La forêt de Sauvabelin et le Signal de Lausanne ont une telle célébrité, qu’aucun touriste ne passe par le chef-lieu du canton sans y monter, pour jouir d’une des plus belles vues de la Suisse française. Placé sur une espèce de promontoire du Jorat, le spectateur a sous ses pieds la ville de Lausanne, le lac Léman avec ses charmantes rives, depuis Villeneuve, où le Rhône bleuâtre se jette dans ce bassin d’argent, jusqu’à Genève, où il sort de son bain pour parcourir la France.

C’est au Signal, à la forêt de Sauvabelin, que je me propose de conduire le lecteur pour le faire assister à un événement mystérieux, inexplicable, qui m’est arrivé là il y a une vingtaine d’années. Je tâcherai de le raconter aussi fidèlement que possible, sans vouloir prétendre cependant que l’imagination n’y ait ajouté quelques fictions.

Pour arriver au Signal ou à la forêt de Sauvabelin, qui protège son dos, on peut prendre le sentier de Montmeillan, qui tourne les rochers, ou bien la grande route qui conduit au village du Mont et commence au château de Lausanne, en formant d’abord un chemin creux entre les campagnes du Petit-Château et de l’Ermitage. La nouvelle route construite par l’État pour faciliter la montée, ne passe plus par cette espèce de ravin sombre et d’une réputation sinistre, à cause de quelques assassinats commis dans cet endroit, et dont le dernier était accompagné de circonstances horribles. Le lendemain d’un grand orage, on avait trouvé à quelque distance de la route, dans des broussailles, le cadavre d’un habitant de Lausanne, qui avait été assommé, dépouillé, et dont on avait traîné le corps le long de la route. Des touffes de cheveux sanglants étaient collées contre quelques bornes du chemin ; et cette circonstance ne pouvait s’expliquer autrement que par la supposition que l’assassin avait frappé la tête de sa victime contre ces pierres pour l’achever complètement. Malgré les perquisitions de la justice, on n’a jamais pu découvrir le coupable.

Arrivé un peu plus haut, on quittait la route du Mont, pour prendre le sentier du Signal ; mais aujourd’hui, on peut y aller en char, par le nouveau chemin carrossable qu’on a construit lorsque les autorités cantonales ont établi le tir militaire dans la forêt de Sauvabelin. Ces divers détails sont nécessaires au lecteur pour l’intelligence du récit qui va suivre.

Dans l’année 1840, une des personnes les plus respectables de Lausanne, élève d’un célèbre peintre français, artiste lui-même et professeur de dessin, m’invita à prendre le thé chez lui, en compagnie de quelques amis et connaissances. C’était un de ces beaux jours de décembre qu’on désigne par le nom d’été de St-Martin. Après une soirée charmante, dans laquelle j’eus le plaisir d’entendre raconter quelques anecdotes très intéressantes, nous nous séparâmes quelques minutes avant onze heures, pour rentrer dans nos foyers. À cette époque, je demeurais tout près du château de Lausanne, et j’avais pour voisin un pasteur que je respectais autant que je l’aimais, car c’était un ami sincère, et en même temps une véritable âme d’élite.

Au moment où nous montions le faubourg de la Barre, cet ami nous dit :

« La nuit est si belle, il fait un si magnifique clair de lune, que le lac doit offrir à cette heure un des spectacles les plus ravissants. Je ne l’ai jamais vu au clair de lune depuis le Signal. J’ai envie d’y monter ; quelqu’un de la compagnie veut-il m’accompagner ?

– J’accepte, » lui dis-je, en me promettant une grande 
jouissance dans cette course nocturne.

Les autres personnes qui nous accompagnaient cherchaient à nous détourner de notre idée fantastique en nous prédisant pour résultat un bon catarrhe, mais ce fut en vain.

Nous nous séparâmes donc, et je pris avec M. P. le chemin du Signal.

« Nous voici dans le chemin du sang, » dit mon compagnon, lorsque nous pénétrâmes dans le chemin creux dont 
j’ai parlé plus haut.

Au même instant, le bourdon de la cathédrale de Lausanne sonnait onze heures. Ces paroles solennelles et leur coïncidence avec la voix lugubre de la cloche firent une telle impression sur mon imagination et mon cœur, que je ne pouvais me défendre d’un sentiment d’horreur, qui fut encore augmenté par les sons étranges que j’entendais tout près de moi. Je n’osais rien dire, de peur de passer pour poltron aux yeux de mon ami, qui continuait silencieusement la route, sans avoir l’air d’entendre ce bruit. Cependant, quelques moments après, il s’arrêta tout à coup et me dit :

« C’est extraordinaire ; on dirait qu’il y a quelqu’un ici qui aiguise sa faux et qui fauche ! »

En effet, c’était le bruit que j’avais entendu et qui m’avait fait la même impression.

