Quel pays charmant et comme je voudrais à jamais y vivre ! La vie s’y écoule douce, facile, entre les plaisirs de la veille et ceux du lendemain. Aujourd’hui ce sont les courses, demain ce seront les grandes chasses dans les plaines du Rhin, le tout entremêlé de pêches dans la Mürg et de représentations théâtrales.
La ville est jolie, quoiqu’elle ait un peu trop les allures d’un village d’opéra-comique. L’Oos la traverse, en bruissant gentiment sur son lit de cailloux. L’Oos est un ruisseau microscopique, grand comme la main.
Un géant altéré le boirait d’une haleine.
Le nain vert Obéron jouant aux bords des flots
Le sauterait d’un bond sans mouiller ses grelots.
mais ne vous y fiez pas ; au premier orage, il se transforme et menace de tout emporter.
Sur les bords de l’Oos sont de gracieuses villas à moitié enfouies sous les arbres, des hôtels plus ou moins aristocratiques, tels que l’hôtel de la Cour de Bade, l’hôtel de Russie, l’hôtel d’Angleterre, l’hôtel de Saint-Pétersbourg.
Ce dernier, il y a quelque vingt ans, s’appelait tout bonnement l’hôtel du Soleil, et c’est là que Gérard de Nerval eut une de ces nombreuses mésaventures dont sa vie de poète fut émaillée.
*
Il visitait l’Allemagne, en compagnie d’Alexandre Dumas, alors dans tout l’enivrement de sa gloire naissante.
En sa qualité d’auteur arrivé, Alexandre Dumas, tenait la caisse. Or, un beau matin, il partit pour Munich, emportant avec lui l’argent de la communauté. Il ne devait être absent que deux jours.
Une semaine se passe, puis deux, puis trois ; le grand homme ne revenait pas. Gérard lui écrivait lettres sur lettres. Dumas se contentait de répondre que les Allemands lui faisaient fête, que les rois voulaient le voir, etc. Il consentit cependant à lui envoyer une traite qu’un M. Eglé, établi à Francfort, tirait sur son père, négociant à Strasbourg.
Il restait encore six francs au doux bohème. Plein d’un joyeux espoir, il partit pour Strasbourg.
Arrivé chez M. Eglé père, il lui tendit la lettre à travers un guichet.
Ce dernier, petit vieillard ratatiné, à lunettes vertes, prit la lettre, l’examina gravement, puis sans mot dire la rendit à Gérard.
« Et l’argent ? demanda ce dernier, inquiet.
– L’argent ? répéta le petit homme. Écrivez à M. Eglé fils que M. Eglé père dit qu’il n’est qu’un polisson. »
Puis il ferma brusquement le guichet.
Très désorienté et n’ayant plus que trente sous pour toute fortune, Gérard prit le parti de retourner à Bade, non par le chemin de fer, mais à pied. C’était tout ce qu’il pouvait s’offrir.
Il s’engagea bravement dans la forêt Noire. En chemin, il rencontra un grand individu maigre et à barbe inculte, qui lui fit une peur effroyable. C’était un ouvrier français qui se rendait à Constantinople. Ils lièrent cependant conversation.
« Combien avez-vous pour faire le voyage ? demanda Gérard.
– Cinquante francs, » répondit l’ouvrier, en faisant sonner son gousset.
Le poète fut stupéfait et se dit que du moment où l’on pouvait aller de Paris à Constantinople avec cinquante francs, trente sous suffisaient largement pour aller de Strasbourg à Bade.
Mais il comptait sans son hôte. À la nuit tombante, il arriva à une auberge isolée. Il fallait y passer la nuit. Comme il ne voulait pas écorner son trésor, il prétexta qu’il n’avait pas faim et se contenta de demander une chambre.
Désolation ! Voici que l’hôtelier se figure qu’il a affaire à un prince déguisé voyageant incognito et qui le couvrira d’or le lendemain matin On lui prépare la chambre nuptiale ; on met des draps blancs au lit. L’hôtelier, sa femme, les deux domestiques l’escortent en portant des flambeaux.
Gérard se couche en frissonnant. Il pense à son budget. Mais, bast ! il s’endort en rêvant qu’Alexandre Dumas fait son entrée à Vienne sur un char triomphal et lui envoie une nouvelle traite sur M. Eglé.
Le lendemain, il demande sa note d’un air digne, et d’un air digne aussi l’hôtelier lui présente un papier où chambre, flambeau, draps, etc., tout était mentionné article par article. Le total atteignait le chiffre respectable de 2 francs 40 centimes. Et l’on sait que Gérard n’avait que trente sous.
Il ne perdit pas la tête. D’un geste superbe, il tendit ses trente sous au domestique, et, lui remettant un semblant de valise, il lui ordonna de l’accompagner jusqu’à Bade.
