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Lithographies de Théodore van Elsen, illustrant le n°40, hiver 1927-1928, huitième année, nouvelle série, du Grand Guignol, consacré aux sept péchés capitaux
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Lithographies de Théodore van Elsen, illustrant le n°40, hiver 1927-1928, huitième année, nouvelle série, du Grand Guignol, consacré aux sept péchés capitaux
En 1915, le croiseur Néréide, cinglant vers les Dardanelles, stoppa en vue d’une île de la mer Egée. Nos chefs savaient cette terre inhabitée. Un détachement de fusiliers, dont je faisais partie, prit place dans une chaloupe et gagna la côte, pour accomplir quelque corvée. C’était par la tiédeur fluide d’une fin d’après-midi ; des essaims de voluptés légères glissaient dans la lumière incomparable. Les flots resplendissaient, cambrés, allongés sous les caresses de clartés divines. Heure olympienne !
Un vol d’alcyons passa au-dessus de nous ; les oiseaux nous devanceraient dans l’île. Soudain, ils obliquèrent brusquement et filèrent vers le large. À quel ordre, à quel instinct obéissaient-ils ?
Nous allions accoster. Alors, – pourquoi ? – des rameurs qui chantaient se turent.
Une désolation chaotique nous accueillit : des pierrailles rouges, de rares oliviers bossus et noirs. Je n’avais jamais éprouvé d’impression pareille à celle qui m’assaillit, dans cette solitude morte. Et mes compagnons, eux-mêmes, goûtaient-ils pleinement la joie de fouler enfin la bonne terre ferme ?
Était-ce la mélancolie de l’heure indécise qui réveillait en moi un obsédant « cafard » ? Un malaise planait. Une angoisse toute proche guettait, en de multiples embuscades ; je la devinais.
Les souffles du soir, par moment, agitaient les feuillages sombres, courbaient des herbes onduleuses. Des frissons, des soupirs tragiques naissaient. Puis tout reprenait l’immobilité spectrale. Le silence s’installait, hostile.
L’inquiétude qui m’oppressait ne résidait pas seulement dans les apparences. Il y avait autre chose. Une détresse surhumaine s’exhalait du sol, se mêlant étroitement à l’atmosphère. Malgré moi, je contemplais ces lieux avec la curiosité trouble qu’on ressent dans une maison où un crime a été commis, sur les vieux champs de bataille, au fond des caves pénales où sévissait l’Inquisition, par les landes jadis hantées, près du rocher du Rhin où chantait la Lorelei. Il semble, n’est-ce pas, que les fatalités puissantes laissent leur indélébile empreinte là où l’on sait qu’elles se sont déchaînées. Mais moi, je ne savais rien, et je subissais pourtant une pénible emprise. De quels faits inouïs cette île avait donc été le théâtre, quels cyclones de terreur avaient fondu sur elle, quel abominable passé la flétrissait pour qu’elle conservât, pesant comme un carcan, cet air vicié de menaçante horreur ?
Pour échapper à la crainte étrange, pour revoir l’apaisement grandiose des horizons marins, je gravis une pente, vers un promontoire. Je trébuchais. Des cailloux aigus et rougeâtres roulaient sous mes pas. Je dus me retenir à une pierre en saillie, ronde et lisse, toute blanche. Je regardai : c’était l’épaule d’une statue à peine enfouie. Je la dégageai sans trop de peine. Cela représentait une femme, de taille normale, au corps harmonieux, bien que raidi. Une tunique très fine, aux mille plis épousant les grâces du galbe, la revêtait. Mais les traits du visage étaient figés, les yeux agrandis, la bouche entrouverte, retenant un cri inexprimable. Une expression de peur, de peur indicible s’imprimait sur cette face, et l’attitude tout entière décelait la paralysie de l’effroi.
Ainsi, j’avais découvert un merveilleux marbre antique d’une facture inconnue, je crois, jusqu’alors. Phidias lui-même n’avait jamais osé un réalisme aussi poignant. Des détails m’apparaissaient, inestimables : des bracelets ouvragés serraient délicatement la chair des bras, les sandales étaient lacées avec une élégance perdue. Mais la figure convulsée m’attirait, m’hypnotisait de son mystère. La Peur ! Oui, elle avait bien régné dans cette contrée, et je rencontrais sans doute un vestige de son temple.
Des coups de sifflet rassemblaient les hommes sur la grève. En hâte, j’allai tout droit vers l’appel. Alors je vis, de place en place sur mon chemin, d’autres statues, couchées, affaissées, debout parfois, des hommes, des femmes… Et toutes ces effigies ressemblaient à ma première trouvaille ! Leurs regards dilatés fixaient un prodige épouvantable ; c’étaient les mêmes gestes crispés ; un cri semblable s’étranglait dans toutes ces gorges de marbre. En vain, je cherchai un socle, un fût de colonne qui me confirmassent l’existence d’un temple, d’un palais. Je ne vis rien. Et la peur me saisit alors, contagion de cette foule immobile, âme de ce peuple de statues. Je courus, fouaillé par la panique. Je ne repris mon sang-froid qu’en apercevant mes camarades. L’un d’eux me cria, tandis que je foulais les hautes herbes :
« Attention ! Il y a des serpents ! »
Les heures graves que nous vivions ne laissaient pas de place à l’archéologie. Il fallait affronter des dangers immédiats et tangibles.
L’étrave de notre navire coupait les eaux que les galères d’Athènes et de Rome sillonnèrent autrefois. Nous suivions la route des nautoniers phéniciens et de la nef Argo. Nos combats ressuscitaient une tonnante Iliade. À chaque salve, les échos bouleversés répercutaient les écroulements des murailles troyennes. Entre deux eaux, les torpilles couraient, miroitantes comme des croupes de sirènes.
Que de souvenirs naufragent dans les remous du temps !… Hier, en entrant dans cette ménagerie foraine, j’étais loin, certes, de penser à l’escale singulière… Autour d’une cage circulaire, aux parois vitrées, des gens s’attroupaient. Au centre, une femme était assise, une Orientale, au masque d’une impassibilité languide. Auprès d’elle, sur elle, noués à ses bras nus, s’enroulant à son cou, s’emmêlant à ses cheveux, grouillait un amoncellement visqueux de serpents. Par instants, elle les prenait à poignées, et les rejetait, enlacés en des nœuds immondes. Un bizarre dégoût m’envahit. Je regardai mes voisins.
Où avais-je déjà vu ces faces immobiles, béantes, où s’inscrivait une répulsion craintive ? Oui. Ne retrouvais-je pas – à un degré bien moindre – cette expression que les statues portaient au paroxysme ? Mais pourquoi ? Et pourquoi cela s’unissait-il encore à un vague souvenir de serpents ?
Une fièvre inconsciente travaillait mon esprit. Je regardai la charmeuse. Mentalement, je substituais à cette tête coiffée de reptiles une autre tête, presque pareille, mais dont tous les cheveux étaient des vipères. Je voyais les yeux se creuser, fulgurer d’éclairs infernaux. J’y découvrais une haine, un martyre fabuleux. Et j’imaginais des êtres traqués par ces prunelles, fascinés, cloués au sol, éperdus de terreur.
Un nom montait en moi, hallucinant ; un nom me brûlait les lèvres :
« Méduse ! »
*
Là-bas, sous le ciel de l’Hellas, avais-je rencontré l’île où vécurent les Gorgones ? L’île où la plus belle des trois sœurs, Méduse, devenue par la colère de Minerve un démon hideux, pétrifiait ceux qu’elle tenait sous son terrible regard ? Ne croyez-vous pas qu’une telle malédiction puisse empoisonner encore ce pays, longtemps, longtemps après la victoire du glorieux Perséus ?
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(Maurice Noury, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 24057, mardi 27 novembre 1928 ; Wilhelm Trübner, « La Gorgone, » huile sur carton, 1891 ; tête de Méduse d’Enrico Pandera ornant la tombe d’Umberto Fabé au cimetière monumental de Milan, c. 1940)
La forêt de Sauvabelin et le Signal de Lausanne ont une telle célébrité, qu’aucun touriste ne passe par le chef-lieu du canton sans y monter, pour jouir d’une des plus belles vues de la Suisse française. Placé sur une espèce de promontoire du Jorat, le spectateur a sous ses pieds la ville de Lausanne, le lac Léman avec ses charmantes rives, depuis Villeneuve, où le Rhône bleuâtre se jette dans ce bassin d’argent, jusqu’à Genève, où il sort de son bain pour parcourir la France.
C’est au Signal, à la forêt de Sauvabelin, que je me propose de conduire le lecteur pour le faire assister à un événement mystérieux, inexplicable, qui m’est arrivé là il y a une vingtaine d’années. Je tâcherai de le raconter aussi fidèlement que possible, sans vouloir prétendre cependant que l’imagination n’y ait ajouté quelques fictions.
Pour arriver au Signal ou à la forêt de Sauvabelin, qui protège son dos, on peut prendre le sentier de Montmeillan, qui tourne les rochers, ou bien la grande route qui conduit au village du Mont et commence au château de Lausanne, en formant d’abord un chemin creux entre les campagnes du Petit-Château et de l’Ermitage. La nouvelle route construite par l’État pour faciliter la montée, ne passe plus par cette espèce de ravin sombre et d’une réputation sinistre, à cause de quelques assassinats commis dans cet endroit, et dont le dernier était accompagné de circonstances horribles. Le lendemain d’un grand orage, on avait trouvé à quelque distance de la route, dans des broussailles, le cadavre d’un habitant de Lausanne, qui avait été assommé, dépouillé, et dont on avait traîné le corps le long de la route. Des touffes de cheveux sanglants étaient collées contre quelques bornes du chemin ; et cette circonstance ne pouvait s’expliquer autrement que par la supposition que l’assassin avait frappé la tête de sa victime contre ces pierres pour l’achever complètement. Malgré les perquisitions de la justice, on n’a jamais pu découvrir le coupable.
