Les lecteurs qui suivent La Porte ouverte connaissent l’affection toute particulière que nous portons à Charles Derennes. Nous avions déjà publié il y a quelque temps la seconde version de ce merveilleux petit texte ; il fait partie d’une série de contes ressuscitant les traditions populaires du Quercy, dans lesquels Derennes s’attache à évoquer les survivances du paganisme.
Le Grand Dieu Pan n’est pas mort ; les Dames du Bonheur ne sont pas seulement de bonnes fées, elles sont, comme les « Hommes cornus, » les derniers vestiges d’une race disparue habitant autrefois les plateaux du Quercy et réfugiée dans le domaine enchanté de Clarecroze ou Clarecrose, accessible uniquement aux cœurs purs. En ce sens, Charles Derennes est très proche de l’univers magique d’Arthur Machen. Comme le suggère M. d’Escolobre, l’un des personnages du récit :
« Les légendes ne sont presque toujours que des souvenirs de vérités mortes… Pourquoi des vérités mortes ailleurs ne vivraient-elles pas dans ce pays-ci ?… »
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Il existe quelque part un beau pays qui doit, tout compte fait, être quelque part sur la Terre, puisque d’aucuns que je sais y sont allés durant leur vie et en sont revenus. Et c’est Clarecroze… Si, voyageant dans le Haut-Quercy, vous sortez des bois de Bastit par l’orée qui regarde le soleil levant, entre Espédailhac et Issendolus, vous entendrez les gens du lieu parler de Clarecroze, des palais tout en or et en diamants qui s’y élèvent, des fontaines qui y murmurent, des belles dames qui s’y promènent en robe couleur du temps et qui sont, n’en doutez point, fées. À propos de ce pays fabuleux, des chansons et des dictons remplissent les esprits et les bouches. Ainsi, l’on dit d’un prodigue : « que tout l’or de Clarecroze ne lui suffirait pas, » d’une fille trop entichée de ses charmes : « qu’elle se prend pour une des dames de Clarecroze, » et autres choses semblables. Quant aux chansons, il en est de très belles qui ne donnent aux tout petits d’autre envie que celle de danser en rond, mais qui font rêver bien des jeunes hommes, et voici par quoi débute l’une d’elles, que je traduis comme je peux :
Marche trois jours et quatre nuits
Par les chemins des hommes, puis
Délaisse cette route, et suis
La piste de la Lune.
Ce qui t’attend au beau pays
Si ce n’est pas le paradis,
Ô cœur vaillant, c’est mieux ou pis :
C’est l’amour, la fortune !
Ne sois pas trop tôt fatigué.
Passe le bois, passe le gué,
Puis d’un bâton de chêne – ô gué ! –
Heurte la porte close,
Ô cœur vaillant, et tu verras
Les belles Dames de là-bas
Venir en te tendant les bras
Du fond de Clarecroze.
Si vous dépassez d’une lieue Issendolus ou Espédailhac, Clarecroze ne signifie plus guère que quelque chose comme « grotte lumineuse, » en dialecte quercinol. Un savant de mes amis, se rappelant que le Quercy est creux comme un vieil arbre, en a conclu que Clarecroze pourrait bien n’être qu’une vaste caverne souterraine dont un berger égaré revint jadis avec des histoires extraordinaires… Mais alors, il ne serait pas nécessaire de suivre, comme dit la chanson, la piste de la Lune, et encore moins de chercher à comprendre ce que veulent dire ces mots ; il ne serait pas non plus nécessaire d’avoir « le corps brillant ou le cœur pur, » ce qui, à en croire un dicton, est indispensable aux hommes qui souhaitent de voir s’ouvrir pour eux les portes de Clarecroze… Et pourtant Clarecroze existe et les descriptions qu’en ont faites ceux qui en sont revenus concordent si admirablement que le moindre doute serait preuve de partialité ou de folie.