Le maître de l’hôtel du Soleil paya les 2 fr. 40. Le domestique repartit, croyant de plus en plus qu’il avait servi un prince. Quant à Gérard, il attendit patiemment un nouvel envoi d’Alexandre Dumas. Cette fois, il reçut de beaux frédérics d’or collés avec de la cire sur du papier ; ce qui lui permit de payer son hôtelier et de sortir la tête haute de l’hôtel du Soleil.
Hélas ! tous les touristes qui passent par Bade n’en ont pas autant.
*
Le mois de septembre, à Bade, a une physionomie toute particulière ; il commence dans le bruit, dans le tumulte des courses ; il finit dans le calme et dans une sorte de recueillement. Les journées sont devenues plus courtes, on sent que le soleil va se voiler et que les fleurs vont disparaître ; aussi jouit-on avec plus de délices des derniers parfums et des derniers rayons.
C’est le moment des longues promenades aux environs : au château d’Eberstein, à la tour de Mercure, au rendez-vous de chasse, à la Chaire du Diable. – On se met en route le matin. Il faut traverser la montagne, ceinte encore d’un voile de vapeurs irisées qui peu à peu se dissipe. L’air frais et piquant vous réveille ; les hauts sapins vous envoient comme des bouffées de vie et de santé.
Que de sentiers perdus sous bois, que de légendes à tous les carrefours ! Çà et là des pierres gigantesques, débris de quelque burg oublié, des cascades qui tombent en bondissant du haut des rochers, couverts de mousse. Parfois une éclaircie se fait à travers le feuillage, et alors vous apercevez la splendide vallée de la Mürg, verte, avec une foule de villages coquettement assis au bord de l’eau.
Et l’on se sent anéanti en face de cette grande nature ; on admire, on a envie de tomber à genoux ; et quand on a bien exploré la montagne, escaladé les rochers, descendu dans les ravins, on revient harassé de fatigue sans doute, mais le cœur plein et la lèvre souriante.
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(A. Mauduit, in Les Petites affiches de la mode, revue des magasins, n° 12, juillet 1868 ; chronique reprise dans La Fantaisie parisienne, littérature, théâtre, musique et modes, n° 3, en septembre 1868)
LES SÉRIES,
OU
LE DRUIDE ET L’ENFANT
(Dialecte de Cornouaille.)
ARGUMENT
La pièce qui ouvre ce recueil est une des plus singulières et peut-être la plus ancienne de la poésie bretonne. C’est un dialogue pédagogique entre un Druide et un enfant. Il contient une sorte de récapitulation, en douze questions et douze réponses, des doctrines druidiques sur le destin, la cosmogonie, la géographie, la chronologie, l’astronomie, la magie, la médecine, la métempsycose ; l’élève demande au maître de lui chanter la série des nombres, depuis un jusqu’à douze, afin qu’il les apprenne. Chose extraordinaire, l’empire de l’habitude est si puissant en Basse-Bretagne, parmi le peuple des campagnes, que les mères, sans le comprendre, continuent d’enseigner à leurs enfants, qui ne l’entendent pas davantage, le chant mystérieux et sacré qu’enseignaient les druides à leurs ancêtres. Les difficultés qu’il présente sont telles, que je n’ose me flatter d’avoir toujours parfaitement réussi. Cette pièce est particulièrement populaire en Cornouaille, où je l’ai entendu chanter pour la première fois à un jeune paysan de la paroisse de Nizon. Sa mère la lui avait apprise, me dit-il, pour lui former la mémoire ; et, en effet, le chant est disposé de manière à offrir un excellent exercice de mnémonique. La même observation a été faite à Brizeux, dans la paroisse de Scaer, où il a recueilli des variantes précieuses qu’il m’a communiquées, et à M. l’abbé Henry, dans celle de Saint-Urien, où la pièce est connue sous le titre grotesque de Vêpres des Grenouilles (Gosperou ar Raned).
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LE DRUIDE.
Tout beau, bel enfant du Druide ; réponds-moi ; tout beau, que veux-tu que je te chante ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre un, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.
LE DRUIDE.
– Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique, le Trépas, père de la Douleur ; rien avant, rien de plus.
Tout beau, bel enfant du Druide ; réponds-moi ; que veux-tu que je te chante ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre deux, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.
LE DRUIDE.
– Deux bœufs attelés à une coque ; ils tirent, ils vont expirer ; voyez la merveille !
Pas de série pour le nombre un : la Nécessité unique ; le Trépas, père de la Douleur ; rien avant, rien de plus.
Tout beau, bel enfant du Druide ; que te chanterai-je ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre trois, etc.
LE DRUIDE.
– Il y a trois parties dans le monde : trois commencements et trois fins, pour l’homme comme pour le chêne.
Trois royaumes de Merlin, pleins de fruits d’or, de fleurs brillantes, de petits enfants qui rient.
Deux bœufs attelés à une coque, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant, etc. Que te chanterai-je ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre quatre, etc.
LE DRUIDE.
Quatre pierres à aiguiser, pierres à aiguiser de Merlin, qui aiguisent les épées des braves.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre cinq, etc.