Arrivé un peu plus haut, on quittait la route du Mont, pour prendre le sentier du Signal ; mais aujourd’hui, on peut y aller en char, par le nouveau chemin carrossable qu’on a construit lorsque les autorités cantonales ont établi le tir militaire dans la forêt de Sauvabelin. Ces divers détails sont nécessaires au lecteur pour l’intelligence du récit qui va suivre.
Dans l’année 1840, une des personnes les plus respectables de Lausanne, élève d’un célèbre peintre français, artiste lui-même et professeur de dessin, m’invita à prendre le thé chez lui, en compagnie de quelques amis et connaissances. C’était un de ces beaux jours de décembre qu’on désigne par le nom d’été de St-Martin. Après une soirée charmante, dans laquelle j’eus le plaisir d’entendre raconter quelques anecdotes très intéressantes, nous nous séparâmes quelques minutes avant onze heures, pour rentrer dans nos foyers. À cette époque, je demeurais tout près du château de Lausanne, et j’avais pour voisin un pasteur que je respectais autant que je l’aimais, car c’était un ami sincère, et en même temps une véritable âme d’élite.
Au moment où nous montions le faubourg de la Barre, cet ami nous dit :
« La nuit est si belle, il fait un si magnifique clair de lune, que le lac doit offrir à cette heure un des spectacles les plus ravissants. Je ne l’ai jamais vu au clair de lune depuis le Signal. J’ai envie d’y monter ; quelqu’un de la compagnie veut-il m’accompagner ?
– J’accepte, » lui dis-je, en me promettant une grande jouissance dans cette course nocturne.
Les autres personnes qui nous accompagnaient cherchaient à nous détourner de notre idée fantastique en nous prédisant pour résultat un bon catarrhe, mais ce fut en vain.
Nous nous séparâmes donc, et je pris avec M. P. le chemin du Signal.
« Nous voici dans le chemin du sang, » dit mon compagnon, lorsque nous pénétrâmes dans le chemin creux dont j’ai parlé plus haut.
Au même instant, le bourdon de la cathédrale de Lausanne sonnait onze heures. Ces paroles solennelles et leur coïncidence avec la voix lugubre de la cloche firent une telle impression sur mon imagination et mon cœur, que je ne pouvais me défendre d’un sentiment d’horreur, qui fut encore augmenté par les sons étranges que j’entendais tout près de moi. Je n’osais rien dire, de peur de passer pour poltron aux yeux de mon ami, qui continuait silencieusement la route, sans avoir l’air d’entendre ce bruit. Cependant, quelques moments après, il s’arrêta tout à coup et me dit :
« C’est extraordinaire ; on dirait qu’il y a quelqu’un ici qui aiguise sa faux et qui fauche ! »
En effet, c’était le bruit que j’avais entendu et qui m’avait fait la même impression.
« C’est probablement un paysan qui profite du clair de lune pour faucher son pré, répondis-je ; passons notre chemin !
– Si c’était au mois d’août ou de septembre, et même en octobre, répliqua-t-il, je dirais que vous avez raison, mais nous sommes au mois de décembre, et à cette époque on ne fauche plus. »
Cela était si vrai que je dus renoncer à mon explication, et demander à mon ami ce qu’il pensait lui-même de ce bruit continuel que nous entendions à notre gauche et qui ne pouvait être comparé qu’au grincement d’une faux qui abat l’herbe, interrompu de temps en temps par un autre bruit qui imitait l’aiguisement.
« Nous nous trouvons dans une place où je ne suis nullement surpris d’entendre des bruits étranges ; je m’y attendais presque, me dit-il d’un ton solennel. Qui sait si Dieu ne nous a pas choisis pour servir d’instruments à sa justice ?… Il faut se laisser guider par cette voix mystérieuse, qui nous conduira sans doute dans un endroit où la révélation nous attend. Avez-vous assez de courage pour m’accompagner ? Quant à moi, je suis décidé à suivre jusqu’au bout cet appel nocturne ; je crois même que c’est un devoir sacré de ma mission apostolique.
– Je ne vous laisserai pas seul, lui dis-je ; du reste, le courage ne me manque pas.
– Eh bien, poursuivons donc notre route, et voyons si ce bruit cessera. »
Nous poursuivîmes donc notre chemin, et, bientôt après, nous quittâmes la grand-route pour prendre le sentier du Signal.
Le faucheur nocturne et invisible ne nous quitta pas un seul instant ; il se tenait constamment à notre gauche. Arrivés au Signal, nous nous assîmes sur le banc entre les deux tulipiers, dont l’un a servi depuis de flambeau à la révolution de 1845. Nous jetâmes nos regards sur le lac, dont l’aspect était vraiment féerique. La lune qui l’argentait semblait s’arrêter elle-même pour admirer son œuvre et pour contempler ce miroir gigantesque dans lequel elle encadrait son image.
Soit que le bruit eût réellement cessé pour quelques instants, soit que notre attention fût complètement absorbée par le ravissant spectacle, nous restâmes quelques moments dans une muette contemplation. Tout à coup, nous fûmes de nouveau tirés de notre rêverie par l’aiguisement de la faux, qui semblait venir de la forêt de Sauvabelin. Sylva Belini, forêt du dieu Belinus ; c’est ainsi qu’on explique le nom de ce bois de chênes, que la tradition considère comme le reste d’un ancien bocage druidique.
« Est-ce donc le couteau de sacrifice que l’on aiguise dans cette forêt ?… » me dis-je en moi-même, en me retournant aussitôt.
Mon compagnon avait entendu le bruit comme moi. Il se releva subitement et me dit :
« Partons ! le ciel nous appelle. »
Je fis comme lui, et nous nous dirigeâmes du côté où il nous semblait avoir entendu le bruit. Nous pénétrâmes dans la forêt sombre, dont les clairières argentées par la lune formaient des espèces d’oasis brillant dans un désert ténébreux.
Mon compagnon, qui, à l’attrait du merveilleux, joignait encore sa sainte ardeur apostolique, marchait devant moi d’un pas intrépide, en se dirigeant toujours du côté où le bruit se faisait entendre. Je le suivais, comme Aaron suivait Moïse, et Dieu sait combien de sentiers et de chemins de traverse nous parcourûmes ainsi, guidés ou plutôt égarés par le faucheur nocturne, qui semblait se moquer de nous, comme un lutin malicieux.
Enfin, nous sortîmes de la forêt ; le bruit nous conduisait dans des champs, de petits taillis, et enfin dans un chemin creux, bordé, d’un côté, de champs fraîchement labourés, et, de l’autre, d’un immense verger. Dans ce moment, nous entendions distinctement le tintement de la faux à quelques pas de nous ; comme nous nous étions placés beaucoup plus bas, et que le bord du chemin était très élevé, nous ne pûmes pas voir si réellement on fauchait dans le pré.
Mon compagnon, dont la sainte ardeur était devenue presque fiévreuse, escalada aussitôt le bord, et, arrivé en haut, il s’écria d’une forte voix :
« Qui fauche là ? Quelqu’un a-t-il besoin de mon ministère ? »
Je n’avais pas tardé à le suivre, et j’étais d’autant plus surpris de ne rien voir, que j’avais cru un moment toucher à la fin de notre aventure et voir enfin notre faucheur nocturne.
Devant nous s’étendait un immense verger éclairé par la lune. Plus bas, à environ trois cents pas, on voyait une vieille ferme, dont les vitres, illuminées par l’astre des nuits, lui donnaient l’apparence d’une maison brillamment éclairée pour un soir de fête. On fauchait distinctement dans ce pré, et pourtant nous ne pûmes rien voir, pas une âme.
« Qui fauche-là ? » criai-je encore une fois à haute voix, persuadé que le faucheur était peut-être caché à l’ombre d’un de ces arbres. Pas de réponse.
« Entrons dans le pré et assurons-nous de nos yeux si l’imagination nous trompe, ou si quelque démon nous fascine les yeux. »
En disant cela, mon compagnon se mit à traverser le pré et se dirigea du côté de la ferme. Je le suivis, en regardant soigneusement à droite et à gauche. Arrivés près de la ferme, nous frappâmes vainement à la porte et aux fenêtres. La maison était inhabitée et n’avait pour locataires que des chauves-souris et des chouettes.
Que faire ? Il nous était impossible de rester toute la nuit dans ce pré mystérieux, où l’on continuait toujours à faucher. Après un quart d’heure d’hésitation et d’indécision, nous quittâmes le verger pour retourner à Lausanne. Et, par une singulière persévérance, l’être invisible qui nous avait choisi pour compagnons ne nous quitta qu’aux environs du Petit-Château, où nous l’avions entendu la première fois.
Avant de nous séparer, mon ami me pria de ne rien dire de notre aventure, de peur de passer pour des visionnaires ou des demi-fous aux yeux des personnes auxquelles on raconterait ce singulier événement. J’avais bien l’intention de suivre son conseil, mais, brûlé du désir de trouver la solution de cette énigme, je racontai quelques jours après tout ce qui nous était arrivé à l’un de mes collègues, professeur de sciences naturelles. Il m’écouta attentivement, et, quand j’eus fini, me dit en souriant :
« Vous avez été conduits par un oiseau assez connu dans l’histoire naturelle. Le bruit qu’il fait en frottant son bec contre les branches d’arbres, ressemble à s’y tromper à l’aiguisement d’une faux, et son sifflement peut être parfaitement pris pour le bruit de l’herbe qui s’abat, surtout par des hommes à l’imagination vive, comme vous et votre respectable ami. »
Pendant quelques années, je me contentai de cette explication plausible, lorsqu’une nouvelle aventure me rappela tout à coup le faucheur nocturne que j’avais presque oublié.
La haute montagne qui sépare la vallée de la Broie du bassin du Léman, et dont l’existence a souvent été l’objet de vifs regrets pour les aubergistes et les marchands de vin du canton de Berne, avant l’établissement des chemins de fer, puisqu’ils étaient obligés d’atteler jusqu’à dix-huit chevaux pour traîner leurs chars pesamment chargés ; cette montagne, dis-je, qu’on appelle Jorat, se distingue notablement du Jura, non seulement par les rochers qui forment sa base, mais encore par le caractère de ses habitants. Les Jurassiens sont ardents et vifs, comme le vin que produisent leurs vignobles, et les habitants du Jorat ont quelque chose de lourd comme la molasse sur laquelle reposent les champs qu’ils cultivent.
