Il y avait autrefois une comtesse de Poitiers, nommée Honorinde, à qui son destin venait de donner pour mari le plus grand chasseur de l’univers. Cet homme aurait volontiers passé sa vie dans les bois, où il poursuivait nuit et jour ce que nous appelons, en style du métier, la grosse bête. Étant demeuré vainqueur d’un monstrueux sanglier, il lui abattit lui-même la tête, et cette hure, encore mouvante et ensanglantée, il vint la présenter à sa dame sur un grand bassin. La jeune femme était dans le premier mois de sa grossesse. Elle eut de la répugnance et de la frayeur à contempler cette hure encore menaçante ; elle s’en troubla au préjudice de son fruit. Huit mois ou sept mois et demi après, elle mit au monde une fille, qui de tout son corps avait forme humaine, et là-dessus une épouvantable tête de sanglier. Imaginez quels cris, quelle douleur, quelle consternation !… Le curé du lieu refusa le baptême ; et le comte, abattu et désolé, ordonna d’aller noyer cet enfant.
Au lieu de le jeter à l’eau, son valet scrupuleux s’en alla droit au monastère de Fontevrault. Il déposa son paquet fermé dans l’église des moines, et puis s’en retourna chez son seigneur, qui n’eut plus jamais d’autre enfant.
Les religieux bénédictins, ne sachant d’où venait ce monstre, crurent qu’il y avait là-dessous du prodige. Ils baptisèrent en cette petite personne tout ce qui n’était point sanglier, et s’en remirent pour le surplus à la Providence. On éleva, dans le plus grand secret, cette singulière créature qui buvait et lapait à la manière de ses pareils. En grandissant, elle marcha sur ses pieds et sans la moindre imperfection. Elle savait s’asseoir, se mettre à genoux, et faisait même la révérence. Mais elle n’articula jamais des paroles distinctes, et c’était toujours une voix rauque et dure qui hurlottait et grommelait.
Son intelligence n’alla jamais jusqu’à savoir lire et écrire, mais elle entendait aisément tout ce qu’on pouvait lui dire ; et la preuve, c’est qu’elle y répondait par ses actions.
Le comte de Poitiers étant mort à la chasse, Honorinde apprit de son vieux serviteur en quel asile, en quel dépôt, il avait jadis déposé la petite. Cette bonne mère s’y transporta, et les moines, après quelques façons, avouèrent ce qu’il en était. Elle voulut la revoir : ils la lui montrèrent. À cet aspect, elle ressentit la même commotion intérieure qui avait, dans le temps, perverti la nature. Elle gémit, s’évanouit, fondit en larmes, et n’eut jamais le courage et la fermeté d’embrasser ce qu’elle voyait.
Sa reconnaissance n’en était pas moins vive et sincère ; elle remit une somme considérable aux bénédictins de Fontevrault, les chargeant de continuer leur bonne œuvre et leur charité.
Le père prieur, faisant réflexion que sa pensionnaire hideuse était de grande famille, et d’une famille à grands biens, résolut de la faire avoir à son neveu par mariage. Il s’en ouvrit à ce jeune homme, qui regarda fixement sa future et assura qu’il s’en contentait. « Elle est chrétienne, répondit-il à son oncle, puisque vous l’avez ici baptisée. Elle est d’une bonne maison, puisque Honorinde l’a réclamée. On en voit d’aussi laides qu’elle et qui trouvent pourtant des maris. Je mettrai un joli masque à la mienne, et ce masque me fera suffisamment illusion. Bénédicte, à cela près, est bien faite ; j’espère avoir de beaux enfants qui parleront. »
Le prieur commença par les marier ; il en fit part ensuite à Honorinde, qui, n’osant ébruiter cette existence, fut réduite à supporter ce qu’on avait fait.
Le mariage de la jeune laie ne fut point heureux. Elle mordait son mari du matin au soir. Elle n’entendait rien à se mettre à table et ne voulait manger que dans son baquet. Il ne lui fallait ni fauteuil, ni sofa, ni bergère ; elle s’étendait sur la table ou sur le pavé.
Son mari, au désespoir, demanda la cassation de son mariage ; et comme les tribunaux n’allaient pas assez vite au gré de son impatience, il tua d’un coup de pistolet sa compagne Bénédicte au moment où elle le mordait et le déchirait devant témoin.
Honorinde la fit inhumer à Fontevrault. Et sur sa tombe, à la fin de l’an, elle bâtit un monastère auquel ses immenses biens furent donnés, où elle se retira elle-même comme simple religieuse, et dont elle fut nommée première abbesse par le pape qui régnait alors.
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(Extrait des Mémoires de madame de Montespan, in Le Compilateur, revue de la semaine, esprit des journaux, n° 12, dimanche 22 novembre 1829)
Est-il, pour un observateur, plaisir plus vif que celui qu’il éprouve le jour où, après avoir longuement et patiemment suivi un phénomène en apparence étrange, se dérobant aux normes, il découvre, enfin, le mobile latent de son évolution, s’explique ses écarts et le range définitivement à la place qui lui revient dans l’immense mais rigoureusement systématique ménagerie universelle. C’est un plaisir de cette nature que nous offre le dernier livre de M. Céline, Bagatelles pour un massacre (1). Depuis cinq ans que nous observons in vivo cet auteur, à qui ses procédés stylistiques ont valu une tapageuse renommée, nous cherchions à découvrir les lois inexorables qui régissent l’enchaînement de ses élucubrations.
L’auteur de Voyage au bout de la nuit (1933) et de Mort à crédit (1936), a été présenté aux lecteurs du Courrier. Une double analyse, stylistique et psychologique, parue ici-même (2) a mis au jour les principaux thèmes de cet art de maniaque caractérisé : défécation, lieux d’aisance, odeurs fétides, coprolalie, le tout tournant, sous l’empire d’une obsession type, au cliché, à l’écholalie, à l’éréthisme verbal stéréotypé ; bref, à la chronicité tant dans les dyslogies du style que dans les visions du délire scatologique et des hallucinations sensorielles et génitales.
Aussi complet que fût ce diagnostic, aussi entière la confirmation que lui apporte le nouveau livre de l’auteur étudié, le principium morbi n’en restait pas moins obscur. Certes, l’extrême prolixité, la verbeuse incohérence des propos, les blocs pesants que présentaient ces livres (les deux premiers comptaient près de 700 pages chacun, en petits caractères, et encore l’éditeur avait-il été obligé d’élaguer d’importantes parties des manuscrits) étaient des symptômes significatifs. Ils se trouvent encore aggravés dans Bagatelles où le flot désordonné des paroles l’emporte sur toute tentative de composition. Le livre commence bien par un semblant de situation, mais il ne parvient pas à maintenir la fiction, et ses 400 pages (en petits caractères) ne sont reliées par aucune affabulation, voire par aucun fil conducteur. Le lecteur est projeté d’un chapitre à l’autre comme par des cahots d’autobus, et ces chapitres se succèdent au petit bonheur, va-comme-je-te-pousse, découpés dans un texte uniformément visqueux et monotone, au moyen de blancs typographiques. Cela ne saurait étonner, puisque la composition est la logique de l’art.
De cette mare poisseuse s’élève une longue plainte, une immense récrimination : celle d’un Auteur (avec une majuscule) à l’ambition insatisfaite.
Mais laissons plutôt parler M. Céline lui-même. Car s’il met beaucoup d’habileté à camoufler la véritable intention de son livre, qui est un règlement de comptes avec la critique (voyez l’épigraphe), il ne possède point, et pour cause, la patience, l’esprit de suite, le sens critique nécessaires à un pamphlétaire pour cacher ses propres points vulnérables. De-ci, de-là, avec une pitoyable ingénuité, il laisse percer le bout de l’oreille.
Le point de départ de Bagatelles est un scénario de ballet que M. Céline (car cette fois il parle bien en son nom) se voit refuser successivement par l’Opéra, par l’Exposition 37, par les compositeurs, par les théâtres et, même, dernier affront, par la scène moscovite. Or, le scénario – l’auteur n’en doute pas – est excellent. La faute en est donc à ceux qui ne savent pas l’apprécier. Sa vanité blessée, M. Céline se rebiffe : « J’ai meilleur goût, moi tout seul, que toute la critique pantachiote et culacagneuse réunie… » « D’abord, la critique de moi-même, à partir d’aujourd’hui, c’est moi. Et ça suffit. Magnifiquement… Il faut que j’organise sans désemparer ma défense… Il faut que je devance les juifs ! »
Les juifs, ici, viennent à point pour endosser la responsabilité des échecs littéraires de M. Céline. Du coup, tous les refus s’expliquent : M. Rouché n’est-il pas juif ? Les compositeurs ne sont-ils pas tous juifs ? L’Exposition 37, « poly-juive maçonnique » ? La Comédie-Française, « aux huit-dixièmes juive » ? Et les Soviets alors !
Même lorsque M. Céline fait parler un autre personnage, il ne parvient pas à trouver à son antisémitisme une autre cause de ressentiment : « Popol, en parenthèses, il venait de subir un dur échec, son chef-d’œuvre refusé tout net, par la Ville… Tous les juifs en avaient fait florès… » Et si M. Céline consacre des pages compactes à couvrir d’ordures son ancien chef à la S.D.N., n’en cherchons point les raisons « idéologiques » (pas plus que pour expliquer son revirement à l’égard de Moscou). Quelles que soient ses diatribes contre l’institution de Genève, l’origine de sa rancœur, il la trahit en trois lignes où il raconte que ce chef avait fait la grimace à la lecture d’un de ses chefs-d’œuvre. Ce ne sont pas des choses qui s’oublient.
Mais M. Céline n’est-il donc pas un auteur à succès ? Certes, le boum soulevé par Voyage au bout de la nuit fut appréciable. Cependant, au fond de lui-même, il sait que ce n’était qu’un boum et qu’il n’est pour lui qu’une seule façon de garder la vedette, c’est de faire du scandale. Et il l’avoue : « Personnellement, il me sera possible sans doute, de me défendre encore pendant quelque temps, grâce à mon genre incantatoire, mon lyrisme ordurier, vociférant, anathématique… » C’est à cela qu’a servi « la merde » de ses précédents livres, c’est à cela que, ce thème épuisé, sert « le juif » de Bagatelles. Ce n’est qu’un procédé publicitaire.
Car la grande affaire pour M. Céline est de vendre ses produits. Voyez ses interminables digressions, avec chiffres à l’appui, sur les tirages, les prix de vente et les prix littéraires. Combien « putrides » et écœurants tous ces Fémina, Goncourt, Nobel, prix académiques ! Sauf, bien entendu, le Prix Théophraste Renaudot qui, par hasard, a été attribué à M. Céline en personne…
Combien infâmes les écrivains étrangers qui osent se faire traduire en français et venir encombrer ainsi le marché ; en particulier les représentants de « l’art hébraïque anglo-saxon, » tous ces « très insignifiants Lawrence, Huxley, Wells, Shaw, Faulkner, dos Passos, » aux tirages astronomiques.
