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(Charles Derennes, in Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 496, 11 novembre 1928)
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(Charles Derennes, in Le Journal amusant : journal illustré, journal d’images, journal comique, critique, satirique, etc., n° 496, 11 novembre 1928)
À l’aube, le flot rejeta les premières épaves : des bois flottants, une banquette mutilée, des cages vides que les hommes du village tirèrent avec des gaffes, parmi les goémons épars et les petites méduses translucides.
Un vol d’albatros tournoyait, en piaulant, dans la grisaille et – lorsque j’eus contourné la point extrême du cap – je découvris un groupe de femmes qui progressaient, en chancelant, parmi les rocs, tandis que le vent décollait les grands châles noirs de leurs épaules.
En dix bonds, je rejoignis la plus agile, dont les sabots raclaient les bréniques cannelés qui incrustaient le granit rose.
« Combien de corps a-t-on retrouvés ? »
Elle se signa et ses yeux las me contemplèrent, dessous les mèches brunes que le crachin appliquait sur son front humide.
« Sept. »
Un coffre flottait dans un creux d’eau lisse, entre deux vagues, et l’un des pêcheurs fit voler dans sa direction une espèce de harpon, au bout d’un filin rougeâtre.
Le fer mordit le bois, comme une dent de squale.
« Croche dur, là-dedans ! » cria Guirec qui commandait la manœuvre des gars.
Lui-même s’enfonça dans l’eau jusqu’au ventre et ses mains énormes empoignèrent le chanvre rugueux qui écorcha ses paumes. Je m’étais avancé jusqu’à la lame et Guirec m’annonça, dans un cri de triomphe :
« Ça y est ! Nous le tenons ! »
Quand le coffre se fut échoué sur le sable, le pêcheur d’épaves l’enlaça, passionnément, de ses deux bras, et appuya sa joue contre les planches. Puis il ferma les yeux, et je crus qu’il défaillait.
« Guirec ? »
À l’appel de son nom. il souleva ses paupières et me demanda, d’une voix qui tremblait :
« Tu entends ?…
– Quoi donc ? »
Une angoisse indéfinissable, une épouvante charmée le faisaient frissonner de tout son corps et j’appliquai l’oreille, à mon tour, sur l’épave que son index tendu me désignait.
Quelques secondes s’écoulèrent.
« Hé bien ? questionna Guirec.
– Je n’entends rien. »
Le rire de mon camarade grinça, tandis qu’il s’évertuait à passer un filin autour de sa prise, afin de la remorquer jusqu’à l’amorce du sentier qui remontait vers la lande.
Un des hommes du village lui barra alors le chemin résolument.
« Laisse ça au sec ! Faut plus y toucher avant l’arrivée des gendarmes. »
Le poing de Guirec, qui l’atteignit entre les deux yeux, le fit chanceler et un second coup l’étendit sur le sable.
« Ça, c’est à moi ! Le premier, qui met la main dessus, je le crève ! » rugit Guirec, en ouvrant son couteau de morutier avec ses dents.
Puis, courbé et la corde sur l’épaule, il hala le coffre mystérieux jusqu’à sa maison de solitaire.
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Ce soir-là, le brigadier de gendarmerie vint me rejoindre à l’estaminet où je buvais des bolées de cidre, épaule contre épaule avec mes amis de la côte. La tempête avait repris, à l’heure de la marée, et le vent sifflait sous les ardoises du toit. La vieille Naïk tricotait un bas de laine rouge derrière son comptoir de bois ciré et nous arrondissions le dos, d’instinct, à chaque rafale.
Dès qu’il m’aperçut, le brigadier me fit un signe et je le rejoignis près de l’unique fenêtre dont des bandes de papier huilé rapetassaient les carreaux fendus.
« C’est au sujet de Guirec me dit-il. Vos devriez lui faire comprendre qu’il risque de gros ennuis à vouloir conserver cette épave coûte que coûte. Je suis allé le trouver tout à l’heure, mais il a refusé de m’ouvrir sa porte et il m’a menacé avec son fusil. Je n’ai rien voulu faire avant de vous avoir prévenu. Je sais qu’il a confiance en vous. »
Je jetai une pièce de monnaie sur le comptoir.
« Attendez-moi à la gendarmerie. »
Et je sortis rapidement de l’estaminet, en boutonnant mon ciré raide, sous les cinglées obliques de l’averse.
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Quelques plumets de tamaris ruisselants encadraient la maison grise et, quand j’eus laissé retomber le heurtoir sur sa cuvette de métal, l’unique lampe s’éteignit derrière les carreaux brouillés de la cuisine.
« Guirec ? Hé ? Guirec ?… Ouvre-moi !.. N’aie pas peur ! »
Le vent dispersait mes appels travers la lande où trois phares croisaient leurs rayons avec une régularité silencieuse et inexorable.
« Guirec ?… Hé ? Guirec ? »
Un temps interminable s’écoula et je m’apprêtais à abandonner le pilleur d’épaves quand une mélodie étrange, qui éveillait en moi des résonances inconnues, s’éleva l’intérieur de la maison.
Durant quelques secondes, je demeurai pétrifié sous l’auvent d’ardoises. Puis, brusquement, une peur surnaturelle, une panique issue des anciens âges abolirent mon libre arbitre et je me mis fuir, sous la poussée spasmodique de ce chant qui semblait se rapprocher avec le vent et s’éloigner avec la mer.
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… Quand le dément eut épuisé sur nous sa provision de cartouches, le chef de la brigade, commanda l’assaut de la maison.
Ce fut une lutte atroce dont le souvenir m’emplit encore de honte et de pitié. Et, tandis que les gendarmes entraînaient Guirec, je m’élançai vers le coffre marin et en soulevai le couvercle.
Le cri que je poussai attira le brigadier vers l’épave.
« Une sirène ! »
La chevelure épandue dissimulait à demi le visage incliné, le torse nu, la queue écailleuse du monstre prisonnier et je compris d’où provenait cette harmonie surnaturelle que Guirec avait entendue le premier, et que j’avais perçue à mon tour, dans le tumulte de la tempête.
Le brigadier remarqua alors, d’une voix paisible :
« C’est encore une chance que l’eau de mer ne l’ait pas abîmée ! Vous saviez, n’est-ce pas, que le bateau naufragé transportait les collections d’un musée de cire de Hambourg à la Havane ? »
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(Albert-Jean, in Le Matin, n° 19459, jeudi 1er juillet 1937)
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(Illustration pour « Rongé par les araignées de mer, » de Bénédict-Henri Revoil, in Journal des Voyages et des aventures de terre et de mer, n° 119, dimanche 19 octobre 1879)
La campagne italo-éthiopienne a, malheureusement prouvé l’utilité des forces motorisées et leur supériorité sur l’homme.
Mais il ne faut pas croire que cette motorisation, cette force défensive et offensive recherchée mécaniquement soit uniquement le souci de notre siècle.
La découverte de la poudre à canon et, plus tard, de la dynamite a complètement modifié les conditions de la guerre, mais les anciens, avec les faibles moyens dont ils disposaient, étaient arrivés à construire des machines de guerre d’une puissance et d’une ingéniosité extraordinaires. L’étude de ces engins ne serait peut-être pas inutile à nos constructeurs de tanks et de mitrailleuses.
Les principales de ces machines étaient les catapultes, les balistes, les béliers et les tollénones. Sans entrer dans des explications techniques, disons que les catapultes agissaient comme des frondes, les balistes comme des arcs, mais dans de colossales proportions, car elles arrivaient à lancer des poutres, d’énormes quartiers de rochers. Les engrenages étaient de bronze et elles se bandaient avec des leviers et des cabestans ; des pivots permettaient de varier la direction du tir et elles avançaient sur des rouleaux. Il y en avait d’immenses que l’on apportait pièce à pièce et que l’on remontait en face de l’ennemi. L’efficacité des catapultes dépendait de la solidité et de l’efficacité des cordages qui décochaient les projectiles. On y employa des tendons pris au cou des taureaux ou aux jarrets des cerfs et plus tard, à Carthage, les cheveux des femmes.
Les béliers étaient d’énormes poutres, vêtues de cuir, cerclées de fer et terminées par une tête de bélier en airain. Suspendus par des cordages à une sorte de portique, ils étaient balancés en mesure par une centaine d’hommes, et allaient frapper les portes des villes qui finissaient par être enfoncées.