Le sommet de la montagne est couronné par une belle forêt qui appartient à la ville de Lausanne, et ses flancs fertiles portent un grand nombre de petits villages et de fermes. Les meuniers prétendent qu’on cultive le meilleur froment du canton de Vaud dans les environs de Chailly, à une demi-lieue de Lausanne, sur le versant méridional du Jorat.
Mais dans quel rapport se trouve donc le Jorat avec la légende du faucheur nocturne, dont j’ai promis la suite ? Vous allez l’entendre ; mais, pour cela, il faut de nouveau m’accompagner dans une de mes excursions et me suivre fidèlement sur les hauteurs du Jorat.
Dans l’année 1848, mémorable par des révolutions manquées et des espérances trompées, je profitai d’un beau soir pour me débarrasser de la poussière de l’école, en prenant un bain d’air pur. Je me dirigeai du côté du Chalet-de-la-Ville, éloigné de Lausanne d’une bonne lieue. Plongé dans des rêveries poétiques, et ne faisant pas attention où je portais mes pas, j’arrivai tout à coup dans un chemin creux qui me semblait connu. En effet, c’était celui où j’avais été huit années auparavant avec mon ami, le pasteur P. Hélas, ce respectable ministre du saint Évangile ne vivait plus. Son tombeau, ombragé par un cyprès, avait été depuis deux ans déjà le but de quelques-uns de mes pèlerinages du dimanche.
Le faucheur nocturne me revint aussitôt à la pensée, et l’on trouvera assez naturel de ma part que j’aie cherché à m’orienter pour découvrir de nouveau la maison solitaire, objet de notre curiosité et de nos investigations. Je m’élançai sur le bord du chemin, et je vis aussitôt que je ne m’étais pas trompé. C’était le verger que nous avions parcouru pendant la nuit, et dans lequel on avait fauché d’une manière si mystérieuse ; c’était la maison avec de petites fenêtres à vitres rondes, à laquelle nous avions frappé sans obtenir de réponse. Mais, dans ce moment encore, cette ferme paraissait inhabitée, et pour m’en assurer, je heurtai à la porte. Peine inutile ; personne ne me répondit.
« Il faut pourtant que je m’informe auprès d’un paysan, par quel hasard cette maison se trouve inhabitée, » me dis-je en quittant le verger.
Au même instant, je vis de l’autre côté du chemin un paysan occupé à arracher des pommes de terre. Je m’approchai de lui et, après l’avoir salué, je lui demandai des renseignements sur le propriétaire de cette maison.
« Je m’attendais à cette demande, me dit-il en souriant. Monsieur est probablement étranger ?
– J’habite Lausanne depuis une dizaine d’années, lui répondis-je. Mais pourquoi me faites-vous cette question ?
– Ah ! voyez-vous, Monsieur, j’ai de suite pensé que vous ne pouviez pas être de nos contrées, lorsque je vous ai vu frapper à cette maison maudite ! »
Maison « maudite ! » Ce nom de réprobation qu’il donnait à l’objet de ma curiosité, me jeta dans une grande perplexité.
« Est-ce peut-être la demeure du bourreau ? lui dis-je tout naïvement.
– Non, dit-il, ce n’est pas la maison du bourreau, mais les êtres qui l’habitent à cette heure sont beaucoup plus terribles.
– Expliquez-vous, continuai-je, en voyant qu’il hésitait quelque peu.
– Voyez-vous, mon cher Monsieur, continua-t-il après quelques moments de réflexion, on n’aime pas à parler de ces choses, car on s’expose à être tourné en ridicule ; notre siècle est trop éclairé pour ajouter encore foi à ces histoires d’ancien temps.
– Contez-moi cela tout au long, lui répondis-je d’un ton rassurant ; j’aime les légendes de village, et je puis même dire que j’en fais mes délices.
– Si vous voulez me promettre de ne pas vous moquer de moi, me dit-il d’un air mystérieux, je vous dirai tout ce que je sais moi-même, et ce que tous les habitants de mon village savent aussi bien que moi.
Cette maison, qui éveille tant votre curiosité, le verger qui l’entoure et les champs que je cultive, ainsi que beaucoup d’autres terrains qui sont labourés par mes cousins et mes voisins, forment le domaine d’une riche famille française, dont le chef ne vient que très rarement dans ces contrées. Chaque fois que le bail est renouvelé, ce qui se fait régulièrement tous les neuf ans, on cherche vainement à faire habiter la maison. Les fermiers qui l’ont habitée anciennement ne pouvaient y rester longtemps ; ils préféraient déloger et choisir une autre demeure. Toutes les années, à l’époque de la fenaison, il s’y fait un tintamarre diabolique : on entend battre et aiguiser des faux du soir au matin, et faucher dans le pré, sans qu’on puisse voir celui qui fait tout ce bruit.
– C’est le faucheur nocturne, lui dis-je, en pensant à ma première aventure.
– En effet, continua-t-il ; c’est ainsi qu’on appelle l’être mystérieux qui paraît habiter cette maison, et qui en chasse tout le monde par son bruit infernal.
– Vous le connaissez donc, ce faucheur ? lui dis-je, vivement piqué par une curiosité bien excusable de ma part.
– Nous le connaissons tous, quoique nous ne l’ayons jamais vu.
– C’est donc un homme qui fait ce bruit étrange pendant la nuit ; car je présume que vous ne l’attribuez point au diable, à un lutin ou un servant quelconque.
– Qu’en sait-on ? le fait est que le diable s’en mêle toujours un petit brin ; c’est du moins mon opinion et celle de mes voisins.
Voici, reprit le paysan, ce que j’ai entendu raconter à mon grand-père, qui le tient lui-même de mon aïeul. Mais je crains que mon histoire ne finisse par vous paraître bien absurde. C’est ordinairement le jugement qu’on en porte. Aussi, c’est presque malgré moi que je vous la raconte. Je ne sais que trop bien que les gens de la ville ne croient plus à ces sortes de choses-là.
– Soyez tranquille, mon brave homme ; je me garderai bien de vous payer ma reconnaissance de cette monnaie-là. Je suis à la recherche des légendes du Pays de Vaud, et votre histoire enrichira mon recueil.
– Vous faites donc comme le vieux père Bridel, dont nous aimons tant à lire les jolies historiettes, qu’il raconte dans son Conservateur. Ah ! c’était un bien brave homme, celui-là ; il aimait tant à s’entretenir avec nous !
– Vous l’avez deviné ; mais ne me faites pas attendre plus longtemps, et commencez votre récit.
– Eh bien ! je commence. Du temps du major Davel, que les membres du conseil de Lausanne ont si honteusement trahi, cette maison délaissée qui vous intrigue tant appartenait à un riche paysan, qui l’habitait avec son unique enfant, une jeune fille, aussi belle, aussi gentille et douce que son père était dur, grognon et peu aimable. Le vieux Rappaz passait pour l’homme le plus riche à deux lieues à la ronde. Tous les champs que vous voyez là, le verger et les prés plus bas lui appartenaient, et, outre cela, il avait encore un bois d’environ vingt poses à côté de la forêt de la ville, que notre commune a acheté de ses héritiers. C’est à cette époque aussi qu’un seigneur français est devenu le propriétaire du domaine.
Rappaz n’était nullement aimé au village ; on détestait en lui, non seulement l’âpreté hautaine qu’il mettait dans tous ses rapports avec ses voisins, mais encore son avarice sordide et la dureté avec laquelle il traitait les gens qui travaillaient pour lui. Personne ne voulait plus entrer à son service. Il trouva cependant un valet qui réussit à gagner ses bonnes grâces, au grand étonnement de tous les gens du village.
Marc, c’était ainsi que s’appelait ce nouveau valet, était un véritable modèle de jeune homme. Intelligent, actif, laborieux, toujours alerte et dispos, il s’était fait un devoir de ne jamais contredire son maître et de supporter sans réplique tous ses emportements. Marie, sa fille, savait bien pourquoi Marc était si gentil, poli, et si plein d’égard pour son père. Les deux jeunes gens s’aimaient. La conduite de Marc lui avait été dictée par sa bien-aimée, et chacune de ses actions dépendait de ses regards.
C’était déjà la troisième année que Marc se trouvait au service de Rappaz ; il avait vingt-quatre ans et Marie en comptait dix-neuf, lorsqu’un beau jour, c’était au temps de la fenaison, Marc demanda avec tant d’instance à son amie de lui permettre de la demander en mariage, qu’elle le lui accorda. Elle l’avait fait parce que quelques jours auparavant son père, dans un accès de bonne humeur, lui avait dit : « Ah ! si Marc avait de la fortune, je n’aurais pas de la répugnance à le prendre pour gendre. »
Le soir de ce même jour, avant de se coucher, Marc fit sa confidence, et Rappaz lui dit d’un ton goguenard : « C’est un grand honneur que tu veux me faire, mon garçon ; j’accepte les propositions, à la condition que tu me prouves ton amour pour ma fille par quelque chose d’extraordinaire. Tiens, voici mon verger ; il a tout juste trois poses ; si tu es en état de me le faucher dans une seule journée, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, je te donnerai Marie.
– Vous y engagez-vous sérieusement ? lui demanda Marc avec une anxiété fiévreuse.
– Oui, mon garçon ; mais je pense que tu ne seras pas si fou de croire que tu pourrais achever cet ouvrage tout seul, lors même que tu aurais quelqu’un pour aiguiser tes faux, ce que je t’accorderai par-dessus le marché. »
En disant cela, le vieux Rappaz alla se coucher, tout en riant, laissant le pauvre Marc seul dans la chambre. Marie, qui avait entendu les paroles de son père de la chambre voisine, vint en toute hâte féliciter Marc et l’encourager à entreprendre un ouvrage qui devait couronner leur amour.
