CHAPITRE IX
Après un assez long débat intérieur, lorsque Éhio s’était décidée à fuir son amant, elle avait compris qu’il ne fallait pas se donner le temps de réfléchir, d’ouvrir la porte aux attendrissements et aux regrets. Semblable à ces patients pusillanimes qui profitent d’une fugitive lueur de bravoure pour courir chez le chirurgien, elle avait quitté Herraë hâtivement et, aussitôt arrivée à Ipse, s’était présentée au Bureau Directeur 112.
Contrairement à toute conjecture, son retour au bercail ne souleva pas grand émoi. De même, sa défection n’avait pas causé beaucoup de surprise, nul n’ayant songé à voir, dans la fugue imprévue d’une citoyenne élue des Vieux, un acte de rébellion. Ne s’agissait-il pas plutôt de quelque caprice véniel et passager ? Puisque la jeune femme ne se présentait pas à l’heure fixée par les décrets, on décida sagement de l’attendre, et, en l’attendant, on l’avait peu à peu oubliée. Avec un dépit inavoué, Éhio dut constater que personne, à Ipse, ne pensait plus à elle, pas même le Chef qui l’avait honorée de ses préférences. Sans qu’il soit possible d’expliquer pourquoi, elle rendit Kjoès responsable de cette secrète humiliation et s’applaudit d’avoir rompu tout commerce avec un homme aussi funeste. Sa volonté d’obéir aux lois s’en trouva renforcée ; comme on lui demandait si elle consentait maintenant à partager l’existence des Vieux dans leur domaine enchanté, elle répondit fermement : « Oui ! »
Quand Kjoès, à son tour, posa le pied sur le sol d’Ipse, elle venait de partir, emportée vers son nouveau destin par une des vedettes aériennes de Port-Bugloo.
Les apologistes de celui qui devait, par la suite, jouer dans l’histoire un rôle capital ont souvent répété qu’en apprenant cette fatale nouvelle il sentit grandir en lui l’énergie forcenée qui l’animait et « qu’il jura de renverser tous les obstacles accumulés par des mains ennemies sur la route de sa félicité amoureuse. » (1) Mais ce sont là simples allégations d’annalistes soucieux d’exalter le caractère d’un héros dont ils ont entrepris de conter les hauts faits. Tout autre est la Vérité, dont nous sommes, nous, les humbles et fidèles serviteurs. À la révélation de son nouveau malheur, Kjoès ressentit plutôt une sorte de soulagement et, pour tout dire, ce singulier sentiment de délivrance que fait naître dans l’âme humaine l’annonce d’un événement regrettable, certes, mais définitif et irrémédiable. Ainsi la Fatalité, en nous enlevant tout espoir, nous délivre-t-elle, par compensation, du pénible devoir de lutter. De nombreux médecins qui ont eu fréquemment l’occasion d’approfondir la question affirment même que les malades enfin frappés de mort après en avoir été longtemps menacés se sentent soudain rassurés à la pensée qu’il ne peut désormais rien leur arriver de pire…
Pourtant, ayant goûté pendant quelque temps cette amère tranquillité, Kjoès se trouva tout à coup fort désorienté ; ce n’est pas impunément qu’un homme voit disparaître à l’improviste le but unique vers lequel tendait son activité. En outre, il éprouvait le désir impérieux d’épancher son infortune dans le cœur d’un ami. C’est pour satisfaire à ce besoin naturel qu’il se rendit chez Charles qui, ayant recueilli une fois déjà ses confidences, était devenu de ce fait son exutoire attitré. À sa mine abattue, l’archiviste comprit immédiatement qu’un événement grave s’était produit.
« Vous, Kjoès, à Ipse !… s’écria-t-il ; que se passe-t-il donc ?
– Éhio m’a quitté, » dit le jeune homme simplement.
Charles devint extraordinairement pâle. On eût dit que le malheur annoncé par Kjoès le frappait personnellement.
« Que dites-vous ? fit-il ; Éhio…
– Elle m’a quitté, répéta Kjoès ; elle est venue se livrer à nos ennemis. L’avion des Maîtres l’a emmenée là-bas, voici quelques heures à peine !… »
Encouragées par la présence d’un spectateur, des larmes, les premières, coulèrent de ses yeux.
