Le soleil plongeait derrière l’immense forêt, d’où les ténèbres sortaient, rampantes. Les épouvantes, toutes proches encore, de l’an mille, semblaient s’être réfugiées dans les futaies mystérieuses et partager le repaire des dragons et des stryges, des farfadets ou des kobolds. Les hobereaux du pays, eux-mêmes, n’osaient chasser dans les fourrés ; et, pendant les orages, on entendait des clameurs de sabbat s’élever, se mêler sauvagement aux malédictions célestes.
Cela, surtout, depuis qu’on savait habitée certaine masure, à la lisière du bois maléfique.
L’ombre enveloppait, écrasait déjà la triste demeure. Ainsi éloignée des autres maisons, animées d’une vie régulière et tranquille, elle paraissait un spectre, une carcasse hantée par on ne sait quel esprit…
Soudain, le vent fit claquer un vantail. Bruit froid et sinistre comme un battement d’aile d’oiseau nocturne. Rien ne bougea dans la maison.
En haut du clocher, un homme guettait : Mahieu, le sonneur. Il murmura :
« Est-elle partie, la gueuse ? »
Puis il esquissa un signe de croix, se détourna et regarda, là-bas, sur la route. Il songeait, bien qu’il voulût s’en défendre.
Cette femme… qui pouvait-elle être ? Une fille étrange, épave d’une tribu d’Égypte ? Comment était-elle arrivée dans le pays ? Un soir, une lumière avait brillé dans la maison réprouvée. Des hommes s’étaient approchés. Ils avaient vu, sur le seuil, la gitane aux yeux d’une langueur farouche, aux lourds cheveux noirs. Des lueurs mates caressaient l’ambre de sa peau. Elle était belle. Mais il émanait une telle menace imprécise, une si singulière férocité, de son regard fixe, de ses lèvres entrouvertes sans sourire et sous lesquelles luisaient des dents aiguës comme des crocs, que les hommes étaient restés à distance, muets, gagnés par une inquiétude.
Elle parla, soudain, ou plutôt elle cria vers eux, dans sa langue barbare, violente et rauque. Alors, les paysans connurent la peur. Ils s’enfuirent. Derrière eux, la femme ricanait.
Mais une sorte de charme attira, parfois, quelque hardi garçon vers la masure. La femme semblait l’attendre. Et pour lui, elle savait sourire…
Tous ceux qu’elle ensorcelait ainsi revenaient hagards, livides. Quels philtres, quels poisons distillait l’amour de la païenne ? Les vieux, hochant la tête, marmottaient des paroles de malheur.
Cette étrangère semblait affamée de mal. Dans les pâtures, des bêtes furent égorgées. Un humble reposoir, dans la campagne, fut profané et souillé. Par elle, certainement, bien qu’on ne la surprît jamais. La nuit, la femme criait, clamait des hymnes démoniaques…
Où était-elle, ce soir ? Elle devait rôder dans la forêt, ajouter sa présence aux assemblées de monstres et de larves…
Ces réminiscences angoissaient Mahieu. Il guetta plus attentivement. La joie, tout à coup, le transfigura. Oui, là-bas, sortant de la forêt, le curé Sulpice apparaissait, enfin. Il était donc retourné dans les parages redoutés ? Il s’y hasardait souvent, seul. Malgré la haine dont fulguraient les prunelles de la sorcière, il lui prodiguait un pieux enseignement, de douces oraisons. En vain. Il eût mieux fait, disaient les villageois, de bouter hors le diable à coups d’exorcismes ! Mais le bon prêtre s’obstinait dans sa mission d’apôtre.
Cette fois encore, il revenait sain et sauf de la forêt. Du haut du clocher, Mahieu vit le curé se retourner et, se baissant, flatter un animal, un chien sans doute, qui le suivait… Le sonneur descendit, ouvrit la porte du presbytère, et recula. Ses yeux s’agrandirent. Il balbutia :
« Un loup… »
Un loup accompagnait le prêtre et s’asseyait, près de lui, devant l’âtre.
Dom Sulpice eut un bon sourire, et posa sa main sur la tête du fauve.