« Je serai à tes côtés, mon bien-aimé ; je t’apporterai à boire, et, avec l’aide de Dieu, tu sortiras vainqueur de cette épreuve difficile. »
En voyant Marie si pleine d’espérance et si disposée à s’associer à son œuvre, Marc se crut assez fort pour l’entreprendre. Il promit à Marie de commencer le lendemain, à la pointe du jour, le travail dont dépendait le bonheur de sa vie. Il se rendit à la grange, prépara trois faux pour le lendemain, et, à minuit, alla se coucher pour trouver quelques forces dans le sommeil. Mais il ne put dormir. Des rêves de bonheur le tenaient éveillé sur sa couche. À trois heures du matin, il se leva, se rendit au verger et ne tarda pas à être suivi par Marie.
Que faut-il maintenant vous raconter ! dit le paysan. Regardez vous-même cet immense verger. Croyez-vous que le faucheur le plus intrépide de nos jours soit en état de faucher l’herbe de la première récolte dans l’espace d’environ vingt heures ? Quant à moi, du moins, je ne voudrais pas m’y engager.
Cependant, ce pauvre Marc, qui n’avait pour aide qu’une jeune fille, ne le soutenant que par ses regards et ses paroles, vint à bout de son épreuve difficile. Bien souvent, sans doute, les bras lui tombaient de lassitude ; toute sa figure, tous ses membres ruisselaient de sueur. Marie prenait son mouchoir pour l’essuyer, et l’embrassait, dès qu’elle voyait que Marc allait perdre courage. Le vieux Rappaz ne disait rien ; il calculait seulement combien le travail de Marc lui rapporterait, puisqu’il n’était pas obligé de payer ce travail.
Au moment où les arbres du verger jetaient sur les fauchées leurs ombres fantastiques, Marc était presque épuisé ; un regard d’amour de sa belle fiancée le fortifia tellement, qu’au moment où le soleil se couchait, le pauvre garçon, d’un dernier effort, jeta loin sa faux : il avait terminé son ouvrage ; il était vainqueur ! Marie s’élança dans ses bras avec des cris de joie.
À ce moment, le père Rappaz arriva, et d’un ton courroucé il cria de loin :
« Ah çà, Marc, crois-tu que je suis fou ? As-tu pris au sérieux ce que je t’ai dit en plaisantant ? Viens boire un coup ; cela te fera passer tes idées de mariage ! »
Il aurait pu se dispenser de blesser le cœur de Marc par ces paroles déloyales et cruelles. Le pauvre garçon avait déjà cessé de vivre. Son cœur s’était brisé par la transition de l’anxiété la plus vive à la joie la plus extravagante.
Il tomba sur la terre, et Marie se jeta sur son corps inanimé avec des cris de désespoir si déchirants que le vieux Rappaz lui-même se sentit défaillir.
« Console-toi, ma chère enfant, dit-il, c’est un jugement de Dieu ; viens dans mes bras, je chercherai à te faire oublier ta perte. »
Marie n’entendit pas les paroles pleines de repentir de son père. Elle se releva folle. Elle resta trois jours dans cet état, et n’en sortit que pour prononcer ces dernières paroles : « Enterrez-moi dans le tombeau de mon bien-aimé ! »
Rappaz ne survécut pas longtemps à sa fille ; avec lui s’éteignit toute la famille ; sa fortune passa à des collatéraux. »
Ce récit du paysan avait fait une telle impression sur moi que je restai quelques moments comme si j’étais foudroyé. Ensuite, je lui dis :
« C’est donc le pauvre Marc qu’on entend faucher dans ce verger pendant la nuit ?
– Oh que non, me répondit mon narrateur ; le pauvre
garçon a trouvé sans doute son repos éternel. Le faucheur
nocturne, c’est le vieux Rappaz, qui fauchera ce pré et tous
les lieux où se commettent des crimes jusqu’au jour du jugement dernier. »
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(F[rédéric] Nessler, in Le Conteur vaudois, journal de la Suisse romande, treizième année, n° 40, 41 et 42, septembre-octobre 1875. Léon-Augustin Lhermitte, « La Soupe du vieux faucheur, » pastel, 1886 ; Edmond Hédouin, d’après Jean-François Millet, « La Mort et le bûcheron, » eau-forte, 1859)
CONFÉRENCE LUE DEVANT LA Société
des Gentlemen connaisseurs en assassinat
DE LONDRES
On ne connaît guère de Thomas de Quincey, en France, que sa qualité de mangeur d’opium, et les fragments de ses Confessions traduits par Baudelaire et cités par M. Bonnetain dans son roman l’Opium. On pourra voir, par cette traduction abrégée d’une de ses plus célèbres fantaisies, que le « Mangeur d’opium anglais » a été aussi un humoriste remarquable, joignant l’amertume ironique d’un Swift à la verve pince-sans-rire de certains conteurs américains.
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Messieurs,
Votre comité m’a imposé la tache difficile de lire devant vous une conférence sur l’assassinat considéré comme art. Difficile, cette tâche l’est devenue spécialement depuis les éclatants progrès réalisés, à notre époque, dans la branche de l’art qui fait l’objet de nos études. On commence à voir aujourd’hui qu’il ne suffit pas, pour constituer un bel assassinat, de deux ganaches, – à tuer et à être tuée, – d’un couteau, d’une bourse, et d’une lande sombre. Le dessin, Messieurs, le groupement, le jeu des ombres et des lumières, la poésie, le sentiment : tout cela apparaît désormais indispensable pour donner du sérieux aux entreprises de cette nature. Et comme la pratique et la théorie doivent avancer pari passu, le public en est venu à exiger, dans le style même de la critique appliquée aux principes de l’art, quelque chose d’une perfection correspondante.
Et d’abord, qu’il me soit permis de dire un mot ou deux à certains freluquets, qui affectent de parler de notre société comme si elle avait, en quelque degré, des tendances immorales. Immorales ! Jupiter me protège, Messieurs ! Que veut-on dire là ? Je suis, je n’ai jamais cessé d’être pour la moralité, et pour la vertu, et pour toutes ces choses : j’affirme, j’affirmerai toujours (qu’il en résulte d’ailleurs ce qui voudra !) que l’assassinat est une ligne de conduite impropre, hautement impropre. Mais ensuite ? Toute chose a deux manches, par où on peut la prendre. L’assassinat, de même. On peut le prendre par son manche moral (ainsi que font, d’habitude, les magistrats) et ce côté, je l’avoue, est son côté faible. Mais on peut aussi le prendre par son manche esthétique, c’est-à-dire dans ses rapports avec le bon goût.
Lorsque nous apprenons, d’aventure, qu’un assassinat va être commis, tâchons, par tous moyens, à le traiter moralement. Mais je suppose que l’acte est accompli ; que le pauvre homme assassiné est au bout de ses peines, et le scélérat qui a fait la chose, disparu, comme un coup de feu, nul ne sait où ; je suppose enfin que nous avons travaillé de notre mieux, à la fatigue de nos jambes, pour faire trébucher le gaillard dans sa fuite, mais sans résultat. Eh bien ! je le demande, à quoi bon désormais y mettre de la vertu ? Nous avons assez donné à la moralité ; c’est maintenant le tour du goût et des beaux-arts. L’affaire a été fâcheuse, certes, bien fâcheuse ; mais nous ne pouvons l’améliorer. Qu’on nous laisse donc tirer le meilleur parti possible d’une mauvaise affaire. Et comme il est impossible d’en rien tirer dorénavant pour des buts moraux, qu’on nous laisse la traiter esthétiquement et voir la tournure qu’elle prend sous ce nouvel aspect. Telle est la logique d’un homme sensible. Et qu’en résulte-t-il ? Nous séchons nos larmes, nous avons la satisfaction de découvrir qu’une façon d’agir qui, au point de vue moral, était choquante et sans fondement, devient, au point de vue des principes du goût, une performance pleine de mérite. Ainsi tout le monde est content. Le dilettante, qu’une préoccupation trop exclusive de la vertu n’a pas manqué de faire paraître boudeur et bilieux, commence à se sentir tout guilleret. Et l’hilarité générale reprend son cours.
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Fi ! Messieurs, fi ! dirons-nous, de ceux qui opèrent par le poison. Ne peut-on conserver la vieille et noble tradition nationale du coupement de gorge, sans introduire chez nous ces abominables inventions italiennes ? Mais si nous écartons ces dégradants procédés, nous trouverons, dans l’histoire, maintes œuvres d’un art excellent, et telles que nul n’aurait honte à les avoir faites. Tout amateur un peu candide devra, je pense, en convenir. Je dis candide, cependant ; car il y a bien des réserves à faire devant les cas de ce genre. Aucun artiste, dans l’art qui nous occupe, n’est jamais assuré de pouvoir réaliser son œuvre telle exactement qu’il l’a conçue. Des contretemps embarrassants peuvent surgir. Les gens peuvent ne pas consentir à se laisser couper la gorge tranquillement. Ils peuvent courir, ils peuvent ruer, ils peuvent mordre. Au contraire du peintre, qui a souvent à se plaindre de l’excès de torpeur de son modèle, l’artiste en assassinat est souvent dérangé par un excès d’animation chez la partie adverse. Il faut dire toutefois que cette tendance du meurtre à exciter le sujet et à l’irriter, tout importune qu’elle soit à l’artiste lui-même, est, à coup sûr, l’un des avantages principaux du meurtre pour le monde en général, en tant qu’elle favorise le développement du talent caché. Souvent, en effet, sous l’influence de la panique dont s’accompagnent nos artistes, on a vu se développer chez les victimes les talents les plus brillants pour le saut, pour la boxe, et, en un mot, pour tous les exercices gymnastiques : talents qui, sans cette occasion, fussent à jamais restés ignorés de leurs possesseurs, comme des amis de ceux-ci.