Charles semblait hors de lui.
« Comment ! fit-il avec violence, vous l’avez laissée partir ! »
Le jeune homme dit de quelle manière imprévue l’événement avait eu lieu et comment il était arrivé trop tard pour empêcher l’irrémédiable. L’archiviste l’écoutait à peine. Son agitation était extrême ; il marchait de long en large en montrant des traits convulsés que nul ne se fût attendu à trouver sur le visage d’un citoyen burupe, et encore moins d’un philosophe. Enfin, après avoir longtemps arpenté la pièce sans que Kjoès, impressionné, osât prendre la parole, il parut s’apaiser peu à peu. Une douche d’effluves hypotensifs acheva de le calmer. Alors, redevenu entièrement maître de lui, il fixa sur son interlocuteur un regard chargé de résolution, puis :
« Nous ne pouvons rester ainsi, déclara-t-il ; il faut agir !
– Hélas ! dit Kjoès sur un ton d’extrême lassitude, que pouvons-nous faire ? »
Charles ne le savait pas encore.
Il réfléchit. Une idée hardie germa dans son cerveau, se développa, acquit de l’importance, de la force, de l’autorité. La jugeant à point, il la lança dans l’espace :
« Il faut aller là-bas, voilà ! »
Kjoès ne comprenait pas.
« Là-bas, murmura-t-il, aller là-bas ?…
– Oui, reprit Charles, il faut aller dans l’Île, y aller chercher Éhio et la ramener parmi nous. »
Cette fois, Kjoès saisit, mais la proposition du paléoscribe lui semblait tellement extraordinaire qu’il pouvait à peine en croire ses oreilles.
« Que dites-vous, Charles ? s’écria-t-il. Comment un homme d’esprit rassis peut-il tenir semblables propos ? Vous le savez pourtant, mon ami, depuis des siècles, depuis que la domination des Vieux s’étend sur le monde, nul n’a le droit de pénétrer dans le domaine réservé sans y avoir été appelé et si, de loin en loin, quelques insensés ont pu, par ruse, poser le pied sur le sol des îles, personne n’en est jamais revenu.
– Vous l’avez dit, répondit Charles, ces malheureux étaient des insensés, de pauvres malades échappés au contrôle des psychiatres ; sous l’empire d’une impulsion morbide, ils ont conçu un projet que le désordre de leurs facultés vouait d’avance à l’échec. Au surplus, eussent-ils joui d’un meilleur équilibre, qu’étaient-ils, ces conquérants débiles ? des hommes, de faibles hommes modernes, sans énergie, sans passion, sans idéal. Vous, vous êtes l’exception ! »
Kjoès s’étonna :
« L’exception ? demanda-t-il.
– Vous n’appartenez pas à notre époque. De loin en loin, on voit paraître, dans la masse banale des individus normalement évolués, un sujet extraordinaire, représentant le type parfait d’une race disparue depuis des millénaires. L’hérédité a de ces caprices – sont-ce vraiment des caprices ?… Vous, Kjoès, vous êtes un de ces singuliers revenants, un homme des temps héroïques, mystérieusement surgi des profondeurs du passé pour des fins encore inconnues, mais sûrement grandioses. »
Comme le jeune homme ne semblait pas convaincu, il reprit avec force :
« Croyez-moi, Kjoès, un historien ne se trompe pas à certains signes ; vous n’êtes pas de la même essence que le commun des hommes. Ce que je vous dis vous surprend ; pourquoi ? Réfléchissez-y ; votre aventure ne vous distingue-t-elle pas, déjà, du vulgaire ? N’avez-vous pas retrouvé l’amour, oublié depuis si longtemps de l’humanité ? N’êtes-vous pas entré spontanément en lutte contre l’autorité ? N’avez-vous pas tenté de dérober votre amie aux obligations d’un devoir tyrannique ? N’êtes-vous pas un révolté ?
– C’est vrai, reconnut Kjoès, songeur.