Les tollénones se composaient d’une grande poutre qui portait une corbeille carrée où pouvaient prendre place vingt ou trente soldats. À l’aide d’un cabestan, on portait la poutre au-dessus des remparts ennemis et on y déposait les soldats qui, d’ailleurs, ne revenaient presque jamais.
Le roi Démétrius passe pour avoir construit la plus puissante des machines de siège. L’hélépole, ainsi qu’il l’avait appelée, avait neuf étages ; elle était remplie de soldats. Des catapultes et des balistes étaient installés sur sa dernière plate-forme. Construite en bois couvert de lames de bronze, elle avançait lentement sur huit roues jusqu’à ce qu’elle eût atteint le rempart ennemi. Alors les soldats s’élançaient par les portes des neuf étages et sautaient sur le rempart. C’est l’invention de l’hélépole qui valut à Démétrius le surnom de Poliorcète, c’est-à-dire preneur de villes.
L’emploi des chars à faux remonte à une haute antiquité et on en attribue l’invention à Cyrus. Ils étaient à deux ou à quatre chevaux mais ne pouvaient servir qu’en plaine ou sur des routes très unies. Cependant, tous les historiens de l’antiquité s’accordent à dire qu’ils produisaient des ravages formidables. Voici comment Quinte Curce décrit ces chars qui, au nombre de deux cents, suivaient l’armée de Darius :
« L’extrémité du timon était armée de piques ; de chaque côté du collier sortaient trois lances, entre les rayons se dressaient des pointes de fer, et, au centre des roues étaient clouées des faux, en sorte que ces chars taillaient en pièces tout ce qui se trouvait sur leur passage. »
Les Gaulois avaient aussi un char de combat appelé covinus ; il était couvert et garni tout autour de faux ; les chevaux étaient protégés par une cuirasse d’écailles cousues sur du cuir et le conducteur portait un fouet à manche de fer en guise de lance.
D’après Xénophon, les chars employés par Cyrus affectaient la forme d’un tonneau et étaient cerclés de fer ; ils étaient très bas pour donner plus de liberté au conducteur et avaient les essieux très longs pour donner plus de stabilité. Les soldats qui les conduisaient étaient protégés par une cotte de mailles. À l’extrémité des essieux, en dehors des roues, Cyrus avait fait adapter des faux de deux aunes de long, droites et le tranchant tourné en avant. D’autres faux placées au-dessous étaient dirigées vers la terre de manière à faucher les ennemis.
Le char d’un simple soldat n’était monté que par lui ; ceux des chefs portaient, outre ce chef, un conducteur et parfois un troisième combattant. Les chevaux avaient le front, le poitrail et les flancs protégés par des boucliers d’airain.
L’effet de ces chars était terrible dans le tumulte de la bataille, mais quand les soldats conservaient leur sang-froid et étaient habitués à ces redoutables machines, il leur était relativement facile de les éviter, ce qui se produisit, comme l’explique Tite-Live, dans la bataille d’Archelaüs contre Sylla. À partir de l’époque impériale, les chars à faux furent de moins en moins employés.
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Les auteurs anciens font des éléphants de combat des descriptions terrifiantes ; ces vivantes machines de guerre étaient peut-être les plus redoutables de toutes. Dans les guerres de Rome contre Pyrrhus et contre les Carthaginois, ils décidèrent souvent de la victoire. Ces animaux, soumis à un entraînement spécial, ne redoutaient ni le bruit des trompettes ni la clameur des batailles et ils n’avaient peur ni des flèches, ni même du feu. Dans certaines occasions, pour les rendre plus féroces, on les enivrait avec un mélange de poivre, de vin pur et d’encens, auquel on ajoutait les sommités fleuries du chanvre indien d’où on tire le haschich.
D’ailleurs, ils étaient protégés par une sorte de cuirasse faite de plaques d’airain et formidablement armés. Le poitrail portait un éperon d’acier, leurs défenses étaient allongées par des lances tranchantes et recourbées, et leurs genouillères d’un cuir très épais brandissaient des épieux ; enfin, au bout de leur trompe, on fixait des coutelas acérés, avec lesquels ils fauchaient des rangs entiers de soldats. Sur leur dos, une tourelle de cuir renfermait des archers ou des frondeurs. Dans certaines batailles, il y eut jusqu’à deux cents éléphants qui entrèrent en ligne.
Pour les faire paraître plus effrayants, leurs défenses étaient rougies avec du cinabre, leurs oreilles teintes en bleu, et ils portaient, avec des colliers de grelots, des caparaçons de pourpre ; parfois même leurs défenses étaient dorées.
Pour triompher de ces monstres, on tâchait de leur crever les yeux avec des flèches ou de leur couper les jarrets, on leur lançait des paquets d’étoupes arrosés de pétrole ; souvent aussi, en rampant, un soldat se glissait au-dessous d’eux et leur enfonçait son glaive dans le ventre. Cependant, il arrivait souvent que les éléphants, devenus fous furieux, se retournaient contre leurs alliés chez qui ils causaient d’énormes ravages. Alors le cornac, – les Romains disaient plus noblement l’éléphantarque, – armé d’un coin de fer et d’un marteau, leur fendait le crâne.
Archimède, un des plus illustres mathématiciens de l’antiquité, apporta de grands perfectionnements aux machines de guerre. Pendant le siège de Syracuse par les Romains, il avait inventé des balistes et des catapultes d’une puissance inusitée qui lançaient à une distance prodigieuse des grêles de traits et d’énormes quartiers de roc. De gigantesques mains de fer saisissaient les galères des Romains, les dressaient sur leur poupe, puis les lâchant brusquement, les submergeaient. Enfin, à l’aide de miroirs paraboliques, il incendiait à de grandes distances les vaisseaux de la flotte romaine.
On a longtemps nié l’existence de ces miroirs ardents mais au 17ème siècle, le jésuite Kircher, et plus tard Buffon, réussirent à construire des miroirs ardents par un assemblage de glaces planes. L’appareil de Buffon, installé dans le parc de son château, se composait de 168 glaces planes montées sur un châssis et mobiles dans tous les sens et arrivait à fondre à vingt mètres de distance une assiette d’argent. En 1807, le mathématicien Peyrard perfectionna ce miroir en le rendant plus maniable et démontra qu’avec 590 glaces de 50 centimètres de côté, on pourrait incendier une flotte à un kilomètre de distance.
C’est aussi Archimède qui eut le premier l’idée d’utiliser la force d’expansion de la vapeur d’eau et qui inventa le canon à vapeur ou architonnerre qui a été très probablement employé au siège de Syracuse.
Léonard de Vinci, dans un manuscrit conservé à la bibliothèque de l’Institut, a donné la description et le croquis d’un véritable canon à vapeur, d’après Archimède.
« L’architonnerre, dit-il, est une machine de cuivre fin qui lance des balles de fer avec grand bruit et beaucoup de violence. On en fait usage de cette manière : le tiers de cet engin consiste en une grande quantité de feu et de charbon. Quand l’eau est bien échauffée, il faut serrer la vis sur le vase ABC où est l’eau, et à ce moment toute l’eau s’échappera en-dessous dans la partie chauffée et se convertira aussitôt en une vapeur si abondante et si forte qu’il paraîtra merveilleux de voir la fureur de cette vapeur et d’entendre le bruit qu’elle produira. Cette machine chassait une balle du poids d’un talent. »
On a supposé que Léonard de Vinci, grâce à une traduction arabe, avait eu connaissance du Livre des Feux, une œuvre d’Archimède aujourd’hui perdue et qui contenait la description de toutes sortes de machines de guerre.
Les ingénieurs de la Renaissance, Léonard de Vinci lui-même, ont conçu de curieuses machines de guerre. C’est là un sujet qui pourrait donner matière à un autre article.