Récemment encore, durant un voyage en Allemagne, j’ai rencontré, aux environs de Munich, un membre distingué de notre société, que vous me permettrez de ne point nommer. Ce gentleman m’apprit que, se trouvant un peu fatigué des plaisirs trop froids (du moins, il les trouvait tels) de l’état de simple amateur, il avait quitté l’Angleterre pour le continent avec l’intention de pratiquer un peu lui-même dans la profession.
Il avait fait ses débuts à Mannheim.
« En face de mon logement, m’a-t-il raconté, demeurait un boulanger. C’était une sorte d’avare, et qui vivait seul. Fus-je attiré vers lui par la largeur de sa face, ou pour toute autre raison ? Je ne sais. Mais il est certain qu’il me plut, et que je me décidai à entrer en relation avec sa gorge, que – soit dit en passant – il portait toujours découverte, ce qui agaçait encore mon envie. Une nuit, tandis qu’il était occupé à fermer ses volets, j’entrai chez lui, verrouillai la porte, et, m’adressant à lui de la façon la plus courtoise, je lui fis connaître l’objet de ma visite. Je l’engageai en même temps à ne point faire de résistance, pour nous éviter, à tous deux, des désagréments inutiles. Puis je tirai mes ciseaux et me mis en posture d’opérer. Mais, à cette vue, le boulanger, que mes déclarations semblaient avoir frappé de catalepsie, s’éveilla dans une furieuse agitation :
« Je ne veux pas être assassiné ! criait-il. Pourquoi perdrais-je ma précieuse gorge ?
– Pourquoi ? répondis-je. Je serais heureux de vous en instruire ; mais le temps presse ; et puis, en vérité, que vous importe ? Sachez seulement que je suis un virtuose dans l’art de l’assassinat, que je désirerais me perfectionner encore dans quelques détails, et que je suis épris de la vaste surface de votre gorge.
– Ah ! c’est ainsi, fit le digne boulanger. Eh bien ! voyons si vous êtes aussi un virtuose dans un art d’une autre sorte. »
Et le voilà qui se dispose à boxer. L’idée même de le voir boxant, au début, me sembla grotesque. C’était un homme de cinquante ans, poussif et inerte ! Et cependant, malgré que je sois moi-même un maître dans l’art de la boxe, je dois avouer que cet homme m’opposa une défense si désespérée que je craignis bien, à maintes reprises, d’être roulé honteusement. Figurez-vous que, pendant les treize premières tournées, le boulanger eut, positivement, l’avantage. C’est à la quatorzième seulement que je repris le dessus, et il m’en fallut encore seize pour avoir raison de lui d’une façon définitive.
– Après quoi, dis-je à notre confrère, je présume que vous avez réalisé votre premier dessein ?
– Je n’y ai point manqué, me répondit-il ; et j’en ai ressenti une satisfaction d’autant plus vive que, d’une seule pierre j’avais fait deux coups, » entendant par là, j’imagine, qu’il avait à la fois roulé et égorgé son partenaire.
Mais cette histoire ne prouve-t-elle pas encore, Messieurs, quel extraordinaire stimulant des talents cachés est contenu dans la perspective sérieuse d’être assassiné ? Un boulanger impotent, cacochyme, à demi-cataleptique, et de Mannheim, a, sous cette unique inspiration, boxé durant vingt-sept tournées avec un boxeur anglais des plus distingués ; à tel point son génie naturel s’est trouvé exalté et poussé au sublime par la géniale présence de son assassin.
En vérité, Messieurs, devant de pareils exemples, nous sentons qu’il serait juste, peut-être, d’adoucir un peu l’extrême âpreté avec laquelle la plupart des gens parlent de l’assassinat. Ne supposerait-on pas, à les entendre, que tous les inconvénients et désavantages sont du côté de être assassiné, tandis qu’il n’y a que plaisir et profit du côté de n’être pas assassiné ?
*
Je voudrais indiquer encore, en quelques mots, les principes esthétiques de l’assassinat (dans l’intention, je le répète, de régler votre jugement, non votre pratique). Les vieilles femmes, la masse des lecteurs de journaux sont satisfaits de n’importe quoi, pourvu qu’il y ait assez de sang répandu. Mais il faut quelque chose de plus aux âmes d’une sensibilité plus délicate.
Il est évident, d’abord, que la personne à assassiner doit être une bonne personne. On pourrait croire, autrement, que la victime elle-même, au moment elle a été frappée, complotait un mauvais coup ; et alors adieu à tous les effets d’art un peu subtils ! La fin idéale de l’assassinat est – n’est-ce point vrai ? – exactement la même que celle de la tragédie, qui doit, d’après Aristote, purger le cœur par les moyens de la terreur et de la pitié. Or il peut bien y avoir terreur, mais le moyen qu’on sente de la pitié, à voir un tigre détruit par un tigre !
Il est également évident que le sujet choisi ne doit pas être un personnage public. Le Pape, par exemple, est tout à fait impropre pour l’assassinat. Son titre de Père de la Chrétienté lui a conféré une ubiquité si virtuelle, et, comme le coucou, il a été si souvent entendu et si rarement vu, que je le soupçonne de n’être, pour la plupart des gens, qu’une simple abstraction. Quel effet attendre, dès lors, de la nouvelle de son assassinat ? Si, au contraire, un homme donne de copieux et fréquents dîners, où il invite une foule de gens, chacun se réjouit de ce que cet homme-là ne soit pas une simple abstraction, et son assassinat ne soulève aucune objection artistique.
Il faut, en troisième lieu, que le sujet choisi se porte bien ; car il est absolument barbare d’assassiner une personne malade, qui est, généralement, hors d’état de le supporter. D’après ce principe, il y a de l’impropriété à choisir un tailleur, s’il a plus de vingt-cinq ans ; un tailleur, passé cet âge, ne pouvant manquer d’être dyspeptique. Et ici, dans cette bienveillante attention pour le confort des personnes malades, vous remarquerez, Messieurs, un des effets habituels de tout art en général : l’effet d’adoucir et de raffiner les sentiments.
Un philosophe de mes amis me suggère que le sujet choisi devrait aussi avoir une famille de jeunes enfants entièrement à la merci de son travail. Il est certain que le pathétique de l’œuvre y gagnerait et que voilà une très judicieuse pensée. Je craindrais toutefois, en insistant trop sur cette condition, de rétrécir fâcheusement la sphère d’activité de nos artistes.
Et maintenant, Messieurs, laissez-moi vous répéter solennellement que je ne prétends en aucune façon au titre ni au caractère d’un homme de la profession. le n’ai jamais tenté un assassinat dans ma vie, si ce n’est, en 1801, sur le corps d’un matou. Et pour les régions supérieures de l’art, je m’avoue entièrement incapable. Aussi bien mon ambition ne va point si haut. Non, Messieurs, pour le dire avec Horace :
Fungar vice cotis, acutum
Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi.
Thomas de Quincey
Traduit et adapté par T. DE WYZEWA
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(in Le Figaro, supplément littéraire, quatorzième année, n° 18, samedi 5 mai 1888 ; illustration extraite du Petit Journal, supplément illustré, dix-huitième année, n° 883, dimanche 20 octobre 1907)
Notre ami Charles Cros a un fils, le jeune Guy, qui parfois n’est pas sage.
Aussi, pour épouvanter son rejeton, le père le menace d’un croquemitaine qu’il a inventé et qu’il appelle M. Rien.
M. Rien a des cheveux dans son existence, un front de bandière, des yeux de bouillon, un regard d’égout, un nez creux, une bouche de four, l’oreille du ministre, une gorge de montagne, un corps de garde, des côtes du Nord, deux bras de mer, deux mains de papier, des doigts de vin, le rein allemand (!), un c… de sac, des jambes de force (étais), des chevilles de tonneau, des pieds anglais, etc., etc.
Comme on le pense bien, le jeune bambin devient très obéissant à la menace d’un fantoche aussi fantaisiste.
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(in La Justice, quatrième année, n° 1122, samedi 10 février 1883)
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(in Le Gaulois, dix-septième année, troisième série, n° 410, vendredi 31 août 1883)
Monsieur N a eu la chance de découvrir dernièrement, entre deux pages des Œuvres complètes de Lautréamont, Paris : Librairie José Corti, 20 juillet 1956, un rare marginalia : le billet de la Loterie nationale, de la « Tranche de Lautréamont, » tirage du mercredi 16 avril 1986, auquel était joint une carte de M. Ducasse, artisan tapissier à Toulouse, spécialiste des sièges anciens et modernes.
Jamais je ne pourrai oublier la sensation d’étonnement qui me vint quand je vis pour la première fois un esprit. J’étais seule à mon bureau dans la salle d’accidents du grand Hôpital ; il était à peu près deux heures du matin. Je n’ai jamais pensé aux esprits, l’idée ne m’en était jamais venue, mais subitement je le vis devant moi.
À première vue, il ne me semblait pas différer d’un homme vivant ; en effet, je pensais qu’il était un des internes. Je lui demandai ce qu’il cherchait. Il inclina la tête et me regarda avec curiosité ; j’étais sûre qu’il n’avait pas entendu et j’allais lui répéter la même question, mais ma bouche resta ouverte. Je le regardai fixement. Je me souviens d’avoir pensé que j’étais en train de rêver ; je secouai la tête comme un nageur qui vient de plonger. Non, j’étais bien éveillée. Mais peut-être, pensais-je, je deviens folle, car, à travers son corps, bien habillé de gris, je pus voir la silhouette de l’armoire à instruments directement derrière lui ; la silhouette était un peu nébuleuse, mais je la vis clairement.
Je saisis le bord de la table pour me soutenir et me mis debout, lui criant : « Qui êtes-vous ? » et je sentais que ma voix était rauque.
L’expression de son visage passait de celle du doute à une reconnaissance étonnée, comme si la conviction lui était venue qu’après une longue période pendant laquelle personne ne pouvait le voir, il avait finalement trouvé quelqu’un qui le voyait. Son regard fixait le mien, et malgré moi je commençais à saisir ses pensées sans qu’il me parlât.