LE DRUIDE.
Cinq zones terrestres : cinq âges dans la durée du temps ; cinq rochers sur notre sœur.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre six, etc.
LE DRUIDE.
– Six petits enfants de cire, vivifiés par l’énergie de la lune ; si tu l’ignores, je le sais.
Six plantes médicinales dans le petit chaudron ; le petit nain mêle le breuvage, son petit doigt dans sa bouche.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre sept, etc.
LE DRUIDE.
– Sept soleils et sept lunes, sept planètes, y compris la Poule. Sept éléments avec la farine de l’air (les atomes).
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre huit, etc.
LE DRUIDE.
– Huit vents qui soufflent ; huit feux avec le Grand Feu, allumés au mois de mai sur la montagne de la guerre.
Huit génisses blanches comme l’écume, qui paissent l’herbe de l’île profonde ; les huit génisses blanches de la Dame.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre neuf, etc.
LE DRUIDE.
Neuf petites mains blanches sur la table de l’aire, près de la tour de Lezarmeur, et neuf mères qui gémissent beaucoup.
Neuf korrigan qui dansent avec des fleurs dans les cheveux et des robes de laine blanche, autour de la fontaine, à la clarté de la pleine lune.
La laie et ses neuf marcassins, à la porte de leur bauge, grognant et fouissant, fouissant et grognant ; petit ! petit ! petit ! accourez au pommier ! le vieux sanglier va vous faire la leçon.
Huit vents, etc.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre dix, etc.
LE DRUIDE.
Dix vaisseaux ennemis qu’on a vus venant de Nantes : Malheur à vous ! malheur à vous ! hommes de Vannes !
Neuf petites mains blanches, etc.
Huit vents, etc.
Sept soleils et sept lunes, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant… Que te chanterai-je ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre onze, etc.
LE DRUIDE.
– Onze Prêtres armés, venant de Vannes, avec leurs épées brisées ;
Et leurs robes ensanglantées ; et des béquilles de coudrier de trois cents plus qu’eux onze.
Dix vaisseaux ennemis, etc.
Neuf petites mains blanches, etc.
Huit vents, etc.
Sept soleils, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
La Nécessité unique, etc.
Tout beau, bel enfant du druide ; réponds-moi, que veux-tu que je te chante ?
L’ENFANT.
– Chante-moi la série du nombre douze, jusqu’à ce que je l’apprenne aujourd’hui.
LE DRUIDE.
– Douze mois et douze signes ; l’avant-dernier, le Sagittaire, décoche sa flèche armée d’un dard.
Les douze signes sont en guerre. La belle Vache, la Vache Noire qui porte une étoile blanche au front, sort de la Forêt des Dépouilles ;
Dans sa poitrine est le dard de la flèche ; son sang coule à flots ; elle beugle, tête levée :
La trompe sonne ; feu et tonnerre ; pluie et vent ; tonnerre et feu ; rien ; plus rien ; ni aucune série !
Onze prêtres armés, etc.
Dix vaisseaux ennemis, etc.
Neuf petites mains blanches, etc.
Huit vents, etc.
Sept soleils, etc.
Six petits enfants de cire, etc.
Cinq zones terrestres, etc.
Quatre pierres à aiguiser, etc.
Trois parties dans le monde, etc.
Deux bœufs, etc.
Pas de série pour le nombre un ; la Nécessité unique, le Trépas, père de la Douleur ; rien avant, rien de plus.
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(Théodore Hersart de La Villemarqué, Barzaz-Breiz : chants populaires de la Bretagne, Paris : Didier et Cie, 1867)
L’âme de ce grand écrivain et de ce frissonnant poète s’est envolée.
Il est mort le matin du 6 juillet en la maison bien close que M. le Dr Meuriot possède à Auteuil. Elle est cachée toute par de grands arbres. Une ombre verte enveloppe les fantômes d’êtres qui glissent dans les allées du parc.
Maupassant divaguait là-bas avec des gestes fous. Son bel esprit si clair, si français, s’était enfoncé dans la nuit. Depuis le tragique retour de Nice, durant lequel il avait failli périr, l’année dernière, aucune étincelle n’avait jailli de ses yeux jadis si brillants, d’un bleu intense, qui illuminait, de gaieté spirituelle, sa bonne figure ronde, un peu haute en couleur. Il se taisait. Il regardait fixement devant lui, sans voir, comme dominé par une Force invisible : celle-là même dont il eut peur, alors qu’il imagina le terrifiant Horla, l’être insaisissable qui se glissait auprès de lui, le soir, qu’il sentait rôder dans la chambre, et qui venait boire l’eau de sa carafe.