Gustave LE ROUGE
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(in Le Monde illustré, n° 4091, samedi 16 mai 1936)
Un mois d’octobre comme celui de vingt-et-un, nos enfants n’en reverront plus un pareil. Nous avions eu quelques orages en août et, en septembre, une demi-journée de pluie très fine, très douce. Après, plus rien. Les arbres s’étaient refusé de jaunir ; les frelons murmuraient d’interminables déclarations d’amour au sein des fleurs ; les lézards couraient sans plus secouer leur petite tête inquiète, sûrs désormais que la sécheresse n’aurait pas de fin ; même les mouches croyaient à l’éternité. La terre était comme un bijou d’émail dans un air de cristal, immobile et pur. Qu’un flocon blanc parût vers midi à la cime du Tamaro ou que la face du soleil couchant s’ornât de boucles d’or, l’idée ne serait venue à personne de nommer mirages ces telles apparitions qui, loin d’obscurcir la lumière, en rehaussaient la splendeur.
Les imaginations malades ne manquaient pas d’annoncer en expiation de cette saison de Cocagne trop prolongée, des tremblements de terre, des cataclysmes. Ces prophètes de estimaient, sans doute, qu’en bonne logique trois mois de sécheresse devaient provoquer des affaissements souterrains accompagnés de désastres et de deuils infinis, puisque, pour des raisons contraires, ces mêmes phénomènes étaient produits après une période de pluies torrentielles. Et un soir que nos fenêtres tremblèrent, (on sut le lendemain qu’une poudrière avait sauté en Ligurie et que l’air avait vibré jusqu’à des centaines de kilomètres,) ils crurent avoir deviné juste et en furent ravis à peu de frais.
D’autres s’inquiétaient de je ne sais quelles découvertes astronomiques, de déviations que certaine savants avaient cru observer dans le cours de la lune – comme si l’univers avait pour de bon changé son genre de vie et renoncé à ses vieilles habitudes. Ils ne se lassaient pas de répéter que depuis la guerre tout, jusqu’à l’ordre des saisons, marchait à l’envers.
Mais moi, je me rappelais bien que, pendant les premières années de la guerre, les intempéries et les irrégularités du climat étaient attribuées aux explosions et aux secousses de l’atmosphère ; je trouvais donc tout naturel que le ciel donnât, en quittance de la paix conclue et enfin stabilisée, cent jours d’incroyable beau temps.
Des semaines entières, désormais, s’écoulaient sans communiqués du front, pas même du front d’Asie Mineure ; Charles de Habsbourg s’attardait sur les rives romantiques du lac Balaton, et même les chasses à l’homme entre fascistes et communistes qui occupaient les dimanches, en Italie, étaient devenues moins grandioses. Le ciel s’apercevait de ces heureux auspices, et il y répondait. Il est vrai que les paysans désiraient la pluie et envoyaient leurs femmes à l’église pour demander aux saints de faire pleuvoir ; mais, pour ma part, le jet d’eau, dans mon jardin, ne s’étant jamais arrêté, j’étais parfaitement heureux et content, et je ne désirais rien du tout. Pour la première fois, j’avais l’impression que la terre et l’air étaient les éléments du genre humain et formaient un milieu naturel, au lieu d’être pour lui cette prison du fond de laquelle l’âme aspire à la liberté.
Donc, je n’avais aucune envie de travailler ; et peu à peu je devenais pareil à mon beau chat angora Buricchio. C’est le malheur, pensai-je, qui pousse l’homme et les autres animaux au travail, cet expédient de l’exploitation ; tous aspirent à cette paisible béatitude que le chat seul, entre les espèces qui vivent sur la terre, a su conquérir. Il est sorti de la vie sauvage, échappant à ses inclémences, à ses famines, à ses rencontres dangereuses, et il s’est attaché à l’homme pour profiter de son travail sans rien lui donner en échange, que le plaisir d’admirer l’élégance de ses formes et la fierté de son caractère ; pour éviter tout risque, il a inculqué aux humains la conviction que sa viande était incomestible et sa fourrure méprisable. Mais comme il lui déplaît aussi de passer pour un écornifleur, il a conservé quelque souvenir de ses anciennes habitudes de chasse et, de temps à autre, il se donne l’air de s’occuper des souris et des rats, en veillant à ce que ces distractions sportives soient assez rares pour être toujours goûtées et à ce qu’elles ne s’imposent pas avec la mesquine régularité d’un emploi. En tout et pour tout d’accord avec sa conscience, il estimerait déshonorant de s’astreindre à un travail sérieux ; et il est instructif d’observer comment cet habile animal s’est assuré auprès de l’homme la position que l’homme, depuis quelques millénaires, cherche à s’assurer auprès du destin.
J’étais content, au moins pour quelques jours, de vivre à la façon de Buricchio ou à peu près, et, s’il avait eu les habitudes serviles du chien, je l’aurais volontiers emmené en promenade. Comme les vices humains ne se laissent pas facilement déraciner, je m’éveillais chaque matin avec le vague projet de faire quelque chose. Mais ensuite, j’en avais pour deux petites heures à me laver et à m’habiller ; lacer mes chaussures était une opération que je faisais en plusieurs temps : j’y intercalais des repos, levant les yeux vers le ciel et vers les montagnes. Le petit tour par lequel je feignais de me préparer au travail se prolongeait, sans but, et je n’y gardais d’autre souci que celui de ne pas trop m’éloigner de chez moi, pour le cas où, avant midi, l’envie me prendrait soudain de travailler. On dit : « Se donner du bon temps ; » nous disons même chez nous : « Se donner du beau temps ; » ce n’est pas pour rien. Il n’était pas jusqu’à la poussière de la route, accumulée depuis trois mois, mais non déplacée par le vent, qui ne fût agréable au pied, comme du sable.
Par une de ces matinées paradisiaques, Je rencontrai mes voisins Enrico et Virginio Garroni les horticulteurs. Ils se disputaient bruyamment, avec un conducteur de camion : un incident sans gravité, comme il s’en produisait chaque jour sur ce chemin un peu étroit. Les Garroni traînaient une charrette à bras, chargée d’arbustes et de plantes ; le camion avait failli les accrocher. Il était difficile, comme toujours, de dire qui était dans son tort ; et puis ce n’était pas la peine de se donner la jaunisse pour si peu : en somme, il n’était rien arrivé. Ils ne criaient d’ailleurs que pour respecter les conventions. Pénétrés de la nécessité de jouer leur rôle, ils ne paraissaient pas échauffés par une colère véritable ; leurs voix étaient agréables et claires.
Enrico est timide, pâle et garde volontiers les yeux baissés ; Virginio est plus florissant ; il montre ses yeux bleus, il a une boucle brune sur le front et une belle voix ce ténor. C’est un paysan de bucolique. L’incident clos, le camion se remit en marche. Les deux horticulteurs me saluèrent ; Virginio m’adressa un sourire.
Je m’arrêtai un instant pour regarder les plantes et les arbustes sur la charrette. L’arbre plus grand que les autres, qui était couvert d’un feuillage frais et léger, me plut beaucoup. J’en demandai le nom.
C’était un prunier américain. En juillet, toutes ses branches sont alourdies de fruits abondants et juteux, bleutés, mais tirant sur le roux du côté du soleil. Il avait déjà huit ou neuf ans et il était vigoureux. On l’avait déraciné à Villa Marra où ses pareils étaient presque trop nombreux.
« À qui le vendez-vous ?» dis-je.
Virginio fit un effort pour se rappeler, puis jeta à son frère un regard interrogateur. Enrico eut un geste vague.
« Vous le voulez ? demanda Virginio.
– Mais qui sait à quel prix ?…
– Mon Dieu… »
Sans autre contrat, j’achetai le prunier et je m’en retournai allègrement chez moi pour faire part de mon acquisition à ma famille. Avant le déjeuner, je fis un tour au jardin. Il fallait choisir une place. Je décidai de planter l’arbre à l’angle du mur de clôture, près des espaliers de poiriers nains ; ainsi, de la terrasse de mon studio, je pourrais le voir, à Pâques, tout blanc de fleurs, et, en été, couvert de fruits bleus et vermeils, Je voulais l’appeler l’arbre de la paix, ou bien, je ne sais au juste pourquoi, l’arbre de la liberté. Du perron, j’aperçus les frères Garroni traînant leur charrette jusqu’au hangar ; le prunier balayait la poussière du bout de ses branches : j’en souffris intérieurement.
« Quand le plantons-nous ?
