C’était une bien pauvre ménagerie que celle de Raoul Porporato, le dompteur italien.
Deux lions, vieux et efflanqués, un tigre aveuli de phtisie, deux ours rogneux et une hyène paralysée, composaient la faune de l’établissement avec un gorille minable, un couple de perroquets tristement déplumés et un lama boiteux.
Réduit à ne suivre que les petites foires de chefs-lieux de canton, Raoul vivait misérablement. Sa baraque était peu fréquentée et le belluaire, aigri par les difficultés de l’existence, avait des colères contre le sort, des révoltes dont ses bêtes enduraient la détente nerveuse. Jeune de physique, conforme à l’esthétique nécessaire à sa profession : un teint mat, des yeux noirs très brillants, la moustache brune, épaisse, accentuant l’énergie de ses traits, le torse puissant et le geste prétentieux, parfait histrion en un mot ainsi que sont ceux de sa race, Porporato aurait évidemment conquis la faveur des foules avec une ménagerie plus complète et mieux susceptible de procurer au public l’attrait primordial d’un danger possible.
Ce fut cependant le pittoresque de cette misère qui procura à Raoul le hasard d’une magnifique aventure. Un jour, dans une petite station thermale de la frontière suisse, tandis que l’attention des rares spectateurs s’amusait plus spécialement aux obscénités du gorille, Porporato, qui s’évertuait dans la cage centrale à fouailler un peu l’inertie de ses fauves, aperçut une dame de mise fort élégante qui le regardait avec un évident intérêt…
Flatté d’une marque de bienveillance que ne lui prodiguait pas son ordinaire clientèle, ému aussi par le prestige aristocratique de la personne qui l’honorait de la sorte, le dompteur déploya sa grâce de beau garçon et son cabotinisme de courageuse prestance. Son effet ne fut peut-être point aussi absolu qu’il l’espérait, mais il le jugea suffisant à se voir applaudi par la spectatrice.
L’événement fut romanesque et de phases rapides. Le lendemain de cette séance, Porporato était mandé au premier hôtel de la ville par la grande dame – une richissime princesse slave. Se sentant en bonne fortune, l’Italien comprit très bien son rôle et s’en acquitta remarquablement, avec une fougue stimulée par les visibles avances de la princesse. Et, le soir même, le belluaire rentrait à sa ménagerie avec sa conquête.
Celle-ci, en effet, par fantaisie de détraquée perverse et désireuse d’une sensation rare, avait exigé de l’homme que leur idylle si bizarrement nouée eût pour décor la ménagerie. Lui avait consenti.
Dans l’ombre de la baraque close qu’illuminaient faiblement de fumeuses lueurs de lampes à pétrole, parmi la puanteur âcre des fauves, les noces des deux amants se firent sur une dépouille ne lionne, dans la cage centrale transformée en aimoir. Les bêtes, éveillées par les lumières insolites, écoutaient clans leurs cages les râles de volupté.
Les lions eurent des grognements sourds, tandis que le gorille obscène glapissait éperdument. Cette excitation des animaux fut pour l’hystérie de la princesse un paroxysme inespéré.
Plusieurs nuits de suite, la scène se renouvela.
Pourtant, la robustesse du dompteur se fatiguant, et afin d’apporter un remède à cette défaillance, en même temps qu’une exacerbation plus vive à son propre délire, la dame eut des excentricités compréhensibles de la part d’une telle folle de vice.
À plusieurs reprises, elle voulut qu’un fauve fût introduit dans leur cage-boudoir, pour assister à leurs étreintes.
L’espoir et la crainte d’un subit accès de férocité portaient au suprême ses pâmoisons.
Les cris sensuels du gorille l’amusaient surtout, quoique lui donnant une vague inquiétude ; une fois, elle voulut que le singe hideux, enchaîné solidement aux barreaux, fût témoin également de ses transports amoureux. La rage démente du gorille se consuma en efforts désespérés, en glapissements gutturaux, d’une inexprimable intensité lubrique. Porporato laissait la princesse agir à sa guise, attendant, sans oser l’espérer, la généreuse reconnaissance de son amante, fort épris d’ailleurs, en Italien passionné, de cette merveilleuse nature qui était sienne, si blonde et si jolie, possédée d’une de ces fièvres d’amour plus fréquentes et plus extrêmes dans les tempéraments septentrionaux, que voire en ceux des pays du soleil.
Mais une circonstance atroce apporta un dénouement terrible dans cette extraordinaire idylle.
Par une excessive fantaisie, d’une impudente inconscience, la Slave, en quête toujours d’émotions inédites, régla un plan de néronienne orgie. Pendant trois jours, elle fit supprimer toute nourriture aux animaux, puis, un soir chaud, lourd d’électricité orageuse, elle donna ordre d’enfermer ensemble les bêtes affamées dans la cage voisine de celle où elle continuait à prendre ses ébats avec le belluaire. Et, par avance, elle alla se faire renverser sur l’habituelle dépouille de lionne. Une flamme de lampe, vacillant dans l’obscurité dense, éclairait cette scène qu’irradiaient plus crûment de temps à autre les éclairs de l’orage déchaîné.
Exaspérés par leur jeûne, par la lourdeur pesante de cette nuit, les fauves, surmontant l’impotence de leur vieillesse et de leurs infirmités, gambadaient dans leur étroit espace, rugissaient des bâillements rauques. À côté d’eux, le couple s’annihilait dans des pâmoisons exaltées. Bientôt, ce spectacle inquiéta l’indifférence des animaux.
Le tigre bondit d’une cloison à l’autre ; les lions lançaient vers les ours des coups de pattes furieux.
Le gorille, arc-bouté aux barreaux, soufflait une bave de colère avec des piaillements luxurieux.
Au-dehors, le tonnerre éclatait, mettait une note fantastique dans ce concert de grondements horribles.
Les deux amants crispaient davantage leur emprise, parmi ce crescendo de folie.
Mais les fauves se fâchaient ; leur agitation faisait plus douloureux leur appétit, ils se bousculaient maintenant dans leur réduit, les griffes et les crocs prêts à la défense comme à l’attaque, mugissant lamentablement à la mort, guettant l’occasion de s’entre-dévorer. Le tigre avait cruellement mordu le gorille à la jambe ; néanmoins, le singe, malgré la souffrance, persistait uniquement dans l’attention de l’accouplement voisin, qui ne se relâchait pas. Le monstre, son corps velu inondé de sueur, parcouru de frissons fébriles, secouait avec force les barres de fer auxquelles il était attaché, faisait trembler la barrière pour la renverser. Ses cris égosillés s’achevaient en miaulements. Son assaut fut aidé par les bonds prodigieux des fauves. Et, tandis que la foudre tombait bientôt à quelque distance, faisait trépider l’établissement entier, éteignait la lampe, la cloison s’écroula dans les subits ténèbres. Au-dessus des rugissements de triomphe, deux hurlements humains retentissaient, affreux.
Et lorsque, au matin, les gens entrèrent dans la ménagerie, ils trouvèrent les animaux réunis dans la cage centrale, qui dormaient, cuvant leur digestion de chair, auprès des débris sanglants, restes informes de leur goulée.
Un cadavre s’étalait dans un coin, d’une impudicité ignoble : celui du gorille foudroyé par une congestion.
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([Louis] Latourrette, in Don Juan, troisième année, n° 230, dimanche 5 décembre 1897)