Et il écrivait :
« Quelqu’un possède mon âme et la gouverne ! »
Quand l’âme fut possédée tout à fait, Paris éprouva, lui aussi, le petit frisson qui fait froid dans le dos et qu’on sent passer dans les cheveux, ainsi qu’un peigne glacial. Lui-même avait traduit dans un de ses contes exquis cette aiguë sensation de l’épouvante. Paris tressaillit à la nouvelle de la catastrophe où venait de sombrer l’intelligence de son écrivain aimé, du plus parfait, peut-être, après Gustave Flaubert, et de tous le plus charmant. Et l’on répandit mille propos, des légendes qui voulaient expliquer, chacune à sa façon, le coup de folie furieuse qui s’était emparé de lui. Nous qui l’aimions, nous savions bien qu’il n’y eut pas de volonté plus ferme que la sienne, ni de plus résolue à équilibrer les émotions de la vie. Pourquoi eût-il recouru aux excitantes fumeries de haschich et aux griseries d’éther ? Les bourgeois imaginent difficilement le développement lent et régulier d’un beau talent, tel que Guy de Maupassant l’avait ordonné lui-même dans sa magistrale préface de Pierre et Jean. Et la vérité, qui paraît paradoxale, c’est qu’il avait façonné son œuvre par un effort continu et pénible, appliquant la méthode qu’il indiquait à M. Jules Gaze : « Prenez un bœuf, un âne, une pierre, et décrivez-les vingt fois, cent fois, jusqu’à ce que la peinture et la réalité se confondent et que l’œuvre d’art soit la chose elle-même. » Cette volonté assez puissante pour se hisser jusqu’au génie s’abattit tout naturellement lorsque la tension fut extrême. Toute la vie de Maupassant se passa en un effrayant surmenage cérébral. C’était Sandoz travaillant sans cesse et quoi qu’il arrivât ; c’était aussi la victime que guettait la folie héréditaire, l’Inconnue qu’il croyait voir à son chevet et vers laquelle il se dressait tout pâle lorsqu’il entendait les meubles craquer.
Pour échapper à Celle qui lui prenait l’âme, il lutta avec une énergie désespérée, s’entraînant aux sports énervants, luttant avec l’impossible, tentant les prouesses les plus téméraires. Je l’ai rencontré dans son voyage au Pays du Soleil qui donna lieu aux plus vives polémiques, ici même. Il chevauchait avec les officiers, saoul d’air bleu, à cheval avant que l’aube n’eût mis de la poussière d’ambre à l’horizon du Sud-Oranais. Il écrivit d’ailleurs, à ce propos, le moins bon livre de son œuvre, car s’il y avait en lui un peintre d’une puissance de coloration surprenante, le politicien qui y était aussi s’imprégnait trop aisément d’idées reçues et d’opinions toutes faites. Plus tard, au Mont-Dore, je le vis une dernière fois. Il s’exerçait aux marches, à la gymnastique et au tir, homme de sport par excellence et découplé comme personne. C’était en l’auberge de « Madame Parat, » à Châtel-Guyon. Il y avait là M. Laguerre, Ch. Joly, Montlouis et le comte Patocki, avec qui il rivalisait d’adresse au pistolet. Maupassant écrivait alors Mont-Auriol et, le soir, il lisait les pages écrites à l’excellente Mme Parat, très fière de la confiance qu’on lui témoignait et qui dodelinait de la tête, deci, delà, d’un petit air entendu tout à fait réjouissant. Puis, ce fut l’apparition de Fort comme la mort, son dernier livre, je crois, et il s’en alla dans les régions vagues où passent les fantômes, où flottent les ombres indécises des visions de Baudelaire et les rêves d’Edgar Poe.
Avec eux, il eut bien quelque ressemblance, au moins par le côté fantastique de son œuvre qui fait surgir des coins sombres, à la veillée, de terrifiantes apparitions.
Mais, pour aussi pâle et imperceptible que fût en son génie la ligne tremblante dont parle José Echegaray, et qui sépare la raison de la folie, il n’y a plus de doute que tout ce côté étrange et quasiment mystique de son œuvre ne fût raisonné et voulu.
Sur ce point, M. le docteur Garnier a certainement porté un diagnostic inexact, lorsqu’il assimila la démence de Maupassant à celle qui suspendit Gérard de Nerval à un bout de corde, au coin de la rue des Lavandières-Sainte-Opportune. Il était de l’école opposée à celle des haschichiens de l’hôtel Pimodan. La première fois que son nom eut accès auprès du grand public, c’était en compagnie de M. Zola, de M. Henry Céard et des naturalistes des soirées de Médan. Gustave Flaubert avait été son maître. Il avait appris de lui le culte de la prose robuste agencée selon des règles immuables, de la peinture vivante et forte. L’écrivain de la Maison Tellier, de Boule-de-Suif et de cent autres merveilles qu’il est impossible d’analyser en la fièvre d’un article de journal, écrit sous le coup d’émotions vives, contrastait précisément avec toute la jeune école décadente. Et c’est une dérision de lire à présent les jugements que portèrent à son endroit de jeunes niais consultés par l’Écho de Paris qui apporta quelque ironie, j’imagine, à cette enquête in extremis. C’était le soir même où l’on jouait la Paix du ménage à la Comédie, et pendant que les acclamations saluaient le grand écrivain en sa retraite de la maison d’Auteuil. Je me souviens qu’il y eut alors quelques petits jeunes pour railler le grand mort à qui M. de Goncourt envoyait, dans l’au-delà, le salut d’une admiration respectueuse !