Lentement, comme un adulte qui essaie d’enseigner à parler à un petit enfant, il m’envoya le message : « N’ayez pas peur, surtout n’ayez pas peur de moi ; la peur causerait ma désintégration ; il faut que je reste, aidez-moi. »
Il m’était presque impossible d’éviter une vague de terreur et de panique, et, au même moment, sa forme de haute taille commença à disparaître. La dernière impression que j’eus de lui furent ses yeux, très intelligents, qui me regardaient à travers le nuage dans lequel il se dissolvait.
Ébahie, je retombai sur mon siège, le front couvert de moiteur froide, et ma main tremblante toucha presque un bouton électrique. Devais-je appeler quelqu’un ? À qui pouvais-je dire ce que j’avais vu et être crue sérieusement ? Je ne touchai pas la sonnette ; je n’osais pas, les autres me donneraient un sédatif et me mettraient au lit et, probablement, on appellerait un docteur pour m’examiner pour insanité.
Graduellement, je retrouvai mon calme ; je me décidai à ne rien dire, mais à attendre les événements, et à me forcer de vaincre les terreurs que j’avais eues et qui m’avaient empêché d’apprendre davantage de choses d’un phénomène si étrange. Deux semaines passèrent, et j’étais presque convaincue que ce n’était qu’un rêve, quand je le vis encore, mais, cette fois, ce n’était pas dans la même salle.
Nous avions une jeune domestique, une négresse qui servait un repas à minuit pour les internes, les infirmières et les postulants qui travaillaient la nuit. Cette négresse était une bonne fille très industrieuse, mais, dernièrement, elle avait déclaré ne plus vouloir travailler la nuit. Le surintendant des infirmiers désirait la garder et me demanda de lui parler pour tâcher de la persuader de rester ; donc, après son service, j’allai lui parler.
La salle à manger était obscure, mais, pendant que je lui parlais, je vis deux personnes assises près d’une table dans la salle à manger.
Étonnée qu’il n’y ait pas de lumière dans la pièce pendant que les docteurs mangeaient, je lui dis :
« Quelqu’un est-il venu tard, Bella ?
– Non, M’dam’, personne ! »
Elle regarda dans la chambre, puis tourna son regard vers moi d’un air un peu effrayé.
« Non, M’dam’, il n’y a personne ! »
Et alors je le reconnus.
De très haute taille, il avait une tête de plus que son camarade et traçait des dessins sur la nappe avec son doigt, comme on fait souvent à table. De suite, je pensais que la jeune fille ne pouvait les voir et, pour ne pas me trahir, je changeai de conversation :
« Ne changerez-vous pas de décision pour rester avec nous, Bella ?
– Non, M’dam’, j’pars le premier, j’veux plus travailler la nuit, » et elle murmura quelque chose que je ne pus comprendre.
« Mais, pourquoi, Bella ? »
Elle parut inquiète et, sans me regarder, se mit à essuyer la table devant elle avec une force inusitée et inutile. Elle répondit soudain :
« Ben, M’dam’, y a des choses ici que j’comprends pas, y a des fantômes.
– Des fantômes, Bella ? Avez-vous vu quelque chose ?
– Non, M’dam’, j’ai rien vu, mais j’les sens.
– Vous rêvez, Bella !
– Non, M’dam’, j’rêve pas, c’est du vrai, j’les sens qui m’touchent comme s’ils passaient vite et un’ fois, – elle regarda autour d’elle et tressaillit, – un’ fois, l’un d’eux prenait mon tablier et me tirait comme si je devais aller avec lui. Non, M’dam’, j’rêve pas ; je travaille le jour, mais, le premier, j’pars. »
Et moi, les yeux ouverts sur cette présence grise et de haute taille devant moi, dans la salle à manger, presque obscure, comment pouvais-je me moquer de l’intuition de cette négresse qui sentait en elle-même la présence psychique par l’occultisme primitif de ses ancêtres ?
Alors, je lui dis que je parlerais au surintendant pour qu’il lui donne une autre situation, et je retournai au bureau central, espérant que le grand fantôme gris se présenterait devant moi. Je désirais une autre opportunité pour lui prouver que je n’étais pas lâche et que j’étais prête à l’aider, si seulement il voulait me montrer comment le faire.
Il ne vint pas encore cette nuit-là. Peu à peu, dans les mois qui suivirent, j’appris que non seulement le grand fantôme, mais que beaucoup d’autres étaient toujours à leur tâche dans le grand hôpital et j’appris plus tard la nature de leur travail. Il me sembla, toutefois, que le grand fantôme gris était là plus souvent que les autres.
Je remarquai aussi qu’il ne venait jamais quand j’anticipais sa visite ; c’était seulement quand j’étais sans soucis et très calme, que je le voyais. Je m’adaptai à l’interprétation de ses pensées. J’appris que ce que nous appelons la parole est seulement une action qui vient du besoin de l’expression ; c’est un moyen de faire connaître nos pensées aux autres, mais très pauvre et incomplet.
J’appris aussi que les spirites ou les « esprits complets, » comme ils s’appellent, ne font pas de bruit physique ; si on a les dons psychiques pour voir ou pour sentir le monde invisible qui nous entoure, on peut voir, on peut sentir, on peut même entendre, mais ce que nous entendons est un son spirituel, non un son physique.
Malgré cette limitation, j’eus plusieurs conversations avec le grand fantôme gris ; j’étais une bonne élève, je cherchais toujours de plus en plus les connaissances de la vraie vie, parce que j’appris que les esprits disent que les mortels ne font que rêver et que la mort est le moment du réveil. Un grand changement se fit en moi. Mes amis, sans réaliser la force occulte qui était la cause de ce changement, ne cessaient de parler de ma transformation. J’étais une femme d’un certain âge, fatiguée et irritable ; presque subitement, je m’épanouis ; je n’ai jamais été jolie, mais, maintenant, il venait dans l’expression de mon visage une certaine douceur qui attirait tout le monde vers moi et donnait une confiance absolue en mon intérêt et ma compréhension. La paix venait à mon cœur, et je réalisais que, dans ce monde, il n’y a rien à craindre : la vie n’est qu’une leçon et la mort est le commencement, non la fin ; j’étais toujours très calme et je sentais une sécurité que je ne pourrais pas exprimer. Au même moment, curieusement, je perdais tout désir de manger de la viande et je n’avais aucun intérêt dans ce que je mangeais ; mes repas me semblaient n’avoir aucune importance, et, presque sans le réaliser, je perdais l’embonpoint qui m’avait beaucoup ennuyée pendant quelques années.
Ayant la charge de toutes les infirmières pendant la nuit, j’avais le privilège d’assister aux opérations urgentes dans la salle chirurgicale, et il est bien rare que j’en ai manquée une, car elles me fascinaient toujours.
Une nuit, le docteur Norton alerta toute son équipe pour une opération urgente. Comme un groupe de figurants, ils étaient tous prêts dans la salle de stérilisation, mettant leurs tabliers stérilisés et leurs masques de gaze qui ne laissent que les yeux et les oreilles exposés.
Ils sortaient par ordre de préséance : le premier chirurgien, son assistant, la première infirmière de l’opération, les infirmières pour les instruments, l’anesthésiste et, derrière la barrière de verre, nous, les internes, les infirmières, les infirmiers, les étudiants médicaux, attendions, regardant les photos de rayons X du cas sur lequel on devait opérer, et nous attendions le commencement, comme sur la scène.
Une infirmière aidait le docteur à mettre ses gants de caoutchouc, et attachait le tablier derrière son cou. Le malade était porté sur la table à roulettes. Toute prête, l’anesthésiste l’approcha avec le cône d’éther : quelques aspirations. Un moment après, le chirurgien faisait sa première incision, et le silence absolu régnait. Nous regardions de très près, nous gardant bien de laisser notre respiration dépasser la barrière de verre, écoutant les rares mots du chirurgien, ou le cliquetis des instruments que lui passaient les infirmières. Au-dessus, la lumière versait un fort reflet sur la table d’opération, mais tout le reste du théâtre était dans l’obscurité.
Derrière la table d’opération, et protégée par des verres inclinés, une grande fenêtre ouverte sur la nuit estivale.
Je regardais un peu au-dessus du malade et je fus encore obligée de secouer ma tête comme après un plongeon. À peu près un mètre et quart au-dessus du malade étendu sur la table, je vis la figure astrale, ou l’aura du malade, couché dans une pose d’abandon, pas rigide comme l’était son vrai corps sur la table, mais plutôt comme un enfant endormi sur l’herbe d’une colline. Il reposait sur le dos, un genou un peu replié, les deux bras au-dessus de sa tête, ses yeux regardant en haut et ses cheveux nuageux remuant comme si une brise passait au-dessus de lui, et, à son flanc, comme un ruban, il y avait un cordon qui s’attachait au côté de son corps physique terrestre endormi.
Cette corde était longue et ondulante comme de la fumée, mais plus substantielle ; elle remuait et flottait dans la pièce pendant que les deux figures jointes par elle dormaient profondément.
Subitement, mon regard fut attiré à la fenêtre ; une vision terrible, quelque chose d’horrible essayait d’entrer, quelque chose sans nom qui n’appartenait ni à la terre, ni à l’air, ni à la mer, remuant une longueur sinueuse et dégoûtante, ici et là, comme un serpent monstrueux attaché à une branche.
À ma grande horreur, je vis que, dans ses balancements, elle était arrivée à se projeter de l’autre côté de la fenêtre, mi-ouverte ; elle était plate et noire, et, au commencement, pas plus grande qu’une chatte. La bouche était ouverte, avec un rictus sardonique et horrible ; les oreilles pointaient ; ses mouvements étaient encore plus souples que ceux d’un serpent, ou d’un phoque, et je ne sais pourquoi elle me donnait l’impression du mouvement du bord noirci d’un morceau de papier qui brûle.
