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Gravure de Gustave Doré
pour Les Voyages de Sindbad le marin,
« Les marchands cassèrent l’œuf à coups de hache, »1865
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Gravure de Gustave Doré
pour Les Voyages de Sindbad le marin,
« Les marchands cassèrent l’œuf à coups de hache, »1865
Quoi qu’on dise, je crois à l’existence du grand serpent de mer ; une feuille, connue par son bon sens et sa véracité, en a d’ailleurs parlé avec une telle insistance, que le doute n’est plus permis à cet égard.
Mais ce n’est pas seulement dans la mer que l’on retrouve ces reliques gigantesques de la création antédiluvienne, on en rencontre encore sur terre dans des lieux inhabités et inhabitables, ainsi que le prouve la relation que sir James Duck, capitaine du navire anglais le Bitter, vient d’adresser à l’Académie de Londres. Voici cette relation :
« Mylords,
Je revenais du Japon, avec un chargement de porcelaines, lorsque mon navire fut pris par une horrible tempête qui l’emporta pendant trois jours et trois nuits avec une furie épouvantable. Le quatrième jour, je me trouvai sur une mer inconnue, sans voiles et sans mâts : heureusement, j’en avais de rechange. Une terre apparaissant au loin, je fis gouverner sur elle, malgré son aspect misérable, pour tâcher d’y réparer mes avaries, et, lorsque je n’en fus plus éloigné que d’environ deux milles, je jetai l’ancre, fis mettre mon canot à la mer et j’y descendis avec quatre matelots, armés, ainsi que moi, de fusils et de haches. À mesure que nous approchions de la côte, elle nous paraissait de plus en plus horrible ; enfin, nous débarquâmes sur un rivage désolé que bien certainement jamais le pied d’un homme n’avait foulé. À un mille environ se dressaient d’immenses rochers granitiques, auprès desquels les fameuses pyramides d’Égypte n’eussent paru que des grains de sable ; du reste, nulle trace d’habitation, nulle végétation, rien autre chose que des os décharnés jonchant au loin le sol dans un désordre épouvantable. Je reconnus facilement que ces hideux débris avaient appartenu à divers animaux, notamment à des bœufs et à des éléphants, les cornes des uns et les défenses des autres ne pouvant me laisser aucun doute.
Saisi d’horreur et redoutant un danger dont je ne pouvais néanmoins présumer toute l’étendue, je me disposais à quitter cette plage inhospitalière, quand tout à coup l’air s’assombrit comme à l’approche d’une violente tempête ; l’obscurité augmenta bientôt avec une rapidité inouïe, de longs battements d’ailes se firent entendre, et telle était la force de ces battements que l’air refoulé sur nos têtes nous frappait comme un vent violent. Cependant, une masse immense était suspendue au-dessus de nous, faisant entendre des cris qui ressemblaient aux rugissements de plusieurs lions réunis : c’était un oiseau d’une grandeur et d’une grosseur prodigieuses, que je reconnus aussitôt pour un roc, d’après le portrait qu’en a donné le célèbre Sindbad, le marin.
Sans me laisser intimider par l’imminence du péril, j’ordonnai à mes matelots de mettre en joue et d’attendre mon commandement pour tirer, tandis que moi-même, donnant l’exemple, je visai à l’œil du monstre qui arrivait sur ma droite : j’étais bien inspiré ! Le roc n’étant plus qu’à vingt pas environ, « Feu ! » m’écriai-je de toute la force de mes poumons ; l’horrible bête, grièvement blessée, disparut comme un tourbillon en faisant entendre des cris tellement rauques et perçants que nous en devînmes sourds ; cependant j’ordonnai, et plutôt par signes qu’autrement, de recharger vivement les armes. Bien nous en prit, car un battement d’ailes plus furieux et plus précipité que le premier retentit sur nos têtes ; le roc se précipitait sur nous avec rage, mais à notre gauche. « Feu ! » m’écriai-je une seconde foi en conservant toujours mon même point de mire. L’animal, touché de nouveau et plus grièvement, aveuglé par mes deux coups de fusil, qui lui avaient crevé, le premier, l’œil droit et le second, l’œil gauche, emporté, en outre, par l’impétuosité de son vol et la puissance de son poids, et incapable de se diriger, alla donner de la tête sur les rochers : telle fut la violence du choc, qu’il s’y brisa le crâne et vint tomber expirant à deux pas de nous.
Le drame n’était pas terminé ; nous avions abattu la femelle, il nous restait à triompher du mâle. À peine nos armes étaient-elles rechargées, que celui-ci parut menaçant, fort, terrible, faisant craquer son bec avec un bruit semblable à celui d’un chêne qui se brise et au fracas d’un grand édifice qui s’écroule. J’avais à ma droite deux de mes matelots, deux autres étaient à ma gauche, et je me trouvai juste en face de mon terrible adversaire ouvrant un bec où deux bœufs eussent pu facilement entrer. Néanmoins, je n’en fus point ému. Impassible comme un marbre et me rappelant les ingénieuses instructions du célèbre Jules Gérard, le tueur de lions, je dirigeai mon coup de manière à enfiler le roc de la tête à la queue, tandis que mes compagnons le visaient au corps, sous les deux ailes. Nos armes, fabriquées par le fameux Devismes, ne faillirent point à sa réputation ; la force de leur pénétration fut telle que je traversai littéralement le géant dans toute sa longueur, et que, plus tard, nous retrouvâmes, dans le corps du monstre, deux de nos projectiles lancés de côté qui, s’étant rencontrés, étaient étroitement solidement unis l’un à l’autre et formaient ce qu’en langue de tir on appelle des balles mariées. Nous venions d’échapper à la mort la plus effroyable ; mais la victoire nous coûtait cher : deux de nos intrépides marins avaient succombé dans la lutte, l’un étouffé par le roc qui l’écrasa en tombant, l’autre broyé dans les serres du terrible animal, qui le saisit en se débattant contre l’agonie. Cependant, les gens du navire ayant entendu nos trois décharges, et en ayant vu la fumée, avaient mis la chaloupe à la mer avec dix hommes d’équipage bien armés ; les brisants, les arrêtèrent d’abord ; mais ils finirent par trouver une crique où ils s’amarrèrent, et ils arrivèrent à nous au moment où nous venions d’abattre notre dernier ennemi. Jugez, Mylord, de leur douleur à la vue de leurs infortunés camarades étendus sans vie et de leur stupeur à l’aspect des deux monstrueux volatiles, dont l’un, le mâle, mesurait cent trente-deux pieds d’envergure et l’autre, la femelle, cent soixante et un pieds six pouces !
Nous examinâmes alors plus attentivement ces gigantesques animaux, voici leur signalement : le roc mâle diffère peu de la femelle, il est cependant plus petit d’un tiers ; c’est, au reste, ce que l’on remarque généralement chez les oiseaux de proie. Le plumage est d’un brun foncé marqueté de larges taches, blanches en-dessus et jaunâtres en-dessous ; les plumes des ailes sont alternativement brunes et blanches ; mais le mâle a sur la tête une sorte de couronne ou huppe dont la femelle est dépourvue. Le bec, long d’environ dix pieds, de la forme de celui de l’aigle, est à sa base d’une largeur de huit pieds ; il est noir, tranchant et d’une telle dureté que nos meilleures haches s’émoussaient ou s’ébréchaient en l’entamant. Les pattes sont monstrueusement larges et leurs quatre doigts sont armés d’ongles crochus excessivement aigus et tranchants et à peu près de la longueur du bec ; ils sont peut-être encore plus durs que celui-ci et leur pointe, d’un admirable poli, résonne comme l’acier trempé.
Il est certainement heureux que de semblables oiseaux soient fort rares, car ils doivent faire dans un troupeau d’incalculables dégâts et dévorer, pour leur nourriture journalière, au moins vingt fois autant de chair qu’un véritable enfant de la vieille Angleterre pourrait en absorber.