« C’est probablement un paysan qui profite du clair de lune pour faucher son pré, répondis-je ; passons notre chemin !

– Si c’était au mois d’août ou de septembre, et même en octobre, répliqua-t-il, je dirais que vous avez raison, mais nous sommes au mois de décembre, et à cette époque on ne fauche plus. »

Cela était si vrai que je dus renoncer à mon explication, et demander à mon ami ce qu’il pensait lui-même de ce bruit continuel que nous entendions à notre gauche et qui ne pouvait être comparé qu’au grincement d’une faux qui abat l’herbe, interrompu de temps en temps par un autre bruit qui imitait l’aiguisement.

« Nous nous trouvons dans une place où je ne suis nullement surpris d’entendre des bruits étranges ; je m’y attendais presque, me dit-il d’un ton solennel. Qui sait si Dieu ne nous a pas choisis pour servir d’instruments à sa justice ?… Il faut se laisser guider par cette voix mystérieuse, qui nous conduira sans doute dans un endroit où la révélation nous attend. Avez-vous assez de courage pour m’accompagner ? Quant à moi, je suis décidé à suivre jusqu’au bout cet appel nocturne ; je crois même que c’est un devoir sacré de ma mission apostolique.

– Je ne vous laisserai pas seul, lui dis-je ; du reste, le courage ne me manque pas.

– Eh bien, poursuivons donc notre route, et voyons si ce bruit cessera. »

Nous poursuivîmes donc notre chemin, et, bientôt après, nous quittâmes la grand-route pour prendre le sentier du Signal.

Le faucheur nocturne et invisible ne nous quitta pas un seul instant ; il se tenait constamment à notre gauche. Arrivés au Signal, nous nous assîmes sur le banc entre les deux tulipiers, dont l’un a servi depuis de flambeau à la révolution de 1845. Nous jetâmes nos regards sur le lac, dont l’aspect était vraiment féerique. La lune qui l’argentait semblait s’arrêter elle-même pour admirer son œuvre et pour contempler ce miroir gigantesque dans lequel elle encadrait son image.

Soit que le bruit eût réellement cessé pour quelques instants, soit que notre attention fût complètement absorbée par le ravissant spectacle, nous restâmes quelques moments dans une muette contemplation. Tout à coup, nous fûmes de nouveau tirés de notre rêverie par l’aiguisement de la faux, qui semblait venir de la forêt de Sauvabelin. Sylva Belini, forêt du dieu Belinus ; c’est ainsi qu’on explique le nom de ce bois de chênes, que la tradition considère comme le reste d’un ancien bocage druidique.

« Est-ce donc le couteau de sacrifice que l’on aiguise 
dans cette forêt ?… » me dis-je en moi-même, en me retournant
 aussitôt.

Mon compagnon avait entendu le bruit comme moi. Il se releva subitement et me dit :

« Partons ! le ciel nous appelle. »

Je fis comme lui, et nous nous dirigeâmes du côté où il nous semblait avoir entendu le bruit. Nous pénétrâmes dans la forêt sombre, dont les clairières argentées par la lune formaient des espèces d’oasis brillant dans un désert ténébreux.

Mon compagnon, qui, à l’attrait du merveilleux, joignait encore sa sainte ardeur apostolique, marchait devant moi d’un pas intrépide, en se dirigeant toujours du côté où le bruit se faisait entendre. Je le suivais, comme Aaron suivait Moïse, et Dieu sait combien de sentiers et de chemins de traverse nous parcourûmes ainsi, guidés ou plutôt égarés par le faucheur nocturne, qui semblait se moquer de nous, comme un lutin malicieux.

Enfin, nous sortîmes de la forêt ; le bruit nous conduisait dans des champs, de petits taillis, et enfin dans un chemin creux, bordé, d’un côté, de champs fraîchement labourés, et, de l’autre, d’un immense verger. Dans ce moment, nous entendions distinctement le tintement de la faux à quelques pas de nous ; comme nous nous étions placés beaucoup plus bas, et que le bord du chemin était très élevé, nous ne pûmes pas voir si réellement on fauchait dans le pré.

