Bessel était le principal intéressé de la raison sociale Bessel, Hart and Brown, de Saint Paul’s Churchyard ; et, depuis de longues années, il était connu, de ceux qu’intéressent les recherches psychiques, comme un investigateur consciencieux et d’esprit large. M. Bessel observait le célibat, et, au lieu de vivre dans quelque banlieue, comme le fait tout bon commerçant de la Cité, il occupait un appartement dans Albany, près de Piccadilly. Il se passionnait particulièrement pour les problèmes de la transmission de la pensée et d’apparitions des vivants ; et, en novembre 1896, il commença, conjointement avec M. Vincey, de Staple Inn, une série d’expériences sur la prétendue possibilité de provoquer, par la seule force de sa volonté, une apparition de soi-même dans l’espace.
Ils arrangèrent leurs expériences de la façon suivante : à une heure préalablement fixée, M. Bessel devait s’enfermer dans une des pièces de son appartement d’Albany, et M. Vincey dans son cabinet à Staple Inn ; et chacun d’eux alors fixerait, aussi résolument que possible, son esprit sur celui de l’autre. M. Bessel était passé maître en l’art de s’hypnotiser soi-même, et, autant qu’il le put, il essaya d’abord de s’hypnotiser et de se projeter ensuite, comme le « fantôme d’un être vivant, » à travers l’intervalle de presque deux milles qui le séparait de M. Vincey. Plusieurs soirs, leurs essais n’aboutirent à aucun résultat satisfaisant. Mais la cinquième ou sixième fois, M. Vincey vit effectivement, ou s’imagina qu’il voyait une apparition de M. Bessel dans la pièce. Il déclara que l’apparition, bien que très brève, fut très vive et réelle. Il remarqua que la figure de M. Bessel était pâle et son expression anxieuse, et, de plus, que sa chevelure était en désordre. Pendant un instant M. Vincey, quoiqu’il attendît le phénomène, fut trop surpris pour parler ou remuer, et, presque aussitôt, il lui sembla que la forme jetait un regard par-dessus son épaule et disparaissait incontinent.
Il avait été convenu qu’on essaierait de photographier toute apparence de fantôme ; mais M. Vincey n’eut pas l’immédiate présence d’esprit de saisir l’appareil préparé sur la table à côté de lui. Quand il le fit, il était trop tard. Cependant, grandement surexcité par ce succès, il nota l’heure exacte et prit tout de suite un cab pour aller à Albany informer M. Bessel de ce résultat.
En arrivant, il fut surpris de trouver la porte extérieure ouverte et l’intérieur de l’appartement éclairé et dans un désordre extraordinaire. Une bouteille de champagne était en morceaux sur le plancher ; le goulot s’était cassé probablement en heurtant l’encrier du bureau, près duquel il était resté. Une table octogonale, qui supportait habituellement une statuette de bronze et un certain nombre de livres de choix, avait été violemment renversée, et, sur le papier des murs, des doigts salis d’encre s’étaient promenés comme pour le simple plaisir de le souiller, semblait-il. L’un des délicats rideaux de perse avait été violemment arraché de ses anneaux et jeté sur le feu où il se consumait en empestant la chambre. C’était partout le plus étrange désordre. Pendant quelques minutes, M. Vincey, qui était venu avec la certitude de se trouver M. Bessel l’attendant tranquillement dans un fauteuil, put à peine en croire ses yeux et demeura stupéfait, contemplant ce spectacle imprévu. Alors, avec le vague pressentiment d’une calamité, il alla trouver le portier.
« Où est M. Bessel ? demanda-t-il. Tous les meubles sont brisés dans sa chambre. »
Le concierge ne répondit rien ; mais il monta immédiatement à l’appartement de M. Bessel pour constater l’état des lieux.
« Je comprends, maintenant ! dit-il, en promenant ses regards sur toute cette confusion. Je ne savais pas ça. M. Bessel est sorti. Il est fou. »
Il se mit alors à raconter qu’une demi-heure auparavant, c’est-à-dire au moment de l’apparition de M. Bessel dans le cabinet de M. Vincey, son locataire s’était précipité dans la rue sans chapeau, hérissé, et on l’avait perdu de vue au coin de Bond Street.
« … Et quand il passa près de moi, dit le concierge, il riait, une sorte de rire convulsif, la bouche ouverte et les yeux effarés… je vous affirme, monsieur, il me fit peur… tenez, comme ceci… »
Et le portier grimaça une sorte de rire qui n’était rien moins que rassurant.
« … Il gesticulait, et il avait les doigts crispés et contractés comme ceci. Et il disait d’une voix étranglée et sourde : « La vie ! la vie !… » rien que ce mot-là : la vie !
– Allons donc ! faisait M. Vincey, tut, tut, tut… Allons donc ! »
Il ne savait dire autre chose, étant naturellement fort surpris. Il se tournait de la chambre vers le portier et du portier vers la chambre, très gravement perplexe. Leur conversation n’alla pas au-delà de cette hypothèse, que probablement M. Bessel allait bientôt revenir et expliquer ce qui était arrivé.