– Après déjeuner, vers deux heures et demie, répondit Virginio ; ça va ? En cette saison, les arbres fruitiers ne craignent rien ; ils peuvent attendre deux ou trois jours. »
Après le repas, pour m’assoupir agréablement, je ne pensai plus qu’à mon beau prunier. On me tira de ma somnolence à l’heure de la cérémonie.
Virginio dirigeait la manœuvre ; Enrico, sur le mur, se tenait prêt à faire descendre l’arbre, déjà trop grand pour entrer dans le jardin par la porte ; un de leurs cousins, un garçon tout jeune qui venait à peine de terminer son service militaire, creusait le trou. C’était, lui aussi, un beau et tranquille paysan ; il racontait, entre deux coups de bêche, qu’étant resté trente-trois mois sous les drapeaux, il n’avait même pas cherché à passer caporal parce qu’il n’aimait pas commander.
« Assez ? » demanda-t-il d’un mouvement de tête.
Virginio lui fit signe de creuser encore un peu.
La terre était noire et fraîche. Il en sortait des chicots bruns, pareils à des morceaux de polype ; c’étaient les racines d’une plante grimpante que les Garroni avaient détruite quelques années plus tôt parce qu’elle menaçait de tout envahir.
« Creuser la fosse de l’arbre destiné à vivre, comme c’est beau ! dis-je au plus jeune paysan. Et pourtant, cela ressemble beaucoup au travail du fossoyeur qui creuse la tombe des morts. »
Le paysan sourit.
Je pensais à part moi que le beau cimetière du village, bien que hors de vue, n’était pas très loin. Virginio, la veille, m’avait raconté l’histoire de la Giustina, cette femme qui a hérité d’une bicoque au-dessous du cimetière, à moins de cent pas, et qui l’a exhaussée d’un étage. Au cimetière, la terre n’est pas épaisse ; on trouve la roche tout de suite. Les sucs de la putréfaction s’écoulent à une faible profondeur. Et c’est pour cela que le jardin de la Giustina est si fertile et que ses figues ont si bon goût. Ma femme lui en achète volontiers, par pleins paniers, jusqu’à la fin septembre.
Maintenant la fosse était profonde, et Enrico se mit en devoir de faire descendre le prunier. Moi-même, je prêtais la main, mais je ne réussis pas à éviter que l’arbre, en glissant le long du mur, ne heurtât deux jeunes poiriers qui s’y adossaient, les bras tendus. Ils s’inclinèrent comme au passage d’un supérieur.
De l’autre côté du mur, dans le jardin des Garroni, il y avait un grand arbre avec beaucoup de branches, mais sans une feuille. Il formait un singulier contraste avec mon prunier tout bruissant de feuillage et avec les autres arbres, encore riches en verdure. Mais il était beau à sa manière, nu et fier, sous un ciel si doux. Je demandai :
« Quel est cet arbre ? Il est malade ? »
Virginio entra dans des explications. C’était un acacia qui prenait trop de place et gênait les plants voisins, d’un meilleur rapport. Alors on l’avait tué, non pas en le coupant, – car la racine de l’acacia coupé pousse des surgeons autour d’elle, – mais en l’écorçant à la base. Quand on fait mourir un arbre de cette manière, il n’y a aucun danger de résurrection. L’acacia ne donnera plus de feuilles, de ces feuilles simples et proprettes, avec la raie au milieu comme une chevelure d’enfant bien peigné ; il ne donnera plus ses fleurs, blanches comme le linge et odorantes comme le miel.
Le prunier était en place. Le paysan lui recouvrit les racines, à grandes pelletées de terre, réservant seulement, tout contre l’arbre, un petit trou qu’il remplit avec l’eau de son arrosoir, à plusieurs reprises, tant que la terre et que les racines eurent soif. Puis il secoua le tronc, pour vérifier s’il tenait ferme.
Juste à ce moment-là, un rouge-gorge se posa sur l’acacia mort et commença à chanter. Son cou dressé ressemblait à une légère flamme.
J’aurais voulu serrer mon prunier dans mes bras, le flatter de la main comme un bon cheval. Le tronc était droit et compact, pareil au tronc d’un cerisier ; les feuilles étaient aussi longues que des feuilles de pêcher, et plus larges ; elles pendaient, épuisées par l’épreuve, brûlées par la transplantation, mais elles restaient vertes, avec quelques taches vireux-rouge, couleur de vigne sauvage.
Il était tout de même temps de dire au revoir à mon arbre si je voulais travailler une heure ou deux avant la fin de l’après-midi. Pour mieux me préparer au travail, je décidai de faire encore une petite promenade et je me dirigeai vers le jardin de la Giustina. Mais, à peine sorti de chez moi, j’aperçus au loin la grande, grosse et remuante personne du curé qui occupait le milieu du chemin et s’avançait vers moi au pas de charge. Lui, certainement, ne m’avait pas vu puisque, descendant du cimetière et n’ayant pas encore atteint la maison de la Giustina, il n’avait pas eu le temps d’arrêter son regard sur moi qui suis tellement plus petit que lui, et vêtu de clair. Je l’estime beaucoup : c’est un saint prêtre au cœur charitable et à la sagesse éloquente ; mais je préférais être seul et les pans de sa soutane, qui volaient, à droite et à gauche, encombraient mon ciel. C’est pourquoi je me défilai dans le sentier qui monte à San-Gervasio.
Sous la dense frondaison des châtaigniers mêlés à d’autres feuillages, l’air était obscurci et le ruisseau caché faisait entendre un murmure déjà vespéral. Je montais lentement, les mains derrière le dos et je m’arrêtais souvent pour regarder soit la terre, soit le ciel – à chaque moment plus tendre. À un endroit où l’ombre était particulièrement épaisse, je découvris à mes pieds une bestiole, un petit rat, qui d’abord me parut immobile. Regardant mieux, je vis qu’elle furetait, le nez à terre. Ce n’était pas un rat : un rat aurait filé comme une flèche. Je me penchai pour l’observer et compris que c’était une bête que je n’avais jamais vue, sinon gravée sur quelque planche d’histoire naturelle.
Une taupe, sans aucun doute. Elle tenait sous son museau un beau ver, long et humide ; elle ne semblait pas vouloir le dévorer, mais plutôt l’étudier avec attention, de tous ses petits yeux myopes de savant – ainsi que moi, je l’étudiais elle-même.
La joie de la découverte provoqua en moi une sensation délicieuse ; j’en vibrai intérieurement, tandis que, de son côté, la taupe tremblait jusque dans ses flancs un peu gras, rendue soupçonneuse par la présence insolite qu’elle devinait dans la pénombre. Je crois qu’à cet instant mes yeux brillaient. Je me faisais, de raconter cette rencontre à ma famille, une joie analogue à celle que j’avais éprouvée quelques heures plus tôt à parler de l’achat de mon prunier. Bien mieux : je voulais présenter l’étrange animal à ma femme et à mes enfants. Seulement, à part les oiseaux, les animaux domestiques et quelques coléoptères bien cuirassés, je n’ai jamais pu toucher une bête vivante sans répulsion.
C’est pourquoi j’adoptai le système suivant : avec le bout de ma chaussure, délicatement, en prenant soin de ne pas lui faire mal, je commençai à faire rouler la taupe sur la pente du sentier. En même temps, j’appelais mon fils à grands cris :
« Lorenzo ! Lorenzo ! »
Je voulais lui dire de m’apporter un mouchoir. Nous l’aurions étendu par terre ; j’aurais poussé la taupe dessus, toujours avec le pied, puisque je n’avais pas ma canne, et, une fois la bestiole enfermée, j’aurais pris le mouchoir par les coins. Mais Lorenzo n’entendait pas et je dus faire rouler la taupe encore un peu.
Chaque fois qu’elle se trouvait le ventre en l’air, elle agitait ses petites pattes à cinq doigts, roses comme des mains lilliputiennes. Puis elle se remettait d’aplomb et tentait de se faufiler à droite ou à gauche. Mais elle était maladroite et moi, de la pointe du pied, je la remettais dans le bon chemin. Faute de deviner mes intentions bienveillantes, elle était terrorisée, et moi je tremblais qu’elle ne m’échappât. Le plus heureux dans l’affaire, c’était le ver, qui se dénouait nœud par nœud, célébrant ainsi le péril conjuré. Une fois, la taupe réussit à se cacher dans l’herbe, et tout de suite la voilà à fouiller du museau pour se creuser un refuge. Ça, par exemple, non ! Je la déracinai avec toute une motte de sa chère terre et je l’envoyai rouler un bon coup, les pattes en l’air.