– Oui, c’est vrai ! Et vous vous devez à vous-même de poursuivre le combat. N’écoutez donc pas les conseils déprimants de la prudence, cette vertu négative, fruit d’une civilisation trop avancée ! Allez de l’avant ; laissez parler votre généreuse nature sans penser aux difficultés ni aux périls qui peuvent jalonner votre route. Vous vaincrez, Kjoès, mais si d’aventure vous devez succomber, tâchez que ce soit avec éclat, de manière à laisser aux générations futures un souvenir capable d’étonner l’Histoire ! »
Charles parla longtemps, avec une chaleur et une force singulières. À vivre journellement parmi les choses du passé, à déchiffrer les vieux textes, à réveiller les paroles encloses jadis par tant d’ancêtres verbeux dans la matière des disques de phono, peut-être l’archiviste avait-il retrouvé à son insu le secret d’un art oublié : l’éloquence. En l’écoutant, Kjoès songea d’abord aux harangues incompréhensibles mais harmonieuses que les machines parlantes lui avaient fait entendre, en ce même lieu, quelques semaines auparavant. Bientôt, pourtant, un charme subtil commença d’opérer sur son esprit ; au plus profond de lui-même, un instrument inconnu, jusque-là muet, se mit à résonner sous le choc répété des phrases sonores. Surchargé d’héroïsme, il se prit à envisager, à son tour, la possibilité d’étonner l’Histoire, ce qui n’est d’ailleurs pas aussi malaisé qu’on le pense communément, car l’Histoire est bête. Que d’honneurs n’a-t-elle pas accordés à des imbéciles et à des brutes !…
Lorsque son vieil ami eut cessé de parler, il lui serra les mains d’une façon véhémente et dit :
« Vous avez raison, Charles ; j’irai là-bas, j’irai chercher Éhio ! »
*
Les jours suivants, Kjoès consacra tous ses loisirs à rôder furtivement autour de Port-Bugloo, devant l’écluse atmosphérique qui livre passage aux avions-vedettes. Ces véhicules archaïques, affectés à l’usage exclusif des Vieux, constituent le seul moyen de transport qui puisse leur permettre de se rendre dans leur domaine et d’en revenir, car nul tube sous-marin, nul pont flottant ne relie l’Île réservée au continent.
Bien que l’accès du port ne soit pas interdit au public, on rencontre peu de promeneurs en ce lieu. Les habitants d’Ipse s’abstiennent généralement d’y venir, sans doute par un sentiment de respectueuse discrétion à l’égard des Chefs et, peut-être aussi, à cause des dangereux courants d’air qui s’y produisent au moment de l’ouverture des vannes extérieures. Aussi le jeune homme devait-il prendre mille précautions pour ne pas éveiller l’attention du personnel que ses visites répétées n’eussent pas manqué de surprendre. Dissimulé derrière un pilier de soutènement ou tapi dans quelque encoignure, il guettait patiemment les allées et venues d’appareils, observait la disposition des lieux, notait les habitudes des travailleurs et des gardiens.
Parfois, un Vieux, arrivant du centre de la ville ou débarquant d’un avion, passait tout près de lui sans le voir, et c’est avec une sorte d’horreur épouvantée que son regard détaillait les traits impassibles de ces hommes formidables qu’il lui faudrait vaincre.
Près de deux décades s’écoulèrent avant que se présentât l’occasion qu’il cherchait. Ce jour-là, deux hommes étaient occupés à vérifier le moteur d’un avion placé sur le tremplin de départ, dans le bas de l’écluse. Soudain, un cri retentit : un des ouvriers venait de se blesser, on ne sait comment, avec un outil qu’il tenait à la main. Bien qu’il s’agît d’une simple coupure sans gravité, l’homme gémissait, effrayé par la vue de son sang qui coulait assez abondamment. Fort ému, son compagnon avait abandonné sa besogne pour venir à son aide et l’entraînait vers les bâtiments-ateliers, où ils trouveraient du secours. En un instant, tous les travailleurs présents sur les lieux les entourèrent, groupe jacassant et apitoyé. Kjoès comprit que ce désordre le servait ; tout le monde avait les yeux fixés sur le blessé ; personne ne regardait du côté de l’avion ; sans hésiter, il quitta prestement sa cachette, courut à l’appareil, ouvrit la porte de la soute aux bagages et se blottit entre deux rangées de colis.