« Ce n’était peut-être qu’un soudain mal de dents, dit le portier, une rage violente qui le prit d’un seul coup et l’affola. Moi-même, dans des moments comme ceux-là, il m’est arrivé de casser des choses… »
Il se mit à réfléchir.
« Si c’était cela, pourquoi, en passant près de moi, aurait-il crié : « La vie ! »
M. Vincey, pas plus que lui, ne pouvait l’expliquer. M. Bessel ne revenait toujours pas ; et enfin, ayant une fois de plus contemplé le désordre d’un œil navré, M. Vincey écrivit sur une feuille de papier quelques mots qu’il laissa bien en vue sur le bureau, et retourna, dans un état d’esprit fort tourmenté, à son propre logis de Staple Inn. Cette affaire lui causait une impression pénible ; il ne savait comment interpréter la conduite de M. Bessel. Il essaya de lire, sans y réussir ; puis il sortit, avec l’intention de faire une courte promenade, et il était si préoccupé qu’il faillit se faire écraser par un chariot au coin de Chancery Lane. Enfin, une grande heure plus tôt que d’habitude, il se mit au lit. Pendant un temps considérable, il ne put s’endormir, hanté par le souvenir de la muette confusion dans laquelle il avait trouvé l’appartement de M. Bessel. Et quand enfin un assoupissement agité l’eut envahi, il fut presque aussitôt troublé par un rêve très précis et inquiétant.
Il vit M. Bessel gesticulant furieusement, la figure pâle et grimaçante. Une peur intense, une supplication pressante, suggérée peut-être par ses gestes, se mêlait inexplicablement à son aspect. M. Vincey crut même entendre la voix de son compagnon d’expériences l’appelant d’un ton désolé, bien qu’il eût alors considéré la chose comme une illusion. Même éveillé, il conserva de ce songe une impression très vive. Il demeura frissonnant dans les ténèbres, en proie à cette vague et indéfinissable terreur de possibilités inconnues que les rêves donnent même aux hommes les plus braves. Pourtant, à la fin, il se secoua, se tourna et se rendormit, mais le rêve revint avec une précision plus grande.
Il s’éveilla de nouveau avec la conviction si arrêtée que M. Bessel se trouvait en grande détresse et réclamait du secours, que le sommeil ne lui fut plus possible. Il était persuadé que son ami courait vers quelque affreuse calamité. Pendant un moment, il essaya en vain de se débattre contre ce pressentiment, et finalement il s’y soumit. Contre toute raison, il se leva, alluma le gaz, s’habilla et sortit par les rues, désertes à cette heure – à part quelques policemen silencieux et les voitures des journaux du matin. Il fit route vers Vigo Street, pour aller s’enquérir si M. Bessel était revenu.
Il n’alla pas jusque là. Comme il passait dans Long Acre, quelque impression inconsciente le fit se diriger vers Covent Garden qui s’éveillait à son activité nocturne. Il voyait les halles devant lui, bizarre tableau de lumière jaune et de foule noire et affairée. Il entendit tout à coup des cris : un individu tourna le coin près de l’hôtel et accourut rapidement vers lui. Il reconnut tout de suite M. Bessel, mais un M. Bessel transfiguré, nu-tête et échevelé, le col arraché, la bouche contorsionnée, et brandissant une canne qu’il serrait fortement par le bout. Il courait très vite, par bonds agiles, et en un instant ils se croisèrent.
« Bessel ! » cria Vincey.
Le fugitif ne parut reconnaître ni son nom, ni M. Vincey. Bien mieux, avec la canne, il frappa sauvagement son ami, l’atteignant en pleine figure, entre les deux yeux. M. Vincey, étourdi et surpris, chancela, perdit l’équilibre et s’affala lourdement sur le trottoir. Il lui sembla voir M. Bessel bondir par-dessus lui, comme il tombait. Quand il leva les yeux à nouveau, son assaillant avait disparu, et un policeman, un certain nombre de maraîchers et de marchands accouraient, lancés à la poursuite du fou.
Assisté de quelques passants, – car la rue fut bientôt pleine de gens, – M. Vincey se remit sur pied. Il devint immédiatement le centre d’un groupe avide de voir sa blessure. Une multitude de voix tâchaient de le rassurer sur son état et lui contaient les méfaits du fou, ainsi qu’ils désignaient M. Bessel. Il était survenu soudain au milieu du marché, hurlant : « La vie ! la vie ! » frappant de gauche et de droite avec sa canne ensanglantée, dansant et éclatant de rire à chaque nouveau horion. Un jeune homme et deux femmes avaient la tête fendue ; il avait cassé le poignet d’un marchand à la criée, et abattu un petit enfant ; pendant un certain temps, il avait fait fuir tout le monde, si furieuse et si résolue était son attitude. Puis il avait chargé contre l’échoppe d’une vendeuse de café, s’était emparé de sa lampe à pétrole qu’il avait lancée à travers les vitres d’un bureau de poste, et s’était enfui en riant, après avoir assommé l’un des policemen qui avaient eu l’audace de lui tenir tête.