Aujourd’hui, Maupassant n’est plus. Il s’est évadé des ténèbres, celui qui écrivait :
« À mesure qu’approche le soir, une inquiétude incompréhensible m’envahit, comme si la nuit cachait une menace terrible… »
Et il est entré dans la lumière, qui est le doux repos des âmes, oiseaux de nuit effarés.
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(Victor de Cottens, in Le Progrès illustré, n° 135,16 juillet 1893)
Je me trouvais en voiture avec Privat d’Anglemont. (1)
Tout à coup, une de ces idées bizarres, comme il en vient aux malades, traversa la tête de mon ami.
« Sais-tu tirer les cartes ? me demanda-t-il.
– Ma foi non ! répondis-je.
– Ah ! tant pis.
– Pourquoi cela ?
– Parce que, me dit Privat, j’ai une envie folle de me les faire tirer. Tiens, ajouta-t-il, si tu étais bien aimable, tu viendrais avec moi ; je connais une vieille sorcière qui rendrait des points à toutes les demoiselles Lenormand présentes, passées et futures. Veux-tu venir la voir ?
Seulement, je dois te prévenir qu’elle n’habite pas dans un beau quartier; elle demeure près de l’Hôtel-de-Ville, rue de la Lanterne, à deux pas de l’endroit où s’est pendu Gérard de Nerval. Ce qu’il y a même de tristement singulier, c’est que je n’ai jamais été qu’une fois me faire tirer les cartes chez elle et que Gérard de Nerval me servit d’introducteur. »
J’ai pour habitude de ne pas contrarier les malades ; il n’était pas encore cinq heures, j’avais le temps d’aller voir la sibylle avant de dîner. J’acceptai l’offre de Privat d’Anglemont.
Nos voitures se dirigèrent, au grand trot, vers le quai des Orfèvres.
Pendant la route, Privat me donna quelques détails sur la tireuse de cartes de la rue de la Lanterne.
Cette vieille femme avait une spécialité qui en valait bien une autre. – Elle ne disait la bonne aventure et ne faisait le grand et le petit jeu que pour messieurs les voleurs et les assassins et mesdames leurs aimables compagnes.
C’était tentant.
Nous descendîmes de voiture, sur le quai qui reliait l’Hôtel-de-Ville à la rue Planche-Mibray. Mon cocher suivit l’exemple de celui de Privat, et ils allèrent fraterniser, tous deux, chez le marchand de vins du coin, pendant que nous nous dirigions vers l’antre de la sorcière.
Quoique malade, mon ami marchait avec une vitesse fiévreuse. On eût dit qu’il avait peur de ne pas arriver.
« C’est là, me dit-il, en me montrant un sombre couloir qui devait conduire à un escalier plus sombre encore.
– À quel étage ?
– Je crois que c’est au cinquième ; en tout cas, je reconnaîtrai la porte. »
Il passa devant et prit une corde graisseuse qui servait de rampe ; je le suivais en marchant à tâtons.
L’escalier était impossible, un homme valide courait grand risque de se casser le cou. – Quant à Privat, à chaque instant, vaincu par la douleur, il était obligé de s’asseoir sur une marche pour reprendre sa respiration ; – mais, une minute après, nous recommencions notre périlleuse ascension.
Je suis certain que ce pauvre Privat d’Anglemont a dépensé plus de force de volonté et de courage pour monter ces cinq étages que maints généraux pour gagner une bataille.
Enfin, nous arrivâmes il était temps.
Privat me montra la porte du doigt, elle était entrouverte. Je regardai dans l’intérieur.
Une vieille femme, à genoux devant un fourneau, faisait cuire son dîner.
Nous entrâmes.
La vieille se retourna au bruit de nos pas. En nous voyant, elle poussa un cri, saisit par la queue le poêlon en terre qui était sur le feu, et peu s’en fallut qu’elle ne nous souhaitât la bienvenue en nous le brisant sur la tête.
« Que voulez-vous ? » dit la mégère, en nous regardant avec des yeux gris qui lançaient des éclairs.
La situation se corsait. Je ne savais trop que dire, et Privat d’Anglemont était tellement essoufflé qu’il ne pouvait articuler une seule parole.
La vieille nous déshabillait des yeux.
« Me direz-vous ce que vous venez faire chez moi ? reprit-elle d’un ton de plus en plus irrité, en brandissant toujours le poêlon, dont le contenu et le contenant menaçaient nos têtes.
Il fallait, à tout prix, sortir de cette position.