Il attendit plusieurs heures dans cette incommode posture. Enfin, un petit groupe d’hommes approcha de l’appareil. L’un d’eux, le pilote, prit place dans l’étroite cabine située à l’avant ; les autres étaient des Vieux rentrant dans l’Île. À travers un hublot qui s’ouvrait à la hauteur de sa tête, Kjoès les vit pénétrer sans hâte dans le compartiment central après avoir endossé, par-dessus leurs soyeuses tuniques, cet objet devenu depuis si longtemps inutile et à peu près inconnu dans les villes closes : un épais manteau de voyage.
Lorsqu’ils furent installés, la vanne intérieure de l’écluse se ferma, l’autre s’ouvrit ; l’aéroplane s’anima d’un léger froissement, puis, subitement, bondit dans le vide. À ce moment, un souffle impétueux et glacé s’engouffra par d’invisibles interstices dans le réduit où se cachait Kjoès ; il frissonna et la folle témérité de son entreprise lui apparut soudain. Mais cette pensée elle-même se dissipa bientôt sous l’influence d’une sorte de malaise physique ; l’angoissante sensation d’être suspendu, en équilibre instable, au-dessus d’un gouffre. Il sentait une sueur froide lui perler au front et il devait faire de grands efforts pour contenir la révolte de son estomac, quand un nouveau sujet d’horreur vint à son tour lui faire oublier cette incommodité : il devenait aveugle ! Ses yeux, touchés par quelque foudroyante affection, ne reflétaient plus les objets environnants qu’à travers un brouillard sans cesse épaissi !…
Si grand était son trouble, qu’il lui fallut plusieurs minutes de méditation pour comprendre la cause de ce phénomène : l’air lumineux, dont l’avion se trouvait naturellement rempli lorsqu’il baignait dans l’atmosphère de la cité, disparaissait maintenant avec rapidité, chassé par le vent furieux venu du dehors. À l’heure où l’appareil avait quitté Ipse, la nuit régnait sur cette partie de la Terre ; Kjoès n’y avait point songé ; les citadins ne pensent jamais à la nuit ; elle n’existe pas pour eux, qui vivent au sein d’une perpétuelle clarté.
Lorsque tout se fut éteint à l’intérieur de la cabine, une faible lueur pénétra par le hublot. Le jeune homme, s’étant approché de la vitre, aperçut un ciel pâle, où clignotaient des étoiles. De temps à autre, l’appareil, dévié de sa route pour une raison inconnue, esquissait un virage ; alors, on distinguait, au-dessus d’Ipse déjà lointaine, un immense embrasement. Parfois aussi, un remous inclinait la machine, et Kjoès voyait furtivement luire la mer, cette mer sacrifiée, dont les eaux sont à ce point chargées d’impuretés, d’huiles et de déchets de toute sorte que les plus violentes tempêtes ne parviennent pas à les soulever.
Tout d’abord, Kjoès n’avait perçu d’autre bruit que le sifflement continu de l’air sans cesse déchiré par les turbines de propulsion, mais, à la longue, son oreille s’étant accoutumée à de chant monotone, il distingua, par intervalles, les échos assourdis d’une conversation. Dans la cellule voisine, les Vieux causaient. Que disaient-ils ? En dépit de toute son attention, il lui fut impossible de le deviner, mais le ton élevé de leur voix le frappa d’étonnement. Quoi ! c’étaient des Maîtres qui s’exprimaient avec cette animation, des Sages, réputés pour leur calme et leur gravité ! Tout à coup, un éclat de rire retentit, suivi de plusieurs autres ; alors, dans le cerveau du jeune homme, quelque chose s’écroula. Ainsi, les Vieux rient ! Ils s’amusent entre eux, quand ils ne se savent pas observé ! Ils rient comme de simples Burupes, mieux, comme des Gouls arriérés, car des hommes de race supérieure ne manifestent point leur joie d’une manière aussi inconvenante ! Quelle hypocrisie, quelle duplicité se cachent donc sous ces façades vénérables ? Ce problème, avec les hypothèses et les commentaires qu’il peut comporter, occupa dès lors l’esprit de Kjoès et l’aida puissamment à supporter l’ennui du voyage.