Dans son balancement, du dehors au dedans, la première impression qui me vint, était que cette horreur essayait d’atteindre et de briser la corde qui joignait les deux formes. Elle n’y arrivait pas. Alors, je vis que la chose semblait concentrer son attention sur la jolie infirmière qui dirigeait l’anesthésie. Avec des yeux nébuleux et malicieux, la créature maligne se balançait du dehors au dedans, et chaque balancement la portait plus près d’elle ; il me semblait qu’elle attendait le moment propice pour se lancer sur elle ou peut-être pour attaquer la figure emmitouflée sur la table d’opération.
Comme en transe, je regardais, incertaine de ce que je devais faire, quand, avec un soulagement inoubliable, je vis le grand fantôme gris se détacher d’un coin sombre. Deux autres étaient à côté de lui ; ils s’installèrent exactement en face de la fenêtre où pendait la menace noire. L’un à côté de l’autre, ils restèrent immobiles, les yeux fixés sur l’horreur noire qui les regardait avec une intensité maligne. Pendant un moment, elle pendit inerte et il me sembla qu’elle était terrorisée par les trois apparitions.
À ce moment, l’infirmière anesthésiste tourna sa tête et essaya d’essuyer son front ruisselant avec son épaule ; elle eut ainsi une seconde d’inattention. À l’instant, l’horreur noire se jeta en avant à travers la salle. Les trois esprits faisaient des mouvements avec leurs mains et je vis une vapeur légèrement rosée s’échapper du bout de leurs doigts, augmentant de volume ; l’horreur noire ne pouvait pénétrer ce nuage.
Déjouée, elle pendait sans mouvement, si plate qu’elle ne semblait qu’une tache sur le mur ; seuls les yeux brillaient, regardant le grand fantôme gris avec une malveillance atroce. J’avais perdu tout sens du temps et du lieu ; je me sentais transportée à un autre plan. À côté des autres étudiants, des autres infirmières, des autres travailleurs de l’hôpital, moi seule étais consciente de ce terrible drame qui se produisait devant leurs yeux aveugles.
Et alors, l’horreur projeta une vapeur verte, concentrée comme le feu d’un phare et dirigée directement contre l’anesthésiste. Comme frappée, l’infirmière ne regarda plus le malade pendant un instant, leva les yeux, et un dégoût épouvantable se montra sur son visage ; elle cria à haute voix et tomba ; le cône d’éther tomba aussi, sur le plancher. Au même instant, l’horreur se projeta sur le malade, prête à lui tomber dessus.
Aussitôt, le grand fantôme gris s’avança et fit le signe de la croix dans l’air. La Croix rayonna une seconde, radieuse ; avec une intensité que je ne puis décrire, l’horreur se rejeta en arrière avec violence, comme si elle avait été frappée. Pour moi, j’étais étonnée de ne rien entendre ; tout semblait si réel. Elle pendait sans mouvement et alors, juste comme le papier brûlant dont je parlais tout à l’heure, elle se rétrécit sur elle-même et s’émietta.
Quand je pus regarder de nouveau la table d’opération, le chef interne était venu pour aider, avait ramassé le cône d’éther, et l’infirmière avait été emportée hors de la pièce. Le chirurgien travaillait tout seul, fermant la blessure avec des mouvements d’une rapidité extrême, et évidemment furieux. Finalement, l’opération se termina ; le malade retourna à la chambre, et nous nous trouvâmes dans la salle de stérilisation, écoutant les jurons du chirurgien contre toutes les femmes en général, et les infirmières hystériques en particulier.
J’accourus à la salle pour voir l’infirmière qui avait eu cette attaque. Elle était revenue à elle, mais murmurait tout le temps : « Je ne veux plus rester, je ne veux plus rester. Je veux aller chez moi ; je veux aller chez moi ! » Au début, je n’étais pas sûre qu’elle avait vu l’horreur noire, mais alors, je compris.
Retournant à mon devoir, à travers les longs couloirs de l’hôpital, je sentais le grand fantôme gris à côté de moi.
Là, dans un corridor mi-obscur, je pus le voir plus clairement que jamais auparavant ; et je lui demandai la vérité à propos de la scène que j’avais vue. J’avais imaginé que cette menace noire était une entité mauvaise, peut-être une âme liée à la terre qui cherchait à se retrouver en vie par le moyen de la forme inconsciente sur la table d’opération.
Il m’informa que j’avais raison, mais seulement en partie, et que l’horreur n’était pas une substance déjà en âme, mais seulement une forme du mal, et que les esprits servaient de police dans tous les hôpitaux quand ils étaient informés qu’une de ces entités s’était échappée.
J’emploie le mot « échappée » par manque d’un terme plus exact, car j’ai appris que quelques mauvais types existent en vérité, et qu’ils sont tenus sur les plans inférieurs comme nous enfermons les criminels dans les prisons, et de même que nous exerçons plus de vigilance quand un étrangleur ou un criminel violent est libre dans une ville, de même les esprits ont pour devoir de protéger ceux qui sont impuissants dans le terrain indécis entre les deux mondes.
Ils essaient tout pour détruire ces entités et les empêcher d’entrer dans les corps des vivants, et ils peuvent toujours les vaincre temporairement, mais le mal dans la vie meurt lentement et revient encore et encore. C’est ainsi que j’ai appris qu’il a toujours des esprits à leur poste dans chaque hôpital.
Le travail de la nuit fini, je devais aller me coucher, fatiguée, le cerveau troublé de ce que j’avais vu ; je me laissai tomber sur le lit et, de suite, je m’endormis. L’orage qui s’était lancé sur nous au moment de la conquête de la mauvaise entité, durait toujours. Je dormis à peu près quatre heures quand je fus subitement éveillée par la pression d’une main sur mon front, douce, gentille, comme une mère qui veut réveiller un enfant, quoiqu’elle aurait préféré le laisser dormir. Le grand fantôme gris était dans ma chambre. Vaguement, je pouvais le voir, malgré le soleil qui se montrait à travers les persiennes. Il m’a dit :
« Éveillez-vous, éveillez-vous vite, les mauvaises forces sont encore libres ; allez sur le gazon. Vite ! Vite ! »
Avec toute la rapidité possible, je m’habillai partiellement, pour arriver au jardin en même temps qu’une explosion horrible et effrayante se produisait, qui ruina l’hôpital entier et mit toute la ville en deuil pour un des plus terribles holocaustes dans l’histoire des institutions.
Je ne peux guère me rappeler ce qui suivit. Mes sens physiques enregistraient les cris des mourants, ou les hurlements de ceux qui étaient torturés par les flammes, l’odeur de fumée et de vapeurs empoisonnantes, et je me rappelle vaguement avoir senti la chaleur de la transpiration qui coulait sur mon visage, mais tout cela comme si ce n’était pas moi.
J’étais consciente d’écouter, d’entendre, et de donner de nombreuses directions venant de l’Invisible, que je mettais en action à la place de l’intelligence spirituelle qui se trouvait à côté de moi.
Je me rappelle que je pensais avoir compris ce qu’il m’avait dit la première fois, que je pourrais l’aider un jour si je pouvais arriver à vaincre ma crainte. Je travaillai aveuglément tout ce long après-midi d’été avec toute espèce d’assistants : les banquiers et les nègres, les pauvres et les riches, tous travaillaient comme des frères pour aider les blessés, pour secourir les mourants.
Je me rappelle un cas : un homme portait quelqu’un dans ses bras jusqu’à l’herbe fraîche et je vis que c’était Bella, la domestique noire. Je lui dis : « Bella, Bella, éveille-toi ; dis-moi quelque chose ! »
Ses paupières tressaillirent. Elle me souriait et leva le doigt faiblement.
« Je l’avais dit ; ils sont là ! » Sa tête tomba en arrière ; je la mis doucement sur l’herbe, et seulement quelques bégaiements murmurants sortaient de ses lèvres. Je me mis à genoux à côté d’elle et j’écoutai.
« Ils sont là ! C’était bête de les craindre ! Ils sont bons ! »
Peu après, je tombais d’exhaustion moi-même.
Alors, suivirent des heures et des jours où je ne m’éveillais que rarement, consciente d’une seule figure autour de moi, restant longtemps sur le plan avec lequel j’avais pris contact si récemment et d’une façon si merveilleuse ; je n’avais pas de rêve, je ne sentais rien, je ne savais rien, j’étais presque dans le coma.
Un jour que je me sentais mieux et que j’essayais de me remémorer tout ce qui s’était passé, une de mes bonnes camarades, Rose, vint dans ma chambre, une assistante toujours optimiste et gaie.
« Quand tu seras tout à fait guérie, me dit-elle, tu verras la médaille qu’on a faite pour toi ! »
Et elle me raconta beaucoup de choses dont je ne veux pas parler ici, car je savais que je n’avais rien fait ; je savais qui était le vrai héros et le vrai Directeur, le jour du désastre.
Quelques jours après, me sentant mieux, je me mis à lire un peu, et, par hasard, il y avait dans la chambre de vieux rapports de l’hôpital ; je les regardai sans beaucoup d’attention et, subitement, d’une page tout entourée de noir, je vis les yeux du grand fantôme gris me regarder. Je considérai la page, tout émue.
« Rose, demandais-je abruptement, car je ne pouvais voir, lis-moi cela ! Rose, qui est-ce ? Qu’est-ce que cela dit ? Lis-moi tout !
– Mais qu’y a-t-il ? » demanda-t-elle, et elle prit le vieux rapport un peu jauni par les années.
« Oui, c’est cela ; docteur Édouard Donaldson, mort à son poste le 23 nov. 19… C’est le docteur qui a découvert le sérum que nous employons maintenant pour guérir les cancers. Il l’avait essayé sur lui-même avant qu’il soit parfait et il avait développé le cancer lui-même. Sa vie fut sacrifiée à l’intérêt de la science, et, dit-elle, n’est-il pas triste que des hommes comme celui-là meurent et ne peuvent jamais rien faire de plus ? »
Moi, je ne répondis pas. Je savais.
Traduit (par autorisation) de « The Rosicrucian Magazine, »
Oceanside, Calif., États-Unis, numéro d’avril 1931.