*
Il ne se passe pas d’année que je n’aille dans le Haut-Quercy, auprès de Mme de Cazamiane. Elle fut ma marraine comme elle avait à peu près douze ans et, lorsque j’eus grandi un peu et que je connus les contes où de belles et bonnes fées consentent à être marraines des fils des hommes, il me fut impossible d’imaginer ces fées sous des traits autres que ceux de la grande jeune fille aux yeux verts et aux cheveux bruns qui devint Madame de Cazamiane à quelque temps de là… Depuis la mort de son mari, elle vit au fond des solitudes quercinoles, en son domaine de Castelcourrilh, avec son petit Georges, le cœur tout occupé de lui. Elle est encore plus belle à présent qu’elle a beaucoup pleuré. C’est une de ces créatures qui portent leur splendeur morale comme une armure adamantine, et les ans glisseront longtemps encore au-dessus de sa tête sans oser s’y appesantir. Il m’est doux de croire que le cygne dont s’enorgueillit le blason des Cazamiane n’y fut jamais qu’en prévision d’elle.
C’est un pénible voyage que celui de Castelcourrilh. À Cahors, on quitte le train et d’antiques potaches vous secouent sur près de six lieues à travers le plus morne des paysages, dans l’inexorable monotonie de tertres et de plateaux couleur de craie ; la poussière pique aux yeux, racle à la gorge ; le soleil brille d’un éclat aveuglant et nu… Mais enfin, on aperçoit au loin, contre le ciel, la frange violette des bois de Bastit et, à l’ombre des premiers arbres, la longue façade de Castelcourrilh. Ainsi se termine l’épreuve qu’il faut subir avant de gagner le paradis, car Castelcourrilh est véritablement le paradis, peut-être parce qu’il y a un ange.
Or, l’an dernier, à mon arrivée, je trouvai la maison bouleversée. Une vieille servante, dès la porte, me mit au courant : depuis la veille au soir, on cherchait vainement le jeune monsieur et une fillette de ses amies.
« Voilà quelques jours, me disait la vieille, qu’ils ne parlaient plus que de partir pour Clarecroze ; ils se promenaient dans le parc avec des bâtons sur l’épaule et des gourdes à la ceinture, pour imiter les pèlerins qu’ils avaient vus sur leurs livres d’images ; nous n’y avions pas pris garde, nous avions cru qu’ils jouaient sagement… Et maintenant, « pecaire ! » Dieu sait ce que sont devenus les pauvres petits innocents !… »
La nuit vint comme elle vient là-bas en été, brusque, voluptueuse et fraîche après la flamme du jour. Du balcon où j’étais accoudé auprès de Mme de Cazamiane, accablée de douleur, je regardai errer dans la campagne les lanternes des métayers et des voisins qui allaient poursuivre les recherches toute la nuit. Je répétais sans cesse :
« Ne pleurez plus, marraine ; on les retrouvera. »
Ces mots, je les disais sincèrement, éclairé soudain par un pressentiment heureux, et mon intention n’était pas d’offrir une consolation vaine à la chère âme blessée qui palpitait près de moi… Ma marraine fut durant des heures secouée par des sanglots violents ; quand parut l’aube, elle tomba dans mes bras, comme si elle n’avait pu supporter plus longtemps, avec ses seules forces, le poids immense de son désespoir… Ah ! la douceur de ses pleurs sur mes lèvres !
Il faut dire bien vite que mon pressentiment n’avait pas menti. Bien plus, c’est à Mme de Cazamiane et à moi que fut réservée la joie de retrouver les enfants. Le jour était venu, et nous traversions le parc pour aller aux nouvelles, quand nous les vîmes, couchés dans l’herbe, à un endroit où les chercheurs avaient dû passer maintes fois dans la nuit. Georges et son amie dormaient en se donnant la main et en souriant à de jolis rêves.