Cette bête engourdie et aveugle, l’idée ne me serait pas venue qu’elle eût une voix. À en juger par sa structure et son genre de vie, on pouvait même la supposer sourde-muette. Eh bien, elle se mit à crier. Et comment ! Un cri aigu, assez long, presque articulé ; pas du tout le cri du rat ; quelque chose plutôt comme le vagissement d’un nouveau-né. Tout en criant, elle gigotait. Puis mouvements et cris cessèrent. Elle gisait maintenant immobile.
Je lui donnai encore un petit coup de pied pour la remettre en route. Mais cette fois je ne sentis aucune résistance.
Eh, que diable ! je l’avais à peine touchée ! Je n’avais pas de souliers ferrés pourtant !
Elle était morte pour de bon.
J’en avais du regret. Je m’en voulais presque.
Enfin Lorenzo arriva, et je lui racontai toute l’histoire. Le mouchoir ne servait plus à rien maintenant. La bête morte, je pouvais la toucher sans dégoût. Je la saisis avec précaution par la peau du dos, et, laissant pendre le petit cadavre encore tiède au bout de ma main tendue, je me dirigeai vers la maison. Comme il était serré, lisse et doux au toucher, ce pelage ras, de la couleur que prend la lumière du jour en filtrant sous terre !
Ma femme aime beaucoup les fourrures. Aussi voulais-je lui montrer cette humble, mais non méprisable, parente du précieux chinchilla. Je l’appelai à la porte de sa chambre. Mais elle me pria d’un ton gémissant de la laisser tranquille. Elle ne se sentait pas très bien.
« Lucie ! Ouvre. Je vais te faire voir une taupe.
– Tu sais que j’ai horreur des rats. Va-t-en !
– Mais ce n’est pas un rat.
– Ça ne fait rien. J’en ai horreur tout de même. Jette ça dehors, je t’en prie ! »
La jeter dehors ! C’était la tuer une seconde fois. Et puis où ? Je ne tenais pas à en sentir l’odeur le lendemain matin.
Nous nous consultâmes du regard, Lorenzo et moi, et nous nous décidâmes à appeler Buricchio.
Il apparut sur le seuil de la maison, remuant la queue pour nous faire savoir qu’il n’avait pas envie de plaisanter.
« Tiens, Buricchio ! Tiens ! »
Mais il se méfiait. Il flaira la taupe, la retourna, s’en écarta, y revint. Enfin il se décida à la prendre entre ses dents, par la peau du cou, et il l’emporta au jardin avec une mine dégoûtée. Avant de disparaître sous les arbres, il se retourna vers nous et nous montra sa face rassasiée et sourde, où brillait deux yeux de phosphore.
À table, on parla de fourrures. La taupe, expliquait ma femme, est sympathique, mais elle dure peu. Et puis il faut des milliers de bêtes pour faire un manteau.
« Avec une seule taupe, demandai-je, on ne pourrait pas même faire un petit sac ?
– Non. Pas même. »
Au dessert, Buricchio apparut. Inutile de chercher à savoir s’il avait mangé la taupe ou s’il l’avait jetée dans un coin avec un dédain superbe. Lorenzo le soumit à un interrogatoire en règle ; puis, en riant, il le prit sur ses genoux et il lui fit faire ron-ron.
Moi, je pensais aux innombrables bêtes avec lesquelles j’avais vécu en cette saison admirable. Je revoyais les canards que m’avait vendus le boulanger et qui avaient mystérieusement disparu, en août, après un orage, comme Romulus, premier roi de Rome. L’un d’eux était comiquement déplumé et tremblant ; j’avais inventé de l’appeler Angélique. Je revoyais les abeilles qui, le matin, venaient boire dans ma tasse de café au lait ; le scorpion noir, bien dessiné, que la femme de chambre avait écrasé du talon, sur une marche ; les moustiques amaigris par la soif, arides et transparents, minuscules vampires musicaux. Et ces mouches immortelles ! Et les fourmis infatigables qui montaient et descendaient sur la pierre d’angle de la maison ! Installé près du mur, dans mon fauteuil d’osier, je m’occupais à lire et il me déplaisait de les tuer. Mais ma femme était inexorable : elle accusait les fourmis d’avoir fait pourrir la gouttière en bon bois de larix rouge qui m’avait coûté deux gros billets. Aussi, chaque fois qu’elle passait, elles les écrasait contre le mur ; elle en tuait deux ou trois d’un coup, sous son pouce, puis elle me chatouillait le nez du bout des doigts pour me faire respirer l’odeur agréable de l’acide formique. Je n’avais jamais éprouvé autour de moi tant de ferveur de vie, tant de volonté d’existence comme en cette saison glorieuse, interminable, inoubliablement sereine.
Mais surtout, je pensais à Buricchio et à la taupe. J’aurais donné je ne sais quoi pour savoir de qui cette taupe espérait de l’aide, pour savoir qui elle appelait au secours par ce long cri strident qu’elle poussait en agitant ses petites mains vers le ciel. Je dois avouer qu’en me répétant mentalement ce cri misérable, je ressentais une vague inquiétude.
Quelle soirée ! Pas un nuage au ciel – et pas de lune. Ma femme et mes enfants étaient au lit, toutes lampes éteintes. Longtemps je demeurai sur la terrasse à contempler les étoiles. Dans le jardin, parmi les vieilles ombres, il me semblait distinguer l’ombre toute neuve du prunier américain. Un peu au-delà, j’entrevoyais le profil de l’acacia mort. J’entendais de temps à autre le jet d’eau, dévié par la brise, retomber en pluie sur le gravier, avec un bruit argentin… Les étoiles étaient de toutes couleurs, chacune à sa place dans le ciel immuable : les petites, les grandes, celles qui tremblent et celles qui, si vous les fixez du regard, vous font trembler. Oui, c’était ainsi. Chaque chose à sa place. Les étoiles dans le ciel, la taupe dans les broussailles où Buricchio l’avait sûrement cachée ; les morts enterrés sur leur lit de roc, source des eaux fécondes qui se déversent dans le potager de la Giustina.
Une étoile filante ! Comme dans un ciel d’août ! Elle s’est éteinte avant que j’aie pu former mon vœu. Elle s’est éteinte après un bref éclat de lumière – aigu, pareil au cri de la taupe mourante.
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(Giuseppe Antonio Borgese, traduit de l’italien par Paul-Henri Michel, in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, neuvième année, n° 401, 21 juin 1930 ; cette nouvelle a été reprise en 1987, dans une traduction d’Elvira Todi, dans l’excellent recueil La Ville inconnue, chez Desjonquères, collection « Les Chemins de l’Italie. »)
Ces deux articles de Maurice Renard, l’un des maîtres du « roman scientifique, » sont parus à deux mois d’intervalle dans les colonnes du Journal. Il nous a paru intéressant de les mettre en parallèle. Le premier est un hommage à L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam, dont Maurice Renard salue l’œuvre de précurseur dans l’épisode du cinémacolore ; dans le second, l’auteur s’attache à développer sa conception de l’avenir du cinéma, avec une acuité singulière. Les illustrations du téléphonoscope sont, pour la plupart, extraites de La Vie électrique d’Albert Robida.
MONSIEUR N
LE « PRÉ-CINÉMATOGRAPHE »
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Il y a vingt-huit ans, le 30 janvier 1886, la Vie moderne publiait la première partie d’un roman, – l’un des plus admirables de notre littérature, le chef-d’œuvre peut-être de son auteur, – c’était l’Ève future, de Villiers de l’Isle-Adam.
Or, il est arrivé que l’Ève future n’a recueilli qu’une gloire restreinte. Villiers, en l’écrivant, ne songeait pas au grand public. C’est pourquoi trop peu d’amateurs connaissent les remarquables prévisions qui s’y trouvent et que la force des choses a réalisées.
Villiers tenait à la fois d’Edgar Poe, de Jules Verne, et, par anticipation, de Rosny et de Wells. Il réunissait tant de génies passés, présents et à venir, que la critique en demeurait stupide et muette, sans y rien comprendre ; et l’on nous dit qu’elle n’osa parler de l’Ève future, parce qu’elle redoutait que l’ouvrage ne fût tout bonnement une mystification.