Ne voyant plus rien qui me retînt sur cette terre maudite, j’avais résolu de la quitter après avoir donné la sépulture aux deux infortunés qui étaient morts si misérablement ; mais mes matelots me prièrent avec tant d’instance de leur laisser chercher l’aire des rocs pour la détruire, que je ne pus leur refuser cette légère satisfaction. J’avais justement apporté une forte lunette pour reconnaître le pays ; j’examinai les masses qui se dressaient près de nous et je découvris, à une hauteur que j’évaluai être de 15 à 1800 pieds, une sorte de creux indiquant une caverne, autant que j’en pouvais juger à une pareille élévation. Nous étions 13 hommes en me comptant ; je fis charger toutes les armes, pris avec moi la moitié de mes gens en recommandant aux six autres de ne point se séparer pour mieux résister en cas d’attaque, et nous nous mîmes à gravir les rochers, ce qui ne laissait pas que d’être fort pénible et même dangereux, chacun de nous avant, outre son fusil, un pistolet, une hache, un paquet de cordes, une torche et des vivres ; car j’avais prévu que nous passerions la nuit, sinon dans la caverne, du moins sur les rochers. Au bout de quatre heures d’une périlleuse ascension, nous atteignîmes le but, objet de nos désirs ; c’était une cavité énorme haute de 50 pieds, large de 30 et profonde de 60, qu’une aire immense occupait en entier : cette aire était composée d’herbes sèches, de broussailles de branches et même de troncs d’arbres.
Une odeur repoussante et un air chargé de miasmes fétides nous empêchèrent d’abord d’y pénétrer ; mais quatre torches et un feu que je fis allumer, en épurant l’air, nous permirent enfin de nous y aventurer.
Jamais spectacle plus étrange ne frappa l’œil d’un homme ; trois œufs, ressemblant plutôt à des cuves qu’à des œufs, tous trois à peu près d’égale grosseur, c’est-à-dire longs de 12 pieds, égaux de chaque bout et d’un diamètre de 4 pieds, se trouvaient au milieu de l’aire et la remplissaient en grande partie, sauf sur la longueur ; ils étaient tachetés de rouge brun sur fond jaune et paraissaient fraîchement pondus, ce que nous pûmes vérifier en les mirant au moyen de nos torches, malgré l’épaisseur de leur coquille, que nous trouvâmes être de six pouces.
Cependant la nuit était venue ; notre appétit avait été vivement excité par l’exercice violent que nous avions fait depuis le matin, et nos estomacs réclamaient impérieusement une nourriture abondante. Nos vivres nous paraissant insuffisants, mes matelots imaginèrent de faire cuire un des trois géants. Ils commencèrent par le rouler à l’entrée de la caverne au moyen de leviers qu’ils improvisèrent, puis ils le placèrent sur un lit d’herbes sèches et de branchages auxquels ils mirent le feu, en ayant soin de modérer la flamme pour ne point faire péter la coquille.
Durant ce temps-là, un aide du charpentier du navire, qui se trouvait au nombre des explorateurs, nous creusa des assiettes dans un tronc d’arbre et fabriqua une énorme cuillère de bois, tandis qu’un matelot, brisant à coups de hache la partie supérieure de l’œuf, y introduisit une longue branche pour remuer et mêler le blanc et le jaune, et nous préparer ainsi un énorme plat d’œuf brouillé. Hélas ! le sel, le poivre et le fromage manquaient ! Il fallut nous résigner à faire contre mauvaise fortune bon cœur, et à sept gaillards vigoureux et affamés que nous étions, nous soupâmes gaiement, dans nos assiettes bretonnes, avec un seul œuf, dont il resta encore plus de la moitié, bien que nous fussions tous largement repus. Après ce copieux repas, fait sans boire, car nous manquions d’eau, un sommeil lourd et profond s’empara de nous ; néanmoins, le lendemain matin, nous nous réveillâmes tous frais et dispos. Il fallut songer à quitter la caverne ; mais auparavant, ne pouvant emporter les œufs qui restaient et ne voulant ni les briser ni les laisser intacts, je les fis percer des deux bouts et souffler, pour les vider entièrement et conserver ainsi un témoignage irrécusable de notre tragique aventure et de l’existence de monstres que, jusqu’à présent, on avait crus fabuleux ; puis j’abandonnai la place.
La descente fut aussi heureuse que la montée, quoique beaucoup plus périlleuse, et les cordes que j’avais fait prendre à mes hommes leur furent d’un grand secours. Il était environ midi lorsque je rejoignis enfin les six matelots que j’avais laissés en observation ; tant s’en faut qu’ils eussent été aussi heureux que nous : la chair de roc qu’ils avaient essayé de manger exhalait une odeur tellement infecte qu’ils furent obligés d’y renoncer et de se contenter du peu de vivres que nous leur avions laissés.
Je donnai l’ordre du départ, commandai une décharge générale en mémoire des deux malheureux que je laissai sur cette horrible plage et rejoignis le navire, abandonnant les cadavres des rocs dont je n’emportai que quelques plumes des ailes. Hélas ! ces misérables restes ont encore été perdus pour la science, les insectes s’y mirent et je fus obligé de les jeter à la mer, sans en rien conserver. Je regrette d’autant plus vivement ce malheur que c’eût été pour moi une grande gloire que d’enrichir notre musée national de ces glorieux trophées. J’espère cependant, Mylords, que quelque marin, plus heureux que moi, retrouvera les deux œufs que j’ai mis à l’abri de la putréfaction, quoique cette trouvaille soit presque impossible à faire, puisque je n’ai pu relever le point où sont situés les rochers que j’ai visités, la boussole ayant été emportée de l’habitacle par la tempête, et toutes mes cartes perdues, sans que j’aie pu jamais en retrouver une seule. »
Telle est la relation exacte que vient d’adresser à l’Académie royale de Londres le véridique et hardi capitaine sir James Duck. Espérons, quoique lui-même semble en douter, qu’un autre marin plus heureux rapportera les fameuses reliques qu’il a été contraint de délaisser : ce serait un véritable trésor pour la science et une richesse incalculable pour le splendide musée de nos voisins d’Outre-Manche.
A. N. GABRIEL
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(in Le Journal monstre, bulletin et courrier des familles, 1ère année, n° 8, septembre-octobre 1857)
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Gravure d’Alfred Kubin
À M. Aurélien Scholl.