Je revois le petit, quelques heures plus tard, entre sa mère et moi… Il nous racontait son voyage avec des yeux étincelants de bonheur. En vain Mme de Cazamiane, croyant à une sorte de délire, voulait le faire taire et le calmer…
« Maman, lui disait-il, laisse-moi tout raconter, tandis que c’est si près qu’il me semble que j’y suis encore… Nous avions marché droit devant nous sous le bois et, quand ce fut la nuit, nous nous trouvâmes dans un joli chemin blanc… On aurait dit que la lune marchait devant nous en faisant traîner sa robe par terre… Et nous avons suivi la lune, et nous avons ainsi atteint un grand portail où de belles dames sont venues à notre rencontre. Qu’elles étaient jolies ! Elles te ressemblaient, maman !… Nous avons joué dans leurs jardins, dans leurs châteaux… L’air était plein de lumière bleue… Et, çà et là, nous avons rencontré quelques hommes pareils à ceux que l’on voit sur la terre, mais ils étaient revêtus de merveilleux habits et ils avaient l’air heureux, heureux… L’un d’eux m’a demandé si je n’étais pas le petit Monsieur de Cazamiane…
– Mon chéri, murmura Madame de Cazamiane sur un ton suppliant, ton amie et toi vous vous êtes endormis et vous avez rêvé tout cela…
– Il m’a demandé si je n’étais pas le petit Monsieur de Cazamiane, poursuivit Georges ; et il m’a dit encore : « Je vous reconnais bien ; tous les dimanches, en allant à la messe, vous passiez devant notre maison avec votre maman. Je suis Jean Piédase, de Reilhac, et chez moi on ne sait pas ce que je suis devenu… Vous direz à mon père que je vais bien et que je reviendrai peut-être un jour…
– Jean Piédase !… s’écria Madame de Cazamiane ; je me rappelle cette histoire… Mais où donc Georges a-t-il entendu parler de cela ?…
– Et puis, ajouta le petit, il m’a prié de remettre à son père, pour bien prouver qu’il n’était pas mort, une bague qu’il avait au doigt… »
Georges fouilla dans sa poche et en tira une chevalière d’argent, comme en portaient jadis les riches paysans du Quercy. Le soir même, le vieux Piédase, mandé en hâte, vint au château, reconnut la bague et l’emporta en pleurant de joie.
*
Quelques jours plus tard, M. d’Escolobre, un vieil ami de Mme de Cazamiane, fut son hôte. Tout le pays racontait l’aventure du petit Georges, et il était venu à Castelcourrilh pour savoir au juste ce qui s’était passé.
Je fus frappé de la tranquillité avec laquelle le vieillard écoutait parler l’enfant : en vérité, il semblait trouver cette étrange histoire aussi naturelle que possible. Et comme je m’en étonnait à haute voix :
« Monsieur, commença-t-il, les légendes ne sont presque toujours que des souvenirs de vérités mortes… Pourquoi des vérités mortes ailleurs ne vivraient-elles pas dans ce pays-ci ?… »
Mais, à ce moment, dans le silence sonore de la nuit déjà noire, retentit sur la route une chanson de paysanne, scholie imprévue en marge des paroles de notre ami :
C’étaient les Dames du Bonheur…
Elles avaient des yeux couleur
D’azur ou d’eau vive – doux cœur,
Beau corps et clair visage ! –
Des hommes ingrats et méchants,
Sourds à leurs pleurs comme à leurs chants,
Les chassèrent loin de nos champs
Par malice et par rage.
Toute leur race s’exila.
Beau temps, depuis lors, s’écoula…
Sont-elles mortes pour cela ?
Je n’en crois pas grand-chose.
Elles sont près d’ici, – tout près…
Ô cœur gentil, cœur qui leur plais,
Tu les verras dans leur palais
Au fond de Clarecroze.
M. d’Escolobre s’était tu pour écouter et il ne reprit pas son discours où il l’avait laissé, quand se fut éloignée la chanteuse qui passait dans l’ombre : il estimait, je pense, que la chanson avait parlé pour lui.
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(Charles Derennes, « Contes de la Dépêche, » in La Dépêche algérienne, journal politique quotidien, vingt-huitième année, n° 9775, mardi 7 mai 1912 ; repris, avec des modifications, dans La Renaissance d’occident, revue mensuelle de littérature, d’art, de sciences et de critique, troisième année, tome VI, n° 10, octobre 1922, et dans la Revue politique et littéraire, revue bleue, soixante-troisième année, n° 22, 21 novembre 1925. Dante Gabriel Rossetti, « The Bower Meadow » et « La Ghirlandata, » huiles sur toile, 1872 et 1873)