À Jean Ajalbert.
Au soleil couchant, quand l’horizon se teignait de lueurs d’or et de sang, je m’oubliais à contempler, par-delà des lieues de mer, le pays étrange où je vis aujourd’hui. Il m’apparaissait, dans les lointains incendiés, comme une sorte de contrée féerique, à l’aspect lunaire, faite de sable blanc et de rochers noirs aux monstrueuses silhouettes, et que rendait encore plus sinistres l’horreur des souvenirs, car en montrant du doigt les horizons où s’allongeaient ces grèves étranges, les braves habitants de Trébeurden vous disent, avec une émotion visible : « C’est là-bas le pays de Brignogan, le pays des pagons (païens), des pilleurs d’épaves qui, la nuit, pendant les tempêtes, attiraient les navires vers les rochers de la côte, en faisant marcher sur les grèves des vaches auxquelles étaient fixées des lanternes allumées, puis massacraient les équipages et les passagers. » Et ce sont des récits sans fin sur ces scènes horribles, de fantastiques descriptions du pays et des fortunes léguées par les naufrageurs à leurs descendants…
« Une fois, me dit un vieux sardinier, un coup de vent d’Est me surprit par le travers des rochers de Primel et m’obligea à relâcher dans la baie de Goulven, tout à côté du pays des païens. C’était justement un jour de Pardon. Ah ! si vous aviez vu ça, monsieur. Toutes les jeunes filles étaient habillées comme des princesses. Leurs châles, leurs jupes, leurs tabliers étaient faits avec des étoffes inconnues dans nos pays, et à leurs oreilles brillaient des anneaux enrichis de diamants qui, bien sûr, avaient été enlevés à des doigts coupés. Et, croyez bien, monsieur, ajoutait le vieux pêcheur, que la provenance de toutes ces richesses est moins lointaine qu’on ne pense. Ce pays de Brignogan est maudit et je tremble pour les navires marchands qui, aujourd’hui encore, naviguent le soir, sans pilote, en vue des rivages de ces mauvaises gens. »
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Tous ces effrayants récits m’avaient donné une forte envie de faire un séjour au pays des terribles pagons. J’y suis, et, ma foi, je m’y trouve fort bien. Un petit train-tramway (inauguré il y a quinze jours à peine) m’y conduisit, de Landernau, en une heure environ, à travers un pays charmant, à la fois sauvage et riant. Le petit train roule, un peu à la diable, à travers les landes et le long des vallons fleuris de digitales et de menthes sauvages, écrasant parfois une vache affolée, parfois une vieille paysanne, hypnotisée en pleine voie par la brusque irruption de la civilisation soudainement apparue sous une forme si inattendue.
Et Brignogan ?
Un délicieux pays en vérité : de longues grèves où, sur un sable blanc et soyeux, reposent, parsemées dans un désordre pittoresque, des roches superbes. D’un côté, de belles moissons dorées d’où monte vers le ciel le chant joyeux des alouettes, et de l’autre, l’infini de la mer coupé par le vol aigu des mouettes.
Et les flots éternels, et les blés qui vont mourir, se regardent, séparés à peine par quelques mètres de sable et quelques touffes de chardons bleus, avec des frissons d’or et d’azur.
Et les habitants ?
De très braves gens, ma foi, aux figures douces et franchement souriantes, aux mœurs paisibles, travailleurs infatigables et chrétiens très fervents, comme il convient à des électeurs de Mgr d’Hulst. Nous voici donc bien loin des païens d’autrefois, « aux origines mauresques, » et des écumeurs de mer redoutés.
Sans doute, les jours de fêtes, les jeunes filles sont encore habillées « comme des princesses, » et dans le cours de mes visites à travers les fermes du pays, j’ai plusieurs fois été surpris par la forme bizarre de certains meubles, faits de débris de navires, et sur lesquels se lisent encore des inscriptions en langue anglaise…
Mais ce sont là de vieilles histoires. et je proteste de toutes mes forces contre les mauvais bruits qui circulent encore aujourd’hui sur ces excellents Brignoganais, mes amis.
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À mon arrivée ici, j’ai trouvé le pays en grand émoi. Une très visible inquiétude flottait sur Brignogan. En voici la cause :
Depuis quelque temps, pendant leurs courses de nuit au large, alors qu’ils lignaient la dorade ou louvoyaient à travers les bouées de leurs casiers, les pêcheurs entendaient pleurer dans l’ombre une voix humaine. C’était comme l’appel plaintif d’une mère qui cherche son enfant. Parfois, ces cris s’élevaient si déchirants, que les pêcheurs s’en effrayaient et rentraient précipitamment, abandonnant leurs casiers et leurs lignes. Et la peur réelle qu’éprouvaient ces gens, que rien n’épouvante, gagna tout le village.