D’ailleurs, M. Céline n’est pas plus tendre pour les concurrents français : Gide, Cocteau, Cassou, Mauriac, Colette, qu’est-ce qu’ils prennent ! Même les morts lui portent ombrage, puisqu’on les réédite. « Les efforts juifs, les succès juifs, les projets de juifs et d’enjuivés. » À qui ces mots s’appliquent-ils ? Tenez-vous bien : à Montaigne, à Racine (« emberlificoté tremblotant »), Zola (« scientifico-judolâtre »), Stendhal, Cézanne, Maupassant, Proust. Proust surtout l’irrite (pour une fois, un vrai demi-juif), qui a eu son stand au Palais du Livre de l’Exposition 37. Ah ! ces stands littéraires, parmi lesquels ne figurait pas celui de M. Céline, quelles cruelles insomnies lui ont-ils causées !
Il vitupère, vomit, éjacule et, soudain, se trahit ingénument :
« En vous parlant de toutes ces choses de traductions, de librairie. je me suis animé un peu. N’allez point m’estimer jaloux !… »
Pauvre M. Ferdinand Céline !
De même, il feint d’ignorer les critiques. « Je ne lis pas l’Argus, insiste-t-il ; Denoël pas davantage. » La belle blague ! M. Denoël est bien l’unique éditeur qui a eu recours à un procédé publicitaire inédit : n’a-t-il pas publié une Apologie de son auteur, entièrement consacrée à compter, citer et commenter justement les coupures de « l’Argus » ? Et M. Céline lui-même se montre dans Bagatelles parfaitement renseigné sur tout ce qu’ont dit de lui ces « torves fumiers » de critiques auxquels il ne peut pardonner de ne pas s’être laissé berner. Il leur en veut surtout du préjudice commercial qu’ils lui ont causé : « Toute la critique est bien en quart, à la porte de chaque librairie pour empêcher qu’on m’achète. » En vérité, si Bagatelles pour un massacre est un appel au pogrom, c’est d’un pogrom de critiques qu’il s’agit.
La monstrueuse et insatisfaite vanité de M. Céline s’était manifestée dans ses précédents livres sous forme d’une véhémente invective contre la société. À notre époque de passions politiques déchaînées, on fait pièce de tout bois, et les imprudents de « gauche » s’étaient empressés de sacrer « révolte sociale » ce qui n’était que le sursaut d’une ambition exacerbée. Aujourd’hui, parce qu’il mange du juif, M. Céline est fêté par « la droite. » Quelle erreur ! M. Céline n’est ni avec la gauche ni avec la droite. Lisez-le plutôt : « J’adhère jamais rien… J’adhère à moi-même tant que je peux… »
Ce n’est pas de l’indépendance. C’est l’isolement, l’affreux, l’inévitable, le fatal isolement qui, petit à petit, s’empare du paranoïaque. Alienus signifie au premier chef étranger. Étranger aux uns et aux autres, il tranche l’un après l’autre les liens qui le rattachent à la vie sociale. Il nie tout. Cette négation, ce néant sont représentés, pour l’auteur de Voyage au bout de la nuit, par l’excrément. La guerre, la patrie, les colonies, sa propre profession, la médecine, l’Institut Pasteur, la Société des Nations, le travail, tout le labeur et l’effort des hommes, ne sont pour lui que « merde. » Exclu de tout, étranger à tout, il sombre dans l’incohérent et soliptique monologue qu’est pour lui, désormais, la littérature.
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(1) Éd. Denoël, Paris, 1937.
(2) Le Courrier d’Épidaure, novembre-décembre 1936 : Les thèmes scatologiques en littérature, par Nina Gourfinkel.
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(N. Lavrière, in Le Courrier d’Épidaure, revue médico-littéraire, 5ème année, n° 3, mars 1938)
En apprenant par des cancans de village l’étrange aventure survenue à Lynch, et dont le scandale avait amené la disparition du vieux vicaire sourd de cette paroisse perdue, je recueillis de mon mieux toutes les données du problème, car je sentais, sous les racontars vides et les absurdes anecdotes, quelque chose de plus profond qu’un simple accès de démence ou de blasphème.
Après des années consacrées au paisible exercice de ses devoirs paroissiaux, le vieux Vicaire avait, selon les dires du village, donné dans sa conduite et sa tenue des marques de plus en plus évidentes de bizarrerie ; il avait introduit peu à peu dans le service religieux, certaines modifications, vaguement attribuées tout d’abord à une tendance vers l’Église Haute, mais bientôt rapportées à un dérangement mental croissant ; ce trouble s’était manifesté dans toute son ampleur lors de la fameuse Fête des Moissons, qui avait mis fin à la carrière du Vicaire comme ministre de l’Église d’Angleterre. En cette pénible occurrence, le vieux pasteur était entré dans l’église avec d’étranges oripeaux, pour célébrer un service d’inintelligibles psalmodies, de gestes inhabituels et de prières inconnues aux oreilles de sa congrégation. On avait vu aussi sur l’autel une statue de femme, que le Vicaire aurait dépouillée de son voile au point culminant de la cérémonie. Des échos d’autres dires me parvinrent aussi, – racontars formellement contredits d’ailleurs, et étouffés dans la mesure du possible, – touchant l’exhibition d’autres symboles de l’espèce la plus déplacée. Puis, quelques jours plus tard, le vieillard disparaissait : certains de ses paroissiens le croyaient mort ; d’autres affirmaient qu’il était enfermé dans un asile d’aliénés.
Telle est l’histoire fantastique et presque incroyable que l’on me raconta et dans laquelle je crus, je le répète, pouvoir, à l’inverse de mes voisins, démêler un sens profond. Tout d’abord, s’ils savaient que le Vicaire avait quitté Oxford pour venir s’enterrer dans cette cure lointaine, ils ignoraient tout de ses travaux et de sa réputation universitaire, et aucun d’eux ne connaissait de nom, – ou de vue moins encore, – un gros livre de sa composition, ouvrage classique sur le sujet qu’il traitait. À leurs yeux, le vieillard n’était qu’un prêtre sourd, excentrique et solitaire, et j’étais sans doute, dans le voisinage, le seul homme qui eût causé avec lui du sujet sur lequel il était, en Angleterre, la plus haute autorité de son temps.
Car j’avais un jour rencontré le vieillard, et c’était, assez bizarrement, à cette même époque de la Fête des Moissons, mais bien des années avant sa disparition. Une course à bicyclette par-dessus les collines, m’avait amené, ce jour-là, dans une vallée de blé. Je suivais la route sans haies qui traversait de vastes champs de chaume, et tombai, après avoir, à deux ou trois reprises, dû mettre pied à terre pour ouvrir des barrières, sur un groupe de chaumières, au milieu desquelles une petite église normande dressait, sous de grands ormeaux, ses murs délabrés. Je rangeai ma bicyclette pour traverser le cimetière, et, franchissant le porche en profond retrait, je pénétrai dans l’église où un spectacle d’une grâce inattendue frappa mes yeux. Dans la fraîche pénombre de la petite nef, se déployait un véritable luxe de décoration, s’étalait une profusion de fruits et de légumes : courges jaunes, pommes et prunes, épis d’or, grosses miches de pain et guirlandes de fleurs de Septembre. Perché au haut d’un escabeau, un vieux clergyman au costume râpé mettait la dernière main à sa décoration quand je pénétrai dans l’église. En me voyant, il descendit de son échelle, et je le félicitai de son œuvre, en élevant légèrement la voix, car je m’aperçus qu’il était un peu sourd. Nous parlions de la Fête des Moissons, et, voyant tout de suite que j’avais affaire à un homme cultivé et certainement sorti de l’Université, je fis allusion au trait qui m’avait vivement frappé dans la décoration de la vieille église : c’était son caractère païen ; on eût dit d’un pauvre temple archaïque, perdu dans quelque coin du monde ancien, et orné, voici vingt siècles, par la piété villageoise, pour quelque fête locale. Nullement scandalisé de ma réflexion, qui parut au contraire lui faire plaisir, le vieux prêtre avouait avec moi retrouver quelque chose de païen dans notre Fête des Moissons : c’était, sans doute, un vestige des rites antiques de la Végétation, de la vieille religion de la Terre. Cette Fête, comme bien d’autres, n’avait pas été abolie par le Christianisme, mais absorbée par lui, et dotée d’une signification nouvelle. « Certes, ajoutait le vieillard, que le sujet paraissait passionner, et dont me captivait la préciosité un peu pédante de langage, certes, la Fête des Moissons n’est qu’une survivance de la religion préhistorique du Blé, du culte de la Déesse qui porte aux époques classiques les noms de Démèter, de Ioulo et de Cérès, mais dont la célébration comme Mère de la Terre et Génie des Blés remonte à une antiquité beaucoup plus reculée. Il est incontestable que cet Esprit de la Végétation a été vénéré depuis les temps les plus lointains par les populations agricoles ; champs de blé et moissons mûres évoquaient tout naturellement la présence, au milieu des épis, d’un être bienveillant, qui, en échange de rites et d’offrandes consacrées, octroyait les grains lourds et les moissons dorées. » Le vieillard me citait des passages de Virgile, et me renvoyait à la description par Théocrite, d’une Fête des Moissons en Sicile ; ces citations devaient m’être familières, mais si le sujet m’intéressait, je trouverais une ample source d’informations dans un livre, – dont je n’avais sans doute jamais entendu parler, – qu’il avait écrit sur les Divinités de la Végétation dans la Mythologie Grecque. Le hasard voulut que je connusse cet ouvrage, et me sentisse d’autant plus intéressé par cette rencontre fortuite d’un savant distingué ; j’exprimai de mon mieux ce sentiment, et me remis en route, promettant de revenir un jour. Je n’eus jamais l’occasion de tenir cette promesse, mais, de retour plus tard dans le voisinage, lorsque je fus informé du malheureux scandale, le souvenir de ma promesse et de notre conversation me permit d’édifier une théorie sur la réalité des faits.
Il y avait eu, évidemment, un changement trop brusque pour le vieil érudit arraché à ses livres et à sa vie d’Université, et plongé tout à coup dans la solitude de cette vallée lointaine, parmi la vie généreuse et la sève palpitante de la Nature. À mon sens, le joyeux spectacle étalé sous ses yeux fanés, des pousses exubérantes, des rameaux bourgeonnants et des moissons mûres, avait peu à peu dérangé son cerceau. Son esprit, de plus en plus indifférent aux doctrines de l’Église dont il avait pris les ordres tant d’années auparavant, s’était attaché, un peu mieux chaque jour, aux rites païens dont l’étude avait fait l’objet de toutes ses heures, et qui traduisaient une existence fort semblable à cette vie rurale qu’il connaissait maintenant. Cette idée fixe prenait de l’intensité dans l’isolement, et, avec une ardeur de maniaque, le vieux pasteur avait peu à peu modifié le service chrétien, et ramené, à l’insu des fidèles, sa petite congrégation au culte ancestral de la Déesse des Blés. Un beau jour, dédaigneux de toute dissimulation, il était apparu en hiérophante de Démèter, avec une peau de faon sur les épaules et une couronne de feuilles de peuplier ; à la main, il portait un peu prétentieusement le panier mystique et le vase appropriés à ces mystères. La décoction de grains qu’il avait offerte aux communiants scandalisés, faisait aussi partie des rites, et l’effigie de femme placée sur l’autel était celle de la Gerbe Sacrée, dont le prêtre devait lever le voile au point culminant de la cérémonie.