« C’est une louve, Mahieu. Je me promenais dans la forêt. Elle a surgi d’un buisson. Nous étions immobiles, face à face. Elle me regardait. J’ai cru voir dans ses yeux tant de détresse, de supplication, que je n’ai pu m’empêcher de la bénir, d’un geste. Aussitôt, elle a rampé vers moi. Elle léchait mes sandales. Je l’ai caressée, et j’ai continué mon chemin. Elle m’a suivi. Il faut la garder, Mahieu. C’est un don du Seigneur, une récompense, peut-être, de mes infructueux efforts… »
Il soupira. À ses pieds, la louve s’allongea, la tête entre les pattes. Sa soumission s’imprégnait d’humilité.
Ainsi, presque à l’époque du Pauvre d’Assise, dom Sulpice, modeste recteur du Beauvaisis, fut le maître, l’ami d’une louve.
Le pays s’en étonna comme d’un miracle. La bête, à dire vrai, était surprenante. Elle restait, de longues heures, sous le portail historié de l’église. La tête dressée, elle contemplait les saints, les bienheureuses, les confesseurs. Elle se couchait devant le Christ en croix. Elle allait, en marge des processions, et parfois son regard timide affrontait la gloire étincelante du tabernacle. Tout en elle décelait une humanité déconcertante… Quelquefois, elle quittait le prêtre pour errer dans la campagne. On la découvrit, un jour, devant le reposoir profané par la maudite. Elle léchait la dalle, et ses yeux parurent pleins de larmes.
Le lendemain, à son réveil, le prêtre ne trouva plus sa louve. Était-elle seulement rentrée ? Il l’attendit. Le vent cornait dans les ramures de la forêt des appels de liberté. Dom Sulpice, tristement, pria.
Le soir même, on vit de la lumière à la fenêtre de l’Égyptienne. Pendant la nuit, une grange flamba.
La mécréante vagabonde célébrait son retour.
Irrités, les gens du bourg cherchèrent une vengeance. Près d’une source où la femme avait coutume de se désaltérer, ils creusèrent une fosse profonde, un piège recouvert de feuilles et de mousse. La gueuse y tomba, car, de loin, on l’entendit hurler, blasphémer. Elle se tut. Puis, les cris reprirent, plaintifs cette fois, mais toujours si peu humains qu’en les écoutant on sentait des frissons hérisser la chair.
« Secourez-la, » disait le curé.
On refusa. Dom Sulpice, seul, alla jusqu’au piège.
Au fond de la fosse, blessée par des branches acérées comme des pieux, il vit sa louve, pantelante, lever vers lui un misérable regard ; sa louve, tombée aussi dans l’embûche dont la femme devait s’être échappée.
Le prêtre recueillit la bête, la soigna. La sorcière s’était sans doute enfoncée dans les bois, car elle ne reparut que plus tard, un soir que dom Sulpice, sur les chemins, cherchait, appelait sa louve, reprise par la nostalgie des futaies.
Une rage terrible agitait la femme, grondait dans ses cris lugubres. C’est alors qu’elle commit son plus exécrable forfait : au crépuscule, elle saisit un enfant et lui planta ses ongles dans la gorge, en découvrant ses dents avides.
Mais, cette fois, on l’avait vue. On se rua vers elle. Elle courut à sa demeure. Les hommes, ivres d’une colère forcenée, lui jetaient des pierres, des fourches. L’un d’eux, très vite, prit chez lui son arc. C’était Geoffroy Laignel, le meilleur tireur du pays. On ne rejoignit pas la femme avant la lisière du bois. Là, malgré eux, les hommes s’arrêtèrent, matés par la superstition. La femme se retourna alors, et leur cracha d’atroces injures. Geoffroy Laignel tendit la corde de son arc. La flèche siffla. Un cri… Une masse qui tombe. Silence. La nuit descend. Peureusement, les hommes s’avancent. L’archer, le premier, se courbe…
Dans un taillis, la flèche plantée en plein front, gît, morte, la louve familière de dom Sulpice.
Jamais nul ne revit la femme.
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(Maurice Noury, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 23995, mercredi 26 septembre 1928 ; peinture digitale de Youri Shwedoff, « Wolf Pack »)