Après deux heures de vol, des points lumineux apparurent dans le lointain ; d’abord minuscules, ils grossirent rapidement. De son côté, le pilote de la vedette alluma un phare et l’appareil sembla se mouvoir dans l’espace à la remorque d’un cône éblouissant. Quelques instants plus tard, il se posait doucement sur une piste d’atterrissage, au centre d’une vaste esplanade bordée de hangars et copieusement illuminée par des soleils à réflecteur qui faisaient paraître plus noire la nuit environnante.
Ce que l’on raconte à Ipse est vrai : l’étrange domaine des Chefs n’est pas couvert. Nulle carapace ne l’abrite de la pluie, nulle muraille ne le défend contre le vent. Il se dresse tout simplement au milieu de la mer, comme une contrée inhabitée, à la merci des tempêtes, sans foyers thermiques, sans chaussées mouvantes, sans postes harmoniques, sans distributeurs de fluides, sans rien. La nature sauvage !…
L’esplanade et, autant qu’on en peut juger, le voisinage, sont à peu près déserts. Seuls, quelques hommes de service se portent nonchalamment au-devant de l’avion. Voici les Vieux qui descendent de leur coupé, toujours bavards et facétieux, si différents de ce qu’ils étaient au départ ! Ils s’éloignent, d’une allure souple et vigoureuse ; aucun Burupe ne peut se flatter de les avoir vus marcher ainsi ! Au demeurant, le chemin qu’ils vont parcourir à pied n’est pas long. Ils montent dans un véhicule bizarre dont Kjoès n’avait pas tout d’abord remarqué la présence ; il démarre aussitôt ; les ténèbres l’absorbent…
En voyant disparaître les Vieux, Kjoès pousse un soupir de soulagement ; que serait-il advenu de lui, s’il s’était trouvé face à face avec ces hommes tout-puissants ? Aurait-il pu même conserver l’attitude ferme et digne qui convient à un révolté ?
Pourtant, tout danger n’est pas encore conjuré ; les travailleurs vont-ils décharger l’avion sur-le-champ ou remettre l’opération au lendemain ? Le salut du voyageur est lié à cette question. Le cœur étreint d’une terrible angoisse, il observe, derrière le hublot, ceux dont va dépendre sa liberté, sa vie peut-être. Ce sont, lui semble-t-il, des espèces de Gouls, d’aspect assez endormi. Après un court conciliabule, ils décident vraisemblablement de différer la besogne qui leur est confiée car, s’étant contentés pour le moment de pousser un peu l’appareil afin de dégager la piste, ils partent, en compagnie du pilote. Les soleils s’éteignent, tous ensemble.
Kjoès, frémissant, les nerfs en boule, laisse, par mesure de prudence, passer quelques minutes, puis, se décidant, abandonne sa retraite, saute sur le sol, s’enfuit au hasard, dans la nuit. Après avoir parcouru rapidement quelque distance, son pas se ralentit ; il est impossible de courir dans cette obscurité ; en dépit de la plus forte volonté, les mouvements deviennent incertains, hésitants ; on avance en tâtonnant, comme un aveugle. Bientôt, le jeune homme s’arrête tout à fait, quêtant quelque indice capable de favoriser l’orientation ; alors, un sentiment d’horreur saisit son âme ; qu’est-ce encore ? Le silence, l’énorme, l’écrasant silence qui règne en ces régions vient de pénétrer en lui. Il n’y a pas de musique dans l’Île ! Nulle harmonie publique n’y fait vibrer l’air froid et obscur. Kjoès s’affole : un homme civilisé peut-il vivre au milieu du silence ? Oui, sans doute, puisque les Vieux et leurs serviteurs s’en accommodent, mais eux, ils ont l’habitude ; de quelles affreuses souffrances un nouveau venu ne paie-t-il pas cette acclimatation ! Déjà, cela commence ; Kjoès ressent les premiers troubles annonciateurs d’une grave maladie ; incapables de supporter plus longtemps l’inaction, ses oreilles se sont mises à fabriquer elles-mêmes du bruit, pour leur propre usage : l’une siffle, l’autre bourdonne ; quelle cacophonie !…
Mais peut-être faut-il voir dans cette manifestation spontanée une de ces parades naturelles que l’organisme humain sait si fréquemment opposer aux dangers dont il est menacé. Dans ce cas, le sifflement, le bourdonnement, ce serait le salut !… Sur cette rassurante réflexion, Kjoès se remet en marche. Surface grise dressée contre le noir de la nuit, un obstacle se présente soudain : la clôture de l’esplanade. Elle n’est pas très élevée ; l’escalade pourrait sans doute être tentée, mais elle se révèle heureusement inutile ; voici une porte, ouverte sur l’inconnu.