Le premier mouvement de M. Vincey fut, naturellement, de se mettre, lui aussi, à la poursuite de son ami, afin de le soustraire, si possible, aux violences de la foule exaspérée. Mais il se sentait alourdi ; le coup l’avait à moitié assommé, et, pendant qu’il hésitait, la nouvelle se répandit que M. Bessel avait échappé à ceux qui le poursuivaient. D’abord, M. Vincey ne voulut pas y croire ; mais l’unanimité de ceux qui rapportaient la chose, et bientôt le retour solennel deux policemen, les mains vides, le convainquirent. Après quelques questions incohérentes, il reprit le chemin de Staple Inn, tamponnant avec un mouchoir son nez endolori.
Il était indigné, ahuri et perplexe. Il lui paraissait indiscutable que Bessel était devenu subitement fou furieux pendant son expérience de transmission de pensée, mais son apparition avec une figure pâle et triste était un insoluble problème. Il se torturait l’esprit vainement pour trouver une explication. Enfin, il en vint à cette conclusion, que non seulement M. Bessel, mais l’ordre des choses avait perdu tout équilibre. Il ne voyait rien à y faire. Il s’enferma soigneusement dans sa chambre, alluma sa cheminée à gaz, et, redoutant de nouveaux cauchemars s’il se couchait, resta, jusqu’à l’aurore, à mettre des compresses sur sa figure blessée ou à tenir des livres devant ses yeux, s’efforçant inutilement de lire. Pendant toute cette veille, il eut la curieuse persuasion que M. Bessel essayait sans cesse de lui parler, mais il ne voulut pas s’abandonner à une telle obsession. À l’aube, sa fatigue physique l’emporta ; il se coucha et s’endormit enfin malgré les rêves. Il se leva tard, mal reposé, anxieux, et souffrant considérablement de sa blessure. Les journaux du matin ne contenaient rien au sujet de l’aberration de M. Bessel : le fait s’était produit trop tard dans la nuit. Les perplexités de M. Vincey, auxquelles la fièvre de sa contusion ajoutait une irritation nouvelle, devinrent bientôt intolérables et, après une visite inutile à Albany, il alla à Saint-Paul’s Churchyard voir M. Hart, l’associé de M. Bessel et, autant que M. Vincey le savait, son plus intime ami.
Il fut surpris d’apprendre que M. Hart, bien qu’il ne sût rien de l’affaire, avait aussi été bouleversé par une visite identique à celle qui l’avait troublé lui-même – un M. Bessel, pâle et échevelé, réclamant ardemment du secours par ses gestes. Tel était du moins le sens que M. Hart croyait devoir attribuer à la mimique de M. Bessel.
« J’allais justement partir pour le voir, quand on vous a annoncé, dit M. Hart. J’étais bien sûr que quelque chose lui était arrivé. »
Comme résultat de leur consultation, les deux gentlemen décidèrent d’aller à Scotland Yard chercher des nouvelles de leur ami disparu.
« Il finira par se calmer, conclut M. Hart. Il n’aura pas la force de courir longtemps à cette allure. »
Mais la police n’avait pu prendre M. Bessel ni surexcité ni calmé. On confirma ce que M. Vincey savait déjà de la nuit précédente et on y ajouta de nouveaux détails, quelques-uns même d’un caractère beaucoup plus grave – toute une liste de devantures brisées au long de Tostenham Court Road, une agression contre un policeman dans Hampstead Road et un atroce attentat sur une femme. Tous ces outrages furent commis entre minuit et demi et deux heures moins le quart du matin, intervalle pendant lequel on suivait encore la trace de la course fantastique et violente du fou. À vrai dire, on la suivait depuis le moment même où M. Bessel avait quitté sa maison, à neuf heures et demie du soir. Pendant la dernière heure, depuis une heure du matin environ, il avait vagabondé follement à travers Londres, échappant avec une surprenante agilité à tout effort tenté pour l’arrêter ou le capturer.
Mais, après deux heures moins le quart, il disparaissait. Jusqu’à ce moment, les témoins de ces fureurs étaient innombrables. Des gens, par douzaines, l’avaient vu, s’étaient enfuis devant lui ou l’avaient poursuivi, et puis, tout à coup, on ne savait plus rien. À deux heures moins le quart, on l’avait vu descendre Euston Road et courir vers Baker Street, brandissant un bidon d’huile de colza en feu, et lançant des éclaboussures de flammes contre les fenêtres des maisons. Mais aucun des policemen de service dans Euston Road, au-delà du Musée de Cire, ni aucun de ceux qui étaient postés dans les rues adjacentes par lesquelles il aurait dû passer s’il avait quitté Euston Road, ne l’avait aperçu. Brusquement, il s’était évanoui. Rien de ses faits et gestes subséquents ne fut découvert, malgré une enquête très minutieuse.