Il suffit de se reporter à l’époque déjà lointaine où parut ce livre divinatoire pour s’expliquer l’ahurissement des critiques. Et, certes, la précision méticuleuse des oracles, l’étrange assurance dont témoignait le romancier dans la peinture de ses pressentiments les plus fantastiques, n’avaient rien qui pût en atténuer l’effet de saisissement et l’apparence de haute fantaisie.
Pourtant, le conte devançant l’Histoire, c’est là qu’on rencontre pour la première fois le récit d’une séance de cinématographe, – que dis-je ! de cinémacolore parlant ! – sous la forme d’un passage qui dut paraître aux premiers lecteurs le comble de l’audace ou de la démence.
Écoutez plutôt :
« Edison, le « sorcier de Menlo Park, » est descendu avec lord Ewald au fond d’un souterrain merveilleux où le savant a rassemblé tous les appareils de son invention. Ils viennent à parler de miss Evelyn Habal, qui est morte.
Et l’électricien dit tout à coup :
« … Au surplus, tenez, sa mort importe peu ; je vais la faire venir comme si de rien n’était.
L’affriolante ballerine va vous danser un pas en s’accompagnant de son chant, de son tambour de basque et de ses castagnettes. »
En prononçant ces derniers mots, Edison s’était levé et avait tiré une cordelette qui tombait du plafond le long d’une tenture.
Une longue lame d’étoffe gommée, incrustée d’une multitude de verres exigus, aux transparences teintées, se tendit latéralement entre deux tiges d’acier devant le foyer lumineux de la lampe astrale. Cette lame d’étoffe, tirée à l’un des bouts par un mouvement d’horloge, commença de glisser, très vivement, entre la lentille et le timbre d’un puissant réflecteur. Celui-ci, tout à coup, – sur la grande toile blanche tendue en face de lui, dans le cadre d’ébène surmonté de la rose d’or, – réfracta l’apparition en sa taille humaine d’une très jolie et assez jeune femme rousse.
La vision, chair transparente, miraculeusement protochromée, dansait, en costume pailleté, une sorte de danse mexicaine populaire. Les mouvements s’accusaient avec le fondu de la vie elle-même, grâce aux procédés de la photographie successive qui, le long d’un ruban de six coudées, peut saisir dix minutes des mouvements d’un être sur des verres microscopiques, reflétés ensuite par un puissant lampascope.
Edison, touchant une cannelure de la guirlande noire du cadre, frappa d’une étincelle le centre de la rose d’or.
Soudain, une voix plate et comme empesée, une voix sotte et dure se fit entendre ; la danseuse chantait l’alza et le ollé de son fandango. Le tambour de basque se mit à ronfler sous son coude et les castagnettes à piqueter.
Les gestes, les regards, le mouvement labial, le jeu des hanches, le clin des paupières, l’intention du sourire se reproduisaient.
Lord Ewald lorgnait la vision avec une muette surprise.
…..
Il (Edison) se dirigea vers la tenture, fit glisser la coulisse du cordon de la lampe ; le ruban d’étoffe aux verres teintés surmonta le réflecteur, l’image vivante disparut. Une seconde bande héliochromique se tendit au-dessous de la première, d’une façon instantanée, commença de glisser devant la lampe avec la rapidité de l’éclair, et le réflecteur envoya dans le cadre l’apparition d’un petit être… »
Tout y est, n’est-ce pas ?
Bien entendu, au mois de janvier 1886, le principe du phonographe est découvert, comme celui du téléphone, et, dans le silence du laboratoire, les ingénieurs méditent sur la possibilité de la photographie animée. Cependant, lorsque parut l’Ève future, c’était là un problème qui se posait beaucoup moins nettement que ne se posait le problème de la navigation sous-marine lorsque Jules Verne composa Vingt mille lieues sous les mers ; et il n’en reste pas moins presque surnaturel que Villiers ait décrit avec tant d’exactitude une représentation cinématographique et qu’il nous ait montré, parvenu à cet achèvement qu’on n’obtient pas encore, une trouvaille qui, de son temps, n’était qu’un rêve.
On a vite fait de s’habituer aux prodiges ! Hélas ! leur charme essentiel réside dans leur impossibilité. Être, pour eux, c’est n’être plus. Quel dommage !
– Le cinéma, c’est bien joli ; mais, il y a vingt-huit ans, comme c’était beau !
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(Maurice Renard, in Le Journal, n° 7831, 6 mars 1914)
LE « CINÉMA » DE DEMAIN
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Par quelles transformations le cinématographe passera-t-il ? Quels en seront les perfectionnements, les applications, les conséquences ? Sans être sorcier, il est permis d’y réfléchir et d’y rêver.
Si nous considérons le cinématographe en lui-même, en tant qu’invention, il semble aisé de conjecturer ce qu’il sera demain. Car il atteint dès maintenant un degré de perfectionnement qui laisse entrevoir le degré de perfection où les ingénieurs tendent à le hausser et qui, d’ailleurs, se confond avec l’état d’excellence dont il devra témoigner pour satisfaire complètement toutes nos exigences.
Or, ces suprêmes améliorations me paraissent d’autant plus réalisables qu’elles se réalisent un peu chaque jour, et que nous les voyons s’accentuer, avec la lenteur de la certitude, vers un superlatif absolu.
Certes, les images tremblotent de moins en moins. Un jour disparaîtra le dernier vestige de cette regrettable épilepsie.
Un jour aussi, quelque inventeur nous donnera, sur l’écran, l’illusion plus saisissante encore de la profondeur et du relief, ce délicieux mirage, dont les stéréoscopes gardent le monopole.
Un jour encore, le cinématographe reproduisant les couleurs véritables sera le seul qu’on agréera.
Un jour enfin, je ne sais quel dispositif – sans doute élémentaire – empêchera de « passer » les rubans plus vite qu’ils n’ont été impressionnés, et par là supprimera ces accélérations qui dénaturent si monstrueusement la vérité et transforment certains films en insupportables parodies.
Supposons ces quelques problèmes résolus ; que manquera-t-il alors au cinématographe ?
D’aucuns répondront : « L’adjonction d’un phonographe. »
Évidemment. Car la perception du mouvement appellera la perception du bruit, et rien ne donne l’impression pénible d’être sourd comme une séance de cinématographe sans accompagnement de musique. La musique n’est ici qu’un beau voile jeté sur une tare. On l’accepte avec joie, – sauf quand il s’agit d’actualité ou de documentation.
En ces matières, sans pousser les choses à l’extrême, sans exiger dans la salle de spectacle la présence d’engins qui restitueraient la température et les odeurs de la scène projetée sur la toile, il est légitime de désirer la satisfaction simultanée de deux sens seulement, mais principaux et fraternels entre tous, l’ouïe et la vue, par l’accouplement rigoureusement synchronique, tant pour l’enregistrement que pour le rendu, d’un cinématographe et d’un phonographe sans défaut. Ce phonographe idéal, fidèle et clair, sensible comme une oreille, puissant comme la nature, voilà le hic. Les entrepreneurs de cinéma ne le savent que trop. C’est pourquoi nous verrons passer bien des myriamètres de films sans rien entendre de leur vacarme ou de leur murmure, sinon par l’entremise secourable et insuffisante de l’accessoiriste préposé aux bruits. (L’existence même de cet homme retentissant trahit la lacune et fait présager que l’avenir la comblera.)
Touchant les applications du cinématographe, la plus prochaine et la moins douteuse me paraît être celle qui le fera servir à certains effets de théâtre. Lui seul peut figurer convenablement la respiration de la mer mobile, sa fureur, la fuite sereine ou tumultueuse des nuées, – voire des apparitions, des rêves ou de lointains défilés innombrables.
D’un autre point de vue, et la cinématographie n’étant qu’un dérivé de la photographie, on peut supposer sans trop de hardiesse qu’elle suivra, sur quelques parcours de son histoire, les traces de sa devancière.
Ainsi, nous aurons le portrait cinématographique (et plus tard le portrait animé et parlant, sans nul doute).