Je regrette fort de n’avoir pu recueillir des détails plus amples et plus précis sur une célébration où le vieil érudit avait sans doute apporté sa connaissance approfondie d’un sujet si troublant pour des générations de chercheurs. Mais quelle puissance d’observation minutieuse demander à un groupe de garçons de labour et à de petits fermiers ? À certains bruits qui me parvinrent aux oreilles, je refusai d’ajouter foi, et ne voulus croire ni au sang de porc répandu, ni moins encore à des symboles obscènes que les enfants de chœur auraient portés dans l’église en procession solennelle. Les paysans ont des imaginations singulières et devaient ajouter d’eux-mêmes un détail grotesque à une cérémonie que leurs conversations faisaient de plus en plus monstrueuse. J’ai pourtant écrit à un savant éminent d’Oxford, pour en appeler sur ce point à son autorité, et il a bien voulu m’expliquer tout au long que si, au cours de l’Haloa ou Fête d’Hiver de la Déesse des Blés, ou du Chloeia, ou Fête du Premier Printemps, une présentation des forces reproductrices de la Nature pouvait être de mise, elle eût été parfaitement déplacée à la Fête des Thalysia, ou Actions de grâce Automnales. Je suis bien certain qu’un solécisme de ce genre – l’introduction dans une cérémonie rituelle de détails non sanctionnés par les textes – aurait paru choquant à l’esprit, même troublé, de l’homme qui s’était toujours montré si consciencieux savant.
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(Logan Pearsall Smith, Trivia, trad. de Philippe Neel, Paris : Grasset, « Les Cahiers verts » n° 6, 1921)
Spiritisme et tables tournantes firent couler beaucoup d’encre dans la seconde moitié du XIXe siècle. « Les Mondes habités, révélations d’un esprit » s’inscrivent dans cette lignée et exploitent un thème récurrent dans le roman spirite : la transmigration des âmes à travers le système solaire. Mais ce qui constitue la véritable originalité de l’ouvrage, c’est qu’il s’agit, à notre connaissance, de l’un des tout premiers essais littéraires traitant de créatures extraterrestres non anthropomorphes.
L’édition originale de ce roman parut chez Dentu, en 1859, sous le nom de William Snake, avant d’être remise en vente cinq années plus tard, anonymement cette fois, sous une nouvelle couverture et chez un nouvel éditeur : Ballay aîné – pratique courante pour écouler les invendus. William Snake est le pseudonyme de Jean-Raymond Eugène d’Araquy, né dans le New-Jersey en 1808, de parents français ; reçu à l’école de Saint-Cyr, il fit carrière dans l’armée, avant de se tourner vers la littérature ; il est l’auteur de trois romans provinciaux et collabora notamment à la Revue contemporaine.
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« Les Séléniens n’ont ni bouche, ni yeux, ni oreilles, ni bras ; ils sont unipèdes et amphibies, et, sur terre, se meuvent par sauts. D’épaisses ténèbres couvrent la partie habitée de leur planète, l’hémisphère que vous ne voyez pas et qui est concave. Un morne silence y règne. Il est couvert de lacs habités comme la terre même. »
Madame B*** étendit la main vers une petite bibliothèque, y prit un livre qu’elle feuilleta, et lut : « Il n’y a pas à la surface de la lune aussi peu d’air qu’il y en a dans le récipient de la meilleure machine pneumatique. Il ne peut pas y avoir d’eau, car l’eau, placée dans le vide, se vaporiserait, et la moindre vapeur réfracte la lumière ; ce qui ne s’est pas encore vu sur la lune. Il n’y a pas de glace, car la glace se vaporise dans le vide. »
Elle ajouta avec une gravité moqueuse: « Leçons d’astronomie professées à l’Observatoire royal par M. Arago, membre de l’Institut, et recueillies par un de ses élèves. Seizième leçon, page 285. Qui opposerez-vous à M. Arago ?
– M. Arago. Je vous renvoie à l’Astronomie populaire, qui vient de paraître, tome III, livre XXI, chapitre XVIII : « Y a-t-il de l’eau sur la lune ? » Vous verrez que l’illustre astronome parlant lui-même est beaucoup moins affirmatif que quand on le fait parler. »
« La lune n’a pas d’atmosphère ; mais l’eau est maintenue à sa surface par un fluide dont vos astronomes à venir détermineront la nature.
De même que chez vous tout se réalise dans la forme, sur votre satellite tout se réalise dans le mouvement.
Si ses habitants n’ont pas d’yeux, ils ont un organe de la vision, et, si je peux parler ainsi, se voient par sensation. Vous comprenez combien il est difficile de vous expliquer une chose dont vous n’avez pas d’idée. Les révélations qui ont maintenant lieu sur la terre se sont toujours produites, mais Dieu a permis qu’elles se multipliassent pour donner un coup de fouet à la foi chancelante. Nous communiquons aussi avec les Séléniens, et ce que nous leur disons de vous les jette dans le plus profond étonnement. Comment leur faire comprendre, leur dire même que vous avez, par exemple, des pieds et des mains ? que vous respirez, eux qui ne respirent pas, puisqu’ils n’ont pas d’atmosphère ? »
« Et comment peut-on vivre sans respirer ? me demanda madame B***.
– Comme certains animaux qui n’ont point d’organes respiratoires, et semblent n’avoir pas besoin de respirer (1). »
« Si nous leur parlons de la nature inanimée de vos arbres, de vos plantes, de vos métaux, la difficulté est bien plus grande encore, comme vous l’allez voir.
Mais, avant d’entrer dans d’autres détails, il faut vous donner une idée de la figure et de l’organisation de ces hommes. »
Je passai à madame B*** une feuille détachée sur laquelle étaient tracées deux figures, et je continuai à lire :
« Le corps de ces hommes est porté sur un tronc de cône renversé A qui est le pied. Au-dessus se trouve un cylindre B sur lequel repose une sphère E. À droite et à gauche, au point d’intersection de la sphère et du cylindre, sont un cône D, et un cylindre C qui projette sept filaments. Au-dessus de la première sphère s’en trouve une seconde qui en supporte deux autres plus petites G et H, de chacune desquelles sortent trois rayons ou filaments. Du point où ces deux sphères se touchent s’élève une tige T au sommet de laquelle est une sorte de fuseau P ayant sept ouvertures circulaires.
La stature de cet homme est de deux mètres de votre mesure. »
« Dieu ! que c’est laid ! dit madame B***.
– Vous trouvez? Je n’ai jamais vu de plus beau scarabée. »
« Le corps de la femme diffère en trois points de celui de l’homme : sur le diamètre prolongé de la sphère F et à chacune de ses extrémités vous voyez un cube X et un polyèdre à facettes du plus bel effet Z : ce sont les appas de la femme. La tige T’, au lieu du fuseau, supporte un triangle P’ à son extrémité. Huit triangles plus petits s’appuient par le sommet sur les deux cotés de ce grand triangle. Telle est la femme de la lune.
Ces hommes ont cinq sens, savoir : le sens du mouvement, qui réside en A et en B ; le sens de la chaleur, en C ; le sens des liquides, en D ; le sens de la lumière, qui réside dans les petites sphères G et H et leurs filaments, et enfin le sens de l’odorat dans la sphère E. »
« Le sens de l’odorat ! et comment peut-on sentir, ou, si vous voulez, odorer sans respirer ?
– Pour nous, cela est difficile ; mais remarquez que la sensation de l’odorat a lieu par contact. L’aspiration n’est qu’un véhicule ; elle apporte les émanations odorantes sur l’organe olfactif. La preuve que l’odorat n’est pas intimement lié à la respiration, c’est que des hommes dont les poumons fonctionnent bien n’ont pas d’odorat par suite de l’insensibilité ou de la paralysie du nerf olfactif. Comment s’opère le contact chez les habitants de la lune ? Votre Esprit ne le dit pas ; mais il suffit qu’il y ait contact pour que ces hommes odorent. »
« Cette sphère E est percée comme une écumoire de trous ayant un jeu de soupape, dont les uns attirent les odeurs, les autres absorbent les aliments, tandis que les autres les sécrètent. Vous verrez tout à l’heure que cette sphère est le siège de la vie. »
« Cela vous paraît extraordinaire, madame ?
– Dites, je vous prie, extravagant.
– Cependant, Cuvier a fait connaître un zoophyte, le rhizostome, dont la structure ne ressemble pas mal à celle de cet homme. Il a la forme d’un champignon. La partie qui correspond au pied du champignon se termine par huit feuilles triangulaires et dentelées. À chacune de leurs dentelures est un petit trou ; et il y a près de huit cents de ces trous. L’animal n’a pas d’autre bouche (2). »
« Insensibles aux influences de la température, ces hommes produisent sans relâche une lumière sans chaleur. Le sens de la chaleur ne leur sert donc qu’à apprécier les degrés de température sans qu’ils en éprouvent ni bien-être ni malaise ; c’est à peu près un thermomètre entre vos mains.
La lumière bleue leur sert de boisson, la verte et la rouge de nourriture.
La lumière cendrée, remarquée par les astronomes autour de la lune et que Lambert de Berlin a vue verte, a réellement cette couleur. Il l’attribue à la réverbération de la terre sur la lune quand le soleil éclaire les immenses nappes de verdure de votre nouveau monde, et, en cela, se trompe ; c’est la lumière verte comestible.
Les diverses nuances représentent la diversité des aliments et des boissons. La lumière rouge et ses nuances sont des aliments grossiers, la verte et les siennes des aliments délicats. La verte se falsifie avec la rouge. »
« Miséricorde ! comme le café avec la chicorée.
– Voyez, madame, s’ils sont en progrès ! »
« Ces deux lumières qui, sans analogie avec vos nourritures animale et végétale, peuvent cependant les représenter quant à la différence entre elles, s’obtiennent par le tournoiement. L’homme opère sur son tronc de cône, qui est protégé par un sabot d’une substance dure assez semblable à la corne, différents mouvements par lesquels il obtient les lumières, les odeurs, les couleurs qui remplacent pour lui vos matières animales, végétales, minérales.
La lumière blanche sert à perpétuer l’espèce ; elle s’émet de préférence dans l’eau. C’est le fuseau P qui la projette pendant que la tige T s’incline dans un mouvement en spirale. De son côté, la tige T’ s’incline dans le même mouvement, et le triangle P’ absorbe la lumière. La fécondation se fait ainsi à la manière de certains de vos végétaux, des palmiers, par exemple.
Le germe déposé dans le triangle P’ descend le long de la tige jusqu’à une poche qui, chez la femme, remplit le vide laissé entre les sphères tangentes F, G, H. À mesure que le fœtus se développe, les sphères G et H s’écartent. La gestation accomplie, l’enfant sort par une ouverture de la poche. Il se tient sur son cône tronqué et se meut dès sa naissance. Les soins des parents se bornent à introduire par le mouvement dans ses organes absorbants la lumière qui doit le nourrir, car ses mouvements à lui ne sont qu’instinctifs.
La maladie, selon son plus ou moins de gravité, ralentit le mouvement des corps ou les immobilise. Il en est de même du sommeil ; ces hommes dorment debout sur leur cône tronqué, enveloppés d’une odeur protectrice qui remplace votre lit et vos rideaux.
Les métaux précieux sont représentés par la lumière jaune et ses nuances. Vos mineurs ne souffrent pas plus que les malheureux employés à la produire. Leur mouvement est selon la ligne droite, mais des plus pénibles à cause des émanations qu’il soulève.
