le disciple. Pourquoi trente-trois signes au lieu de soixante-dix-sept, – et pourquoi ne nous le disaient-ils pas tout de suite ?

– Apparemment, rugit Zalobib Kodar, qu’ils sont aussi bêtes que nous et que, de même, ils supposaient que les transmissions identiques duraient toujours. Mais l’intensité… Vite, l’intensité… »

Sirmon Lovdak y avait songé tout de suite. Il en fut remercié d’un coup d’œil. Zalobib Kodar reprit l’ampliphone, – qu’il laissa bientôt retomber, comme las.

« Je n’y comprends rien, marmonna-t-il… rien. 33… intensité 14…  – 77… intensité 32,4. Je suis dérouté… dérouté… » Il courut à la terrasse ; il regarda les étoiles narquoises, absolument comme s’il en eût espéré quelque chose. Quand il rentra, toujours trottant, les écouteurs magnétiques n’enregistraient plus rien.

Longtemps, – tandis que les électrochronomètres inscrivaient passivement, – les deux savants attendirent. Et, tout à coup, une cadence nouvelle s’inscrivit aux appareils. Sirmon Lovdak prit ses dispositions pour mesurer les temps ; l’électrophone tournoya en grincillant. Zalobib Kodar comptait les signes inconnus.

« Trente, trente-et-un, trente-deux, trente-trois, dit-il. J’en étais sûr… »

Pendant que le disciple comparait la durée des signes entre eux, et les signes du « message 33 » avec ceux du « message 77, » – comme on devait les appeler plus tard, – le maître avait couru à l’ampliphone. Il jubilait à présent, croyant tenir le fil d’une riche hypothèse. Il devait, ainsi, se désespérer et se féliciter alternativement pendant douze heures. – Car, pendant douze heures, les écouteurs magnétiques qu’il avait inventés, impassiblement, égrenèrent les signaux incompréhensibles.
 

*

 

Les journaux, à l’accoutumée, dès le lendemain firent part au monde à peine intéressé de cette extraordinaire nouvelle. Ainsi qu’il leur est habituel, ils déversèrent à ce sujet leurs stupidités ordinaires et leurs plaisanteries courantes.

Si les peuples se soucièrent assez peu du fait énorme qui allait changer la face du monde, – tout ce qui, par contre, prétend à l’intellectualité entassa les conjectures les plus démentes sur les sottises les plus dénuées de sens.

De graves savants expliquèrent le phénomène de la manière la plus naturelle ou la plus excentrique, et ne manquèrent pas de se prendre à partie les uns les autres dans les publications où ils glosaient. Un scientificomique fit sa fortune en donnant des conférences. Un prédicateur en tira des enseignements précieux pour ses ouailles. Un inventeur de jouets créa un poste de sans-fil pour bambins. Enfin, les cryptographes du monde entier s’ingénièrent…

Seul Zalobib Kodar s’enferma résolument chez lui, se dérobant à toute interview, et s’acharna avec fureur sur les deux muets cryptogrammes.

Une semaine passa, qui n’apporta rien… Il recourut à l’aide des spécialistes des langages secrets qui ne comprirent pas davantage le mystère. Des mois s’écoulèrent. L’obscurité, de plus en plus, devenait opaque. Sirmon Lovdak, qui, silencieusement, peinait en songeant à Élita, dépérissait peu à peu, lui dont le grand espoir se heurtait, comme un oiseau de mer, aux vitres attirantes d’un phare.

Les journaux commençaient à tourner la chose en dérision. De graves revues émirent de prudents soupçons sur l’existence du phénomène ; on insinua l’idée d’une mystification dont aurait été dupe l’électrologue ; même, on l’accusa de réclamisme.

Malgré l’intérêt que le Maître prenait à ses recherches, il commençait à se sentir, lui aussi, envahi par le pessimisme, lorsqu’il reçut une lettre qui l’amusa d’abord, l’intrigua ensuite, puis le fit longuement réfléchir.

Cette lettre, écrite en un anglais détestable, émanait d’un de ces fakirs de l’Inde dont la réputation, de plus en plus, avait grandi depuis la guerre de 1963. (Au moment où la marée-jaune-humaine avait monté et submergé l’Europe, – seuls les fakirs et leurs adeptes avaient résisté à cette sorte d’envoûtement terrible subi alors par les masses asiatiques. Plusieurs d’entre eux avaient payé de leur vie leur résistance au typhon ; l’on contait des faits invraisemblables à ce sujet, de véritables transubstantiations : l’âme du fakir massacré s’emparant alors de la foule meurtrière et retournant son fanatisme comme une manche d’étoffe… Bien d’autres faits archisinguliers n’étaient pas encore oubliés, ou, pis, devenus légendaires ; à les réunir pour les étudier, certains chimioccultistes de l’époque avaient émis des hypothèses curieuses tendant à affirmer la soustraction périodique de certaines forces psychiques de la Terre au profit de puissances inconnues ; or les fakirs, semblait-il, avaient résisté à cette emprise. L’on devait apprendre un peu plus tard que nombre d’individus isolés, épars sur tout le globe, possédaient un pouvoir identique, mais en 1987 aucune observation valable n’avait encore été faite à ce sujet.)

Zalobib Kodar n’ignorait pas le détail de ces faits trop brièvement rapportés ici, mais dont l’exposition complète nuirait peut-être à l’unité du récit, et qui feront sans doute l’objet d’un autre ouvrage. C’est en recueillant, dans sa formidable bibliothèque, des précisions à ses souvenirs, qu’il avait commencé à attacher quelque importance à la lettre exotique.

En en examinant tous les points moins obscurs, et surtout, en négligeant tout ce qu’ils renfermaient encore d’incompréhensible, il arrivait à une hypothèse inimaginable aux cerveaux ordinaires, mais qui, pour lui, offrait assez d’intérêt pour qu’il décidât de la suivre, – quitte à l’abandonner aussi, comme il avait déjà abandonné tant de pistes. Cette dernière supposition pourtant avait sa prédilection, car elle était parallèle à des intuitions qui, depuis trente ans, lui étaient venues et qu’il n’avait jamais osé suivre dans leurs méandres, n’eût-ce été que pour lui-même.

Avec, sur sa table, la lettre bizarre dont il avait traduit en esperido (alors presque universel) les passages broussailleux, pour les mieux pénétrer, il réfléchissait longuement aux paragraphes essentiels :

« Les ondes sensibles, disait le fakir, n’impressionnent pas tant les appareils que les hommes. Les appareils enregistrent instantanément ; les hommes incubent…

Il faut du temps pour que le message, même non traduit, soit tout de même compris (1) par les hommes. Alors, ils exécutent ses ordres, – en les ignorant. »

Et le fakir annonçait qu’il arrivait avec nombre de disciples, prêts à se dévouer à toutes fins jugées utiles par l’électrologue.
 
 

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(1) Ici, Zalobib Kodar avait traduit par « compris, » mais il supposait que le scripteur avait tout aussi bien pu signifier « senti. »
 

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(À suivre)

 
 

 

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(Marcello-Fabri, in La Renaissance d’Occident, troisième année, tome V, n° 1, janvier 1922 ; illustrations de Jean-Paul Quint, extraite du numéro de La Baïonnette consacré à « la Guerre vue des autres Planètes, » quatrième année, n° 175, 7 novembre 1918, et de Roland Topor)