Cette perplexité imprévue s’ajoutait aux tourments de M. Vincey. Il avait été considérablement réconforté par la conviction exprimée par M. Hart que leur ami ne tarderait pas à se calmer ; et cette assurance avait suspendu toutes ses inquiétudes mentales.
Mais chaque fait nouveau semblait ajouter de nouvelles impossibilités à un ensemble qui dépassait déjà les limites de l’acceptable. Il en vint à se demander si sa mémoire ne lui jouait pas quelque tour ridicule et si le moindre de ces incidents avait vraiment pu se produire. Dans l’après-midi, il se mit à la recherche de M. Hart pour se décharger de l’intolérable fardeau qui pesait sur son esprit. Il le trouva en conciliabule avec un fameux détective particulier qui se faisait fort de retrouver le disparu.
Toute cette journée et toute la nuit suivante, M. Bessel échappa aux plus actives et incessantes recherches. De son côté, M. Vincey ne put se débarrasser de la conviction que son ami était derrière lui, anxieux d’attirer son attention. Toute la nuit, M. Bessel, le visage en larmes et angoissé, poursuivit M. Vincey pendant son sommeil. Et à chaque apparition, il y avait avec lui un certain nombre d’autres figures imprécises, mais malveillantes qui semblaient le harceler.
Ce fut le lendemain, un dimanche, que M. Vincey pensa aux histoires étonnantes qu’on racontait de Mrs Bullock, le médium qui, pour la première fois, attirait alors l’attention de tout Londres. Il se décida à aller la consulter. Elle habitait la maison du Dr Wilson Paget, le fameux expérimentateur, et M. Vincey, bien qu’il n’eût encore jamais rencontré ce gentleman, se rendit chez lui immédiatement, avec l’intention d’invoquer son aide. Mais à peine eut-il mentionné le nom de Bessel que le Dr Paget l’interrompit.
« Hier soir, tout à fait à la fin, dit-il, nous avons eu une communication. »
Il quitta la pièce et revint avec une ardoise sur laquelle étaient tracés certains mots, d’une écriture tremblée, il est vrai, mais indubitablement l’écriture de M. Bessel.
« Comment avez-vous obtenu cela ? demanda Vincey. Est-ce que ?…
– Nous l’avons obtenu hier soir, » répondit le Dr Paget.
Souvent interrompu par M. Vincey, il expliqua comment l’écriture se trouvait en sa possession. Dans ses séances, paraît-il, Mrs Bullock passe à l’état cataleptique, les yeux étrangement révulsés sous les paupières et le corps rigide. Elle commence alors à parler rapidement, et d’habitude avec des voix autres que la sienne. Au même moment, une main, ou parfois les deux peuvent devenir actives, et, par le moyen d’ardoises et de crayons, elles écrivent simultanément des choses absolument indépendantes du flot de paroles qui ne cesse de passer sur ses lèvres. On la considère ordinairement comme un médium beaucoup plus remarquable que la célèbre Mrs Piper. C’est l’un de ces messages, celui qu’avait écrit la main gauche du médium, que M. Vincey avait maintenant devant lui. Il se composait de huit mots sans suite : « George Bessel… expérience… excavation… Baker Street… secours… inanition. »
Fait assez curieux, ni le Dr Paget, ni les deux autres expérimentateurs présents ne savaient rien de la disparition de M. Bessel – la nouvelle n’ayant paru que dans les journaux du samedi soir – et ils avaient classé ce message avec beaucoup d’autres, vagues et énigmatiques, que Mrs Bullock rédigeait de temps en temps. Quand le Dr Paget eut entendu l’histoire que lui conta M. Vincey, il se mit immédiatement, avec la plus grande énergie, en quête d’indices qui pussent faire découvrir M. Bessel. Il serait inutile de décrire ici ses recherches et celles de M. Vincey. Qu’il suffise de dire que leur première indication était véridique et que M. Bessel fut effectivement découvert par ce moyen.
On le trouva au fond d’une tranchée écartée qu’on avait abandonnée au cours de travaux entrepris pour l’établissement d’un chemin de fer électrique, près de Baker Street Station. Il avait un bras, une jambe et deux côtes cassés. Le chantier était dissimulé derrière une clôture en planches haute de près de vingt pieds, que, si incroyable que cela paraisse, M. Bessel, homme d’un certain âge et corpulent, dut escalader avant de choir au milieu des décombres. Il était trempé d’huile de colza, et le bidon tout bossué gisait auprès de lui, mais heureusement la flamme s’était éteinte dans la chute. Sa folie l’avait complètement quitté, mais il était naturellement très affaibli et, à la vue de ses sauveurs, il fut pris d’un accès de larmes.
À cause de l’état déplorable de son appartement, il fut mené chez le Dr Hatton, dans Upper Baker Street. Là, on le soumit à un traitement sédatif, et tout ce qui aurait pu rappeler la violente crise par laquelle il avait passé fut soigneusement écarté. Mais, le second jour, il en fit de lui-même le récit.
