
Les vœux étaient prononcés. On se préparait à passer à Aurélie l’habit de religieuse pendant que les sœurs des deux couvents chantaient alternativement les strophes d’un hymne. Déjà l’on avait retiré les roses et les myrtes qui ornaient ses cheveux, et l’on tenait les ciseaux avec lesquels on devait couper ses boucles ondoyantes, quand tout à coup un tumulte s’éleva dans l’église. Les assistants poussés avec force se séparaient et tombaient par terre. Avec des gestes furieux et des regards terribles, un homme à demi nu, n’ayant pour tout vêtement qu’une robe de capucin en lambeaux, traversait la foule en la repoussant de part et d’autre avec les poings fermés et une force gigantesque. Je reconnus sur-le-champ mon double ; mais, au moment où, craignant quelque événement affreux, je voulus m’élancer de ma place et me jeter au-devant de lui, je le vis sauter par-dessus la grille qui entourait l’autel. Les religieuses s’enfuyaient en criant, saisies de frayeur. L’abbesse tenait Aurélie serrée dans ses bras.
« Ah ! ah ! ah ! s’écria l’insensé d’une voix terrible, voulez-vous m’enlever la princesse ?… Ah ! ah ! ah !… La princesse est ma fiancée, ma fiancée ! »
En parlant ainsi, il s’empara d’Aurélie, et lui plongea dans le sein le poignard qu’il tenait élevé, et le sang rejaillit au loin.
« Vivat !… vivat !… Maintenant j’ai conquis la princesse, ma fiancée ! »
Avec cette nouvelle exclamation, il sauta derrière l’autel, et passa dans les cloîtres par la porte grillée. Les religieuses jetaient des cris d’effroi.
« Au meurtre ! s’écriait le peuple. Un assassinat devant l’autel du Seigneur !
– Que l’on ferme les issues du couvent, afin que le coupable ne puisse pas s’échapper, » dit le père Léonard à haute voix.
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(L’Élixir du Diable, histoire tirée des papiers du frère Médard, capucin, publiée par C. Spindler, et traduite de l’allemand par Jean Cohen, 4 volumes, Paris : Mame et Delaunay-Vallée, 1829)
La très rare édition originale des Élixirs du Diable d’E.T.A. Hoffmann. D’après Quérard, l’éditeur aurait attribué le roman à Karl Spindler, plus connu en France à cette époque, à des fins commerciales.
(collection de Monsieur N)