En quittant Ipse pour se lancer à la poursuite d’Éhio, Kjoès ne se faisait certes pas une idée bien nette de ce qu’il allait trouver dans le mystérieux domaine réservé ; pourtant, toutes les hypothèses qui se succédaient à ce sujet dans son esprit évoquaient assez généralement l’image d’une ville, une ville extraordinaire, aussi différente des cités burupes qu’il est possible de l’imaginer. Combien la réalité devait dépasser en étrangeté les plus extravagantes suppositions ! Derrière la clôture, il n’y a rien, pas d’habitations, pas de voie tracée, aucun édifice, rien que des ténèbres pesant sur un désert chaotique, frère des horribles solitudes qui couvrent les espaces interurbains. La campagne inhabitable dont l’idée seule fait passer une ombre de frayeur sur l’âme paisible des citadin !
Mais comment les Vieux peuvent-ils subsister, dans ce milieu impropre à la vie ? Sans doute des galeries souterraines leur donnent-elles asile. L’Île serait creuse…
Kjoès s’est remis en route, lentement, lentement ; à chaque pas, le pied rencontre des trous, des renflements, des sinuosités, des pierres et des choses fragiles qui craquent. Détail plus surprenant, le sol est couvert, par endroits, d’une sorte de tapis à longs poils. C’est assez doux au toucher, mais froid, humide et malpropre. La campagne de l’Île n’est pas une campagne comme les autres.
Tiens ! les oreilles de Kjoès se sont tues : ayant cessé de siffler et de bourdonner, elles écoutent ; le silence extérieur n’est plus aussi complet qu’auparavant ; mille petits bruits confus se font entendre de toutes parts, sans rythme ni accord, pauvre musique !
Quelle chose effrayante que la nuit… Combien l’homme moderne a eu raison en la chassant à jamais de ses domaines ! La nuit est peuplée de forces mystérieuses, sans forme et sans réalité, que nos aïeux appelaient des fantômes. Kjoès est environné de fantômes ; ce sont leur voix que l’on entend, c’est eux qui accumulent des obstacles sur ses pas, eux dont il perçoit la présence rôdeuse, rampante, volante, eux qui le frôlent, le heurtent, le chatouillent.
Et comme la nuit est froide ! Jamais Kjoès n’a été aussi cruellement transi, même à Tchipol où la terre est couverte de neige. Il tremble de tous ses membres, ses dents claquent, son sang stagne, immobile et glacé, dans ses artères gelées.
Et puis, Kjoès connaît maintenant la Peur, ce malaise atroce qui paralyse le cerveau, affole le cœur, détend les muscles : la peur, plus pénible que le froid, la fatigue, la souffrance ! S’il revient un jour parmi les insouciants Burupes qui vivent sans arrière-pensée dans la quiétude absolue des villes, comment pourra-t-il leur expliquer ce qu’est la peur ?
Un murmure insolite attire son attention ; il lève la tête, de hautes masses sombres se dressent devant lui, comme une barrière monstrueuse ; ces choses s’agitent faiblement et font entendre une sorte de souffle bruissant, d’une horrible douceur. La peur grandit. Et voilà soudain qu’un cri strident et prolongé éclate tout près, aux pieds du fugitif ; alors, la panique s’empare de lui ; il se sauve, de toutes ses forces, droit devant lui, la tête vide de pensées. Insensible à la douleur de ses pieds meurtris, il fuit en un galop désordonné, à travers les obstacles indistincts, et sa fuite suscite de nouveaux fantômes. D’autres galopades plus feutrées font écho à la sienne, d’autres cris d’alerte notifient son passage aux choses hostiles ; à chaque foulée, des espèces de tentacules, de baguettes, flexibles mais dures, se jettent sur lui en sifflant méchamment, lui cinglent le corps, essaient de s’enrouler à ses jambes, de lui crever les yeux, de lui mordre le nez.