’avoue que j’aime le crapaud. Bien qu’il soit hideux et couvert de pustules, qu’il rampe sur un ventre jaune sale, qu’il ait la démarche grotesque et qu’il se plaise au fond des vieux trous ou sur la bourbe des eaux croupies, cet animal ne m’inspire aucune répulsion. Je n’ai nul dégoût à le prendre dans ma main et à lui dire les paroles de tendresse niaise que murmurent les concierges aux oreilles de leurs affreux roquets. Que de poignées de main j’ai données à des hommes dont la peau était peut-être plus blanche et lavée au champagne, mais dont l’âme était infiniment plus immonde que celle du crapaud ! Car, n’en doutez pas, s’il est vrai que l’homme possède une âme, le crapaud, le pauvre crapaud, en possède une aussi, et combien meilleure ! L’avez-vous observé quand, après avoir aidé sa femelle à se débarrasser de ses œufs, il enroule lui-même autour de ses propres cuisses les précieux chapelets ? Il les porte partout avec lui, plus prudent, plus ingénieux que jamais, de façon à ce qu’aucun de ces œufs ne se détache, et lorsqu’ils sont près d’éclore, il les dépose dans une mare, au meilleur endroit, et les défend courageusement contre les salamandres et les mourons
Il n’y a pas, dans toute la création, un être plus haï que le crapaud. Les femmes, à sa vue, poussent des cris d’horreur, et si, par malheur, son corps a frôlé le bout de leurs jupes, elles s’évanouissent. L’ignorante brutalité du passant lui déclare une guerre sans merci. Quand, après les averses, on le rencontre par les chemins, qui sautille gauchement sur ses pattes courtes et plissées, on l’assomme d’un coup de bâton, on lui lance des pierres qui l’écrasent. C’est un maudit, maudit comme le sergent de ville que les surins guettent au détour des rues nocturnes ; comme le gendarme dont on retrouve le corps mutilé, au fond d’une marnière, près du bois hanté des braconniers ; comme tous ceux-là qui se dévouent à une œuvre juste, utile et bienfaisante, sans autre récompense que le mépris et la haine des foules. Ce n’est point seulement à cause de sa laideur qu’on le déteste, c’est surtout à cause de la mission, à la fois protectrice et justicière, qu’il accomplit dans la nature. Le crapaud détruit les larves qui coupent les moissons par la racine, font se flétrir les blés et se dessécher l’herbe des prairies ; il pourchasse impitoyablement les insectes qui dévorent les bourgeons, les limaces, les chenilles, les vers immondes qui corrodent les fleurs de leur bave, et pourrissent, sur les branches, les fruits encore verts : besogne ingrate et qui, semblable à celle de ces Don Quichottes imbéciles qui veulent préserver des larves humaines les beaux fruits d’intelligence, les belles fleurs d’art, les belles semences de patriotisme, ne rapporte que des horions et des risées. Malheureux crapaud, quand donc cessera-t-on de te poursuivre, de te jeter des pierres, de t’assommer ainsi qu’une bête malfaisante, toi, l’auxiliaire résigné du laboureur, le protecteur honni des jardins, le conservateur des trésors de la terre, toi qui, malgré ta mine basse et les verrues de ta carcasse rugueuse, devrais être le premier, parmi les animaux sacrés, comme tes sœurs les hirondelles et les cigognes, comme tes frères, les roitelets ?
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Je marchais dans un chemin de traverse, bordé à droite et à gauche de bourdaines épaisses et de souches d’ormes courtes, trapues, mangées de polypes monstrueux et creusées de trous noirs. Il avait plu. Maintenant l’eau s’égouttait à la pointe de chaque feuille, en perles brillantes que le soleil irisait. Derrière les haies, les champs, mouillés par l’averse, fumaient, et l’on apercevait sur une branche morte de pommier des oiseaux bouffis qui secouaient leurs plumes. Sur le talus du chemin, entre les ronces et les brins d’herbe, quelque chose de sombre s’agita. Je m’approchai et je vis un crapaud, un vieux crapaud à la peau grumeleuse et crevassée qui, fort empêtré dans la broussaille, fuyait vers un gros tronc d’orme dont les racines à nu posaient sur le talus comme les serres d’un immense épervier. J’observai le crapaud. Après beaucoup de difficultés, il arriva au pied de l’arbre, juste au-dessous d’un trou qui, à la hauteur de cinquante centimètres, bâillait tristement dans l’écorce de l’orme. De ses deux pattes de devant, le crapaud s’appuya fortement contre l’arbre ; lorsqu’il se sentit bien suspendu, il fit un mouvement et son ventre se colla contre l’écorce, faisant l’office de ventouse ; ses pattes alors se détachèrent pour s’élever plus haut. C’est ainsi qu’il atteignit le trou, par où il disparut. Cet exercice m’avait émerveillé et je pensai que le crapaud qui l’avait aussi délicatement exécuté devait être un vieux routier, habile en plus d’un tour et d’une intelligence rare, comme sont les vieux crapauds. Je cueillis une belle mûre sauvage, je la piquai au bout d’un brin d’herbe et l’introduisis dans le trou de l’arbre, en ayant soin de la faire aller et venir pour exciter la curiosité et la gourmandise de mon batracien. Au bout de quelques minutes, je sentis que la mûre avait été gobée. J’en pris une nouvelle, et celle-ci ne tarda pas à être mangée ; à la troisième, le crapaud se présenta au bord du trou.
Qu’il avait une bonne et vénérable figure, avec sa gueule large et plate, ses gros yeux ronds qui lui sortaient de la tête, des yeux à la fois pleins de bonté, de malice et de résignation !
Je lui donnai encore quelques mûres, des vers et des mouches, qu’il avala avec une visible satisfaction, en me regardant d’un air de reconnaissance ; et, lui ayant laissé une provision de nourriture, je continuai mon chemin…
Tous les jours, je passais en cet endroit, et je m’arrêtais auprès du vieil orme. Le crapaud ne tardait pas à paraître. Je le gorgeais d’insectes, et lui, pour me remercier, me racontait toutes les aventures de sa vie, ses longs sommeils d’hiver sous les pierres gelées ; la cruauté des hommes quand, après les pluies chaudes, il sortait de sa retraite et s’égarait dans la campagne, foulé par les pieds, poursuivi par les dents des fourches ; tous les coups de bâton et tous les coups de sabot dont sa peau gardait encore les traces ; et j’admirais combien ce patriarche avait dû dépenser d’adresse, de prudence, de véritable génie, pour arriver, sans trop d’encombres, à travers les dangers et les embûches, malgré la haine des hommes et des animaux, à traîner sa misérable existence, qui devait être longue de plus de cent années.
« Notre histoire, me dit le crapaud, est pleine de choses lamentables et merveilleuses. On nous déteste, mais nous intriguons beaucoup les gens… Il faut que je te raconte quelque chose d’extraordinaire… Un soir de printemps, je fus pris par un savant, un vieux savant, qui cheminait sur la même route que moi. Tu connais sans doute cette espèce d’hommes farouches et barbares qu’on appelle des savants ! Il paraît que cela ne vit que du meurtre des pauvres bêtes, et que cela ne se plaît que dans le sang et les entrailles fumantes… Mon savant avait des lunettes et un grand chapeau de paille, sur lequel il avait piqué au moyen d’une épingle trois papillons qui battaient de l’aile de douleur… C’était affreux… Il m’enveloppa de son mouchoir et, en me fourrant dans une boîte en fer blanc qu’il portait en bandoulière, je l’entendis ricaner et se dire : « Voilà un fameux crapaud ! Ah ! nous allons pouvoir nous amuser un peu, voilà donc un fameux crapaud. » Je passai la nuit en cette boîte que le bourreau, sans plus de façon, avait accrochée à un clou, dans son cabinet. Le lendemain de grand matin, le savant me retira de ma prison. Il me déposa sur une table, où se trouvaient beaucoup d’instruments et d’objets inconnus, puis, après m’avoir examiné en tous les sens du bout de sa pince d’acier, il me jeta au fond d’une sorbetière et me gela… Oui, il me gela !… Quand je sortis de la sorbetière, j’étais inerte et plus dur qu’une pierre. « Je crois qu’il est gelé, tout à fait gelé, je le crois », dit le savant. Et, pour s’en assurer mieux, il me frappa à plusieurs reprises avec une règle et me précipita durement trois fois, sur le parquet. Mon corps claquait comme une planchette de bois sec : « Parfaitement gelé, mon garçon », reprit-il. Et l’on me mit au frais.