La couleur orange est la maladie, le citron le signe de la virginité. Cette couleur est fort rare, et on en fabrique. »
« Voilà, observai-je, une perfection à laquelle nous ne sommes point encore arrivés. »
« Les grands dépôts d’appro-visionnements, les magasins publics, les habitations d’agrément, les lieux de plaisir enfin, se construisent dans l’eau, les villes sur le sol. Ces constructions se font au moyen d’odeurs qui en défendent l’entrée à tout autre qu’au propriétaire. Le maçon les dispose avec son cône tronqué par un mouvement particulier. Une contre-odeur, dont l’émission annule l’effet des autres, sert de clef. C’est donc dans l’eau que les riches et les oisifs passent tous leurs moments de loisir ; mais ils n’y pourraient rester toujours impunément. Le sens des liquides est là pour les avertir du danger d’une immersion trop prolongée. Il y a dans les établissements publics des cabinets particuliers où l’on dîne très bien à deux pour deux pats de lumière jaune, représentant douze francs de votre monnaie. »
« Ce n’est pas cher, » dit étourdiment madame B***.
« On rencontre presque tous les jours dans une maison à la mode, appelée le Oum, un célèbre banquier, Avenav. Il déjeune dans son lit, se lève à onze heures, réunit ses secrétaires, auxquels il distribue le travail de la journée, va au Pnam, c’est-à-dire à la Bourse, y fait nonchalamment deux ou trois tours, décide de la hausse ou de la baisse, et de là se rend au Oum, où de jeunes filles qui exhalent le lascaris… »
« Qu’est-ce que le lascaris? demanda madame B***.
– Il n’en a pas encore parlé ; mais c’est probablement une odeur. Nous le saurons plus tard sans doute. »
« … où de jeunes filles qui exhalent le lascaris exécutent des danses. Quoiqu’une vengeance ait mis ce riche citoyen dans un état analogue à celui de Narsès et d’Abeilard, il est généreux avec ces dames ; mais il en est réduit à apprécier le cube et le polyèdre, ce qu’il fait par un mouvement rotatoire.
Les maisons, bien que protégées par les matériaux dont elles se composent, ne sont pas toutefois impénétrables. D’habiles voleurs fabriquent de fausses clefs ; mais, pris en flagrant délit ou découverts, ils sont conduits devant le juge, qui leur applique l’odeur d’alspapuf, laquelle empêche de cabrioler. C’est la prison chez vous.
Dévorés des mêmes passions que vous, animés de la même rage fratricide, les Séléniens l’assouvissent aussi par les armes, l’odeur de macarac, qui tue ou blesse selon son intensité. L’homme attaqué s’en préserve par une cabriole. Que s’il la manque ou ne part pas à temps, le macarac ,frappant les trous de la sphère où réside le sens de l’odorat, les dilate, s’y introduit et donne la mort. J’ai donc eu raison de vous dire que là où était le sens de l’odorat, là était le siège de la vie. À la guerre, les soldats enferment leur provision de macarac dans un sac fait d’une odeur appelée binin, qui concentre et contient le poison. Par un mouvement du cône tronqué, ils poussent ce sac devant eux, l’ouvrent et le referment par d’autres mouvements, et par un autre enfin lancent l’odeur sur l’ennemi. C’est une infection ; elle a beaucoup d’analogie avec votre jasmin. »
« Voilà des délicats, dit madame B*** en riant.
« Un des parfums les plus recherchés… »
Je me grattai le front pour trouver un moyen d’expliquer honnêtement à madame B*** ce que je lisais sur le papier.
« Qu’est-ce qui vous arrête ? me demanda-t-elle.
– Avez-vous fait le trajet de Paris à Saint-Cloud par le chemin de fer ?
– Oui.
– Un peu au-delà de Courbevoie, le vent soufflant du nord, n’avez-vous pas été contrainte de porter votre mouchoir à votre nez ?
– Je n’y manque jamais.
– Il y a là une espèce de séchoir qui doit appartenir à M. Domange. C’est l’odeur qu’ils aiment.
– Quelle horreur ! »
Je repris ma lecture.
« Mais le plus délicieux de tous les parfums, celui qui s’obtient par la ligne brisée, le lascaris… »
« Encore quelque infamie, dit madame B*** me voyant hésiter de nouveau.
– Vous l’aurez bientôt deviné, si, comme je le suppose, vous préférez une rose fraîche à une rose desséchée.
– Vraiment, dit-elle ne pouvant s’empêcher de rire, cela a l’air d’une mauvaise plaisanterie.
– Qui sait ?
– Comment, monsieur ! sérieusement vous croyez à ces sornettes ?
– Nous sommes pleins de contradictions. Vous-même, si votre mouchoir avait recouvert une morue, vous le rejetteriez avec dégoût. Cependant vos dents ne dédaignent pas de mastiquer cette chair puante, et votre langue, comme une truelle, de la promener autour du palais pour la mieux savourer. Veuillez y réfléchir, et vous verrez qu’il y aurait des choses très curieuses à dire sur le charme des mauvaises odeurs.
– Je ne suis pas assez savante pour traiter ce sujet. Adressez-vous à ceux qui font métier de les recueillir et de les emmagasiner.
– Les successeurs de ceux dont vous parlez pourront bien un jour, quand la terre communiquera avec la lune, expédier dans des ballons ce parfum qui vous révolte et recevoir en échange l’affreux macarac ou jasmin. Ce sera une excellente branche d’industrie.
– Voulez-vous continuer, me dit madame B*** en aspirant avec bonheur ce qui restait de chocolat dans sa tasse ; le sujet ne me paraît pas comporter qu’on s’y arrête. »
« C’est sur le sol que se produisent toutes ces lumières et toutes ces odeurs ; le mouvement les attire d’en haut et les y concentre. Là est l’arène des travailleurs. Mais sous leurs efforts incessants, ce sol s’est détérioré, est devenu inégal, pénible à parcourir, et l’enchérissement de tous les objets de consommation ou de trafic en est le résultat. Il faudrait de grands travaux pour le remettre dans son état primitif. Aussi voit-on sur la lune, comme sur la terre, le pauvre envier le riche, celui-ci sans pitié pour l’autre. De là des haines d’individu à individu, de peuple à peuple, des luttes partielles, des guerres générales dans lesquelles le macarac coule à flots. Le plus grand capitaine des temps modernes est Bix ; c’est lui qui a fait l’emploi le plus judicieux de ce poison. Ces peuples, après avoir été soumis au gouvernement monarchique, vivent maintenant en république et s’en trouvent fort mal. Ils ne tarderont pas à se donner un roi.
Si les secousses politiques qui ont troublé dans ces derniers temps les habitants de la lune n’ont pas nui aux progrès des sciences, on n’en saurait dire autant des arts, qui paraissent en décadence ; car, ainsi que je l’ai dit, ils ont des arts qui, à la vérité, ne se réalisent pas dans la forme , mais dans le mouvement. S’ils n’ont pas la Vénus de Milo, ils ont la cabriole de Mismuth, le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre. »
« Ainsi, dit madame B***, on fait de la littérature en sauts.
– Il paraît, madame. Et la physique en sauts, et la chimie, et les mathématiques, et la philosophie ; de sorte qu’au rebours de ce qui se passe sur la terre, où les savants ont la réputation d’être un peu lourds, les plus grands savants de la lune en sont aussi les plus grands sauteurs. Remarquez, je vous prie, l’esprit d’orgueil et de dénigrement qui inspire, même à leur insu, les misérables descendants de ces vieux légionnaires qui entreprirent contre Dieu. De même que nous disons d’un homme : « C’est un sauteur, » il est possible que dans la lune la suprême injure soit de dire : « C’est un homme grave. »
– Vous cherchez à plaisanter ; mais au fond vous n’êtes pas éloigné de croire. Eh bien, expliquez-moi comment une cabriole est et peut rester un chef-d’œuvre. J’ai bien entendu parler de celles de Vestris, mais je suis forcée d’admirer sur parole.
– Voici mon humble explication, puisque vous désirez la connaître. Si elle est fausse, votre guéridon la rectifiera dans une nouvelle conversation. Je pourrais vous dire que, pour les dix-neuf vingtièmes des hommes, un chef-d’œuvre n’est chef-d’œuvre que sur parole. Les connaisseurs déterminent la valeur d’une œuvre d’art et la masse adopte leur jugement. Combien d’hommes qui ne seraient pas avertis passeraient devant la Vénus de Milo sans y voir autre chose qu’une femme sans bras ! Mais je ne veux pas éluder la difficulté. Quand vous examinez attentivement un ouvrage de sculpture par exemple, que les détails en sont bien fixés dans votre esprit, est-il nécessaire que vous l’ayez constamment sous les yeux pour le voir ?
– Non.
– Sans aucun doute. Vous et moi voyons la Vénus de Milo comme si elle était là. Supposons maintenant, abstraction faite du jugement individuel que nous portons sur l’ouvrage, supposons, dis-je, que par un sens particulier nous puissions transmettre cette image à d’autres dans toute l’exactitude de ses détails, ni plus ni moins ; ne serait-ce pas comme s’ils l’avaient vue ? Eh bien, voilà, je crois, comment les choses se passent pour la cabriole de Mismuth. Quelques contemporains l’ont vue et la postérité la connaît par eux, à l’aide de ce fameux sens du mouvement.
– Je ne sais si vous avez rencontré juste mais, dans ce cas, Mismuth est plus heureux que l’auteur de la Vénus de Milo, car son œuvre restera jusqu’à la fin sans mutilation.
– Qu’en savez-vous ? cela n’est même pas probable. Les choses de la lune subissent ou doivent subir comme les nôtres la loi du temps. Qui vous dit que, par la transmission, l’image ne s’altère pas ? Il suffit que cette altération n’échappe pas au plus ignorant et que chacun puisse dire : « Il manque là quelque chose. » Aussi ne voudrais-je pas affirmer que la cabriole de Mismuth est intacte et qu’il ne lui manque pas quelque courbe à jamais regrettable, comme les bras à la Vénus de Milo et le nez à tant de statues.
– Au moins m’accorderez-vous qu’ils n’ont pas la musique, puisqu’ils sont sourds ?
– Ils peuvent l’avoir.
– Vous avez encore une explication ?
– Je vais essayer de vous la donner malgré mon incompétence. Il y a, si je ne me trompe, pour la musique deux conditions essentielles : l’harmonie et la mélodie. L’harmonie en général consiste dans un certain arrangement, une certaine proportion, une certaine mesure des parties d’un tout ; elle frappe les yeux aussi bien que l’oreille, on peut dire qu’elle est la base de tous les arts. La mélodie telle que nous la comprenons ne s’adresse guère qu’à l’oreille ; c’est une combinaison de sons appropriés au sentiment que l’artiste veut exprimer. Que le mouvement ait de l’harmonie, cela est incontestable ; mais je dis qu’on y peut trouver aussi la mélodie. Prenons le mouvement le plus simple, le va-et-vient. Supposez plusieurs escarpolettes rangées sur la même ligne. Celui qui leur donnera l’impulsion pourra la graduer de telle sorte que, de tous ces mouvements particuliers, il résulte un ensemble harmonieux. Si maintenant, négligeant l’ensemble , vous vous attachez à une de ces escarpolettes dont le mouvement sera doux, lent, cadencé, vous y trouverez la mélodie. Si vous ne l’y trouvez pas, c’est qu’il faut l’y chercher, tandis que vous la trouvez sans fatigue dans les sons, vous qui êtes pourvue du sens de l’ouïe. Croyez que l’enfant qui s’endort au branle du berceau cède à la mélodie. En un mot, je ne croirais pas dire une hardiesse en affirmant qu’une belle femme est harmonieuse, et que, quand elle marche bien, elle est mélodieuse.