« Madame, lui dis-je, en mettant un louis sur la table qui nous séparait, nous venons, mon ami et moi, pour vous prier de nous dire la bonne aventure. Mon ami est déjà venu vous consulter, il y a quelques années, et il garde de vous le meilleur souvenir. »
La vieille remit son poêlon sur le fourneau, jeta un coup d’œil sur le louis, et nous examina de la tête aux pieds.
« C’est bien, dit-elle, vous n’êtes pas de la rousse (2). On peut s’entendre ! Mais qui êtes-vous ? Je ne travaille pas pour le premier venu. »
Privat d’Anglemont avait recouvré la parole.
« Madame, lui répondit-il, nous sommes deux hommes de lettres, et nous venons consulter le destin.
– Vous êtes des hommes de lettres, et votre ami me donne vingt francs avant que j’aie seulement arrangé mes cartes ? c’est louche.
– Ah ! voyez-vous, dit Privat, c’est que mon ami écrit dans un journal qui paraît en Californie, et le directeur le paie en lingots.
– Allons, c’est bon, faut conter ça à d’autres. Nous verrons ce que nous verrons. Pour qui faut-il faire le premier jeu ?
– Pour moi, » s’écria Privat.
La diseuse de bonne aventure prit dans un tiroir un vieux jeu de piquet tellement sale, que les soldats l’auraient refusé dans un poste. Elle fit couper Privat d’Anglemont, puis distribua ses cartes par rangées de huit.
Moi, pendant qu’elle faisait ses petits préparatifs, j’examinai cette chambre dans laquelle nous n’avions pénétré qu’avec tant de difficulté.
C’était un carré long dont les murailles avaient dû jadis être blanchies à la chaux.
Le mobilier qui garnissait cette pièce se composait d’un lit, de deux chaises, d’une table en bois blanc noirci par le temps et d’un fourneau. Le dessous du lit et le tiroir de la table devaient servir à serrer les objets indispensables, car rien ne traînait dans cette chambre.
Sur les murs, on voyait cinq gravures avec texte, si toutefois il est possible de donner le nom de gravures à ces canards enluminés que les aboyeurs publics vendent aux Parisiens les lendemains des grandes catastrophes, des lugubres tragédies ou des suprêmes expiations.
Le premier de ces canards donnait les détails exacts et circonstanciés sur la vie, les crimes, la condamnation et l’exécution du nommé Pierre Lignon, décapité en place de Grève le sept mars mil huit cent…
La seconde feuille donnait également des détails non moins exacts sur l’horrible assassinat de la rue des Lombards et la mort du principal auteur de ce crime, exécuté sur la place Saint-Jacques en vertu d’un arrêt de la Cour d’assises de la Seine, rendu le vingt et un octobre mil huit cent vingt et…
La troisième, de ces tristes images représentait l’exécution en place de la Roquette du fameux Louis Schwartz, le chef de la bande dite des Allemands.
Cet homme, d’une force athlétique, était mort en faisant preuve d’un grand courage, et les habitués de ces tristes cérémonies l’avaient surnommé l’Apollon de la guillotine.
Puis enfin venait la ténébreuse affaire de la Brinvilliers, la Lucrèce Borgia française, et, pour brocher sur le tout, la complainte du Juif errant, cette personnification philosophique du christianisme.
Les deux dernières images étaient tout simplement collées sur la muraille, mais on voyait que les trois premières avaient été clouées avec le plus grand soin.
Une branche de buis se balançait au-dessus de ces drames, comme pour en voiler l’horreur.
Cet assemblage étrange était bien fait pour surexciter ma curiosité et je ne pus m’empêcher de dire à la devineresse : « Il paraît, madame, que vous aimez les images, car en voilà d’assez extraordinaires. »
Elle abandonna ses cartes, vint se placer devant moi, me regarda dans le blanc des yeux, et me dit en me désignant l’une après l’autre les trois premières gravures :
« Celle-ci vous représente la mort de mon père, et les deux autres les exécutions des deux seuls hommes que j’ai aimés dans toute ma vie.
Ah ! cela vous étonne, mon cher monsieur ! Mais telle que vous me voyez, jadis j’étais jeune et belle, si belle que, dans mon bon temps, il y en a plus d’un qui s’est fait raccourcir (3) pour satisfaire le moindre de mes caprices. – Ah! poursuivit-elle avec orgueil, ce n’est pas pour rien que la haute pègre (4) m’avait donné le nom de la belle largue du Boulanger (5). »
J’avoue que j’étais profondément émotionné au feu qui brillait encore dans les yeux de la prophétesse. On comprenait que cette femme disait la vérité et qu’elle devait avoir eu, dans sa jeunesse, une de ces beautés fatales qui entraînent les hommes vers l’abîme.
Quant à Privat d’Anglemont, muet spectateur de cette scène, il n’avait qu’une idée fixe : se faire tirer les cartes le plus promptement possible.
« Voyons, nous demanda la vieille en retournant à ses cartes, l’on ne vient pas chez moi pour des prunes. Avez-vous une affaire en train, pour laquelle vous désirez que je vous fasse une réussite ?