Je restai ainsi deux ans. L’été, j’avais un supplément de glace car le savant craignait que je ne dégelasse. Quand un ami venait rendre visite à mon savant, on descendait à l’endroit où je me morfondais en mon gel. Celui-ci me prenait dans sa main et me jetait violemment contre un mur : « Qu’est-ce que c’est ça, le savez-vous ? », demandait-il. – C’est un crapaud en bois. – Pas du tout, c’est un crapaud gelé, et il vit, et je le dégèlerai, et cela fera une révolution à l’académie ». C’étaient, à ce propos, des discussions qui n’en finissaient plus. Je fus, en effet, dégelé en grande pompe et me mis aussitôt à sauter comme un cabri. Tout l’Institut était là ; on n’en revenait pas. Je profitai de l’effarement général pour m’enfuir, car je ne doutais pas que tous ces gens ne voulussent recommencer des expériences sur mon dos… On m’a conté depuis que le savant a écrit trois volumes in-quarto sur mon aventure… Quelle pitié ! »
*
Je ne sais pourquoi l’idée me vint de lui donner un nom, et je l’appelai : Michel. Il parut très flatté de cette attention, le pauvre crapaud, et peut-être prit-il ce vocable pour un ennoblissement, pour quelque chose qui devait désormais le sauvegarder du mépris. Il répondait très bien à son nouveau nom, et quand je disais : « Michel ! » son corps se trémoussait, et ses yeux, plus vifs, roulaient avec un reflet de joie dans leurs orbites saignantes. Le bruit de mes pas sur le chemin lui était familier et connu, et il ne l’eût pas confondu avec celui des autres passants. Du plus loin qu’il l’entendait, vite il se présentait à l’entrée du trou, impatient et frémissant comme un chien qui sent approcher son maître. Quelquefois, je faisais mine de ne pas m’arrêter, et Michel me suivait de ses yeux devenus tristes tout à coup.
Un jour, je ne trouvai plus Michel. En vain je l’appelai, en vain je frappai sur l’arbre, en vain je mis dans le trou noir des insectes et des mûres. Le trou était vide : Michel était parti. Je repassai le lendemain. Une chauve-souris avait élu domicile dans la maison du pauvre crapaud. Elle s’envola tout effarée par la lumière, se cognant aux branches des arbres et poussant de petits cris. Je ne doutai pas que Michel n’eût été assommé. Pourtant, la broussaille n’avait été dérangée ni foulée ; aucun savant, aucun chien n’était venu là. Je ne pensais plus à Michel, quand, un beau matin, je l’aperçus qui me regardait du seuil de son antre. Mais, combien changé ! Sa peau ridée, flasque, autour de son corps, faisait de gros bourrelets verdâtres ; son œil était atone ; à peine s’il pouvait remuer ses membres, réduits à l’état de chiffons visqueux.
« Eh bien ! Michel, lui dis-je d’une voix sévère, vous vous êtes mis dans un joli état ! Voilà donc où vous mène l’inconduite. »
Michel me regarda d’un air craintif et honteux. Pourtant il mangea avidement des insectes et de belles mûres. Nous reprîmes nos conversations. Hier encore, je ne vis pas Michel, et je remarquai que les ronces avaient été, au pied de l’orme, piétinées, saccagées, arrachées. Et soudain je l’aperçus, le corps en bouillie, ses entrailles étalées, attaché sur la terre, par une brindille de coudrier pointue comme une épée. Je le couvris de quelques feuilles de ronces et l’ensevelis dans son trou.
Une fauvette chantait au sommet d’un arbre voisin.
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(Ce texte est paru dans La France, le 31 août 1885, avant d’être repris dans le recueil Lettres de ma chaumière, Paris : A. Laurent, 1886 ; les illustrations sont celles de Maurice Dessertenne pour la publication dans Touche à Tout, magazine des magazines, n° 11, novembre 1911)
Des vertus et propriétés de plusieurs sortes de fientes. Comme l’homme est la plus noble créature, ses excréments ont aussi une propriété particulière pour guérir plusieurs maladies. Dioscoride et Galien en font cas et assurent qu’ils enlèvent les maux de gosier ou esquinancies.
« Voici la manière de les préparer. On donnera à manger à un jeune homme de bon tempérament des lupins pendant trois jours et du pain bien cuit, où il y aura du levain et du sel ; on lui fera boire du vin clairet, et on gardera les excréments qu’il rendra après trois jours de ce régime. On les mêlera avec autant de miel, et on les fera boire et avaler comme de l’opiat, ou bien, si le malade n’est pas ragoûté d’un tel condiment, on les appliquera comme un cataplasme : le remède est infaillible. » Nous ne dirons pas s’il est agréable.
De la fiente de chien. « Si on enferme un chien et qu’on ne lui donne pendant trois jours que des os à ronger, on ramassera sa fiente, qui, séchée et réduite en poudre, est un admirable remède contre la dyssenterie.
On prendra des cailloux de rivière qu’on fera chauffer ; ensuite, on les jettera dans un vaisseau plein d’urine, dans lequel on mettra un peu de cette fiente de chien réduite en poudre ; on en donnera à boire au malade deux fois la journée, pendant trois jours, sans qu’il sache ce qu’on lui donne… Cette fiente est aussi un des meilleurs dessiccatifs pour les vieux ulcères malins et invétérés… »
De la fiente de loup. « Comme on sait que cet animal dévore souvent les os avec la chair de sa proie, on prendra les os que l’on trouvera parmi sa fiente, parce que, pilés bien menus, bus dans du vin, c’est un spécifique contre la colique. »
De la fiente de bœuf et de vache. « La fiente de bœuf et de vache, récente et nouvelle, enveloppée dans des feuilles de vigne ou de chou, et chauffée dans les cendres, guérit les inflammations causées par les plaies. La même fiente apaise la sciatique. Si on la mêle avec du vinaigre, elle a la propriété de faire suppurer les glandes scrofuleuses et écrouelles. Galien dit qu’un médecin de Mysie guérissait toutes sortes d’hydropisies en mettant sur l’enflure de la fiente chaude de vache. Cette fiente aussi, appliquée sur la piqûre des mouches à miel, frelons et autres, en enlève aussitôt la douleur. »
Fiente de porc. « Cette fiente guérit les crachements de sang. On la fricasse avec autant de crachats de sang du malade, y ajoutant du beurre frais, et on la lui donne à avaler. »
Fiente de chèvre. « La fiente de chèvre a la vertu de faire suppurer toutes sortes de tumeurs. Galien guérissait fort souvent ces tumeurs et les duretés des genoux, mêlant cette fiente avec de la farine d’orge et de l’oxycrat, et l’appliquant en forme de cataplasme sur la dureté ; elle est admirable pour les oreillons, mêlée avec du beurre frais et de la lie d’huile de noix. Ce secret semblera ridicule ; mais il est véritable, car on a guéri plus de vingt personnes de la jaunisse, leur faisant boire tous les matins, pendant huit jours, à jeun, cinq petites crottes de chèvre dans du vin blanc… »
De la fiente de brebis. « Il ne faut jamais prendre cette fiente par la bouche comme celle des autres animaux, mais l’appliquer extérieurement sur le mal : elle a les mêmes propriétés que la fiente de chèvre. Elle guérit toutes sortes de verrues, de furoncles durs et de clous, si on la détrempe avec du vinaigre, et qu’on l’applique sur la douleur. »
De la fiente des pigeons ramiers et des pigeons domestiques. « Pour les douleurs de l’os ischion, la fiente des pigeons ramiers ou domestiques est admirable, étant mêlée avec de la graine de cresson d’eau ; et lorsqu’on veut faire mûrir une tumeur ou une fluxion, ou peut user d’un cataplasme, dans lequel entre une once de cette fiente, deux drachmes de graine de moutarde et de cresson, une once d’huile distillée de vieilles tuiles. Il est sûr que plusieurs personnes ont été guéries par cette fiente, mêlée avec de l’huile de noyaux de pêches. »
Galien dit que la fiente d’oie est inutile, à cause de son âcreté ; « mais on est certain qu’elle guérit aussi de la jaunisse, lorsqu’on la détrempe dans du vin blanc et qu’on en boit pendant neuf jours. »
Dioscoride dit que la fiente de poule ne peut être efficace que pour guérir de la brûlure, lorsqu’elle est mêlée avec de l’huile rosat, mais Galien et Eginette assurent que, jointe avec de l’oxymel, cette fiente apaise la suffocation et soulage ceux qui ont mangé des champignons, car elle fait vomir tout ce qui embarrasse le cœur. Un médecin du temps de Galien guérissait la colique avec cette fiente, détrempée d’hypocras, fait de miel et de vin. »
« La fiente de souris, mêlée avec du miel, fait revenir le poil, lorsqu’il est tombé, pourvu qu’on en frotte l’endroit avec cette mixtion… »
« Pour conserver la beauté, voici un secret très important au beau sexe : c’est une manière de faire le fard. On prendra de la fiente de petits lézards, du tartre de vin blanc, de la raclure de corne de cerf, du corail blanc et de la farine de riz, autant de l’un que de l’autre ; on broiera le tout dans un mortier, bien menu, on le fera tremper ensuite dans de l’eau distillée d’une semblable quantité d’amandes, de limaces de vigne ou de jardin, et de fleurs de bouillon blanc, après cela on y mêlera autant de miel blanc, et l’on broiera encore le tout ensemble. Cette composition doit être conservée dans un vase d’argent on de verre, et l’on s’en servira pour se frotter le visage et les mains (1)… »
Voilà, convenez-en, une singulière pharmacopée.