Mon compagnon, dont la sainte ardeur était devenue presque fiévreuse, escalada aussitôt le bord, et, arrivé en haut, il s’écria d’une forte voix :

« Qui fauche là ? Quelqu’un a-t-il besoin de mon ministère ? »

Je n’avais pas tardé à le suivre, et j’étais d’autant plus
 surpris de ne rien voir, que j’avais cru un moment toucher 
à la fin de notre aventure et voir enfin notre faucheur nocturne.

Devant nous s’étendait un immense verger éclairé par la lune. Plus bas, à environ trois cents pas, on voyait une vieille ferme, dont les vitres, illuminées par l’astre des nuits, lui donnaient l’apparence d’une maison brillamment éclairée pour un soir de fête. On fauchait distinctement dans ce pré, et pourtant nous ne pûmes rien voir, pas une âme.

« Qui fauche-là ? » criai-je encore une fois à haute voix, 
persuadé que le faucheur était peut-être caché à l’ombre d’un de ces arbres. Pas de réponse.

« Entrons dans le pré et assurons-nous de nos yeux si
 l’imagination nous trompe, ou si quelque démon nous fascine les yeux. »

En disant cela, mon compagnon se mit à traverser le pré et se dirigea du côté de la ferme. Je le suivis, en regardant soigneusement à droite et à gauche. Arrivés près de la ferme, nous frappâmes vainement à la porte et aux fenêtres. La maison était inhabitée et n’avait pour locataires que des chauves-souris et des chouettes.

Que faire ? Il nous était impossible de rester toute la nuit dans ce pré mystérieux, où l’on continuait toujours à faucher. Après un quart d’heure d’hésitation et d’indécision, nous quittâmes le verger pour retourner à Lausanne. Et, par une singulière persévérance, l’être invisible qui nous avait choisi pour compagnons ne nous quitta qu’aux environs du Petit-Château, où nous l’avions entendu la première fois.

Avant de nous séparer, mon ami me pria de ne rien dire de notre aventure, de peur de passer pour des visionnaires ou des demi-fous aux yeux des personnes auxquelles on raconterait ce singulier événement. J’avais bien l’intention de suivre son conseil, mais, brûlé du désir de trouver la solution de cette énigme, je racontai quelques jours après tout ce qui nous était arrivé à l’un de mes collègues, professeur de sciences naturelles. Il m’écouta attentivement, et, quand j’eus fini, me dit en souriant :

« Vous avez été conduits par un oiseau assez connu dans
 l’histoire naturelle. Le bruit qu’il fait en frottant son bec 
contre les branches d’arbres, ressemble à s’y tromper à l’aiguisement d’une faux, et son sifflement peut être parfaitement pris pour le bruit de l’herbe qui s’abat, surtout par des 
hommes à l’imagination vive, comme vous et votre respectable ami. »

Pendant quelques années, je me contentai de cette explication plausible, lorsqu’une nouvelle aventure me rappela tout à coup le faucheur nocturne que j’avais presque oublié.

La haute montagne qui sépare la vallée de la Broie du bassin du Léman, et dont l’existence a souvent été l’objet de vifs regrets pour les aubergistes et les marchands de vin du canton de Berne, avant l’établissement des chemins de fer, puisqu’ils étaient obligés d’atteler jusqu’à dix-huit chevaux pour traîner leurs chars pesamment chargés ; cette montagne, dis-je, qu’on appelle Jorat, se distingue notablement du Jura, non seulement par les rochers qui forment sa base, mais encore par le caractère de ses habitants. Les Jurassiens sont ardents et vifs, comme le vin que produisent leurs vignobles, et les habitants du Jorat ont quelque chose de lourd comme la molasse sur laquelle reposent les champs qu’ils cultivent.

Le sommet de la montagne est couronné par une belle forêt qui appartient à la ville de Lausanne, et ses flancs fertiles portent un grand nombre de petits villages et de fermes. Les meuniers prétendent qu’on cultive le meilleur froment du canton de Vaud dans les environs de Chailly, à une demi-lieue de Lausanne, sur le versant méridional du Jorat.

Mais dans quel rapport se trouve donc le Jorat avec la légende du faucheur nocturne, dont j’ai promis la suite ? Vous allez l’entendre ; mais, pour cela, il faut de nouveau m’accompagner dans une de mes excursions et me suivre fidèlement sur les hauteurs du Jorat.