Mais, s’il est facile d’imaginer ce que seront les salons de pose, par analogie avec ceux des photographes, on se représente moins commodément ce qui remplacera, en cinématographie, l’album ou la galerie de portraits. Une représentation est ici nécessaire, et vous pouvez être certains que déjà nombre de chercheurs sont en quête d’un procédé simple et économique permettant de passer le film-portrait. Toute projection de lumière étant dispendieuse et compliquée, le problème recevra, je pense, une solution purement mécanique. Les uns préconiseront un petit appareil qui, à la clarté du jour ou d’une lampe banale, feuillettera rapidement les épreuves successives, de manière à nous fournir le leurre de la mobilité. Les autres prôneront un système apparenté à ces cylindres de carton fendus de regards verticaux par où l’on voit s’animer, quand tourne la machine, les figures de la bande intérieure.
Tablant sur la même base de filiation photographique, on peut également prédire à brève échéance la cinématographie d’amateur. Avant cinquante ans, les détectives, les pochettes, les kodaks à manivelle, plus portatifs les uns que les autres, se répandront par le monde. D’où expositions, concours, reportage, contrefaçons et camelote.
Mais la photographie elle-même n’a pas dit son dernier mot.
Comme elle est appelée notamment à jouer un rôle capital dans l’enseignement, on découvre sans peine la destinée pédagogique du cinématographe et quelles éducations nous sommes en droit d’attendre de ce prodigieux ressusciteur, gardien du Temps et vainqueur de l’Espace.
Songez seulement à ce que serait un cours de géographie paré de l’écran fantasmagorique, éclairé par cette merveilleuse fenêtre ouverte tour à tour sur les antipodes, les tropiques, le pôle ! Songez à ce que serait, de nos jours, une leçon d’histoire où l’on verrait tout à coup passer Napoléon !
Bientôt la quantité des films documentaires augmentera dans de telles proportions qu’il faudra bâtir de gigantesques entrepôts, afin d’emmagasiner tous ces fantômes du passé. Il y aura donc des bibliothèques cinématographiques.
Elles seront privées ou publiques. Dans celles-ci, moyennant une faible rétribution, le premier venu pourra consulter tel ou tel film du catalogue. Des salles de vision seront aménagées à cet effet. La Bibliothèque nationale de cinématographie contiendra la plus immense…
Et c’est là que tous les soirs, en séance gratuite, le peuple viendra s’instruire des phénomènes naturels, par exemple la digestion, suivie par un cinématographe de complicité avec les rayons X, ou la vie des bacilles surprise à travers les lentilles de l’ultra-microscope.
C’est aussi là qu’aux grands anniversaires on fera revivre pour la nation les maîtres-faits de ses annales : les désastres, ces leçons, – les gloires, ces exemples.
C’est là que les victoires du temps jadis rouvriront leurs ailes centenaires… Et alors éclateront des enthousiasmes si formidables que l’on croirait d’avance en distinguer l’écho.
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(Maurice Renard, in Le Journal, n° 7894, 8 mai 1914)
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Caricature datant de 1717, extraite de l’essai du Dr. Eugen Holländer, Wunder Wundergeburt und Wundergestalt ; Kulturhistorische Studie, Stuttgart : Verlag von Ferdinand Enke, 1921.
Pour les esprits curieux, prière de se reporter ici-même à l’article Bénédicte, la femme-laie.
(POÈME EN PROSE)
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À Guido Treves.
Blanche, immaculée, dans la lumière blanche immaculée d’un midi printanier, Sœur Bernardine était assise, le rosaire aux doigts, derrière la grille du jardin qui ombrageait le monastère.
C’était moins qu’un jardin, un grand verger, çà et là transformé en basse-cour. Et cela se passait il y a trois siècles environ, dans les terres opulentes de Sicile.
Sur la route poudreuse vint à passer un jeune marchand de pourceaux, qui chantonnait un vieux refrain :
La nonne s’endormit
au seuil de monastère,
en disant sa prière…
Il chassait devant lui, à coups de gaule, une truie et six cochons tout pareils à des cylindres de graisse blanche oscillant sur la fièvre de leurs pattes, plus délicates et potelées que des bras de bébé. Une à une, les bêtes grognonnes vinrent renifler le seuil, leurs larges oreilles rabattues – comme des feutres de bandits – sur leurs petits yeux sournois.
Sœur Bernardine se leva, ouvrit la grille et :
« Combien veux-tu pour le plus mignon de tes pourceaux ? dit-elle.
– Ô ma sœur, répondit le marchand, ce pourceau a le ventre gras et rose comme les joues gonflées des anges qui jouent de la trompette en Paradis… eh ! eh ! je pourrai bien le vendre trois écus au marché.. Mais je préfère gagner vos bénédictions en vous le donnant à meilleur prix…
– Combien veux-tu ? dit sœur Bernardine.
– Je ne veux que vos prières, bonne sœur et un petit plaisir que vous me ferez de m’ôter une curiosité… Pas grand-chose, bonne sœur !… Soulevez seulement votre robe… un peu, pour que je vois la couleur de vos bas…
– Je veux bien, » dit sœur Bernardine, en regardant les pourceaux, dont les croupes grasses se pressaient entre les battants de la grille pour entrer dans le jardin. Puis, leste, sœur Bernardine s’inclina, et soulevant le bord de sa robe de laine blanche, elle montra un pied mignon.
Le marchand agenouillé lui toucha la cheville du bout des doigts, « Bonne sœur, dit-il, je vous donne volontiers un autre pourceau si vous soulevez votre robe jusqu’au mollet. »
Sœur Bernardine, qui restait inclinée pour retenir de ses deux mains sa robe sur la cheville, sentit contre ses joues une haleine brûlante et des lèvres boucanées… mais elle ne s’en soucia aucunement, toute heureuse de contempler les pourceaux qui pataugeaient dans les flaques de purin.
Cependant, le marchand, avec de longs soupirs sucés, lui palpait le mollet, en murmurant :
« Laissez-moi, bonne sœur, vous toucher le genou, oui… oh ! oui, ce genou si moite et rose… Vous aurez deux autres pourceaux !… et même, trois !… ne vous en déplaise… »
Sœur Bernardine approuva de la tête et ses jolis yeux choisissaient les cinq pourceaux plus gras.
« Bonne sœur, relevez votre robe encore un peu. Laissez-moi caresser votre peau satinée… là… là !… Vous en aurez un autre, sur ma foi ! Et cela vous fera six belles bêtes… »
Sœur Bernardine, distraite, tirait sa robe sur ses cuisses, toujours plus haut, à petits coups, tandis que les pourceaux actionnaient bruyamment la pompe de leur groin, pour épuiser une rigole jaune d’eaux ménagères.
« Vous êtes gentille, ma sœur. Eh bien, si vous me laissez faire un petit jeu que je connais de mon métier, je vous donne aussi la belle truie que vous voyez là. De la sorte, le nombre de vos pourceaux doublera l’an prochain.
– Je veux bien, » répondit-elle, haletant, les joues en feu.
Aussitôt le marchand, enlaçant Bernardine, lui fit plier les deux genoux et la coucha par terre si rapidement qu’elle n’eut pas le temps et la force de pousser un seul cri…
Quand le marchand se releva, la jolie sœur avait oublié ses pourceaux ; mais guère ne regrettait la violence, car elle se prit à dire, en lissant, avec ses mains, sa robe blanche toute chiffonnée : « Joli marchand, tu fus trop généreux envers moi. Je te rends un pourceau pour te dédommager…. Mais recommence bien vite ce que tu viens de faire. »
Le marchand s’exécuta sur-le-champ, avec grâce. Sitôt fini, sœur Bernardine ajouta :
« Je te rends un autre pourceau, mais, bien vite, recommence !… Encore une fois !… Tu auras les deux derniers et la truie aussi !… par pitié, par pitié !… répète un jeu si doux… »
Le marchand fit bonne contenance pour racheter son troupeau tout entier ; et ce lui fut grande joie et délivrance que de voir sœur Bernardine, enfin lasse et brisée, s’endormir sur l’herbette, le bras en croix, comme une sainte.