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(1) Secrets d’Albert le Grand, p. 167.
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(Collin de Plancy, Dictionnaire infernal, ou Bibliothèque universelle sur les êtres, les personnages, les livres, les faits et les choses qui tiennent aux apparitions, à la magie, au commerce de l’enfer, aux divinations, aux sciences secrètes, etc., Paris : P. Mongie, 1826 [deuxième édition])
M. Petrus Borel (ce nom vient tout naturellement quand on parle croque-morts) écrivit jadis sur cette profession un article d’un goguenard inouï (1). Un matin, on sonne à sa porte, il va ouvrir.
« Je suis Bug-Jargal, dit l’entrant.
– En quoi puis-je vous être agréable, monsieur ?
– Laissez faire, vous nous l’avez été déjà assez…Nous voulions vous voir et nous sommes venus…Vingt-cinq cercueils ! Nous vous remercions de tout notre cœur… Ah ! sacristi, quand vous mourrez, nous vous porterons comme un prince, tout à la douce et sans vous secouer… »
M. Petrus Borel ouvrait de grands yeux.
« Il y a un petit malheur, c’est que vous ne soyez pas du 11e arrondissement. On vous aurait porté au Mont-Parnasse ; on est là comme chez soi. Pas besoin de tombeau. Moi, je me chargerais de vous entretenir de bon terreau, j’ai un ami jardinier par là ; il ne faut pas autre chose sur son cadavre que des fleurs, c’est plus gai. »
Alors seulement, l’homme de lettres commença à comprendre que le personnage qui débutait par un tel discours pouvait bien être un croque-mort. Si l’accoutrement de Bug-Jargal était insolite, sa physionomie ne l’était guère moins. Une petite tête ronde grêlée, égayée par trois fossettes sur les joues et sur le menton ; le nez rouge et gros comme celui d’un buveur de Teniers ; des besicles, instrument inaccoutumé aux gens de cette profession ; et, sur le tout, un crâne nu comme un ver. L’habit-veste de drap noir, la cravate blanche, le gilet et le pantalon noir donnaient l’idée d’un notaire de province.
« Monsieur Bug-Jargal, répondit M. Petrus Borel, je suis très charmé de votre aimable visite et vous remercie de vos non moins aimables propositions ; mais je n’ai encore aucune idée de faire un tour à Mont-Parnasse ou au Père-Lachaise…
– Je l’entends bien ainsi, reprit Bug-Jargal ; histoire de rire tout simplement. Ah ! faut-il faire monter les autres ?
– Quels autres ? »
Bug-Jargal alla à la fenêtre et montra du doigt à l’écrivain une cinquantaine de croque-morts qui se promenaient gravement dans la rue, les uns causant, les autres fumant. Tous avaient revêtu leur costume officiel.
« Eh ! mais quel est votre dessein ?
– Les faire monter ici.
– Non, non et non.
– Sacrés cercueils, ils ne seront pas contents. Voilà ce que c’est. Je suis leur doyen, tel que vous me voyez. Je leur ai lu votre travail entre deux verres de vin, et ils m’ont dit : « Ça ne peut pas se passer comme ça, allons remercier l’auteur. » Et puis, nous sommes venus. Voilà donc pourquoi ils ont pris la liberté de m’envoyer en avant.
– Je vous remercie, vous le leur direz de ma part ; mais ils me feraient grand plaisir de ne pas rester là trop longtemps… On pourrait croire qu’il y a un mort dans la maison…
– Bon, reprit Bug-Jargal, je saisis vos systèmes ; les auteurs ont des drôles d’idées, enfin n’importe. Nous allons vous obéir ; au moins faites-nous un petit plaisir… Après, nous partons.
– Je suis tout à votre service.
– Allons, vous êtes un brave auteur, monsieur Petrus Borel. Puisque vous ne pouvez pas recevoir mes camarades, montrez-vous une minute à la fenêtre ; qu’ils puissent vous voir.
– C’est convenu. Adieu, monsieur Bug-Jargal.
– À l’avantage de vous revoir, monsieur Petrus Borel ! Surtout, si le malheur voulait que vous vous trouviez un de ces quatre matins in extremis, vous pouvez compter sur nous. »
Bug-Jargal descendu conta à ses amis son entrevue avec l’auteur et leur dit :
« Attention, la fenêtre s’ouvre. »
L’homme de lettres parut à son balcon.
« Vive M. Petrus Borel ! » crièrent les cinquante croque-morts.
Ce hurrah étonna beaucoup les boutiquiers du quartier, qui sortirent de leurs maisons, fort surpris d’entendre des croque-morts faire des souhaits de vie en l’honneur de quelqu’un, ce qui va contre leur métier.
Bug-Jargal est le doyen des croque-morts. Il y a trente-deux ans qu’il est à l’administration des pompes funèbres ; pendant ces trente-deux ans, il n’a mérité que des compliments de ses chefs. Depuis deux ans, il aurait pu se retirer du service, il a droit à une pension, mais Bug-Jargal a l’amour de l’art.
– Un croque-mort, l’amour de l’art, vous voulez rire ! – Je me garderai bien de rire en pareille occurrence. Cela semble en effet bizarre pour ceux qui n’ont pas remarqué que les individus s’attachent à leur profession, en raison de leur bassesse.
La seule faveur que demanda Bug-Jargal aux Pompes fut d’être employé à l’avenir au transport des petits.
Ce n’était pas le zèle qui faisait faute, mais la force. Un matin, il avait laissé glisser d’un second étage une bière contenant un très gros grenadier de la garde nationale, mort d’apoplexie. Ce fut comme un avertissement du ciel. « Mes bras s’en vont ! » dit-il.
L’administration lui accorda sa demande ; et depuis Bug-Jargal fut chargé du service des petits. Le petit, en style des Pompes, correspond à enfant, en français. Voilà Bug-Jargal heureux, pouvant se livrer à sa fantaisie et vivre libre comme l’air ; car le petit s’en va plus qu’on ne le croit, isolé, au cimetière. Quand le petit est mort, les parents disent souvent : « Un fier débarras ! »
Donc, Bug-Jargal s’en allait plus d’une fois au cimetière Mont-Parnasse, portant la bièrette sous le bras. Le doyen des croque-morts était en même temps l’homme le plus poétique, le plus buveur, le plus philosophe et le plus lacrymal des Pompes. Quand il marchait seul par les chemins, servant tout à la fois de corbillard, de convoi, de parents et d’amis, pour se distraire, Bug-Jargal composait des manières d’oraisons funèbres rythmées qu’il adressait à son mort. Il avait adapté à ces discours de petits airs de fantaisie qui en relevaient la monotonie.
Voici une de ces ballades que je tiens de l’amitié de l’auteur :
« Eh bien ! le petit, le voilà donc dans un bon lit de planches ?
Tu es heureux, le petit ; à ton âge, on est mieux couché dans le sapin que vieux dans un lit de plumes.
Comme tu vas faire un bon somme, le petit, le sommeil de l’éternité.
