
Le rat à trompe ! Connaissez-vous cette bête-là, chers lecteurs ? Non, peut-être ? Eh ! vous êtes bien excusables, puisque Pline, Billion, Cuvier ne l’ont pas décrite. C’est une invention de nos zouaves qui, dans leurs moments de loisir, ont imaginé cette variété de rongeurs. Le rat à trompe est un animal semblable à tous ceux de son espèce, excepté qu’il a le nez orné d’une trompe comme un éléphant. Voici, au dire d’un journal, comment se fabrique cette trompe :
« Vous prenez deux rats ; vous leur attachez solidement les pattes sur une planchette, le nez de l’un à proximité de la queue de l’autre. Avec un canif ou un bistouri, vous faites une incision dans le nez du rat qui est derrière ; vous mettez à vif le bout de la queue de l’autre rat, et vous la greffez dans l’incision du nez. Vous attachez solidement le museau avec le bout de la queue, et vous laissez les deux rats ainsi pendant quarante-huit heures.
Au bout de ce temps, les chairs vives ont pris et végété ensemble ; alors vous coupez (à un, deux ou trois centimètres) la queue du rat de devant, auquel vous rendez la liberté. Quant à l’autre, vous lui détachez le museau, mais vous le laissez fixé à la planchette, et vous lui donnez à manger. Au bout d’un mois au plus, la plaie est parfaitement cicatrisée, et les yeux les plus scrutateurs ne verraient pas trace d’enture. »
Si curieuse que puisse paraître cette nouvelle méthode de greffer, j’avoue qu’il ne me prendra jamais envie de l’essayer. J’éprouve trop de peine à voir souffrir les animaux, sans utilité, même les plus nuisibles.
Une vingtaine de rats à trompe ont été dernièrement vendus à Paris, au prix de 6f. 50c., par un ancien zouave. Un savant naturaliste a, dit-on, acheté un couple de ces animaux, dans l’espoir d’obtenir des petits. Il pourra réussir ; mais, en fait de trompe, il n’y aura que lui de trompé.
Je puis citer un autre exemple de greffe animale, qui montrera que cette opération n’est pas nouvelle. Je copie :
« Le mardi 15 mars 1781, je fus invité dans la matinée à me rendre chez M. le comte d’Andelaw, grand prévôt du très noble chapitre de Lure, pour donner mes soins à Georges Cardot, aide de cuisine, qui avait reçu du cuisinier un coup de couteau sur la figure. Je me rendis de suite auprès du blessé, que je trouvai dans son lit. Une plaie transversale, de l’étendue de trois pouces, avait divisé la partie supérieure de la lèvre, et l’extrémité du nez était coupé presque au niveau des os propres de cet organe. Je cherchai en vain cette partie amputée pour la rétablir en sa place, et restai fort embarrassé. Je me déterminai, après quelques moments de réflexion, à la suppléer de la manière suivante :
Je fis apporter un jeune poulet et enlevai les plumes qui couvraient le croupion, puis je taillai dans cette partie une pièce à peu près triangulaire. La partie restante du nez ayant été lavée avec de l’eau tiède, afin d’enlever les caillots de sang, j’appliquai la partie coupée du croupion sur la plaie, en juxtaposition, et l’y maintins par le moyen de bandelettes agglutineuses ; un tampon de charpie fut placé dans l’intérieur du nez. Le reste de la plaie transversale fut pansé convenablement, et le tout assujetti par un bandage.
Le huitième jour, je levai l’appareil : à ma grande satisfaction et à la surprise des assistants, la partie du croupion appliquée sur la plaie avait contracté des adhérences intimes avec la blessure. Le tampon fut la seule pièce de l’appareil conservée, afin que ce nez factice ne s’aplatît point. La greffe conservait un peu de blancheur, qui disparut par la suite. Mais ce qu’il y eut de particulier, et qui prouva que la circulation était bien établie dans la pièce ajoutée, c’est qu’elle se couvrit, un mois après l’opération, de petites plumes, qui furent enlevées sans douleur pour le blessé. – Rédigé ce 20 juillet 1781.
Signé J.-J. DELAURIER. »
Georges Cardot, aubergiste à Lure, était aussi connu sous le sobriquet de L’homme au nez de coq, que sous son nom propre. Il est mort en 1843 ; mais je n’oserais affirmer qu’il eût poussé des plumes sur la partie restaurée de son nez ; au moins avaient-elles cessé de se produire depuis longtemps au moment de sa mort. J’en ai pour garant le témoignage d’un des plus honorables habitants de la ville.
On cite un médecin de Sicile qui exécutait des nez artificiels dès l’année 1442. Aux Indes, il paraît qu’on emploie pour cela un morceau de peau avec son tissu cellulaire, qu’on prend le plus souvent à la fesse. Le chirurgien Garengeot atteste avoir, en 1724, restauré un nez arraché avec les dents et jeté à terre, après l’avoir nettoyé et remis en place. Balfour, médecin anglais, rajusta avec succès le doigt de Georges Pedie qui se l’était coupé d’un coup de hache ; ce qui porta un autre médecin à essayer (inutilement, bien entendu !) à faire reprendre la tête sur le cou d’un guillotiné. Le célèbre Pougens parle d’un coq sur la crête duquel on avait greffé l’aile d’un serin et la queue d’un petit chat. Au reste, qui ne sait que nos fermières s’amusent quelquefois à greffer un ergot sur la tête de leurs chapons, et que cet ergot atteint parfois une longueur de huit à dix centimètres ? On peut en voir un curieux exemple dans la belle collection d’oiseaux cédés à la ville de Dieppe par la famille du savant ornithologiste M. J. Hardy.
Voilà tout ce que je sais de mieux relativement à la greffe animale ! Il y a des farceurs qui vous citeraient bien d’autres faits ; mais je n’ai guère foi à leur dire. Ainsi, j’ai entendu raconter qu’un chasseur fut tout étonné un jour de voir un chevreuil sortir du fourré, emportant un petit merisier sur son dos. Il l’ajuste, pose le doigt sur la gâchette, le coup part, et le chevreuil tombe avec le merisier !… Alors, il fut reconnu que l’arbuste avait ses racines enfoncées dans la peau de l’animal. Tout le monde était stupéfait, et l’on ne pouvait s’expliquer ce phénomène, quand l’heureux chasseur en trouva l’explication dans ses souvenirs. L’année précédente, un soir qu’il rentrait après avoir à peu près épuisé ses munitions à tirer des merles, il aperçut quelque chose qui remuait dans les broussailles. Comme il lui restait un coup de poudre, il remplaça le plomb par quelques noyaux des merises qu’il venait de manger ; puis, pan !…. L’animal s’enfuit ; mais évidemment, dit le chasseur, c’est un de ces noyaux de merise qui, resté entre cuir et chair, a donné naissance au petit merisier phénoménal. Qu’en pensez-vous, braves lecteurs ? Pour moi, j’ai peine à croire à cette mode de planter des merisiers.
KARL
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(in Le Magasin brayon : recueil scientifique, artistique et littéraire, n° 1, 15 mai 1863)