Or, voilà que tout dernièrement le vieux Yan Kerbic, en allant, au premier jour, visiter ses filets, dans la baie de Goulven, entendit, tout près de lui, pleurer la voix, et, de ses yeux agrandis par la peur, il vit une forme humaine, noire et luisante, se tordre dans les mailles. Épouvanté, il revint en courant à Brignogan, disant à qui voulait l’entendre qu’il avait pêché une négresse.
Plus de doute, c’était « la pleureuse . » Un grand rassemblement se forma sur la place du village, et, après de longues délibérations, les plus hardis se dirigèrent vers le filet que la marée montante commençait déjà à recouvrir. Sans même le débarrasser des algues mortes dont il était rempli, ils le saisirent à pleines mains, et, avec une allure précipitée, le traînèrent sur le rivage.
Peu à peu, la foule, accourue de toutes parts, se familiarisa avec l’immobilité du filet, et bientôt le vieux Yan Kerbic, revenu de sa frayeur, en retira un être bizarre, roidi par la mort.
Le pêcheur osa même le tenir dans ses bras, comme un petit enfant.
Il avait une tête quasi-humaine, ornée d’une épaisse chevelure, sorte de crinière frisée. Pas de bras, mais de grandes nageoires palmées qui s’articulaient aux épaules, et semblaient de larges ailes. La poitrine, lisse et douce, avait des rondeurs féminines, mais la partie inférieure du corps se couvrait de larges écailles et se terminait en queue de poisson.
Que faire de cette créature inquiétante ?
« C’est peut-être bien tout de même une femme d’un pays des mers du Sud qui se sera perdue, » hasarda un ancien baleinier, qui, pendant de longues années, avait battu les côtes du Grœnland. Puis il ajouta : « Ces femmes-là ne sont pas faites comme les nôtres, mais ce n’est pas une raison pour les manger. Je propose donc que nous l’enterrions ici même, dans le sable »
Bientôt le corps de la petite sirène reposait au milieu des fenouils et des chardons bleus, et quelques vieilles femmes s’agenouillaient, le rosaire aux doigts, près du tumulus de sable fin sur le sommet duquel une main pieuse avait naïvement fixé une minuscule croix de bois.
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Voilà la narration fidèle de la capture, de la mort et des funérailles de la sirène de Brignogan. Je n’invente pas ; je ne suis que l’écho fidèle du récit que vient de me faire Yan Le Gouvernnec tout en réparant les mailles de son filet « crevé par des rosses de marsouins. »
Qui sait si d’ici à quelques années une jolie fleur de légende, que cueillera en passant un poète attendri, égaré dans les dunes de Goulven, ne fleurira pas sur la tombe de la petite sirène ? Car dans ce bon pays, naïf et croyant, la légende règne encore en gracieuse souveraine, berçant l’éternel sommeil des grands rochers noirs, pleurant au fond des bois murmurants, se jouant avec les flots sur le sable, voltigeant autour des « clochers à jour. »
Voulez-vous que je vous en conte une ? celle du lys :
Elle date du bon temps de Jean IV, duc de Bretagne.
À cette époque vivait au Folgoat, tout auprès de Brignogan, un homme appelé Salaün, idiot de naissance. Taciturne et solitaire, il fuyait le monde pour vivre au milieu des bêtes, au fond des bois. On le voyait souvent perché à la cime d’un grand arbre, et il s’y laissait balancer par le vent en murmurant des litanies, et en chantant de pieuses chansons dont l’éternel refrain était Ave Maria, Ave Maria…
On ne le connut bientôt plus que sous le sobriquet du Fol-coat (le fou du bois).
Or, il advint qu’un jour, en se promenant à travers la campagne, le duc Jean vit un lys superbe, blanc comme neige, qui sortait du sol en parfumant l’air autour de lui. « Vite, dit-il à un de ses chevaliers, enlevez-le de la pointe de votre épée, ce beau lys, sans blesser ses racines, et mettez-le en terre dans le jardin du château. » Et le chevalier de creuser le sol.
Mais, ô surprise, la fleur sur la corolle de laquelle étaient écrits en lettres d’or ces mots : Ave Maria, avait pris racine dans la bouche même de Salaün, dont le corps gisait mort à cet endroit.
Le duc Jean s’agenouilla devant la fleur miraculeuse et fit élever à cette place la belle basilique du Folgoat, qui est encore aujourd’hui un des lieux de pèlerinage les plus fréquentés de la Basse-Bretagne.
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(Amand Dayot, Le Long des routes, récits et impressions, Paris : Ernest Flammarion, 1897)