C’est que, vois-tu, le petit, la vie est une mort quotidienne, tandis que la mort est une vie perpétuelle.
Là-bas, le petit, où tu vas être enterré, ton corps va faire pousser de la belle herbe verte et des marguerites.
Tu quittes, le petit, une vallée de larmes pour une vallée de joies.
Le bon Dieu va faire de toi un ange, le petit, parce que tu n’as pas encore péché.
Quand tu seras un ange, le petit, souviens-toi de moi, le vieux Bug-Jargal, qui seul t’accompagne.
Adieu, le petit, et prie pour moi. »
Bug-Jargal n’a jamais eu aucun penchant voltairien, et il croit sérieusement que les petits s’occupent de lui.
« J’ai déjà là-haut, disait-il, deux cent cinquante-trois anges qui me connaissent. » Car il les compte et les inscrit sur un livre.
Quand il a remis la bièrette aux fossoyeurs, Bug-Jargal s’en revient tranquillement faire un tour chez la mère aux chiens. On nomme ainsi la propriétaire d’un cabaret de la barrière d’Enfer. Là, se donnent rendez-vous les employés des Pompes, qui viennent vider nombre de fioles en mémoire des morts.
Ce cabaret, qui a pour enseigne à la Girafe, n’est pas des plus remarquables à l’extérieur. Il est même vilain avec le badigeon rouge criard dont on a jugé à propos de l’orner. Mais il existe une grande salle, exposée à tous les vents, avec un toit de bois, des tables et des bancs de bois solidement fichés, en terre. Le jour n’y pénètre qu’à demi et donne à cette longue salle un aspect tout particulier, qu’on ne retrouve guère que dans les brawery de Hollande.
La cabaretière, une grosse personne, incessamment suivie d’une légion de jeunes chiens, d’où lui vient son surnom, est depuis longues années en fort bonne intelligence avec Bug-Jargal. La calomnie, qui s’assied même au cabaret, a prétendu qu’elle était sa maîtresse. Je n’en crois rien, pas plus qu’à la nouvelle de son mariage, facétie inventée par un croque-mort plaisant.
L’origine de ces bruits vient de ce que Bug-Jargal prend ses repas à la Girafe. Aussi bien le vénérable doyen a le mariage en horreur, et il répète souvent :
« Le mariage est un corbillard rempli de cahots. Il y a des mariages de première classe qui sont aux corbillards de première classe ce que les mariages de dernière classe sont aux corbillards de dernière classe. »
La conversation de cet homme étonnant est semée de mots en harmonie avec sa condition. Il a composé même une chanson lariflatique sur la mort, qui est dans le sentiment jovial et mélancolique des fresques de la Danse des Morts, que peignait à Bâle Holbein. J’en donnerai trois couplets pour qu’on juge du ton philosophique qui est empreint dans cette chanson. La poésie n’en est pas des plus fines ; mais à quoi bon des règles qui gêneraient les pensées de l’auteur ?
AIR : du Larifla.
La mort pour tous est bonne.
Oh ! la belle besogne,
Quand aux petits et vieux
Elle éteint les deux yeux.
Larifla, fla fla,
Larifla, fla, fla.
Brrr, la froide fille !
Disait un joyeux drille,
Sentant à son grabat
Claquer de maigres bras.
Larifla, fla, fla.
La folle personnière
Enfourne dans la bière
Les soucis du passé
Avec le trépassé.
Larifla, fla, fla.
Le public n’a pas grande sympathie pour les employés des Pompes. Cela vient de ce que les croque-morts, en général, n’ont pas de dehors. D’ordinaire, ils sont vêtus de noir, mais on ne sait pourquoi leurs habits de drap deviennent tout d’un coup du lasting, et de noir passent à un ton verdâtre et malheureux qui chagrine la vue. Leurs crêpes sont tout de suite loques, et plus d’un chiffonnier en ferait fi ! Voilà ce qui indispose le public.
Au contraire, Bug-Jargal a le sentiment du costume. Son habit ne se déforme pas : son drap reste du drap et le noir demeure du noir. De cette tenue magistrale lui arrivent en foule les sympathies. Il a de tout temps exercé une certaine suprématie sur ses camarades ; ils admirent non seulement le doyen, mais encore l’homme.
Du temps qu’il exerçait pleinement son métier, il reçoit l’ordre d’aller encercueiller un homme de haut parage. Les parents avaient recommandé au concierge de les avertir quand les croque-morts se présenteraient. Rien ne ranime la douleur comme un affreux croque-mort. Bug-Jargal monte et sonne ; il s’adresse justement à l’épouse du défunt qui le prit pour le notaire. – On ne peut pas taire de plus grand éloge à un employé des Pompes. Ce n’est pas tout, la bonne, le voyant tout frisé et guilleret, – Bug-Jargal était jeune alors, – ne sut contenir son admiration et s’écria :
« Seigneur ! qu’il est donc gentil et propre… On dirait qu’il sort d’une boîte… »
Cette expression que quelques lecteurs pourraient prendre pour une allusion, prouve simplement la bonne tenue et les soins exquis que Bug-Jargal a pour sa personne.
« D’où vient-il ? d’où sort-il ? » demanderont les personnes qui veulent savoir l’alpha et l’oméga d’un personnage. D’autres vont dire : « On ne s’appelle pas Bug-Jargal, » et mille autres réclamations fort désagréables à tout biographe.
Il n’avait pas de nom quand il sortit des enfants-trouvés. On l’appelait Pierre, singulière prédestination quand on songe à l’état qu’il devait embrasser dans la suite. Chose plus étrange encore ! il entra en apprentissage chez un menuisier. De menuiserie en menuiserie, il arriva chez l’entrepreneur des cercueils. De confectionneur à porteur de cercueils, il n’y a qu’un pas. Ce pas, il le franchit. Alors paraissait un des premiers romans de M. Victor Hugo ; l’ex-menuisier le lut, le relut et le lut encore. Il en parla et reparla à qui voulait l’entendre ; il le récitait à ses amis ; ce fut une rage. La Fontaine parlant à tout le monde du prophète Barruch était moins ennuyeux.
Bref, on surnomma Pierre Bug-Jargal en raison de sa profonde admiration pour le livre ; comme il n’avait pas de nom, il garda celui-là. N’en valait-il pas un autre ?
Les entasseurs de tomes, qui se piquent d’écrire des choses en dix volumes, peuvent aller trouver Bug-Jargal. Il les recevra comme un marquis ne reçoit pas et leur racontera des histoires étranges qui laissent de bien loin en arrière madame Radcliffe et M. Sue, qui surpassent en invention les Mystères d’Udolphe et les Mystères de Paris. Bug-Jargal, par sa position, ne sait-il pas tout ? N’a-t-il pas remarqué dans les familles, au jour de l’enterrement, les douleurs et les larmes qui ressemblent tant aux pâtés d’opéra-comique, des douleurs et des larmes de carton ?
Nous qui n’avons voulu tirer qu’un simple crayon de cette figure originale, nous nous bornerons à narrer un seul fait observé par Bug-Jargal.
« Un homme pas riche, dit-il, venait d’être enterré au Mont-Parnasse. Je dis pas riche, à cause de son convoi qui était maigrelet. Huit jours se passent. Voilà un matin, une femme, longue et maigre, pâle comme la lune, qui demande la place où était son mari. Le concierge l’y mène. Elle tombe à genoux sur la terre et fond en sanglots. Nous sommes habitués à cela, pas vrai ? eh bien ! ça nous faisait de la peine. Ces sanglots-là n’étaient pas naturels. Il n’en sortait pas de larmes. Après, elle tire de dessous son châle une bouteille, mon Dieu ! faite comme toutes les bouteilles ; et puis elle ôte le bouchon et verse de l’eau sur la terre. Ensuite, elle s’en va. Une semaine après, elle revient. Toujours les mêmes sanglots et toujours la même bouteille. – « Madame, que lui dit le concierge, faut pas vous gêner à apporter de l’eau, nous en avons ici à votre service. » Elle le regarde avec ses grands yeux fixes et ne répond pas. Ce commerce dura je ne sais combien. Pour lors, nous apprenons que la pauvre affligée passait son temps à pleurer ; et ce qu’elle apportait dans sa bouteille, c’étaient des larmes, oui, monsieur, ses larmes de la semaine. »
Ce simple narré qui laisse bien loin la douleur mythologique d’Artémise en l’honneur du roi Mausole, est un des mille faits dont est chargée la mémoire du croque-mort.
