Le matin, une impulsion bizarre m’avait fait remarquer dans le déballage d’un colporteur et acheter aussitôt cette très vieille gravure roussie, çà et là déchirée. Elle montrait, à l’horizon, presque effacés, le Mont Saint-Michel et Tombelaine ; au premier plan, à gauche, le mur d’un château du XVIIe siècle ; à droite, une série de rocs dominant les grèves ; au centre, là, tout près, un chemin creux…
Après dîner, ni journaux, ni livres, ni pipe ne purent retenir mon attention ; dix fois je me levai pour examiner cette gravure à la loupe. Sa valeur pécuniaire et artistique, très modeste, ne suffisait point à expliquer cette attirance…
Saint-Gervais laissa tomber onze lourds coups de bronze sur Avranches endormi déjà. Avant de me dévêtir, j’allai contempler encore la gravure. En quel coin de la baie du Mont se trouvait donc ce paysage qu’il me semblait reconnaître ?…
Soudain, j’y aperçus, au tout premier plan, très à droite, dans le chemin creux, une silhouette féminine penchée sur un roc !… Pourtant, chaque fois que j’avais regardé la gravure, nul personnage ne se trouvait là, ni ailleurs !…
Le verre grossissant me montra une femme entourée d’un grand manteau et qui tendait un bras nu vers le rocher. Elle avait, semblait-il, le visage convulsé d’angoisse.
Las de me fatiguer les yeux avec la loupe, j’ouvris la fenêtre qui donnait sur l’étendue des sables couverts par la lune d’un glacis verdâtre. Au loin, le profil wagnérien du Mont et celui, trapu, sournois, de Tombelaine, se devinaient – comme sur la gravure. D’après cette orientation, le chemin creux où, près d’un château, une femme, en grand manteau, étendait le bras, devait donc se trouver entre Avranches et la Bretagne.
Pour juger mieux cette supposition, je revins à la gravure et je sursautai !… La femme se trouvait maintenant gauche, près du château !… Elle tournait le dos au rocher…
M’étais-je endormi et l’air de la baie me donnait-il du cauchemar ?… Ridicule supposition ! J’étais éveillé, pleinement conscient. La loupe me montrait la même gravure roussie, en mauvais état, et non pas une autre. Mais, sans erreur possible, la femme y avait changé de place et d’attitude. Elle semblait, dans son immobilité, se diriger vers la porte du château…
Je ressentis à la nuque, puis sur tout le corps, le frisson glacial de cet effroi qu’occasionne aussitôt toute modification, réelle ou imaginée, des lois physiques admises. Celle-là était réelle, incontestablement. Et je me sentais en pleine possession de mes facultés…
Pourtant, une gravure ne se transforme pas comme un film, même partiellement. Depuis le matin, j’avais regardé très souvent et minutieusement ce paysage. Si cette femme s’y était trouvée, je l’eusse vue. Elle venait d’y apparaître, puis de changer de place…
Comment m’assurer que je ne perdais pas la raison ?…
En me penchant, je vis que la fenêtre de mon ami Thénard, en la maison voisine, était encore éclairée ; vieil explorateur des régions tropicales, il se couche tard et fait la méridienne…
« Répondez-moi, Thénard !… Sur cette gravure, voyez-vous, comme je la vois, là, au premier plan, une femme en grand manteau ?…
– Non, cher ami… mais, attention !… à l’extrême gauche, une porte est ouverte dans le mur et il en sort un pli de manteau comme si cette femme venait d’y entrer.
– Moi, je la vois toujours là dans le chemin creux… La porte dans le mur est fermée… Et ce matin, cet après-midi, sans erreur possible, ce paysage ne contenait aucun être humain…
– Si vous saviez les étonnements que réserve au visiteur la vieille Afrique où subsistent certaines forces que manièrent les civilisations d’autrefois, vous garderiez tout votre calme… »
Thénard épingla la gravure à la cloison, mit au point un appareil de photographie et, à l’aide d’un fil de magnésium, donna quelques secondes d’un aveuglant éclairage. Puis :
« L’endroit, dit-il, que cette gravure représente doit se trouver, comme vous le supposez, un peu à l’est d’Avranches, au gué de l’Épine, sans doute, car il y eut là un château appartenant à l’un des derniers comtes d’Estouteville. Celui-ci soupçonnait un capitaine italien, au service du duc de Bretagne, de plaire trop à la comtesse. Il revint, à l’improviste, d’une chevauchée en basse Normandie. Le capitaine avait pu s’enfuir, laissant entre les mains de la belle une précieuse bague. Estouteville soupçonna l’existence de ce cadeau, mais il ne le trouva jamais… Sans doute, cher ami, avez-vous ouï parler de cette histoire et est-ce elle qui vous suggestionne !…
– C’est la première fois que je l’entends !… »
Il y eut un silence. Saint-Gervais sonna le quart d’avant minuit. Thénard reprit la gravure, et ses sourcils se levèrent de stupéfaction.
« Très curieux !… à la porte, au lieu d’un pan de manteau, je vois maintenant un gentilhomme qui tient une épée nue… une lourde épée de guerre… Et vous ?…
– La femme n’a pas bougé ; elle est tournée, comme tout à l’heure, vers la porte qui est toujours close… »
À nouveau, Thénard photographia la gravure. Ensemble, nous développâmes fiévreusement les clichés. Ils montraient la gravure telle que je l’avais d’abord vue, un simple aspect de la baie, sans aucun personnage.
Le lendemain, accompagnés d’un terrassier, nous nous rendîmes au gué de l’Épine. Plus de traces du château dont un quadrilatère de vieux marronniers semblait d’ailleurs marquer l’emplacement. Le rocher, très reconnaissable, était toujours là. Au prix de grands efforts, l’ouvrier parvint à le déplacer légèrement. On creusa dessous. Le fer de la bêche heurta une boîte d’étain, épaisse, qui contenait une lourde bague en filigrane d’or, travaillé à l’italienne. Elle est maintenant au musée d’Avranches avec la gravure, qui n’a plus jamais changé…
« Les clichés, expliqua Thénard, n’ayant rien enregistré de ces changements successifs, il s’agissait donc de classiques hallucinations. Provoquées en nous par quoi ? Voici : cette gravure appartint sans doute à la belle comtesse qui, à l’instant de la mort, dut penser désespérément à cette bague. Il lui était odieux que ce cher souvenir restât enfoui à tout jamais sous le roc. Or, la pensée est, toujours, une force aussi matérielle qu’une vague de radio, mais surtout celle d’un être à l’agonie parce qu’alors elle émane totalement du subconscient ; elle peut stagner en certains lieux, sur certains objets et, longtemps après, donner des hallucinations comme celles qui, cette nuit, nous ont tant étonnés. Rien là de surnaturel. Des forces colossales nous entourent, dont nous ignorons la nature et le mécanisme. Des années, nous avons méconnu l’électricité. La télépathie, forme humaine des ondes hertziennes, est aussi réelle à travers le temps qu’à travers l’espace. »
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(J.-Joseph Renaud, « Les Mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-cinquième année, n° 19872, vendredi 19 août 1938)