Leste, il ramassa sa gaule et poussa ses pourceaux hors de la grille en chantant :
La nonne s’endormit
au seuil du monastère,
en disant sa prière…
Lors on vit s’entrebâiller une fenêtre dans la facade du couvent, embrasée par le soleil couchant ; une vieille nonne se pencha au dehors, en chevrotant :
« Sœur Bernardine, l’on vous attend à la chapelle !… Réveillez-vous ! Vite… car c’est l’heure où le démon rôde autour des monastères… Regardez, sœur Bernardine !… Le voilà !… C’est Satan… Il a les cornes !… Il conduit à l’abreuvoir ses pourceaux… dont le dos est rouge… »
Et cependant, dans les flamboiements du crépuscule satanique, lentement s’estompait la silhouette du marchand cornu qui poussait devant lui ses pourceaux couleur d’enfer gavés de pourriture…
Un démon…
lui vola son rosaire…
son honneur et s’enfuit !…
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(F. T. Marinetti, in Poesia, n° 9, octobre 1905)
Tout ce que j’imagine restera toujours au-dessous de la vérité, car il viendra un moment où les créations de la science dépasseront celles de l’imagination.
(Lettre de Jules Verne à Charles Lemire.)
Trente années se sont écoulées depuis la mort du grand romancier populaire et ses livres se vendent toujours et ne cesseront sans doute pas de se vendre d’ici longtemps. Jules Verne, de sa tranquille retraite d’Amiens, a exercé sur son époque l’action la plus puissante et peut-être la moins observée.
On a fini par reconnaître que les penseurs, ou, comme on disait autrefois, les idéologues ont sur les événements et sur les mœurs une influence beaucoup plus directe et beaucoup plus profonde que les hommes d’action, de brutale réalisation. Napoléon, malgré son génie, n’aurait pu, à lui seul, déclencher l’immense renversement social de 93 dont il profita d’ailleurs et dont les véritables inspirateurs furent Voltaire et J.-J. Rousseau. On a répété avec assez de raison que les romans d’Eugène Sue, les Mystères de Paris, les Misères des enfants trouvés qui se vendaient par centaines de mille ont été une des causes déterminantes de la révolution de 48 et ont fourni au socialisme naissant la plupart de ses thèses favorites. Plus près de nous, les théories d’un Karl Marx, si sèches, si dénuées d’ampleur, si pauvres d’idées qu’elles soient, gardent un incontestable prestige sur les foules non évoluées comme les Russes, les Chinois et les prolétaires illettrés de toutes les nations. Le vieil adage latin reste vrai. Mens agitat molem.
L’auteur de Vingt mille lieues sous les mers n’a exercé autour de lui qu’une bienfaisante influence. N’eût-il eu que ce mérite, il a initié plusieurs générations à la connaissance de l’univers et fait mentir la fameuse définition, d’origine allemande d’ailleurs : Le Français est un monsieur décoré qui ne sait pas la géographie. Mais ses livres, traduits dans toutes les langues, et qui d’abord ne semblaient destinés qu’aux adolescents des collèges, ont eu une portée beaucoup plus grande que, peut-être, il ne l’avait cru lui-même. Il a discerné, prédit et décrit l’immense bouleversement social que les découvertes de la science allaient produire dans le monde. Il faut savoir gré au romancier d’avoir eu confiance dans le progrès de l’intelligence humaine. C’est lui qui a écrit cette phrase : Tout ce qu’un homme est capable d’imaginer, d’autres hommes sont capables de le réaliser.
On demeure stupéfait en constatant qu’il n’est pas une des anticipations prédites par le romancier qui ne se soit réalisée à la lettre. Le Nautilus de Vingt mille lieues sous les mers est devenu une réalité et l’on va prochainement construire entre l’Europe et l’Amérique des îles flottantes dont la première idée vient certainement de l’île à hélice. Dans le Château des Carpathes, il a mis au service d’un conte fantastique les principes alors à peine connus du phonographe, du cinéma et de la télévision, dont il avait prévu les incalculables conséquences. Enfin, comme l’ont démontré récemment des ingénieurs allemands et américains, le voyage de la terre à la lune est devenu possible et n’est plus qu’une question d’argent. Jules Verne a justifié pleinement l’assertion de Gérard d’Houville qui écrivait « que bon nombre des plus hardies découvertes sont nées des Mille et une nuits et des Voyages extraordinaires. »
Le « Nautilus » qui n’est autre que le moderne sous-marin.
Il est assez curieux de constater que Jules Verne, regardé comme un écrivain futile par les gens superficiels, a toujours été pris au sérieux par les explorateurs et par les savants. Voici ce que dit de lui le capitaine Jean Charcot : « J’ai lu, je relis avec passion les Voyages extraordinaires ; la bibliothèque du Pourquoi pas ? les contient tous et, non seulement je les vois entre les mains des membres de l’état-major, mais ils sont très demandés aux heures difficiles par les hommes de l’équipage. Dans ses lettres, le maréchal Lyautey rapportait la conversation qu’il eut avec un bureaucrate hostile à certaines innovations : « Tout ça, mon général, c’est du Jules Verne. – Mais oui, mon bon monsieur, c’est du Jules Verne, parce que, depuis vingt ans, les peuples qui marchent ne font plus que du Jules Verne. »
Le grand savant Charles Richet a écrit : « Si je fus, comme Wilbur Wright, comme mes amis Bréguet, un passionné de l’aviation, c’est pour avoir lu, relu et médité Cinq semaines en ballon. » Et l’amiral Byrd dira avant de s’envoler vers le pôle Sud : « C’est Jules Verne qui m’y emmène ! »
Jules Verne avait imaginé ce scaphandre, plus moderne encore que les derniers que nous avons inventés.
On pourrait allonger à l’infini cette liste des admirateurs du romancier et de ceux dont il a inspiré les découvertes ou les voyages d’exploration. Citons, au hasard du souvenir, Simon Lake, Georges Claude, Boucherot, Remy de Gourmont, Pierre Louÿs, Paul Claudel, Francis Jammes, Alphonse de Chateaubriand, Claude Farrère, Claretie, Brisson, Maurice Barrès.
Louise Michel, qui fut une des inspiratrices de Jules Verne.
Une des caractéristiques de cette œuvre immense est son infinie variété, ses prévisions presque prophétiques s’appliquant aux sujets les plus divers. Comme l’a dit un de ses biographes, M. Allotte de la Fuye, il a tout prévu, tout décrit : aérobus, aréotrains, affiches-réclames projetées sur les nuages, journaux servant à chaque abonné une audition mouvante et colorée des faits mondiaux de la présente minute. En ces métropoles de l’avenir, le télégraphe est remplacé par le phono-téléphoto et Jules Verne indique comme agent transmetteur des images optiques le sélénium dont les propriétés conductrices spéciales seront en effet utilisées seize ans plus tard pour la fabrication des premiers appareils de vision à distance.
Il a prévu de nouveaux accumulateurs d’énergie, condensant les rayons solaires, captant l’électricité intérieure du globe, les chutes d’eau, les fleuves, les vents et les marées. Des transformateurs puisant la force vive en ses accumulateurs la restituèrent à leur source première après en avoir obtenu le travail désiré. La restitution du trop-plein des chaleurs estivales égalisera les saisons, l’hiver n’existera plus, etc., etc.
Ce qui fait que les romans de celui qu’on a appelé le démiurge des livres d’étrennes n’ont pas vieilli, c’est que toutes les inventions de leur auteur offrent un côté pratique et réalisable. Ses imaginations sont audacieuses, mais elles ne sont pas chimériques ; et c’est ce que Maurice Donnay, qui est lui aussi un admirateur du romancier, a souligné d’excellente façon.
« Quand j’étais enfant, écrit-il, les gens sérieux avaient coutume de dire que les livres de Jules Verne donnaient des idées fausses à la jeunesse, parce que, sans doute, il avait écrit Vingt mille lieues sous les mers avant les submersibles, le Capitaine Hatteras avant cet autre professeur d’énergie, Nansen, et le Tour du monde en quatre-vingts jours avant qu’un reporter pût l’accomplir en moins de cinquante. » Ah ! les gens sérieux seront toujours bouffons ! Quoi qu’il en soit, il serait bien injuste, celui qui ne ferait pas la place belle dans une histoire littéraire de notre temps à cette sorte de prophète scientifique.
GUSTAVE LE ROUGE
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(in Le Monde illustré, n° 4080, samedi 29 février 1936)