– À ce compte, les sourds de naissance n’ont rien à nous envier, puisqu’ils retrouvent par la vue dans le mouvement les jouissances que nous éprouvons par l’oreille dans les sons.
– Votre objection n’est que spécieuse. Les sourds ont été organisés pour entendre. Ils sont une anomalie dans le milieu où ils vivent, car l’immense majorité qui jouit de la plénitude de ses sens s’attache moins au mouvement qu’à la forme et au son, vers lesquels d’ailleurs son organisation la porte ; mais si vous alliez croire qu’un sourd de naissance, n’étant distrait par aucun bruit, n’est pas plus attentif à ce qui frappe ses yeux que vous et moi, vous pourriez vous tromper.
– Je suis curieuse de savoir comment mon guéridon reconnaîtra le zèle de son avocat.
– Il ne tiendra qu’à vous de l’interroger encore, répondis-je un peu piqué, et pourvu que la vérité éclate
– Oh ! quel homme grave ! »
« La beauté consistant dans le mouvement et non dans la forme, il n’y a pas sur la lune d’art plastique ; peinture et sculpture ne sont qu’un seul et même art. C’est avec le cône tronqué que Mismuth exécuta son chef-d’œuvre.
Je vais vous donner une idée du mouvement de la figure qu’il représenta.
Mettez sous vos yeux le portrait que nous avons fait d’un homme de la lune. Supposons-le de face, quoique ces corps n’aient ni partie antérieure, ni partie postérieure. Tordez le pied à gauche de manière à lui donner la forme d’un cornet à bouquin ; inclinez à droite la partie supérieure depuis et y compris la grande sphère ; tordez la tige en spirale, ébouriffez les antennes du cylindre C et des petites sphères G et H ; projetez au-dehors, par les minces filaments qui les retiennent, les anneaux du fuseau P. Á droite et à gauche de cette figure sont deux femmes en admiration. Tel est l’ouvrage de Mismuth, et c’est réellement un bel ouvrage. »
« Est-ce que vous croyez, me dit madame B***, que cela se montre à tout le monde ?
– Non, en vérité, pas plus que nous ne conduisons les petites filles au musée des antiques.
– À propos d’art, il ne nous a pas encore parlé de la littérature.
– Je crois qu’il y vient. »
« Le sens de la lumière qui réside dans les sphères G et H et leurs filaments, sert à les distinguer entre elles et à apprécier leurs nuances. Il procède à peu près comme votre toucher, qui vous fait reconnaître qu’un corps est rond, anguleux, poli, rugueux, etc. Ces sphères et leurs antennes sont l’organe de la vision, qui s’exerce aussi sur les lumières. Il ne sert plus à les distinguer entre elles, mais à les distribuer, les circonscrire, les localiser, à mesure qu’elles sont produites par le mouvement et individualisées par le sens de la lumière.
Ce dernier la perçoit. Je dis percevoir et non pas voir.
La parole jaillit en étincelles de l’organe où réside le sens de la lumière et se fixe par le mouvement. »
Madame B*** éclata de rire.
« Vous allez aussi expliquer cela ?
– Peut-être, à moins qu’il ne m’en évite la peine. »
« Une expérience fort simple, un jeu d’enfant, va, sinon vous le faire comprendre, du moins vous en donner une idée. Si vous faites tourner un charbon ardent dans un diaphragme percé d’un trou, de manière qu’on ne le voie qu’à son passage vis-à-vis de ce trou, il paraîtra y être continuellement si le mouvement est assez rapide pour qu’il s’y présente dix fois en une seconde. »
« Vous ne riez plus ?
– Non. Mais vous qui triomphez, êtes-vous bien sûr que ce soit le mouvement qui fixe l’image dans le trou du diaphragme et qu’elle ne soit point arrêtée ailleurs ?
– Ah ! ah ! je vois qu’il n’est pas facile de vous en faire accroire. La rétine de l’œil conserve en effet pendant quelques instants la sensation produite sur elle par les rayons lumineux. Cette propriété de la rétine, combinée avec le mouvement rotatoire, donne lieu au phénomène, car le corps lumineux, passant devant le trou, renouvelle la sensation avant qu’elle ait eu le temps de s’affaiblir ; mais si le mouvement cessait, elle disparaîtrait, donc c’est le mouvement qui la fixe.
– Soit.
– Il ne dit pas d’ailleurs que les choses se passent exactement ainsi dans la lune ; mais notre organisation, nos idées ne permettant pas qu’il nous en donne une explication nette, il nous cite un fait analogue. »
« C’est ainsi que vos frères ont leurs livres qui valent bien les vôtres. Ces paroles se fixent dans des lieux déterminés sur une couleur où elles puissent ressortir. La faculté de disposer de ces lieux et de ces couleurs s’achète par la réputation ou par la lumière jaune ; les éditeurs sont donc aussi rares sur la lune que sur la terre. La multiplication des exemplaires et la réimpression se font par le mouvement ; les frais en sont considérables. Tel roman bavard et diffus, imprimé dans une ville, se répand partout, grâce au mouvement. Quant aux auteurs incompris, ils en sont réduits à placarder leurs œuvres dans un coin de leur demeure. Là seulement on peut les lire, ce qui fait de ces hommes une véritable peste pour leurs amis.
Le plus grand poète sélénien, Falz, vivait dans le dix-septième mouvement, qui correspond à votre douzième siècle. Il a fait un poème épique et des poésies amoureuses, car il aima éperdument la belle Lonta, fille de Mistick, la plus incomparable cabrioleuse de son temps ; mais ces amours furent malheureuses. Falz était pauvre. »
« Il paraît, dit madame B***, que c’est le sort des poètes dans tous les mondes possibles. »
« Lonta, cédant aux persécutions de ses parents, épousa Fuddo, un homme riche qui avait beaucoup de lumière jaune, mais qui n’eut pas le citron, pas plus qu’il ne put se vanter de la postérité que lui donna sa femme. »
« Vous voyez, madame, que, différant de nous par tant de points, ces hommes ne nous ressemblent que trop par d’autres. »
« Les animaux qui peuplent la lune vivent dans l’air. Les hommes apprivoisent quelques espèces pour les aider dans leurs travaux et les tuent, à l’état de domesticité comme à l’état sauvage, avec des odeurs meurtrières. Ils ne sont pas immédiatement comestibles ; suspendus dans l’air, ils deviennent de la lumière verte.
La mort qui vous affaisse vers la terre et vous y fait disparaître, élève ces hommes dans la région qu’habitent les animaux. Comme les corps de ceux-ci, les corps humains se décomposent pour se transformer en lumière verte. Vous voyez ce qu’est la chair aux yeux de Dieu , si peu de chose que, répandue dans l’air ou infusée dans les végétaux, elle vous sert d’aliment ; et vous vous nourrissez ainsi de vos propres débris.
Quelque radicale que soit la différence entre votre organisation et celle des habitants de la lune, quelque dissemblables que soient les milieux où vous vous agitez, n’allez pas prendre vos frères en pitié et vous réjouir de votre part dans la vie. Ce qu’ils ont de moins est compensé par ce qu’ils ont de plus. Regardez attentivement le fuseau P et le triangle P’ : les sept ouvertures de l’un, les huit ouvertures de l’autre, communiquent à l’être autant de sensations distinctes et différentes ; car la main équitable de Dieu a pesé jusqu’à un scrupule la somme égale de vos jouissances et de vos peines. Coupables, punis, redevenus innocents par l’indulgence, retombés comme vous, comme vous ils ont été rachetés, et vous vous réunirez ensemble au sein du Père tout-puissant. »
« Que cela est étrange ! dit madame B***. En vérité, si je ne vous voyais entre les mains ces feuilles de papier, je croirais que vous feignez de lire et que votre imagination crée toutes ces chimères.
– Vous me faites trop d’honneur. L’homme ne crée pas, il invente, invenit, c’est-à-dire trouve ce qui est et arrange. Voyez s’il est possible de trouver cela. D’ailleurs voilà ces feuilles, vous pouvez vous assurer que je n’y ai pas ajouté un mot.
– Allons, vite ! continuez.
– On voit bien, dis-je en riant, que vous n’avez que la peine d’écouter.
– Eh ! allez donc, on vous donnera un verre d’eau sucrée, comme aux députés d’autrefois. »
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1) J. Müller, Manuel de Physiologie, t. I, p. 224, traduct. de A. J. L. Jourdan.
2) Flourens, Histoire de la vie et des travaux de G. Cuvier, pages 13 et 175.
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(Les Mondes habités, révélations d’un esprit développées et expliquées par William Snake [Jean-Raymond Eugène d’Araquy], Paris : E. Dentu, 1859)
= Il vient de paraître un prospectus dont voici le titre : =
LE ROYAUME DE DIEU ET DU CHRIST.
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LE SIGNE DU FILS DE L’HOMME.
AVÈNEMENT DU MESSIE.
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ÉVANGÉLISATION PROPHÉTIQUE.
Programme.
I.
Suivent des textes de l’Écriture relatifs à la fin du monde. Puis la deuxième partie :
II.
L’ÉVANGILE DE LA PLÉNITUDE DES TEMPS. LE SIGNE DU FILS
DE L’HOMME.
Compte rendu de cet ouvrage.
« L’ouvrage portant le titre ci-dessus se compose de trois parties, trois faces d’un même tout.
La première est un choix de textes du Nouveau Testament. Ils sont présentés sans liaison apparente, n’étant destinés qu’à fournir des termes scripturaires pour la doctrine, des matériaux sacrés pour l’édifice.
La seconde partie donne une explication du signe du Fils de l’Homme. C’est une figure solaire, nuagée de paroles qui se rapportent à l’homme, au Fils de l’Homme, à l’intelligence humaine. Elle est très bien faite et très belle à voir, de la dimension d’un décimètre, longueur ordinaire d’un index de main d’homme. L’inscription est composée de ces mots : Verbum vita, lux hominum.
Symbole à la fois historique et prophétique, philosophique et littéraire ; on peut y rattacher, mettre en ordre et à leurs places, toutes les paroles des Écritures ; on peut y voir, réfléchi figurément, comme dans un miroir, tout l’être, la doctrine et l’œuvre du Christ.
La troisième partie est une exposition, tant rationnelle que mystique, de l’Évangile de la plénitude des temps. Elle a pour but final de faire connaître, et comprendre, sous forme d’unité, l’Homme, l’Univers, le Grand Tout, le Grand Homme.
Les sujets qui y sont traités peuvent tous être rattachés à six mots : Dieu, le Christ, les Créatures ; l’Esprit, l’Âme, le Corps.
Le Corps, l’Âme, L’Esprit ! les trois un, c’est l’Homme.
Les Créatures, le Christ, Dieu ! les trois un, c’est, l’Univers.
Les six, un :
Les Créatures, corps de l’univers,
Le Christ, âme de l’univers,
Dieu, esprit de l’univers :
C’est le fini, l’indéfini et l’infini, un ;
C’est le Grand Tout, c’est le Grand Homme.