Depuis lors, M. Bessel, à différentes reprises, a fait le même exposé à plusieurs personnes, à moi-même, entre autres, – variant les détails, comme le fait toujours le narrateur d’une aventure réelle, mais ne se contredisant jamais, par aucun hasard ni dans aucune circonstance. Et voici, en substance, son récit.
Pour le comprendre clairement, il est nécessaire de revenir au début de l’expérience tentée avec M. Vincey. Les premiers efforts que fit M. Bessel pour se projeter hors de lui-même furent, on se le rappelle, infructueux. Mais, pendant ce temps, il concentrait toute sa force de volonté sur ce désir de quitter son corps – le voulant de tout son pouvoir, disait-il. Enfin, contre toute attente presque, il réussit. Ainsi donc M. Bessel affirme que, étant vivant, il sortit réellement de son corps par un simple effort de volonté, et passa dans quelque lieu ou état hors de ce monde.
« Cela se produisit, déclara-t-il, instantanément : j’étais assis, les mains sur les bras du fauteuil, les yeux absolument clos, faisant tout ce que je pouvais pour concentrer mon esprit sur Vincey, puis, tout à coup, je m’aperçus moi-même hors de mon corps… Je vis près de moi ma carcasse qui ne me contenait certainement plus, les bras tombant et la tête inclinée sur la poitrine. »
Rien ne peut ébranler sa conviction quant à cette séparation. Il décrit d’une façon tranquille et banale la sensation nouvelle qu’il éprouva. Il sentit qu’il était devenu impalpable, ce à quoi il s’attendait, mais il n’aurait pas cru qu’il aurait pris des proportions aussi énormes. Néanmoins, c’est ce qui semble lui être advenu.
« J’étais un grand nuage, si je puis m’exprimer ainsi, ancré après mon corps. Il me parut d’abord que j’avais découvert un plus grand moi-même, dont l’être conscient de mon cerveau n’était qu’une petite part. Je vis Albany, Piccadilly et Regent Street, et les maisons, très petites, très brillantes et distinctes, s’étendant au-dessous de moi comme une petite ville aperçue d’un ballon. De temps en temps, des formes, vagues comme des traînées de fumée, rendaient la vision quelque peu confuse, mais je n’y fis d’abord que peu d’attention. La chose qui m’étonna le plus, et qui m’étonne encore, c’est que je voyais nettement l’intérieur des maisons, les pièces, les appartements, aussi bien que les rues. Je voyais les gens dîner et converser chez eux, des hommes et des femmes qui mangeaient, qui jouaient au billard, qui buvaient, dans des restaurants, des hôtels et dans divers lieux de plaisir encombrés de monde. Il me semblait que j’observais l’intérieur d’une ruche en verre. »
Ce sont les termes exacts que je notai quand M. Bessel me raconta l’histoire.
Ne pensant plus à M. Vincey, il resta un moment à observer ces choses. Poussé par la curiosité, dit-il, il s’inclina et, avec l’espèce de bras vaporeux dont il était pourvu, il essaya de toucher un homme qui passait dans Vigo Street. Mais il ne put y réussir, bien que son doigt parût traverser l’homme. Quelque chose empêchait le contact ; mais il lui est difficile de décrire exactement ce que c’était. Il compara l’obstacle à une feuille de verre.
« J’eus la sensation, dit-il, qu’aurait un petit chat qui veut toucher son image dans un miroir. »
À maintes reprises, chaque fois que j’entendis M. Bessel relater cette aventure, il se servit de cette comparaison de la feuille de verre. Cependant, ce n’était pas une comparaison tout à fait précise, parce que, comme le lecteur le verra bientôt, il y eut des interruptions dans cette résistance, généralement impénétrable, des moyens de franchir à nouveau la barrière du monde matériel. Mais, bien entendu, il est très difficile d’exprimer, dans le langage de l’expérience journalière, ces impressions sans précédent.
Une chose qui le frappa immédiatement et qui l’accabla pendant toute cette phrase, fut le calme au milieu duquel il se démenait : il était dans un monde silencieux.
D’abord, l’état mental de M. Bessel fut un étonnement sans émotion, sa pensée étant surtout occupée de savoir en quel endroit il pouvait se trouver. Il était hors de son corps, – hors de son corps matériel en tout cas, – mais ce n’était pas tout. Il croit, et je suis disposé à le croire aussi, qu’il se trouvait quelque part hors de l’espace tel que nous l’entendons. Par un violent effort de volonté, il était passé dans un monde au-delà de ce monde-ci, un monde inimaginable, et cependant si près et si étrangement situé quant à l’autre, que toutes les choses de cette Terre sont, extérieurement et intérieurement, visibles avec clarté pour cet autre monde qui nous entoure. Longtemps, lui sembla-t-il, cette idée occupa son esprit, à l’exclusion de tout autre. Puis il se rappela ce qui était convenu avec M. Vincey, engagement dont cette étonnante expérience n’était après tout que le prélude.