Une chute brutale l’arrête net. Il vient de tomber dans un buisson plus épais de ces ramures ennemies qui, se refermant immédiatement sur lui, le retiennent prisonnier dans leurs griffes. Des centaines de pointes acérées s’accrochent à ses vêtements et lardent sa chair. Chaque mouvement qu’il tente pour se dégager augmente sa souffrance et ses blessures, Alors, renonçant à se débattre, il réfléchit et la vérité lui apparaît : le domaine secret des législateurs est tenu à l’abri des curiosités sacrilèges par un système de protection d’une inconcevable ingéniosité, œuvre d’intelligences surhumaines dont le mécanisme échappera toujours à l’esprit débile d’un simple Burupe. Vouloir lutter plus longtemps contre des forces inconnues, persister à déjouer tant de pièges subtils serait pure folie. Kjoès a piteusement échoué dans sa tentative insensée ; qu’il s’avoue vaincu ! Le parti le plus sage pour lui, à présent, est de retourner en arrière, de retrouver le parc aux avions, d’y terminer la nuit et, le matin venu, de se livrer aux mains des serviteurs qui le conduiront devant les Vieux, ses juges.
Au retour, le chemin est plus aisé.
Après quelques difficultés, le cruel buisson d’épines a laissé échapper son prisonnier ; les monstres aux bras géants renoncent décidément à le poursuivre. Sous ses pas, le sol s’aplanit miraculeusement, les obstacles disparaissent. Ah ! voici le tapis velu de tout à l’heure, plus uni, plus doux aux pieds, plein de bonne volonté. Peut-être va-t-il s’animer brusquement, se transformer en une piste mobile qui, en un clin d’œil, transportera Kjoès à destination !… Mais non, il ne faut pas trop demander. D’ailleurs, le tapis ne se prolongera pas jusqu’à l’esplanade : on en voit déjà le bout. Après, il y a une vaste surface plane et lisse, d’une rassurante tranquillité. Il doit exister, autour de cette étendue, de nombreux distributeurs d’harmonie (d’harmonie !…). Kjoès entend depuis quelques minutes un concert extraordinaire, fait de mille voix retentissantes, mais remarquablement rauques. Un seul genre de sonorité : cra, cra, cra… cra… cracracracracracracracracra… Quel tapage ! De près, c’est assourdissant.
Tiens ! cela s’arrête tout à coup, à l’instant même où Kjoès espérait découvrir les appareils émetteurs. Le morceau est terminé, sans doute.
Le vert lumineux que l’on voit briller à la surface de ce plateau si parfaitement nivelé, est-ce un caprice de la lumière pâle qui tombe du ciel, ou bien est-ce la couleur naturelle du sol ?
Cette aire si joliment peinte, comme on doit éprouver du plaisir à y marcher, comme la matière inconnue doit en être douce au pied ! Kjoès l’imagine élastique, tiède, réconfortante. Il avance avec confiance, perd l’équilibre, s’enfonce jusqu’à la ceinture dans une eau noire, glacée, nauséabonde. Une nouvelle embûche, la campagne n’a pas désarmé !…
*
Kjoès s’est tiré à grand-peine de son bourbier. Grelottant et terrifié, il a fui loin de l’odieux guet-apens, déchirant encore un peu plus sa tunique aux broussailles, heurtant à des choses imprévues sa tête douloureuse, que la raison abandonne. Il est tombé plusieurs fois, croyant ne plus se relever. Traqué, pourchassé par des fantômes de l’espèce la plus redoutable, il s’est jeté, aveuglé de peur, du haut d’un talus à pic. Un laps de temps inappréciable, il est resté assommé dans le ravin et, quand il a repris conscience, il a vu, oui ! à quelques pouces de son visage, une créature abjecte, caricature de petit homme nu, visqueux et boursouflé, qui le regardait avec des yeux jaunes !
Kjoès commence à deviner ce qu’est la nuit, la vraie nuit sauvage. C’est un immense cauchemar matérialisé ; mieux, c’est le total de milliers, de millions, de milliards de cauchemars. Lorsqu’un homme rêve, son cerveau endormi projette dans l’espace des forces et des formes capricieuses, mais durables, qui viennent peupler les ténèbres. Tous les songes que fit l’humanité, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, errent maintenant dans les solitudes désolées de la campagne nocturne. Ils ignorent cela, les orgueilleux savants burupes, qui croient avoir déchiffré toutes les énigmes de la Terre.