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(adaptation anonyme très libre de la nouvelle de Gussie Ross Jobe, « Tall Gray Ghost, » parue dans The Rosicrucian Magazine, a monthly Magazine of Mystic Light, volume 23, n° 4, avril 1931, in L’Astrosophie, revue d’astrologie ésotérique et exotérique, et des sciences psychiques et occultes, volume V, n° 5, juillet 1931)
TALL GRAY GHOST
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Après vêpres, ce jour-là, Dom Jérôme somnolait benoîtement. D’ordinaire, courbé sur le vélin tout neuf d’un missel, il s’appliquait à l’historier de belles lettres écarlates, et même de figures peintes au naturel, selon les dits des Testaments. Mais l’été, à cette heure, pesait si ardemment, que le prêtre, délaissant sa pieuse besogne, s’était assoupi dans son fauteuil de cuir.
Une complainte, chantée par une grosse voix monotone, le berçait. Dans le petit clos du presbytère, Gaucher Lubin, le jardinier-sonneur, arrosait raves et laitues, et rythmait nonchalamment son labeur…
Le curé, en sursaut, s’éveilla.
Après un cri terrible, où s’étrangla sa chanson, Gaucher Lubin venait de s’interrompre. Dom Jérôme eut à peine le temps de se lever : la porte s’ouvrit, et le vilain apparut, livide. Dans ses yeux élargis persistait une épouvante surhumaine. Ses dents claquaient, coupant des mots sans suite, balbutiés d’une voix rauque. Le prêtre crut distinguer :
« Mort… Laissez-moi… Bourges… Il faut… Bourges… »
Un moment, Dom Jérôme pensa que les rigueurs du soleil avaient faussé l’entendement du pauvre Lubin. Mais le rustre portait encore son bon chapeau aux larges bords. L’homme avait-il humé des pots plus que de coutume ? Il chancelait, certes, mais n’était pas ivre ; le curé s’en aperçut bien tout de suite.
Et Lubin répétait, sans trêve :
« Bourges, vite !… Bourges… Oh ! la Mort !… »
Dom Jérôme le prit aux épaules :
« Mon fils Gaucher, regarde-moi ; apaise-toi. Mais qu’as-tu donc ?… Je t’écoute… »
Il avança son fauteuil près du jardinier.
« Non, non… laissez-moi m’en aller… Bourges…
– Tu veux aller à Bourges, mon fils ?… Pourquoi ?
– Il faut, ce soir… Oui, ce soir…
– Bourges est à neuf lieues…
– La Mort….
– Eh quoi ?… Allons, remets-toi. Tiens ! »
Le vilain repoussa la burette du meilleur vin de messe, ressassant toujours, avec un étrange entêtement :
« Bourges… Il faut… Ce soir… »
Après quelques instants, Dom Jérôme enfin démêla, des propos confus du vilain, ceci :
Lubin travaillait, tranquille, dans le clos. Soudain, il devine une présence derrière lui. Il se dresse, se retourne : la Mort était là !… Il crie. Elle, ne bouge pas, fixant sur lui un atroce regard, plein d’étonnement.
« Oh ! qu’elle avait l’air surpris de me voir là !… » gémissait le pitoyable Lubin.
Fou de terreur, il avait pu s’enfuir. Il était venu près de son maître. Il le suppliait, à présent, de le laisser partir, sur l’heure, là-bas, pour Bourges, où il fallait qu’il fût avant le soir.
« Que veux-tu donc faire à Bourges, mon fils ? Te cacher ? Te mêler à la foule ?… C’est une grande ville, oui-dà ! Mais à neuf lieues !
– Permettez-moi, messire, de prendre votre cheval de labour !
– Soit ! Tu me reviendras plus promptement, avec lui, quand le souvenir de ton cauchemar se sera dissipé. Va, Gaucher. Je te bénis. »
L’instant d’après, le galop du cheval sonnait sur le chemin bordier.
Cette aventure avait troublé Dom Jérôme.
« Gaucher Lubin est un simple, songeait-il. Jamais il n’aurait, seul, imaginé pareille sottise. Quelqu’un se serait-il gaussé de lui ? »
Il se dirigea vers la porte du jardin.
Avant de l’ouvrir, il se ravisa.
« S’il y avait là-dessous quelque jeu maléfique de l’Autre ? »
Il se munit, à tout hasard, d’une ampoule d’eau bénite, et passa résolument dans le clos. La Mort était encore là. Elle méditait, le front penché vers la terre. Machinalement, du fer de sa faulx aiguisée et polie par un long usage, elle tranchait, à ses pieds, des tiges de fleurs et de légumes.
« Holà ! lui cria Dom Jérôme mécontent ; cesse, je te prie, ces façons inciviles ! »
La Mort regarda le prêtre. Celui-ci, qui était homme droit et âme quiète, la regarda pareillement. Elle était bien telle que la décrivent les doctes Gestes, telle que la portraiturent vitraux et enluminures. À savoir drapée dans un linceul ancien, souillé de taches sanieuses, troué par les os des coudes et des épaules, et laissant voir, en s’ouvrant, notre misérable charpente. Bien peu d’êtres, comme l’osa Dom Jérôme, ont le courage de contempler sa face : les yeux vides où pourtant danse une lueur verdâtre, brûlant au fond du crâne ; le nez rongé par la lèpre des tombeaux ; les pommettes où des fibres desséchées soutiennent le rire édenté des mâchoires.
Ayant dévisagé le prêtre et réfléchi un moment, la Mort atteignit sous son aisselle décharnée une liasse de méchants parchemins, moisis et rances que, d’un doigt rigide, elle compulsa. Malgré lui, une angoisse étreignit Dom Jérôme, et il murmura son oraison. Ne cherchait-Elle pas son nom sur la liste fatale ? Lui faudrait-il tantôt suivre la Visiteuse ?
Il respira. La Mort repliait ses états et, avec un regard bourru, marmonnait : « Au revoir ! », jetait sa faulx sur son épaule, et tournait son dos étique. Fort aise de la voir déguerpir, Dom Jérôme la retint cependant :
« Or çà, lui dit-il, pourquoi as-tu ainsi effrayé mon jardinier ? Il a voulu partir pour Bourges, à toutes brides, parce que tu t’es montrée à lui, en le fixant avec étonnement.
– J’étais surprise de le trouver encore ici, répondit la Mort, car c’est à Bourges que je dois le prendre, ce soir. »
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(Maurice Noury, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 24245, lundi 3 juin 1929 ; « Death and Doctor Hornbook, » illustration de William Brassey Hole pour The Poetry of Robert Burns, vol. I, Edinburgh : T. C. and E. C. Jack, 1896)
Voici une éphéméride qui mérite peut-être une halte spirituelle. Elle évoque les cinquante ans de mort d’un jeune solitaire, venu de Montevideo pour être polytechnicien, et qui fut Maldoror sans avoir le loisir de se renier, ce à quoi il s’apprêtait quand il mourut soudain, à vingt ans, le 21 novembre 1870. Il s’appelait Ducasse, et se voulait donner au public comme comte de Lautréamont. C’est un de ces « Shakespeare enfant » dont notre génération s’est entêtée en secret.
S’il n’y avait le moratorium de notre grande guerre, les Chants de Maldoror tomberaient dès aujourd’hui dans le domaine public. À la faveur de rares éditions, ils se sont insinués depuis longtemps dans le domaine privé des nourritures intellectuelles, excitantes et inavouables comme un vice, de quelques-uns de nos écrivains. Il est l’un des patrons de ceux qui sont mystérieux, crispés, fuyants, parce que leur vie est une perpétuelle aventure menée comme une œuvre d’art et que leurs livres ne sont que les sincères hypocrites mémoires de cette aventure. Il y en a qui nous frôlent étrangement et du contact de qui on garde une mémoire irritée, haletante et persistante. Lautréamont, par la voix de Maldoror, est de cet acabit. On le fréquente moins qu’il ne vous hante, si une fois on a pris le goût de lui. Mais en prendre le goût demeure exceptionnel…
Interrogez-le, comme le sphinx-éphèbe baudelairien qu’il veut être. Les réponses seront curieuses, abracadabrantes, ahurissantes. Si l’on a soi-même l’ironie d’être sphinx et demi devant lui, il mettra en nous les plus étonnantes possibilités d’imagination poétique, nous aidant à concevoir notre univers autre, nous conviant à y reconnaître les rapports inconnus entre les choses connues, nous dévoilant l’imprévu dans l’apparent banal. La clef de Shakespeare, prétend Gordon Craig, serait le spiritisme, et peut-être aussi celle de Balzac. Les Chants de Maldoror ne peuvent-ils être considérés comme une œuvre spirite ?
Et l’on sera peut-être frappé d’une similitude effleurée, coïncidence sans doute, entre la conception de Maldoror, vivant surtout avec des animaux et se définissant à leur contact, et l’éducation de Mowgli, petit d’homme, dans la jungle de Kipling, lequel est, je crois bien, spirite.
Il est vrai que personne ne fut moins spirite, ne fut plus franchement indigne de l’être par son grand sens précis du réalisme, que Jules Renard. Or, Jules Renard rencontra un crapaud, comme il appert des Histoires naturelles, et vous savez quelle page inouïe nous fait confidents de l’entretien. Si vous relisez les Chants de Maldoror, vous vous apercevrez que ce crapaud-là fut rencontré déjà « assis sur les cuisses de derrière (qui ressemblent tant à celles de l’homme), » et apostrophé par Lautréamont en ces termes : « Qu’as-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fétides pour voir l’air si doux ? »
Pour la plupart des amateurs de littérature, il faut bien le dire, lire Maldoror, c’est rencontrer un crapaud littéraire, mais pour quelques-uns, c’est le rencontrer à la manière de Jules Renard : « Si le monde injuste le traite en lépreux, je ne crains pas de m’accroupir près de lui… »
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(Legrand-Chabrier, in L’Ère nouvelle, politique, économique, intellectuelle et sociale, deuxième année, n° 337, mardi 23 novembre 1920)
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(in L’Ère nouvelle, politique, économique, intellectuelle et sociale, deuxième année, n° 340, vendredi 26 novembre 1920)