Il tourna son esprit vers le moyen de locomotion que pouvait posséder son nouveau corps. D’abord, il fut incapable de se détacher complètement de sa carcasse terrestre ; ce corps nuageux, bizarre et nouveau, se balança, se contracta, s’épandit, se replia, se tordit dans ses efforts pour se libérer, puis tout à coup le lien qui le retenait se rompit net. Un instant, tout fut caché par ce qui semblait être un tourbillonnement sphérique de vapeurs sombres ; puis, par une déchirure momentanée, il vit son corps inerte s’affaisser, sa tête vide balancer de côté et d’autre, et il s’aperçut qu’il avançait rapidement, comme un immense nuage, dans une région fantastique, faite de brume obscure, qui avait la lumineuse complication de Londres, s’étendant, ainsi qu’un plan, au-dessous de lui.
Bientôt, il remarqua que les vapeurs flottantes qui l’entouraient étaient quelque chose d’autre ; et la surexcitation téméraire qu’il éprouvait de ce premier essai se changea en crainte, car il vit, indistinctement d’abord, puis bientôt très clairement, qu’il était entouré de faces humaines, que chaque enroulement et chaque repli de ces apparents nuages était une figure, et quelle figure ! Faces diaphanes, faces d’une ténuité gazeuse, faces semblables à celles qui regardent, avec une étrange et intolérable fixité, le dormeur pendant les heures mauvaises de ses rêves. Des yeux méchants et avides, pleins de curiosité et de convoitise, des visages aux sourcils froncés et aux lèvres grimaçantes… De vagues mains saisissaient M. Bessel quand il passait, et le reste de ces corps n’était qu’une illusoire traînée de ténèbres flottantes. Pas une parole, pas un son ne sortait des bouches qui semblaient crier. Ces fantômes se pressaient autour de lui, dans le silence affolant ; ils traversaient librement la brume obscure qu’était son corps et s’assemblaient de plus en plus nombreux autour de lui. Et le vaporeux M. Bessel, maintenant rempli de terreur, avançait à travers la multitude active et silencieuse des mains et des yeux curieux.
Si inhumaine était leur figure, si malveillants leurs yeux scrutateurs et leurs gestes imprécis et griffeurs, que l’idée ne vint pas à M. Bessel d’entrer en relations avec ces formes flottantes. C’était, semblait-il, des fantômes idiots, des êtres de désir vain, avortés et privés de la joie de vivre, dont les expressions de visage et les gestes seuls disaient quelle ardente convoitise ils avaient de la vie, convoitise qui disait l’unique lien qui les rattachât à l’existence.
Il faut rendre justice à M. Bessel : parmi le fourmillement de ces mauvais esprits, il eut encore la force de penser à M. Vincey. Il fit un violent effort de volonté et se trouva, il ne sait comment, penché sur Staple Inn, où il aperçut son ami assis, attentif et vigilant, dans un fauteuil, près du feu.
Groupée aussi autour de M. Vincey, comme autour de tout ce qui vit et respire, il discerna une autre multitude de ces ombres vaines et sans voix, convoitant, désirant, cherchant quel moyen de pénétrer dans la vie.
Pendant un moment, M. Bessel essaya sans résultat d’attirer l’attention de son ami. Il vint se placer devant ses yeux, fit mouvoir des objets dans la pièce, voulut le toucher. Mais M. Vincey demeurait immobile, persistait à ignorer cette présence si proche. L’étrange barrière que M. Bessel compara à une feuille de verre les séparait obstinément.
Enfin, M. Bessel fit une tentative désespérée. On sait de quelle étrange façon il pouvait voir non seulement l’extérieur d’un homme, comme nous le voyons, mais aussi l’intérieur. Il étendit sa main vaporeuse et passa, lui sembla-t-il, ses vagues doigts noirs à travers l’inattentif cerveau.
Alors, soudain, M. Vincey tressaillit, comme un homme qui rappelle son attention errante, et M. Bessel crut voir un petit corps d’un rouge sombre se gonfler et briller au même moment. Depuis cette expérience, on lui a montré des planches anatomiques du cerveau ; et il sait maintenant que le petit corps est cet objet inutile, prétendent les médecins, qu’on appelle œil pinéal. Car, si étrange que cela paraisse à beaucoup, nous avons, tout au fond de notre cerveau, où aucune lumière terrestre ne lui parvient, un œil. Ceci, et le reste de l’anatomie interne du cerveau, lui était, à cette époque, tout à fait inconnu. En voyant néanmoins changer l’aspect de cette parcelle, il étendit son doigt, et, non sans appréhender les conséquences possibles, il la toucha. Instantanément, M. Vincey tressaillit, et Bessel sut qu’il était vu.