Dans l’année 1848, mémorable par des révolutions manquées et des espérances trompées, je profitai d’un beau soir pour me débarrasser de la poussière de l’école, en prenant un bain d’air pur. Je me dirigeai du côté du Chalet-de-la-Ville, éloigné de Lausanne d’une bonne lieue. Plongé dans des rêveries poétiques, et ne faisant pas attention où je portais mes pas, j’arrivai tout à coup dans un chemin creux qui me semblait connu. En effet, c’était celui où j’avais été huit années auparavant avec mon ami, le pasteur P. Hélas, ce respectable ministre du saint Évangile ne vivait plus. Son tombeau, ombragé par un cyprès, avait été depuis deux ans déjà le but de quelques-uns de mes pèlerinages du dimanche.

Le faucheur nocturne me revint aussitôt à la pensée, et l’on trouvera assez naturel de ma part que j’aie cherché à m’orienter pour découvrir de nouveau la maison solitaire, objet de notre curiosité et de nos investigations. Je m’élançai sur le bord du chemin, et je vis aussitôt que je ne m’étais pas trompé. C’était le verger que nous avions parcouru pendant la nuit, et dans lequel on avait fauché d’une manière si mystérieuse ; c’était la maison avec de petites fenêtres à vitres rondes, à laquelle nous avions frappé sans obtenir de réponse. Mais, dans ce moment encore, cette ferme paraissait inhabitée, et pour m’en assurer, je heurtai à la porte. Peine inutile ; personne ne me répondit.

« Il faut pourtant que je m’informe auprès d’un paysan,
 par quel hasard cette maison se trouve inhabitée, » me dis-je 
en quittant le verger.

Au même instant, je vis de l’autre côté du chemin un paysan occupé à arracher des pommes de terre. Je m’approchai de lui et, après l’avoir salué, je lui demandai des renseignements sur le propriétaire de cette maison.

« Je m’attendais à cette demande, me dit-il en souriant. Monsieur est probablement étranger ?

– J’habite Lausanne depuis une dizaine d’années, lui répondis-je. Mais pourquoi me faites-vous cette question ?

– Ah ! voyez-vous, Monsieur, j’ai de suite pensé que vous ne pouviez pas être de nos contrées, lorsque je vous ai vu frapper à cette maison maudite ! »

Maison « maudite ! » Ce nom de réprobation qu’il donnait à l’objet de ma curiosité, me jeta dans une grande perplexité.

« Est-ce peut-être la demeure du bourreau ? lui dis-je tout naïvement.

– Non, dit-il, ce n’est pas la maison du bourreau, mais les êtres qui l’habitent à cette heure sont beaucoup plus terribles.

– Expliquez-vous, continuai-je, en voyant qu’il hésitait quelque peu.

– Voyez-vous, mon cher Monsieur, continua-t-il après quelques moments de réflexion, on n’aime pas à parler de ces choses, car on s’expose à être tourné en ridicule ; notre siècle est trop éclairé pour ajouter encore foi à ces histoires d’ancien temps.

– Contez-moi cela tout au long, lui répondis-je d’un ton rassurant ; j’aime les légendes de village, et je puis même dire que j’en fais mes délices.

– Si vous voulez me promettre de ne pas vous moquer de moi, me dit-il d’un air mystérieux, je vous dirai tout ce que je sais moi-même, et ce que tous les habitants de mon village savent aussi bien que moi.

Cette maison, qui éveille tant votre curiosité, le verger qui l’entoure et les champs que je cultive, ainsi que beaucoup d’autres terrains qui sont labourés par mes cousins et mes voisins, forment le domaine d’une riche famille française, dont le chef ne vient que très rarement dans ces contrées. Chaque fois que le bail est renouvelé, ce qui se fait régulièrement tous les neuf ans, on cherche vainement à faire habiter la maison. Les fermiers qui l’ont habitée anciennement ne pouvaient y rester longtemps ; ils préféraient déloger et choisir une autre demeure. Toutes les années, à l’époque de la fenaison, il s’y fait un tintamarre diabolique : on entend battre et aiguiser des faux du soir au matin, et faucher dans le pré, sans qu’on puisse voir celui qui fait tout ce bruit.

– C’est le faucheur nocturne, lui dis-je, en pensant à ma première aventure.

– En effet, continua-t-il ; c’est ainsi qu’on appelle l’être mystérieux qui paraît habiter cette maison, et qui en chasse tout le monde par son bruit infernal.

– Vous le connaissez donc, ce faucheur ? lui dis-je, vivement piqué par une curiosité bien excusable de ma part.

– Nous le connaissons tous, quoique nous ne l’ayons jamais vu.