AVIS. – Il sera donné, par l’auteur de ce programme, des réponses verbales à toute personne qui voudra lui adresser des questions précises sur un point quelconque de la doctrine exposée ; il est. donné actuellement une évangélisation prophétique à ceux qui prennent intérêt à l’œuvre.
L’objet de cette évangélisation est d’ouvrir aux auditeurs des perspectives sur l’immense avenir, à la fois terrible et consolant, qui plane sur l’humanité, et de leur montrer, d’après des prophéties qui s’accomplissent, ce qu’il faut faire pour se conformer à la dernière parole du Christ : Veillez.
L’ouvrage dont on voit ci-dessus l’analyse et le compte rendu, l’Évangile de la plénitude des temps, n’est pas encore achevé, ni sur le point d’être livré à l’impression.
Il devra être publié, à un moment encore inconnu, en toutes sortes de langues et de pays à la fois.
Cela demande un travail préparatoire considérable ; et encore ce travail ne saurait-il être entrepris ou accompli que lorsque, par la poursuite de ce premier
Témoignage rendu au Messie,
il se fera spontanément, en lieux quelconques, une réunion de nouveaux précurseurs pour préparer la voie, un concours d’hommes de moyens pour partager la dépouille, un rassemblement d’aigles pour manger le cadavre.
Dans l’intervalle, il pourra être donné une première explication du signe du Fils de l’Homme à ceux qui comprennent la gravité de la situation du monde et le sérieux des paroles prophétiques autant que scientifiques de ce programme.
S’adresser de vive voix ou par écrit, franco, à M. J. Baptiste.
Paris, 14 juin 1860. »
_____
(in Revue Anecdotique des excentricités contemporaines, nouvelle série, n° 2, deuxième semestre 1860)
Le chef-d’œuvre de Gérard de Nerval, le conte qui donne la clef de ses rêves, Sylvie, je l’ai lu pour la première fois en 1882.
J’étais cuirassier de deuxième classe et je revenais, avec mon régiment, de la Beauce, où nous avions manœuvré quinze jours, parmi force dragons, hussards et artilleurs, sous les ordres du marquis de Galiffet. Nous regagnions, d’étape en étape, Angers, notre garnison et nous traversions la petite ville de Bonneval. J’étais en pointe d’avant-garde. Comme nous nous engagions, le brigadier de tête, trois camarades et moi, dans la rue principale, nous fûmes forcés de nous arrêter à cause d’un encombrement de charrettes produit par des paysans qui se hâtaient vers la place du Marché.
Ma jument frôlait la devanture d’un petit bouquiniste qui exposait sur un tréteau, en plein air, des volumes d’occasion. – De l’imprimé, cela ne pouvait que m’attirer. Jugeant qu’il se passerait bien un quart d’heure avant que nous fussions à même de repartir, je mis pied à terre, sous prétexte de resangler, et j’inventoriai l’étalage.
Il y avait beaucoup de romans-feuilletons, coupés dans des journaux et réunis à la colle de façon à former des rouleaux portatifs ; je lus, avec le respect qui convient, les noms de MM. de Montépin, Richebourg, Georges Ohnet sous des titres formidables tels que : La Duchesse fatale, Une Fleur aux enchères, L’Ingénieur sanglant, etc. Chose étrange, tant d’invites à me repaître de littérature émouvante ne me séduisirent point. J’écartai tout ce papier, qui aurait fait le bonheur de quarante trottins, et je découvris un mince volume à couverture grise qui s’intitulait : Sylvie, par Gérard de Nerval.
J’avais lu, étant encore au collège, le Voyage en Orient de Gérard, et j’avais gardé un souvenir ébloui des Nuits du Ramazan, et de l’Histoire de Balkis reine du matin, et de Soliman prince des génies. Car, de tout temps, les récits merveilleux, les légendes parées d’arc-en-ciel ont eu le privilège de m’illuminer l’âme de leurs clartés multicolores. J’aurais donné – et je donnerais – tous les réalismes du monde pour une fable féerique où je puisse trouver à cueillir la fleur non pareille du songe.
J’acquis donc Sylvie, moyennant la modeste somme de six sous, très certain que cette plaquette me procurerait des joies égales à celles que j’avais goûtées en suivant Nerval à Constantinople.
Cependant, je ne pouvais garder Sylvie à la main. Je défis donc la courroie de ma cuirasse, je glissai le volume sous la matelassure, contre mon cœur, puis je rebouclai et je remontai à cheval. La rue s’était déblayée ; nous repartîmes.
Le soir, l’escadron s’arrêta dans un village à blé où se trouvait une vaste grange dont le sol disparaissait sous une couche de paille. On y logea les chevaux de mon peloton et je fus désigné pour prendre la garde d’écurie.
Quand je me fus installé dans la paille, ma jument près de moi, la lanterne de veille posée sur un banc, crainte d’incendie, mon coude sur ma selle et le corps bien enveloppé dans mon manteau, je pris Sylvie et je me mis à lire.
Comment décrire l’impression que je ressentis ?… Dès les premières phrases, ce fut comme si j’entrais dans l’atmosphère bleuâtre, vaporeuse, musicale du pays où règnent Obéron et la fée aux lucioles : Titania. Je vis cette ronde de jeunes filles au crépuscule évoquée par Nerval dès les premières pages de sa nouvelle. Je saluai « Sylvie, avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa peau légèrement hâlée. » Je m’extasiai quand parut Adrienne « blonde, grande et belle. » Et lorsque Nerval nous la peint chantant une vieille légende, à travers la nuit qui monte et le clair de lune, je crus, moi-même, prendre part à cette fête ingénue.
Mais il faut citer, car la rencontre d’Adrienne a influé sur toute la vie du poète. Elle explique son talent, tels de ses actes qualifiés de bizarres par les positifs et, peut-être, la possession qui le conduisit à la mort.
N’oubliez pas qu’au temps de cette ronde Adrienne et Gérard étaient deux enfants et lisez :
Tout d’un coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée, seule avec moi, au milieu du cercle. Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m’empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d’or effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s’empara de moi. La belle devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. On s’assit autour d’elle et aussitôt, d’une voix fraîche et pénétrante, légèrement voilée, elle chanta une de ces anciennes romances, pleines de mélancolie et d’amour, qui racontent toujours les malheurs d’une princesse enfermée dans sa tour par la volonté d’un père qui la punit d’avoir aimé…
À mesure qu’elle chantait, l’ombre descendait des grands arbres, le clair de lune naissant tombait sur elle seule, isolée de notre cercle attentif. Elle se tut et personne n’osa rompre le silence. La pelouse était couverte de faibles vapeurs condensées qui déroulaient leurs blancs flocons sur les pointes des herbes. Nous pensions être en paradis. Je me levai enfin, courant au parterre du château, où se trouvaient des lauriers plantés dans de grands vases de faïence peints en camaïeu. Je rapportai deux branches qui furent tressées en couronnes et nouées d’un ruban. Je posai sur la tête d’Adrienne cet ornement dont les feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux blonds aux rayons pâles de la lune. Elle ressemblait à la Béatrice de Dante qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures…
Adrienne se leva. Développant sa taille élancée, elle nous fit un salut gracieux et rentra en courant dans le château. C’était, nous dit-on, la petite-fille de l’un des descendants d’une famille alliée aux anciens rois de France ; le sang des Valois coulait dans ses veines. Pour ce jour de fête, on lui avait permis de se mêler à nos jeux. Nous ne devions plus la revoir, car, le lendemain, elle repartit pour son couvent où elle était pensionnaire…
En effet, Nerval ne la revit jamais. C’est en vain qu’il tenta de l’oublier ; cette image d’un soir – qui fut pour lui ce que la Sylphide était pour Chateaubriand – demeura la figure même de son idéal. C’était elle qu’il croyait retrouver sous les traits de l’actrice Jenny Colon ; elle aussi, cette fille d’un cheik druse qu’il manqua d’épouser, elle enfin qui le faisait s’écrier, quand il eut perdu toute espérance de la reconnaître :
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la mélancolie…
Revenons un peu sur les femmes qui, sans qu’elles s’en doutassent ou qui, le sachant et s’en dépitant, manquèrent d’incarner pour lui la belle Illusion perdue.
*
D’abord Sylvie. – Elle est devenue une jeune fille ; elle habite à Loisy, gai village de ce doux pays du Valois et elle a une grand-tante à Othys. Gérard ne cherche pas en elle la ressemblance d’Adrienne, mais elle lui rappelle le soir d’enfance et de songe où il s’éprit de cette vision. Un jour où Jenny Colon l’a rabroué, il va revoir sa petite amie de naguère pour retrouver auprès d’elle un peu de la félicité passée.
Sylvie l’accueille assez bien tout en lui reprochant de la négliger pour d’autres. Ensemble, ils vont visiter la grand-tante qui leur fait des crêpes et les laisse s’habiller, elle avec ses propres habits de noces, lui avec le costume de marié de son défunt mari. Les voilà tous deux transformés en époux du XVIIIe siècle. Pendant quelques heures, Nerval vit une idylle à la Greuze qui endort son souci d’amour.
De même, chaque fois que le fantôme d’Adrienne devient trop présent, il retourne auprès de Sylvie. Mais le charme se dissipe peu à peu. Sylvie se fiance, Sylvie se marie, Sylvie devient une demi-bourgeoise qui soigne son ménage et qui trouve Gérard bien romanesque… Adieu le songe : il faudra chercher ailleurs l’image adorée.
J’ai insisté sur cette nouvelle de Sylvie, parce qu’elle est une de celles où Nerval a mis le plus de lui-même. Et puis quel style adorable, tout en nuances chatoyantes et en rythmes chuchoteurs ! C’est limpide et frais comme l’onde d’un ruisseau où se mireraient des fleurs amoureuses et les rayons argentés d’un soleil d’avril. Nerval, bien que fort mêlé au mouvement romantique, n’a rien de l’école. S’il procède de quelqu’un, c’est de Rousseau : non pas du pédagogue gourmé de l‘Émile ou du déclamateur utopique qui croit à la bonté des hommes, mais du promeneur solitaire que la campagne inspira délicieusement et de l’adolescent timide qui cueillait, en soupirant, des cerises pour Mlle Galley.
Il y a une parenté certaine entre ces deux esprits, sans toutefois qu’on puisse taxer Nerval d’avoir imité Rousseau.
Où les différences s’accusent, c’est dans la passion de Nerval pour Jenny Colon, qui, certes, ne rappelait nullement Mme de Warrens.
Cette Jenny était une chanteuse de l’Opéra-Comique, blanche de peau, grassouillette, avec des cheveux blonds tirant sur le roux. Gérard la vit de son fauteuil d’orchestre et crut aussitôt retrouver en elle les traits d’Adrienne. Il lui fit une cour respectueuse qui, comme l’a dit Maxime Du Camp, étonna passablement « cette Dulcinée dont le Toboso n’était pas inaccessible. »
Il ne manquait pas une seule représentation. Il se ruinait en bouquets, et plus il la voyait, plus il se persuadait qu’elle était bien l’élue de son rêve : « Je me sentais vivre en elle, a-t-il écrit ; elle vivait pour moi seul. Son sourire me remplissait d’une béatitude infinie ; la vibration de sa voix, si douce et pourtant fortement timbrée, me faisait tressaillir de joie et d’amour ; elle avait pour moi toutes les perfections ; elle répondait à tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices. »
Il ne faut pas oublier, en lisant ces lignes, que Gérard cherchait surtout dans l’amour un sentiment passionné, épuré des préoccupations de la chair. Il ne fut jamais un sensuel. Le platonisme le possédait. Il suffit de se remémorer les pages ferventes qu’il consacra au Songe de Polyphile pour s’en tenir assuré (1).