Au même moment, M. Bessel sentit que quelque malheur était arrivé à son corps. La perception fut si forte qu’il oublia M. Vincey et le quitta immédiatement. Un grand vent passa à travers ce monde d’ombres et l’agita ; toutes les innombrables faces suivaient M. Bessel comme des feuilles dans une rafale. Mais il revint trop tard. Son corps, qu’il avait laissé inerte et affaissé, comme un cadavre à vrai dire, s’était levé en vertu d’une force et d’une volonté autre que les siennes, à lui, Bessel, et il se dressait avec des yeux égarés, agitant ses membres d’une façon désordonnée. Pendant un moment, M. Bessel le considéra avec épouvante et il se pencha vers lui ; mais le miroir de verre s’était maintenant interposé, et M. Bessel était dehors. Il se heurta passionnément contre l’obstacle, et les esprits mauvais grimaçaient, se moquaient de lui et le raillaient. Semblable à un oiseau qui aurait pénétré étourdiment dans une chambre et se cognerait aux vitres qui le séparent de la liberté, il entra dans une colère furieuse.
Tout à coup, le petit corps qui avait été le sien se mit à danser joyeusement. M. Bessel vit qu’il criait, bien qu’il ne pût entendre les sons, et il vit s’accroître la violence de ses mouvements. Il le contempla, renversant son cher mobilier dans la folle joie d’exister, déchirant les livres, brisant les bouteilles, buvant imprudemment dans les morceaux ébréchés, bondissant et bouleversant tout dans sa passion de vivre. Il considérait tous ces actes avec une impuissante consternation. Alors, une fois encore, il se précipita contre l’infranchissable barrière, puis, suivi de la foule des esprits railleurs, il retourna, en une horrible confusion, raconter à Vincey l’outrage qu’on lui faisait. Mais le cerveau de Vincey était maintenant fermé aux apparitions, et M. Bessel, privé de corps, le poursuivit en vain, tandis qu’il courait dans Holborn à la recherche d’un cab. Égaré et terrifié, M. Bessel partit et trouva son corps profané parcourant Burlington Arcade avec des cris et des gestes frénétiques.
Le lecteur attentif peut maintenant comprendre l’interprétation que M. Bessel donna de la première partie de cette étrange histoire. L’être, dont la course fantastique à travers Londres avait causé tant de dommages et de désastres, habitait bien, en réalité, le corps de M. Bessel, mais ce n’était pas M. Bessel. C’était un esprit mauvais appartenant à cet étrange monde de l’au-delà, dans lequel M. Bessel avait si inconsidérément fait une incursion.
Le démon resta pendant vingt heures en possession de ce corps et, pendant ces mêmes vingt heures, le corps astral dépossédé de M. Bessel erra de-ci de-là dans cette extraordinaire contrée des ombres, cherchant en vain du secours.
M. Bessel passa des heures entières à heurter les cerveaux de M. Vincey et de son ami M. Hart. Comme nous le savons, ses efforts parvinrent à les inquiéter. Mais il ignorait le langage par lequel il aurait pu informer ses amis de sa situation de l’autre côté du gouffre.
Ses faibles doigts tâtonnaient vainement et inutilement contre leur cerveau.
Une fois cependant, comme on l’a déjà dit, il réussit à détourner M. Vincey de sa route pour le diriger sur le passage du corps volé, mais il ne put lui faire comprendre ce qui était arrivé : il n’obtint aucun secours de cette rencontre.
Au cours de ces longues heures, cette conviction accabla l’esprit de M. Bessel, que son corps serait bientôt mis à mort par l’intrus furibond, et qu’il lui faudrait rester pour toujours parmi les ombres, de sorte que ce laps de temps fut pour lui une croissante agonie.
Tandis qu’il allait de l’un à l’autre, dans son impuissante activité, d’innombrables esprits de ce monde nouveau se pressaient autour de lui et le remplissaient de confusion. Sans cesse, la multitude envieuse des lémures suivait, en l’applaudissant, l’heureux compagnon qui parcourait sa glorieuse carrière.
Telle doit être, semble-t-il, la vie de ces êtres sans corps, dans ce monde qui est l’ombre du nôtre. Ils sont continuellement à l’affût de quelque moyen d’entrer dans un corps mortel, qu’ils embrassent alors de furies et de frénésies, de passions violentes, d’impulsions insensées et étranges, car M. Bessel n’était pas la seule âme humaine qui se trouvât là. Témoin le fait qu’il rencontra une, et ensuite plusieurs ombres d’hommes, qui avaient perdu leur corps, probablement comme il avait perdu le sien, et qui erraient désespérément dans ce monde intermédiaire qui n’est ni la vie ni la mort. Elles ne pouvaient divulguer leur secret, parce que ce monde est muet et silencieux, et cependant il les reconnaissait pour des hommes à cause de leur vague forme humaine et de la tristesse de leur visage.
M. Bessel ignore comment ils étaient venus dans ce monde et où se trouvaient les corps qu’ils avaient perdus, s’ils extravaguaient parmi les vivants ou s’ils étaient pour toujours enfermés dans la mort.