Cela ne fait aucun doute, Kjoès est persécuté par des cauchemars morts, des fantômes de cauchemars insensibles et irresponsables ! Que vont-ils encore imaginer ?
Ceci : à dix pas du fugitif, éclate soudain une voix fracassante qui le cloue au sol, pantelant et figé de saisissement. Uu monstre menaçant, hurlant, effroyablement mobile, lui barre le chemin. Il a, ce monstre, le poil hérissé et les oreilles en fer de lance. Sa vaste gueule aux crocs acérés vomit des flammes et de la fumée. Ses prunelles phosphorescentes jettent des éclairs. Il bondit continuellement avec agilité sur ses quatre jambes, car il en a quatre, pas une de moins, et se bat sans cesse les flancs de sa queue. L’intensité de ses clameurs et la promptitude vertigineuse de ses gambades affoleraient le sage le plus avancé dans la recherche de la suprême Sérénité. Kjoès est affolé. La terreur souveraine qui l’avait d’abord pétrifié lui imprime tout à coup une impulsion irrésistible : il tourne les tâtons, s’enfuit. Redoublant de fureur et de cris, l’ennemi s’élance à sa poursuite ; l’ayant rejoint en un instant, il lui plante ses crocs dans le mollet !
Quelle souffrance intolérable, Kjoès va sûrement mourir !…
Mais non, la brutale douleur a fait jaillir dans l’âme du fuyard une révolte imprévue : la colère, la généreuse, aveugle, foudroyante colère, qui chasse la crainte, impose silence à l’imagination lâchement raisonneuse, gonfle le cœur, réchauffe le sang, multiplie les forces. La vieille colère grâce à quoi nos ancêtres osaient affronter les géants de la faune préhistorique. Rajeuni de dix mille ans en une seconde, Kjoès fait face au danger ; devant cette attitude nouvelle, les fantômes effrayés s’évanouissent ; il n’y a plus de cauchemars, seul subsiste un adversaire plein de réalité et de vie. Étonné, celui-ci hésite un instant, puis s’élance de nouveau ; mais l’homme n’a plus peur, il frappe de toute la force de ses pieds et de ses poings. Quel cri de haine satisfaite quand il peut enfin saisir l’ennemi à la gorge, le soulever de terre, enfoncer sauvagement ses doigts dans cette chair agitée de soubresauts convulsifs !
Combien de secondes, de minutes, de siècles, dure l’étreinte meurtrière ?… Depuis longtemps, le monstre a cessé de se débattre ; ce n’est plus à présent qu’un objet inerte, suspendu dans le vide. Lorsque la lassitude desserre enfin les doigts vainqueurs, il se tasse piteusement sur le sol, comme un sac mal rempli.
À ce moment, un prodigieux sentiment d’orgueil exalte l’âme de Kjoès. Une allégresse guerrière chante en lui des hymnes à sa propre gloire : Kjoès est le plus fort, le plus vaillant ! Kjoès est celui qui terrasse et qui donne la mort ! Kjoès a vaincu ! Il a vaincu la Nuit, la Campagne, les Vieux, les Spectres, il a vaincu sa propre frayeur, il est prêt à vaincre encore n’importe qui, n’importe quoi. Il dresse fièrement vers le ciel son front redoutable ; ses yeux sondent l’obscurité pour voir s’il ne resterait pas quelque ennemi à défaire ; il provoque de nouveaux adversaires, il les appelle de la voix et du geste, il les injurie, il leur fait honte de leur couardise !
Mais les adversaires épouvantés se gardent bien de venir se mesurer à l’Homme triomphant. Alors, Kjoès daigne sentir sur lui le poids de la fatigue ; il accepte l’inévitable dépression nerveuse, se courbe vers la terre et s’endort fièrement auprès du monstre jugulé.
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(1) Raynaya : Contributions anecdotiques à l’étude psychologique de Kjoès après le départ d’Éhio.
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(À suivre)
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(in Paris-Soir, quatrième année, n° 857, 858, 859 et 860, mardi 9, mercredi 10, jeudi 11 et vendredi 12 février 1926)