– Madame, répondit mon ami, je vous affirme derechef que nous ne sommes que des gens de lettres et que toute ma curiosité consiste à savoir si je serai bientôt guéri. (Ici une violente quinte de toux le força de s’interrompre.)
– C’est bien, dit la tireuse de cartes en l’examinant avec une grande attention, vous n’avez pas confiance en moi, tant pis pour vous, c’est votre affaire, n’en parlons plus.
Si vous aviez travaillé en grand je vous aurais donné le conseil de faire un coup d’attaque (6) où l’on puisse carrer un gros sac (7), car ce qu’il vous faudrait, à vous, ce n’est pas la centrale (8), elle vous tuerait, tandis qu’un bon séjour au pré de Toulon (9) vous ferait le plus grand bien.
Comme dit un vieux proverbe : qui ne risque rien n’a rien.
Qu’en pense, monsieur ? me demanda la vieille en me regardant d’un air d’intelligence. »
Je ne sais si ma présence d’esprit était sortie, mais ce qu’il y a de certain c’est que je ne trouvai rien à répondre.
Privat d’Anglemont dévorait toujours les cartes des yeux, attendant que le destin voulût bien parler par la bouche de cette singulière pythonisse. Cependant, toutes les réflexions et les suppositions de cette femme commençaient d’autant plus à l’agacer qu’elles prenaient du temps et l’éloignaient de son but.
« Voyons, dit-il, finissons-en avec cette plaisanterie, je vous ai déjà affirmé que nous appartenions au monde artistique, et non au monde des voleurs. Je ne dis du mal de personne, mais on n’est pas parfait et je ne puis avoir toutes les spécialités ; pour faire comme vous et citer un vieux proverbe, je dirai : à chacun son métier. Le mien est d’écrire. J’ai fait quelques petits livres et beaucoup d’articles de journaux, ma prose s’est étalée avec orgueil au rez-de-chaussée du journal le Siècle et je signe Privat d’Anglemont.
Êtes-vous assez renseigné sur ma position sociale ?
Mon camarade vous dira la sienne tout à l’heure. J’ajouterai que, si vous me voyez chez vous, c’est qu’une fois déjà, il y a trois ou quatre ans, vous nous avez tiré la bonne aventure, à moi et à mon ami Gérard de Nerval. »
La vieille l’interrompit brusquement.
« Gérard de Nerval le poète ?
– Oui, madame.
– Gérard de Nerval, que l’on a trouvé pendu en face de ma fenêtre ?
– Oui, madame. Je suis venu vous consulter, avec Gérard de Nerval, il y a environ quatre années. Me reconnaissez-vous à présent ?
– Oui, monsieur, je vous remets bien maintenant. »
Une transformation complète venait de s’opérer dans l’attitude de la vieille femme, ses traits s’étaient détendus et ses yeux avaient pris une expression de douceur dont je ne les eusse certes pas crus capables cinq minutes avant que le nom de Gérard de Nerval eût été prononcé.
« Hélas ! dit la malheureuse femme, quand je pense qu’il est mort là, presque sous mes yeux, et que je ne l’ai pas sauvé, moi qui me serais fait tuer pour lui de si bon cœur ! »
Elle se dirigea vers son lit et prit sous son traversin un volume soigneusement recouvert d’une enveloppe de papier blanc. « Tenez, voilà son dernier ouvrage, avec sa photographie ; c’est tout ce que j’ai de lui, le cher enfant. »
La tireuse de cartes avait disparu ; nous n’avions plus devant nous qu’une femme qui pleurait.
« Cela vous étonne, continua-t-elle avec une tristesse navrante, qu’une femme comme moi ai connu un homme comme Gérard de Nerval ? Ah ! c’est que vous ne savez pas ce qui s’est passé entre nous. Et nous autres, si nous n’oublions guère le mal que l’on nous fait, nous nous souvenons toujours de ceux qui nous rendent service.
Voilà l’histoire, elle est bien simple.
Un jour que j’avais trop bu, (ce qui m’arrive quelquefois quand j’ai des idées tristes et que je veux noyer mon chagrin,) donc un jour que j’en avais pris plus que ma force, et que les gamins m’accompagnaient en me jetant des pierres, je suis tombée devant ma porte.
Dans ma chute je m’étais fait une large blessure à la tête. Je perdis connaissance.
Les amis du quartier passèrent par-dessus mon corps pour aller au cabaret ou à leurs affaires, mais il ne vint pas à l’idée de l’un d’eux qu’il serait charitable de porter secours à une pauvre créature et de l’empêcher de crever, comme un chien, dans un ruisseau.
Quand je rouvris les yeux, j’avais la tête placée sur les genoux d’un beau jeune homme qui étanchait avec son mouchoir le sang qui coulait sur mon front. Il me regardait avec des grands yeux bienveillants et me disait de bonnes paroles pour tâcher de me rappeler à moi.