Mais Jenny Colon ne comprenait rien du tout à l’amour platonique. Bonne fille, très ouverte à quiconque la pressait un peu, elle s’ébahissait de cet amant qui se contentait de lui tresser des guirlandes, de lui serrer les mains en la comparant à Juliette, à Léonore et à Bianca Capello et de lui écrire des lettres où il n’était même pas question d’obtenir la faveur d’un baiser.
Enfin Nerval s’expliqua. L’occasion lui fut fournie par une série de représentations que la troupe dont Jenny Colon faisait partie alla donner à Senlis et à Chantilly, c’est-à-dire dans le pays où il avait connu Adrienne. II emmena l’actrice dans le parc du vieux château où il avait dansé la ronde avec sa bien-aimée et il l’adjura d’avouer qu’elles ne faisaient qu’une.
Je lui racontai tout ; je lui dis la source de cet amour entrevu dans mes nuits, rêvé plus tard, réalisé par elle. Elle m’écouta sérieusement et me dit : « Vous ne m’aimez pas. Vous attendez que je vous dise : la comédienne est la même que la religieuse. Vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. Allez, je ne vous crois plus. »
Cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes bizarres que j’avais ressentis si longtemps, ces rêves, ces pleurs, ces désespoirs et ces tendresses, ce n’était pas l’amour ? Mais où donc est-il ?…
Si Gérard avait été moins absorbé par son rêve, il aurait compris qu’il n’existe pas de femme qui fasse assez peu de cas d’elle-même pour accepter d’incarner simplement le souvenir d’une autre. Jenny Colon était et devait être piquée au vif. Elle rompit pour épouser un flûtiste et Gérard n’eut plus que la ressource de la transfigurer en Aurélia.
C’est alors surtout qu’il se livra tout entier à cette existence vagabonde qui devait le mener jusqu’au Liban et le porter à solliciter la main d’une princesse druse.
C’était la fille d’un cheik retenu prisonnier à Beyrouth, par les Turcs à la suite d’une révolte où il avait joué le principal rôle. Nerval, lors d’un séjour au Caire, avait acheté une Javanaise du nom de Zeynab, qui l’avait accompagné en Syrie. Il se souciait peu de conserver cette esclave de qui ni le type ni les mœurs ne lui plaisaient. Il résolut de la placer chez une Française qui tenait, dans la ville, une sorte de refuge où l’on recueillait le plus possible de musulmanes pour les convertir au christianisme.
C’est en entrant dans ce pensionnat qu’il aperçut la jeune druse Saléma. Elle avait d’épais cheveux blonds et son visage rappela tout de suite au poète celui d’Adrienne. Il reçut le coup de foudre :
En sortant de chez Mme Carlès, dit-il, j’ai emporté mon amour, comme une proie, dans la solitude. Oh ! que j’étais heureux de me voir une idée, un but, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d’atteindre !…
Et de fait, il se mit tout de suite en relations avec le cheik captif et lui demanda Saléma en mariage. Le druse, fort étonné, fit des objections tirées principalement de la différence de religions. Cependant qu’il réfléchissait, Nerval, tout hors de lui, ne vivait plus. En vain, il allait et venait, tentait des excursions dans le Liban, sa pensée restait avec Saléma – tant il se croyait sûr de trouver en elle l’idéal si passionnément poursuivi.
Le cheik finit par consentir. Mais alors, il se produisit un incident si singulier qu’il ne s’explique guère que par un de ces troubles d’esprit dont Gérard commençait à ressentir les atteintes. Un escarbot traversa le chemin qu’il suivait pour aller voir sa fiancée. Son imagination surmenée s’enflamma ; il crut voir là un présage de malheur imminent, et, rendant au cheik sa parole, il s’enfuit à Constantinople.
À partir de ce moment, c’en est fait : Nerval désespère d’incarner son idéal dans le réel. Le rêve le prend de plus en plus ; et il mêle en des évocations – qui sont de purs joyaux littéraires – la reine de Saba, représentant Saléma, Aurélia, où se transpose le souvenir de Jenny Colon et l’image toujours triomphante d’Adrienne. Il crée un fantôme qui l’accompagne sans cesse et ne le quittera plus jusqu’à sa mort.
Une dernière fois, pourtant, il lui arriva de croire qu’une femme possédait quelque chose de la bien-aimée perdue. Il dînait avec un ami, sous une treille, dans un petit village des environs de Paris.
Une femme, dit-il, vint chanter près de notre table et je ne sais quoi, dans sa voix usée mais sympathique, me rappela celle d’Adrienne. Je la regardai : ses traits mêmes n’étaient pas sans ressemblance avec ceux que j’avais aimés. On la renvoya et je n’osai la retenir, mais je me disais : – Qui sait si son esprit n’est pas dans cette femme ? Et je me sentis heureux de l’aumône que j’avais faite…
C’est tout : Balkis-Aurélia-Adrienne ne vivra plus désormais que dans des proses aux splendeurs mystérieuses et dont les phrases semblent descendre, parmi des rayons inconnus, d’une étoile lointaine et dans les vers dont nous allons parler.
*
Comme poète, Gérard est très inégal. Il a produit force pièces insignifiantes, et tombées justement dans l’oubli. Mais, cinq ou six fois, sous l’empire de l’amour ou d’une exaltation qui lui révélait, par-delà les apparences mouvantes, l’essence même des choses, il a chanté merveilleusement.
Citons d’abord le délicieux poème où il transporte dans le lointain des siècles accomplis le souvenir d’Adrienne et du vieux château qu’elle habitait :
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
Or chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize. Et je crois voir s’étendre
Un coteau vert que le couchant jaunit,
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule dans les fleurs.
Puis une dame à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence, peut-être,
J’ai déjà vue et dont je me souviens !
N’y a-t-il pas dans ces vers comme un accent verlainien – avant Verlaine ? C’est la même grâce aérienne, la même musique indécise et flottante. Et puis quelle atmosphère de songe règne autour de ces strophes ! Une fois de plus, ainsi que dans Sylvie, le cor d’Obéron résonne et des flûtes l’accompagnent en sourdine, par la langueur baignée de clair de lune d’une tiède nuit d’été.
Son amour enfin, il en a donné la synthèse presque tragique dans le fameux sonnet des Chimères intitulé Artémis. Il suffit d’en citer la première strophe :
La treizième revient… C’est encor la première
Et c’est toujours la seule – ou c’est le seul moment ;
Car es-tu reine, ô toi, la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?…
Est-il rien de plus poignant que ce rythme brisé où il nous montre Adrienne survivant à travers tous ses avatars ?
En ce qui concerne la philosophie de Nerval, – cette doctrine à la fois idéaliste et panthéiste,– on en trouve l’expression dans les Vers dorés. Ils sont célèbres d’abord à cause de leur beauté formelle et de leur concentration de pensée et ensuite parce qu’avec le poème de Baudelaire : la Nature est un temple… ils ont été l’un des exposés de principes dont se réclama le symbolisme à ses débuts. Les voici :
Homme, libre penseur, te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l’univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant ;
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d’amour dans le métal repose ;
Tout est sensible et tout sur ton être est puissant.
Crains dans le mur aveugle un regard qui t’épie :
À la matière même un verbe est attaché…
Ne la fais pas servir à quelque usage impie.
Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;
Et, comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres.
En transcrivant ces strophes, je constatais que M. Hæckel et d’autres qui crurent découvrir le monisme n’avaient rien inventé, puisque, bien avant eux, un poète en donna la formule. D’ailleurs, rien d’étonnant à cela : tout ce qui vaut la peine d’être retenu a été dit, l’est ou le sera par des poètes…
*
En Nerval, non seulement le poète et le prosateur charmaient quiconque, mais encore l’homme ne comptait que des amis. Sa conversation, pleine d’imprévu, semée de citations bizarres et d’aphorismes doucement malicieux, séduisait les salons comme les cénacles littéraires. Il avait de l’esprit, et du plus fin, mais jamais il ne l’employait à blesser, car il ignorait l’envie et cette « rosserie » qui offusque chez tant d’écrivains dont on voudrait admirer le caractère autant que le talent.
Aussi tout le monde l’aimait, eût voulu le garder et le fixer. Chose impossible, nul n’étant de tempérament plus vagabond que Nerval. C’est ce que Théophile Gautier et Arsène Houssaye ont fort bien noté dans des préfaces qui sont à consulter.
Si Gérard n’a pas été riche, dit Gautier, c’est qu’il ne l’a pas voulu et qu’il a dédaigné de l’être. Les louis lui causaient une sorte. de malaise, et semblaient lui brûler les mains ; il ne redevenait tranquille qu’à la dernière pièce de cinq francs. Comme artiste, il avait bien, de temps à autre, quelque velléité de luxe : un lit sculpté, une console dorée, un morceau de lampas, un lustre à la Gérard Dow le séduisaient ; il déposait ses emplettes dans une chambre ou chez un camarade et il les y oubliait. Quant au confort, il n’y tenait en aucune façon et il était de ceux qui, en hiver, mettent leur paletot en gage pour acheter une épingle de turquoise ou un anneau cabalistique… Qui de nous n’a arrangé dix fois une chambre avec l’espoir que Gérard y viendrait passer quelques jours, car nul n’osait se flatter de quelques mois, tant on lui savait le caprice errant et libre ? Comme les hirondelles, quand on laisse une fenêtre ouverte, il entrait, faisait deux ou trois tours, trouvait tout bien, tout charmant, puis s’envolait pour continuer son rêve dans la rue. Ce n’était nullement insouciance ou froideur mais, pareil au martinet des tours, qui est apode et dont la vie est un vol perpétuel, il ne pouvait s’arrêter…
De son côté, Arsène Houssaye écrivait :
Depuis son enfance, que de fois il a fait l’école buissonnière ! Il n’a jamais posé tout un jour au même coin du feu. C’était le merle dans la ramée, l’hirondelle sur l’étang, l’alouette dans les blés, la grive dans les vignes. Je l’ai connu pendant vingt ans ; je ne l’ai jamais vu prendre pied. Je ne parle pas de la maison que nous habitions ensemble avec Théophile Gautier, car Gérard n’y venait pas deux fois par semaine ; s’il y couchait quelquefois, c’était entre minuit et le point du jour. Nul ne connaissait mieux que lui « l’Aurore aux doigts de rose ouvrant les portes du soleil… »
Et où allait-il ? Tantôt en Allemagne, tantôt à Vienne ou en Orient. Quand ses ressources ne lui permettaient pas de tels déplacements, il zigzaguait dans Paris, fréquentait les forts de la Halle, les chiffonniers de la rue Mondétour, les carriers de Montmartre ou de Montrouge. Car il aimait, comme tous les friands de sentiments simples et d’expressions pittoresques, à causer avec les gens du peuple.