– C’est donc un homme qui fait ce bruit étrange pendant la nuit ; car je présume que vous ne l’attribuez point au diable, à un lutin ou un servant quelconque.

– Qu’en sait-on ? le fait est que le diable s’en mêle toujours un petit brin ; c’est du moins mon opinion et celle de mes voisins.

Voici, reprit le paysan, ce que j’ai entendu raconter à mon grand-père, qui le tient lui-même de mon aïeul. Mais je crains que mon histoire ne finisse par vous paraître bien absurde. C’est ordinairement le jugement qu’on en porte. Aussi, c’est presque malgré moi que je vous la raconte. Je ne sais que trop bien que les gens de la ville ne croient plus à ces sortes de choses-là.

– Soyez tranquille, mon brave homme ; je me garderai bien de vous payer ma reconnaissance de cette monnaie-là. Je suis à la recherche des légendes du Pays de Vaud, et votre histoire enrichira mon recueil.

– Vous faites donc comme le vieux père Bridel, dont nous aimons tant à lire les jolies historiettes, qu’il raconte dans son Conservateur. Ah ! c’était un bien brave homme, celui-là ; il aimait tant à s’entretenir avec nous !

– Vous l’avez deviné ; mais ne me faites pas attendre plus longtemps, et commencez votre récit.

– Eh bien ! je commence. Du temps du major Davel, que les membres du conseil de Lausanne ont si honteusement trahi, cette maison délaissée qui vous intrigue tant appartenait à un riche paysan, qui l’habitait avec son unique enfant, une jeune fille, aussi belle, aussi gentille et douce que son père était dur, grognon et peu aimable. Le vieux Rappaz passait pour l’homme le plus riche à deux lieues à la ronde. Tous les champs que vous voyez là, le verger et les prés plus bas lui appartenaient, et, outre cela, il avait encore un bois d’environ vingt poses à côté de la forêt de la ville, que notre commune a acheté de ses héritiers. C’est à cette époque aussi qu’un seigneur français est devenu le propriétaire du domaine.

Rappaz n’était nullement aimé au village ; on détestait en lui, non seulement l’âpreté hautaine qu’il mettait dans tous ses rapports avec ses voisins, mais encore son avarice sordide et la dureté avec laquelle il traitait les gens qui travaillaient pour lui. Personne ne voulait plus entrer à son service. Il trouva cependant un valet qui réussit à gagner ses bonnes grâces, au grand étonnement de tous les gens du village.

Marc, c’était ainsi que s’appelait ce nouveau valet, était un véritable modèle de jeune homme. Intelligent, actif, laborieux, toujours alerte et dispos, il s’était fait un devoir de ne jamais contredire son maître et de supporter sans réplique tous ses emportements. Marie, sa fille, savait bien pourquoi Marc était si gentil, poli, et si plein d’égard pour son père. Les deux jeunes gens s’aimaient. La conduite de Marc lui avait été dictée par sa bien-aimée, et chacune de ses actions dépendait de ses regards.

C’était déjà la troisième année que Marc se trouvait au service de Rappaz ; il avait vingt-quatre ans et Marie en comptait dix-neuf, lorsqu’un beau jour, c’était au temps de la fenaison, Marc demanda avec tant d’instance à son amie de lui permettre de la demander en mariage, qu’elle le lui accorda. Elle l’avait fait parce que quelques jours auparavant son père, dans un accès de bonne humeur, lui avait dit : « Ah ! si Marc avait de la fortune, je n’aurais pas de la répugnance à le prendre pour gendre. »

Le soir de ce même jour, avant de se coucher, Marc fit sa confidence, et Rappaz lui dit d’un ton goguenard : « C’est un grand honneur que tu veux me faire, mon garçon ; j’accepte les propositions, à la condition que tu me prouves ton amour pour ma fille par quelque chose d’extraordinaire. Tiens, voici mon verger ; il a tout juste trois poses ; si tu es en état de me le faucher dans une seule journée, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, je te donnerai Marie.

– Vous y engagez-vous sérieusement ? lui demanda Marc avec une anxiété fiévreuse.

– Oui, mon garçon ; mais je pense que tu ne seras pas si fou de croire que tu pourrais achever cet ouvrage tout seul, lors même que tu aurais quelqu’un pour aiguiser tes faux, ce que je t’accorderai par-dessus le marché. »

En disant cela, le vieux Rappaz alla se coucher, tout en riant, laissant le pauvre Marc seul dans la chambre. Marie, qui avait entendu les paroles de son père de la chambre voisine, vint en toute hâte féliciter Marc et l’encourager à entreprendre un ouvrage qui devait couronner leur amour.