Tout dernièrement il a eu une idée originale. Il fit placer, sur la tombe d’un ouvrier qui s’était acquis une réputation par ses chansons dans les goguettes, une bouteille cassée.
Bug-Jargal a peut-être un défaut. Il n’aime pas la nature, il lui préfère le vin ; ou il ne voit la nature qu’à travers un prisme sépulcral. Il regardait une plantation de jeunes arbres que faisaient sur le boulevard d’Enfer des ouvriers.
« Ces arbres-là, dit-il, c’est des cercueils qui poussent. »
29 décembre 1845.
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(1) « Le Croque-mort, » in Les Français peints par eux-mêmes, encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, tome second, Paris : Louis Curmer, 1840)
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(Champfleury, Les Excentriques, Paris : Michel Lévy frères, « Bibliothèque contemporaine », 1852)
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Quelques illustrations de Jean Marembert pour Champavert, contes immoraux,
de Petrus Borel (Paris : éditions Montbrun [1947])
Avec l’aimable autorisation du Maître des Lieux d’Au Carrefour Étrange :
grâces lui soient rendues !
Jean lorrain, alias «Le Fanfaron du vice» (Rachilde) ou « L’Enfilanthrope, » comme il se surnommait lui-même, est surtout resté dans nos mémoires comme l’archétype de l’écrivain fin-de-siècle, buveur d’éther et singulier auteur des Histoires de Masques. Extrait de son recueil Sensations et souvenirs (Paris : Bibliothèque-Charpentier & Eugène Fasquelle, 1895), Le Crapaud est l’une des mes nouvelles préférées, en grande partie à cause du charme tout nervalien de ses premières pages. À la fois fascinante et répulsive, c’est une transposition magistrale des enchantements et des terreurs de l’enfance.
*
Ç’a été une des plus affreuses impressions de mon enfance et c’en est resté peut-être le plus tenace souvenir ; vingt-cinq ans ont passé sur cette petite mésaventure d’écolier en vacances, et je ne puis encore en évoquer la minute sans sentir mon cœur chavirer sous mes côtes et me remonter jusqu’à la hauteur des lèvres dans une indicible nausée de frayeur et de dégoût.
Je pouvais bien avoir dix ans, et mes deux mois de grandes vacances de collégien élevé loin des miens et de ma petite ville natale, dans un des plus grands lycées de Paris, je les passais dans la propriété d’un de mes oncles, un grand parc tout en profonds ombrages et en eaux dormantes s’allongeant au pied d’une haute hêtraie dévalant au flanc d’un coteau, et cela dans un pays charmant, au nom plus charmant encore, à Valmont ; Valmont, dont je devais retrouver les deux romanesques syllabes dans le plus mauvais livre, le plus cruel et le plus dangereux du XVIII° siècle, Valmont dont le mélancolique et doux souvenir, fait de grands arbres, d’eau de sources et de longues et silencieuses promenades sous des chemin couverts, est demeuré confondu dans ma mémoire avec les chromo-lithographies de Tony Johannot, lacs d’Écosse entourés de forêts et châteaux d’outre-Rhin dominant des vallées, des morceaux de musique traînant il y a vingt ans sur le piano de ma mère.
Mon oncle Jacques possédait dans ce coin de pays perdu une vaste propriété, ancien domaine abbatial dont nous habitions le couvent, aujourd’hui converti en maison de campagne. Les cellules y étaient devenues autant de chambres étroites et proprettes, le réfectoire la salle à manger et le parloir le salon ; nous vivions là en famille, une quinzaine de cousines et de cousins, sous la surveillance de nos parents, et c’étaient tous les jours, durant ces deux mois, des parties dans les environs pour amuser cette marmaille.
Ces folles parties qui faisaient battre des mains et bondir de joie mes petits cousins, je mettais, moi, tous mes soins pour m’y soustraire, épris que j’étais déjà, tout enfant, de solitude et de rêverie, plein d’une peur instinctive des jeux bruyants des garçons et des taquineries déjà coquettes des filles. Aux violentes parties de barre, aux goûters sur l’herbe en forêt et même à la pêche aux écrevisses, si féconde en amusantes surprises, combien je préférais une promenade à l’aventure, seul, sans personne, dans ce grand parc dont les interminables pelouses m’apparaissaient mystérieuses et comme baignées d’une clarté de rêve entre leurs hauts massifs de peupliers, de hêtres et de bouleaux ; et certains rideaux de trembles dorés se dressant en quenouilles sur le bord de l’étang, j’en aimais, non sans une certaine étreinte au coeur, le feuillage éternellement inquiet. Un kiosque à vitraux de couleur à demi enfoui parmi les oseraies d’une île artificielle m’attirait aussi, comme fasciné, au bord des eaux tranquilles, et c’était, dans la petite barque attachée à la rive, de longues heures de songeries, étendu sur le dos, les bras repliés derrière la tête et les yeux suivant la fuite des nuages de ce ciel clair et profond de pays d’étangs.
Oh ! la torpeur ensommeillée et le silence bourdonnant d’insectes des chaudes journées de juillet dans ce coin de parc accablé, tous les hôtes du domaine retirés dans leurs chambres fraîches, avec, de temps à autre, le bruit monotone d’un râteau criant sur le sable des allées ; et, aux premières rouilles de septembre, la chute des feuilles des platanes, transparentes et jaunes comme de l’ambre, sur l’étain figé des pièces d’eau ! Comme tout cela est loin et m’est présent encore, combien de tout cet hier je voudrais faire l’emploi de mes lendemains !
Ces heures lourdes de la sieste en été, des excursions en automne, je les passais, moi, en pérégrinations sournoises, en véritables voyages de découverte à travers les coins inexplorés de cette propriété dont le clair-obscur et le mystérieux m’intriguaient. C’étaient de longues haltes auprès des fourmilières, des contemplations ravies de grenouilles immobiles sur une feuille de nénuphar, des reconnaissances prudentes autour des ruches, toutes ces joies, en somme, que prennent les enfants à étudier des bêtes qui ne se savent pas regardées ; et puis enfin, c’était une volupté déjà étrange, étant donné mon âge, à céder à la fascination de l’eau. L’eau qui m’a toujours attiré, séduit, pris, charmé, et qui m’ensorcelle encore, et Dieu sait si j’étais servi à souhait dans cette propriété où les îlots, les ponts rustiques et les pièces d’eau se succédaient dans des paysages de keepsake ; le premier parc anglais créé dans la contrée au moment de la vogue des romans de Rousseau. Une rivière indolente alimentait toutes ces merveilles auliques, grossie elle-même par quatre ou cinq petites sources, dont l’orgueil du premier propriétaire avait fait autant de chapelles. C’étaient, échelonnées le long du parc, comme autant de piscines cimentées et dallées sous un abri d’ardoises, avec quatre ou cinq marches baignant dans la transparence d’une eau verdâtre et froide : la source.
C’étaient là, je l’avoue, mes pèlerinages d’élection ; une, entre autres, qu’on appelait la Ferrugineuse, me plaisait plus que toutes. Située à la lisière du parc, au pied d’une sapinière dont l’ombre bleue la trempait comme d’un reflet de lune, même par les plus chaudes journées d’été, elle stagnait, délicieusement froide, tel un bloc de glace encastré dans le quadrilatère des murs. À peine si quelques bulles de vif-argent crevaient à sa surface et, parmi les pariétaires, les lierres terrestres et les fougères fines, elle sourdait, cette source, si limpide et si lente que son eau n’en semblait plus de l’eau, mais du cristal de roche refroidissant posé au fond d’un réservoir.