Qu’ils fussent les mânes des défunts, ni lui ni moi ne le croyons. Mais le Dr Wilson Paget pense que ce sont les âmes raisonnables de ceux dont la folie s’est emparée sur terre.
À la fin, M. Bessel rencontra par hasard un petit groupe de ces larves silencieuses et, s’introduisant parmi elles, il aperçut au-dessous de lui, dans une salle brillamment illuminée, quatre ou cinq gentlemen immobiles et une femme assez corpulente, vêtue d’une robe de soie et assise bizarrement sur une chaise, la tête renversée en arrière. Il la reconnut, d’après ses portraits, comme étant Mrs Bullock, le médium.
Il distingua, dans le cerveau du sujet endormi, des points et des espaces qui brillaient et bougeaient, comme l’avait fait l’œil pinéal de M. Vincey. La clarté en était très irrégulière ; parfois, c’était une large luminosité, d’autres fois simplement un faible petit point crépusculaire, qui changeait de place. Sans cesse elle parlait et ses mains écrivaient. M. Bessel vit que les ombres humaines qui l’entouraient, et une grande multitude d’esprits du monde intermédiaire, s’efforçaient tous de toucher la région lumineuse de son cerveau.
Suivant qu’un d’entre eux s’emparait de son cerveau et qu’un autre était repoussé, sa voix et son écriture changeaient, de sorte que ce qu’elle disait était en grande partie incohérent et confus : tantôt un fragment de message d’une âme et tantôt un fragment d’une autre ; tantôt elle débitait les délirantes fantaisies des esprits aux désirs stériles.
Alors, M. Bessel comprit qu’elle interprétait les pensées de qui la touchait, et il se mit à lutter furieusement pour l’approcher. Mais il était au dernier rang de la foule, et il ne put l’atteindre cette fois ; et, à la fin, plein d’angoisse, il s’en alla pour savoir ce qui arrivait pendant ce temps à son corps.
Longtemps il erra en tous sens, le cherchant en vain et craignant qu’il n’eût été tué ; enfin, il le retrouva au fond de la tranchée de Baker Street, se tordant furieusement et blasphémant de douleur. Dans sa chute, le démon avait cassé une jambe, un bras et deux côtes du corps de M. Bessel. De plus, il était furieux de ce que son temps de vie eût été si court et, à cause des douleurs qu’il ressentait, il faisait de violents mouvements et se roulait en tout sens.
C’est alors que M. Bessel se dirigea, avec une ardeur décuplée, vers la salle où les spirites étaient rassemblés et, aussitôt qu’il y fut parvenu, il vit un des hommes qui entouraient le médium regarder sa montre, comme si la séance touchait à son terme. Sur ce, beaucoup d’ombres, dont les efforts restaient infructueux, partirent avec des gestes de désespoir. Mais la pensée que la réunion allait prendre fin ne fit que rendre M. Bessel plus ardent, et sa volonté lutta si vigoureusement contre les autres qu’il réussit à s’emparer du cerveau du médium.
Le hasard voulut que, juste à ce moment, sa clarté fût très brillante, et c’est alors qu’elle écrivit le message que le Dr Wilson Paget conserva.
Les autres ombres et la nuée de lémures qui l’entouraient repoussèrent M. Bessel, et il ne put reprendre possession du médium avant la fin de la transe.
Il retourna surveiller, pendant de longues heures, le fond de la tranchée où l’odieux démon gisait avec le corps volé qu’il avait maintenant estropié, se tordant et jurant, pleurant et gémissant, faisant connaissance avec la douleur. Vers l’aube, ce qu’il attendait arriva : le cerveau étincela brillamment, l’esprit mauvais en sortit, et M. Bessel réintégra le corps qu’il avait craint de ne plus jamais habiter. Au même moment, le silence prit fin ; il entendit le tumulte du trafic de la rue et les voix des gens au-dessus de lui : cet étrange monde qui est l’ombre du nôtre – les sombres et silencieuses ombres de désir impuissant et les ombres des hommes perdus – s’évanouit complètement.
Il demeura là pendant l’espace d’environ trois heures avant qu’on le trouvât. Et malgré les souffrances de ses blessures, malgré l’obscur et humide endroit où il gisait, en dépit des larmes que lui arrachait sa détresse physique, son cœur était plein de joie de savoir qu’il était néanmoins revenu une fois de plus dans le monde familier des hommes.
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(Herbert George Wells, traduit par H.-D. Davray et B. Kozakiewicz, « Étrange Histoire, » in Le Gaulois du dimanche, quatrième année, n° 145, 22-23 juillet 1911 ; cette traduction est initialement parue dans le recueil Douze Histoires et un rêve, Paris : Mercure de France, 1909. La nouvelle originale, « The Stolen Body, » a été publiée dans The Strand Magazine en novembre 1898, avant d’être reprise dans le recueil Twelve Stories and a Dream, London: Macmillan and Co., 1903)
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