Quand je lui eus dit où je demeurais, il me prit dans ses bras et, toute sale et dégoûtante que j’étais, il me monta jusqu’ici.
Tenez, il passa la fin de sa nuit sur cette chaise, à mon chevet, ne se levant de temps en temps que pour me faire des verres d’eau sucrée et apaiser la soif dévorante que me donnait la fièvre qui me brûlait tout le corps. Le matin, quand il vit que j’allais mieux, il partit en me laissant une pièce de deux francs sur la table.
Lorsque l’on n’en meurt pas, les blessures à la tête se guérissent vite ; le diable ne voulait pas encore de moi. Dès le lendemain, j’étais sur pied.
Vous comprenez bien qu’une fois rétablie, je n’eus rien de plus pressé que de retrouver mon sauveur. Sa figure ne m’était pas tout à fait inconnue ; je me souvenais qu’un jour il était venu, avec un de ses amis, s’amuser à se faire dire la bonne aventure. Mes recherches furent couronnées de succès, et j’appris que l’homme qui m’avait sauvé la vie était un auteur de talent, et qu’il s’appelait Gérard de Nerval. »
La pauvre femme pleurait en nous racontant cette bizarre aventure. Je regardai Privat d’Anglemont ; de grosses larmes roulaient sur ses joues pâlies. Quant à moi, comme je n’ai aucune prétention à l’insensibilité, j’avoue sans fausse honte que je ne me donnai plus la peine d’essuyer mes yeux.
La scène qui se passait dans cette chambre était vraiment étrange. Ce lit à moitié défait, ce fourneau presque éteint, sur lequel achevait de roussir de la graisse qui répandait une odeur du brûlé dans la pièce ; cette table noircie et ce jeu de cartes tout préparé pour dire la bonne aventure ; cette femme qui sanglotait en racontant une histoire à deux hommes qui l’écoutaient en pleurant, le tout formait un tableau qui rappelait à l’esprit une de ces vieilles toiles de l’un des grands maîtres de l’école flamande du seizième siècle.
La tireuse de cartes en était arrivée au paroxysme de la douleur.
« Je suis une misérable, disait-elle en se frappant la poitrine. J’aurais dû veiller sur lui, le suivre comme un chien. Avec ses habitudes de nuit, le malheur devait arriver un jour ou l’autre. Et songer qu’il est mort là, fit-elle en montrant la fenêtre, et que l’on est venu me braver en le pendant presque sous mes yeux.
– Comment ! m’écriai-je, l’on est venu le pendre ! il y a donc eu crime et non suicide ? »
Cette demande, que venaient de m’arracher les dernières paroles de la diseuse de bonne aventure, opéra sur elle une nouvelle transformation, ses yeux redevinrent secs, elle reprit ses cartes et les serra en me disant d’une voix assurée :
« Ce n’est pas la fille de Pierre Lignon et la femme de Louis Schwartz qui fera jamais métier de donner des renseignements à la police. Je n’ai rien dit ; si Gérard vivait, j’eusse tué mon père pour le sauver, mais votre pauvre ami est mort ! Je ne puis que le pleurer et prier le bon Dieu pour lui, car moi qui n’ose plus prier pour moi-même, il m’arrive encore parfois de prier pour les autres. Tenez, reprenez vos vingt francs, je le veux.
Quant à votre bonne aventure, vous voyez bien que je ne suis pas plus sorcière que vous, puisque je n’ai pas sauvé un seul des êtres que j’aimais ; regardez ma galerie de famille.
Cependant, en souvenir de Gérard de Nerval, laissez-moi vous donner un conseil :
L’air de ce quartier est malsain pour ceux qui n’y sont pas habitués, il est imprudent de venir, la nuit, voir ce qui s’y passe ; la Seine n’est qu’à deux pas et il faut peu de temps pour serrer une cravate ou pendre un curieux au premier barreau que l’on a sous la main. »
En nous donnant ce conseil, l’ancienne largue du boulanger nous avait conduits jusqu’à la porte. C’était significatif, il ne nous restait qu’à nous retirer. C’est ce que nous fîmes.
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(1) Cet intéressant épisode de la vie de deux de nos confrères les plus regrettés, Gérard de Nerval et Privat-d’Anglemont, est extrait d’un nouveau livre de M. de Caston, les Vendeurs de bonne aventure, dont l’auteur a bien voulu nous communiquer les épreuves.
Les Vendeurs de bonne aventure paraîtront jeudi chez l’éditeur Julien Lemer.
A. D.
(2) De la police.
(3) Guillotiner.
(4) Haute pègre, voleurs qui ne commettent que les vols sérieux.
(5) Belle largue du boulanger, – belle maîtresse du diable.
(6) Un coup d’attaque, – un vol important.
(7) Carrer un gros sac, – mettre une forte somme de côté.
(8) Centrale, – maison de force.
(9) Au pré de Toulon, – au bagne de Toulon.
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(Alfred de Caston, in Figaro, jeudi 12 octobre 1865)