À propos de ces courses, Hetzel dit dans une lettre citée par Mme Arvède Barine :
« Je me rappelle qu’un jour un petit journal avait raconté que, M. Hetzel étant l’homme de Paris qui rentrait le plus tard se coucher et que Gérard de Nerval étant celui qui se levait le plus tôt, il leur arrivait souvent de se rencontrer à deux heures du matin sur le boulevard. On nous prêtait alors cette intéressante conservation :
Moi : – Où diable vas-tu, mon bon Gérard ? Et Gérard me répondait : – Voilà (te rappelles-tu son Voilà ?), j’ai acheté du mou pour mon chat et à présent je vais chercher mon chat pour lui donner ce mou. Cela lui fera plaisir.
Gérard, ayant lu cette piquante révélation, me dit quelques jours après : – Quelles bêtises on écrit pourtant ! Si j’avais un chat, aurait-il eu du mou ? J’ai donc l’air d’un capitaliste ? On me croit donc établi ou portier ?… »
D’autres fois, Nerval explorait longuement les environs de Paris. Il allait de Saint-Germain à Pontoise ou de Meaux à Senlis, soit en patache, soit à pied. Il lui arrivait des mésaventures. Des gendarmes en tournée lui demandaient ses papiers. Comme il oubliait toujours de s’en munir, on le conduisait devant quelque commissaire de police ou quelque substitut qui, bien entendu, lui faisait rendre aussitôt la liberté.
Et, cependant, il travaillait, car il a beaucoup produit. Sur du papier à lettres, pris au buvard des auberges, au dos de ses quittances de loyer ou des notes de ses fournisseurs, il écrivait force articles de critique, maintes fantaisies, même ses contes et ses nouvelles.
Il avait, comme on sait, débuté dans la littérature par une traduction du Faust de Gœthe et il citait avec fierté cette phrase de la lettre que l’Olympien de Weimar lui écrivit à cette occasion : « Je ne me suis jamais si bien compris qu’en vous lisant. »
De fait, il possédait l’allemand à fond et il a traduit, d’une façon parfaite, une grande partie des œuvres d’Henri Heine.
Quant à ses écrits personnels, outre les récits de voyage, les contes fantastiques comme la Main enchantée et cette étonnante Aurélia où il analyse avec une perspicacité prodigieuse le dédoublement de son Moi, ils comprennent des études sur des écrivains peu connus ou mal connus, remarquables par l’originalité de leur talent : Restif de la Bretonne et ce Cazotte dont la science en occultisme le ravissait.
Car Gérard fut un occultiste déterminé. Persuadé que toutes les religions n’expriment que les préceptes exotériques d’une doctrine supérieure dont la connaissance est réservée à quelques initiés, il recherchait, sous les symboles, les vérités qui les avaient motivés. Et c’était un prétexte à cent digressions charmantes ou profondes ou à des notices comme celle qu’il écrivit sur Cagliostro.
L’œuvre de Nerval comprend une trentaine de volumes et pourtant elle n’est pas complète : quantité d’articles non signés ou perdus dans des recueils obscurs attendent encore un éditeur (2). Il ne voulait travailler qu’à ses heures et rien ne l’indignait plus que d’être relancé par les directeurs de journaux ou de revues qui lui réclamaient une « copie » souvent en retard. Un jour qu’il avait promis un article à la Revue des Deux-Mondes et que, loin de s’en occuper, il flânait avec persévérance sur les quais de la rive gauche, il fut rencontré par Buloz, homme sévère qui entendait que ses rédacteurs fussent exacts. « Et mon article ? » demanda Buloz. Gérard avoua qu’il n’était pas fait, puis tenta de s’esquiver. Mais l’autre, le prenant par le bras, le conduisit à la Revue, l’enferma sous clef et ne le remit en liberté que quand l’article fut fini.
Pour se venger de cette contrainte, Gérard, quelque temps après, s’introduisit chez Buloz, une après-midi où il n’y avait personne, ouvrit tous les robinets de la maison et prit la fuite.
Cette libre vie errante où l’art et le rêve tenaient toute la place, cette production uniquement soumise aux caprices de la Muse, c’eût été le bonheur si, à la longue, Nerval n’avait subi les attaques de plus en plus graves de la maladie mentale dont il souffrait depuis son retour d’Orient. Peu à peu, il s’assombrit, s’isola et inquiéta ceux qui l’aimaient et ne le rencontraient plus que de loin en loin, car il se cachait d’eux, par des propos incohérents.
Il n’était plus heureux, a dit Saint-Victor, que dans la liberté du rêve, loin des visages connus et des questions irritantes ; il allait songeant tout haut, rêvant les yeux ouverts, attentif à la chute d’une feuille, au vol d’un insecte, au passage d’un oiseau, à la forme d’un nuage, au jeu d’un rayon, à tout ce qui passe par les airs de vague et de ravissant.
Des hallucinations survinrent et Gérard commit en pleine rue quelques excentricités qui le menèrent à la maison de santé du docteur Blanche. Il y fit deux séjours d’où il revint guéri en apparence. Mais la folie guettait, le rêve se changeait en cauchemar et l’impuissance venait.
Je suis désolé, écrivait-il à un ami, me voilà aventuré dans une idée où je me perds. Je passe des heures entières à me retrouver. Croiriez-vous que c’est à peine si je puis écrire vingt lignes par jour tant les ténèbres m’envahissent…
Oui, les ténèbres envahissaient ce charmant esprit qui avait donné tant d’œuvres finement lumineuses. On sait le drame affreux qui termina son existence.
Le 20 janvier 1855, Maxime Du Camp causait, à la Revue de Paris, avec Théophile Gautier, quand Gérard entra. II faisait un froid épouvantable et la neige couvrait Paris.
Gérard portait un habit noir si chétif, dit Du Camp, que j’eus le frisson en le voyant. Je lui dis : « Vous êtes bien peu vêtu pour affronter un froid pareil. » Il me répondit : « Mais non, j’ai deux chemises, rien n’est plus chaud. »
Gautier insista pour lui faire accepter un paletot. Mais il n’écoutait pas ; il divaguait les yeux égarés et insista pour que ses amis admirassent le cordon d’un tablier de cuisine qu’il tira de sa poche et qu’il affirma être la ceinture portée par Mme de Maintenon quand elle faisait jouer Esther à Saint-Cyr. Tous deux tentèrent en vain de le retenir. Il s’échappa et s’enfuit à travers la ville glacée.
Le 26 janvier, au matin, Gérard fut trouvé pendu à la grille d’une bouche d’égout, rue de la Vieille-Lanterne. Un corbeau sautillait autour du cadavre en croassant…
Je ne sais pourquoi, chaque fois que j’ai relu ce détail, j’ai pensé au Corbeau d’Edgar Poe. Quel « nevermore » proféra-t-il, l’oiseau funèbre qui vit mourir Nerval ? Lui avait-il répété que jamais, jamais plus, pas même dans les brumes du Hadès, il ne reverrait Adrienne ?
L’émotion fut violente, parmi les lettrés, quand on apprit ce suicide. Mais était-ce bien un suicide ? Maxime Du Camp dit avoir fait une enquête minutieuse et que toute autre hypothèse était inadmissible. Cependant, tout le monde ne fut pas de cet avis. Mme Judith Gautier, dans le Collier des Jours, écrit ceci :
Le chagrin causé par la mort tragique de Gérard ne s’effaçait pas. Mon père et ma mère en parlaient souvent entre eux, avec de vagues idées de recherches et de représailles, car ils n’avaient jamais cru au suicide. N’ayant pas de preuves suffisantes, mon père n’osait pas écrire ce qu’il pensait, mais il le disait. D’après lui, Nerval n’aurait matériellement pas pu se pendre là où il était accroché. On l’avait assassiné pour lui voler le prix d’un travail qu’il avait touché la veille…
Quoi qu’il en soit, la forme était détruite de l’écrivain exquis dont la plume avait enfanté tant de gracieuses merveilles. Mais l’œuvre restait, et c’est l’essentiel.
Gérard de Nerval fut une de ces intelligences originales qui vivent et produisent en marge du groupe littéraire auquel on les accole. Ami des romantiques, il ne subit l’influence d’aucun des chefs du mouvement : il était lui-même, rien que lui-même. Son style demeure dans la tradition classique. Sa façon de composer procède du XVIIIe siècle. Et il est arrivé ceci, c’est que, ne s’étant jamais préoccupé que d’exprimer naïvement ses propres façons de voir, il nous ravit parce que nous trouvons dans son œuvre le reflet des images les plus fraîches et les plus suaves dont se parent, aux jours d’innocence, les empires profonds de notre âme.
C’est pourquoi Sylvie, les Filles du Feu, le Voyage en Orient vivront tant qu’il y aura des lettres françaises.
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(1) Voir le Voyage en Orient, tome I, pages 64 et suivantes.
(2) Sous le titre de : Collection des plus belles pages : Gérard de Nerval, le Mercure de France vient de publier un choix fort bien fait des meilleurs écrits du poète.
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(Adolphe Retté, in Mercure de France, 15 mars 1905)
Berger las du troupeau sentimental des heures
Solaires au Brocken nu des nuits spirituelles,
Sur le fond merveilleux des cieux intérieurs,
Je regarde monter mon Ombre essentielle.
Moi ?
Bulle instable où le présent se mire ;
Moi ?
Bulle que les passés organiques gonflèrent.
Moi ?
Tentacule, issu des limbes millénaires,
Que la poussée des jours nouveaux étire ;
Moi ?
Bouture
De l’hydre Humanité
Qui gonfle et multiplie son milliard de têtes
À la conquête du futur.
Moi ?
Jadis, au marais des genèses primaires,
un geste aventureux de monade erratique
– Amibe précurseur des vies élémentaires –
Parmi l’obscur vagissement du flux panique
Ébaucha mon rêve : univers.
Remous central des énergies de l’Infini,
L’âme, tapie au fond des organismes,
Tisse, sur l’armature des os et de la chair,
L’aranéen filet des nerfs
Qui drague, hors des flots inconscients, le Monde.
Enracinée aux générations profondes
Où le monde et les nerfs l’un l’autre se révèlent,
Mon âme, épanouie en des cerveaux plus fiers,
Suspend au thyrse d’or des Lois universelles,
En grappes de clarté vivante, la Matière.
Eucharistie !
Le Cosmos éternel est ma chair et mon sang :
Le Cosmos tout humain palpite à mes artères
En élixir vivant ;
– Et, rougeoyant aux feux des suprêmes chimies,
Jusqu’aux tréfonds incalculables du passé,
Jusqu’au perpétuel futur de la matière,
Cet instant-roi,
Globule fulminant d’ineffable pensée,
Roule dans le creuset de mon âme éphémère
La gravitation éternelle – de moi.
– Non Moi ?
Bolide instantané
Craqué, phosphore, à la muraille du Néant.
– Qu’importe !
Un soir unique,
Un soir adamantin de suprême synthèse,
Battit en moi le cœur de la Force panique ;
Et, contempteur des immoralités niaises,
– Pulvis es ! – je t’accueille en orgueil radieux,
Imbécile néant de la Toute-Poussière ;
Mais, jusqu’au dernier jour, tu rouleras, ô Terre,
Par l’aveugle Cosmos la poussière d’un Dieu !
_____
(Théo Varlet, Notations, poèmes, Lille : Éditions du Beffroi, 1906)