« Je serai à tes côtés, mon bien-aimé ; je t’apporterai à boire, et, avec l’aide de Dieu, tu sortiras vainqueur de cette épreuve difficile. »

En voyant Marie si pleine d’espérance et si disposée à s’associer à son œuvre, Marc se crut assez fort pour l’entreprendre. Il promit à Marie de commencer le lendemain, à la pointe du jour, le travail dont dépendait le bonheur de sa vie. Il se rendit à la grange, prépara trois faux pour le lendemain, et, à minuit, alla se coucher pour trouver quelques forces dans le sommeil. Mais il ne put dormir. Des rêves de bonheur le tenaient éveillé sur sa couche. À trois heures du matin, il se leva, se rendit au verger et ne tarda pas à être suivi par Marie.

Que faut-il maintenant vous raconter ! dit le paysan. Regardez vous-même cet immense verger. Croyez-vous que le faucheur le plus intrépide de nos jours soit en état de faucher l’herbe de la première récolte dans l’espace d’environ vingt heures ? Quant à moi, du moins, je ne voudrais pas m’y engager.

Cependant, ce pauvre Marc, qui n’avait pour aide qu’une jeune fille, ne le soutenant que par ses regards et ses paroles, vint à bout de son épreuve difficile. Bien souvent, sans doute, les bras lui tombaient de lassitude ; toute sa figure, tous ses membres ruisselaient de sueur. Marie prenait son mouchoir pour l’essuyer, et l’embrassait, dès qu’elle voyait que Marc allait perdre courage. Le vieux Rappaz ne disait rien ; il calculait seulement combien le travail de Marc lui rapporterait, puisqu’il n’était pas obligé de payer ce travail.

Au moment où les arbres du verger jetaient sur les fauchées leurs ombres fantastiques, Marc était presque épuisé ; un regard d’amour de sa belle fiancée le fortifia tellement, qu’au moment où le soleil se couchait, le pauvre garçon, d’un dernier effort, jeta loin sa faux : il avait terminé son ouvrage ; il était vainqueur ! Marie s’élança dans ses bras avec des cris de joie.

À ce moment, le père Rappaz arriva, et d’un ton courroucé il cria de loin :

« Ah çà, Marc, crois-tu que je suis fou ? As-tu pris au sérieux ce que je t’ai dit en plaisantant ? Viens boire un coup ; cela te fera passer tes idées de mariage ! »

Il aurait pu se dispenser de blesser le cœur de Marc par ces paroles déloyales et cruelles. Le pauvre garçon avait déjà cessé de vivre. Son cœur s’était brisé par la transition de l’anxiété la plus vive à la joie la plus extravagante.

Il tomba sur la terre, et Marie se jeta sur son corps inanimé avec des cris de désespoir si déchirants que le vieux Rappaz lui-même se sentit défaillir.

« Console-toi, ma chère enfant, dit-il, c’est un jugement
 de Dieu ; viens dans mes bras, je chercherai à te faire oublier
 ta perte. »

Marie n’entendit pas les paroles pleines de repentir de son père. Elle se releva folle. Elle resta trois jours dans cet état, et n’en sortit que pour prononcer ces dernières paroles : « Enterrez-moi dans le tombeau de mon bien-aimé ! »

Rappaz ne survécut pas longtemps à sa fille ; avec lui s’éteignit toute la famille ; sa fortune passa à des collatéraux. »

Ce récit du paysan avait fait une telle impression sur moi que je restai quelques moments comme si j’étais foudroyé. Ensuite, je lui dis :

« C’est donc le pauvre Marc qu’on entend faucher dans ce verger pendant la nuit ?

– Oh que non, me répondit mon narrateur ; le pauvre 
garçon a trouvé sans doute son repos éternel. Le faucheur 
nocturne, c’est le vieux Rappaz, qui fauchera ce pré et tous
 les lieux où se commettent des crimes jusqu’au jour du jugement dernier. »
 
 

 

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(F[rédéric] Nessler, in Le Conteur vaudois, journal de la Suisse romande, treizième année, n° 40, 41 et 42, septembre-octobre 1875. Léon-Augustin Lhermitte, « La Soupe du vieux faucheur, » pastel, 1886 ; Edmond Hédouin, d’après Jean-François Millet, « La Mort et le bûcheron, » eau-forte, 1859)