AVENTURE MYSTÉRIEUSE
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Une apparition nocturne d’espèce fort extraordinaire occupe, en ce moment, toute la ville de Lyon. Dans la rue Tupin, il revient, toutes les nuits, un être surnaturel. Les faits qu’on raconte tiennent si fort du merveilleux, qu’on serait tenté d’invoquer le doute, s’ils n’étaient affirmés par la jeune et jolie demoiselle soumise aux visites de cette bête. On pourrait en appeler au témoignage des locataires de la maison qu’elle habite, maison jadis si paisible, si le caractère, la vertu, et voire même l’innocence de la jeune personne, n’offraient une suffisante garantie de la vérité de ce qu’elle avance. Voici ce que l’on a recueilli de la bouche même de la victime de cette étrange apparition.
Mlle B…, fille d’un très honnête industriel, habitant une maison rue Tupin, non loin du dispensaire, raconte qu’il y a trois mois, elle fut réveillée en sursaut, la nuit, par quelque chose qui lui glaça les reins ; elle y porta la main, et elle toucha une bête qui s’échappa légèrement et que les ténèbres l’empêchèrent de distinguer. Depuis cette époque, cette bête mystérieuse revient toutes les nuits ; elle se met toujours derrière son dos, sur la peau même. Mlle B… ajoute que jamais sa nocturne visiteuse ne s’est placée du côté opposé. Elle est inoffensive lorsqu’elle n’est pas contrariée ; mais une nuit que Mlle B… voulut la prendre en la serrant assez fortement, elle s’échappa en poussant des cris aigus, monta le long du mur jusqu’à la tête du lit, s’arrêta au niveau du chevet, regarda Mlle B… et imita, en portant la tête en avant, le sifflement de la couleuvre. Cette bête a quatre pattes, une tête de serpent, une langue à trois dards, des yeux brillant d’un rare éclat et une queue de tanche ; sa longueur est de plus d’un pied, sa grosseur de 5 à 6 pouces ; sa peau gris de fer est luisante et glacée ; elle ne mord point, mais dans ses moments d’irascibilité elle donne des coups de feu qui produisent des étincelles ; elle pousse alors des cris aigus et disparaît comme un éclair.
Plusieurs fois, Mlle B… a changé de lit, toujours la bête l’a suivie. Depuis une huitaine de jours, cette bête a changé de méthode ; elle se place sur la tête même de Mlle B… et elle y exécute un mouvement pour ainsi dire perpétuel. Un voisin, reconnu pour son habileté à prendre les rats, a tendu des pièges à l’entrée d’un trou ; la bête a rongé le fil de fer, mais n’est point entrée par là dans l’appartement.
Il est à désirer qu’un naturaliste puisse saisir cet objet d’émoi pour en enrichir le musée. Mlle B… promet d’abandonner sa bête comme prix de la capture. La nouvelle qui précède semble se corroborer par les observations suivantes : l’appartement occupé par Mlle B… se trouvait précédemment habité par un fabricant de préparations pour détruire les punaises. Cet homme avait l’habitude de nourrir chez lui une nombreuse famille de lézards et serpents. Il paraîtrait, alors, qu’un de ces lézards aurait cherché un refuge dans la cheminée de la maison et s’en serait échappé, depuis quelque temps, pour chercher la chaleur, si nécessaire à ce genre de reptiles, dans le lit de Mlle B… Depuis que, par une sage précaution, on a fermé l’issue de cette cheminée, le lézard a trouvé moyen de s’échapper par une fissure de la muraille. Ce que voyant, le père de Mlle B…, tailleur de profession, a posé sur cette ouverture plusieurs carreaux de fer, mais l’animal s’est introduit encore dans l’appartement en écartant les carreaux. Ce qu’il y a de fatal dans tout ceci, c’est que le lézard est resté jusqu’à présent invisible pour tout le monde, excepté pour Mlle B… Déjà plusieurs personnes de ses amis et amies ont essayé de passer la nuit dans la chambre, pour se convaincre de la vérité des détails mirobolants qu’elle donnait ; mais au moindre signe d’alerte donné par Mlle B…, son singulier visiteur s’évanouissait sans qu’on pût l’entrevoir. Bien des fois Mlle B…, pour se soustraire aux visites nocturnes de l’importun quadrupède, a changé la place de sa couche, mais le lézard-monstre est toujours allé la chercher, jusque sur le marbre de la commode.
Tous ces détails, quelque mystérieux qu’ils paraissent, sont confirmés d’une manière certaine par toute la rue Tupin. Nous tiendrons nos lecteurs au courant des diverses particularités qui pourront surgir de cet événement quelque peu fantastique.
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(Anonyme, in Courrier des théâtres, vingt-et-unième année, n° 6923, mardi 5 décembre 1837 ; Ernst Stückelberg, « Das Mädchen mit der Eidechse, » huile sur toile, 1884)