Une de mes rares joies (je les aimais déjà presque coupables, aiguisées, affinées par l’attrait des choses défendues) était de m’esquiver vite après le déjeuner et de courir d’un trait, à perdre haleine, à travers le parc, pour arriver tout ému, tout en nage à la source préférée, et là, de boire éperdument l’eau bleuâtre et glaciale. Cette eau qu’on nous permettait à peine à table, cette eau que nous buvions tous des yeux à travers les carafes emperlées de buée, je relevais mes manches jusqu’aux coudes pour y plonger mes mains frémissantes, j’y puisais à pleines poignées, je m’en emplissais la bouche et le gosier avec des glouglous jouisseurs, j’y pointais ma langue comme dans de la glace, et je sentais descendre en moi un froid aigu et pénétrant, et pourtant doux comme une saveur : c’était une espèce de frénésie toute sensuelle, triplée par la conscience de ma désobéissance et par le mépris que je prenais des autres de ne pas oser en faire autant ; et puis, on était si bien dans cette retraite, dans l’ombre calme et comme éternelle de ces grands sapins, les yeux reposés par le velours des mousses !
Oh ! la source ferrugineuse du vieux parc de Valmont, je l’ai, je crois, aussi passionnément aimée, aussi voluptueusement possédée que la plus adorée des maîtresses, et cela jusqu’au jour où, par une cruelle revanche des choses, j’y devais trouver le plus ignoble des châtiments.
Un jour où, selon mon habitude, je venais de boire à lentes gorgées l’enivrante eau glacée, comme je me relevais sur la paume des mains (ce jour-là, dans ma sensualité gourmande, je m’étais couché à plat ventre et j’avais lapé à même la source comme un jeune chien), j’aperçus sur le dallage de la piscine, accroupie dans un angle, une immobile forme noire qui me regardait : c’étaient deux yeux ronds à paupières membraneuses horriblement fixés sur les miens, et la forme était flasque, comme affaissée et rentrée en elle-même, quelque chose de noirâtre et de mou dont la seule idée de contact m’énervait. Son immobilité aussi, son immobilité de monstre ou de larve m’emplissait de colère et d’épouvante, quand à travers les transparences de la source, sous l’ombre dentelée des fougères, l’amas gélatineux et brun s’étira lentement, et deux pattes palmées ignoblement grêles firent un pas vers moi.
Le crapaud remuait.
Car c’en était un, un immonde crapaud, pustuleux et grisâtre, maintenant qu’il était sorti de son angle, et que la lumière fusante des sapins tombait sur son échine en l’éclairant en plein : un ventre d’un blanc laiteux traînait entre ses pattes, ballonné et énorme, tel un abcès prêt à crever ; il remuait, douloureux, à chaque effort en avant de la tête, et l’ignoble pesanteur de son arrière-train écœurait.
C’était d’ailleurs un crapaud monstrueux, comme je n’en ai jamais vu depuis, un crapaud magicien, tout au moins centenaire, demi-gnome, demi-bête du sabbat, comme il en est parlé dans des contes, un de ces crapauds qui veillent, couronnés d’or massif, sur les trésors des ruines, une fleur de belladone à la patte gauche, et se nourrissent de sang humain.
Le crapaud remuait et j’avais bu de l’eau où vivait et où grouillait ce monstre, et je sentais dans ma bouche, dans mon gosier, dans tout mon être, comme un goût de chair morte, une odeur d’eau pourrie, et pour comble d’horreur, je vis que le crapaud, dont les yeux avaient semblé me fixer tout d’abord, avait les deux prunelles crevées, les paupières sanguinolentes, et qu’il s’était réfugié dans cette source, supplicié et pantelant, pour y mourir.
Oh ! ce crapaud aveugle, cette agonie de bête mutilée dans cette eau claire au goût de sang !
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MARQUIS DE SADE
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On sait que le trop galant marquis de Sade, le chef d’une certaine littérature d’à présent, s’est éteint doucement dans la maison de Charenton, à un âge assez avancé, sans maladie.
Huit ans avant sa fin, il avait écrit son testament, qui est un document fort original, comme tout ce qui est sorti de sa plume autorisée.
En voici quelques dispositions :
« Je défends que mon corps soit ouvert, sous quelque prétexte que ce puisse être… »
C’est dommage ; l’examen du cerveau du marquis de Sade aurait donné sans doute des résultats intéressants.
« Je demande avec instances qu’il soit gardé quarante-huit heures dans la chambre où je décéderai, placé dans une bière de bois qui ne sera couverte qu’au bout des quarante-huit heures… »
Le marquis prévoyait-il un cas de léthargie ? ou bien espérait-il ressusciter ?
« Pendant cet intervalle, il sera envoyé un exprès au sieur Lenormand, marchand de bois, boulevard de l’égalité, n° 101, à Versailles, pour le prier de venir lui-même, suivi d’une charrette, chercher mon corps pour être transporté, sous bonne escorte, au bois de ma terre de la Malmaison, commune de Mancé, près d’Épernon, où je veux qu’il soit placé, sans aucune espèce de cérémonie, dans le premier taillis fourré qui se trouve à droite dans ledit bois, en y entrant du côté de l’ancien château, par la grande allée qui le partage.
La fosse sera pratiquée dans ce taillis par le fermier de la Malmaison, sous l’inspection de M. Lenormand, qui ne quittera mon corps qu’après l’avoir placé dans ladite fosse. Il pourra se faire accompagner, s’il le veut, par ceux de mes parents ou amis qui, sans aucune espèce d’appareil, auront bien voulu me donner cette dernière marque d’attachement.
La fosse une fois recouverte, il sera semé dessus des glands, afin que, par la suite, le terrain de ladite fosse se trouvant regarni, et le taillis se trouvant fourré comme il l’était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent de dessus la surface de la terre, comme je me flatte que ma mémoire s’effacera de l’esprit des hommes.
Fait à Charenton-Saint-Maurice, en état de raison et de santé, le 30 janvier 1806.
D. A. F. Sade. »
Ce testament ne manque pas d’une poésie farouche qui est bien dans le ton de certains paysages sombres répandus à travers l’œuvre du terrible monomane. Cet enfouissement dans un taillis désert, cette préoccupation d’une disparition totale, ce fermier creusant une fosse, ce peu de monde, ce silence, tout cela fait courir un frisson dans le dos. Cela lui ressemble bien.
Les derniers mots : « Je me flatte que ma mémoire s’effacera de l’esprit des hommes, » font prévoir comme un regret, un repentir, auxquels on voudrait pouvoir se raccrocher. Mais j’ai de la méfiance.
M. A. de Rochefort, le père de notre confrère de l’Intransigeant, s’est rencontré une fois à dîner avec le fameux pornographe.
Il raconte ce fait dans ses Mémoires.
C’était à l’occasion de la fête du directeur de Charenton.
« Un grand dîner avait été préparé, dit M. de Rochefort ; je trouvai ma place à une table où plus de soixante convives étaient réunis. À ma gauche était un vieillard à la tête penchée, au regard de feu ; les cheveux blancs qui le couronnaient donnaient à sa figure un air vénérable qui imposait le respect ; il me parla plusieurs fois avec une verve si chaleureuse et un esprit si varié qu’il m’était très sympathique. Quand on se leva de table, je demandai à mon voisin de droite le nom de cet homme aimable ; il me répondit que c’était le marquis de S… À ce mot, je m’éloignai avec autant de terreur que si j’avais été mordu par le serpent le plus venimeux. »
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(Charles Monselet, De A à Z, portraits contemporains, Paris : G. Charpentier et Cie, 1888)