À Marcel Rieu
Ayant créé le monde en six jours, le bon Dieu se reposa… Vive Dimanche !
En attendant les âges d’or et les revanches,
il faut bien respirer un peu.
La Ville-Argus n’a plus ses innombrables yeux,
et ses boutiques sont des paupières fermées.
Viens, Poupoule, ma bien-aimée,
fuyons tous deux sous la ramée,
promenons-nous dans les bois
pendant que l’patron n’y est pas…
Pour voir et respirer les immensités bleues,
on se rue aux trains de banlieues.
L’express de Robinson part à dix heures cinq…
Juste le temps de prendre un verre sur le zinc.
Fuyons tous deux sous la ramée,
ô Manon, voici le soleil !…
Ils ont quitté le noir sous-sol et la soupente
où l’on heurte du front les plafonds encrassés,
la mansarde où l’on dort entassés
sous l’écrasement des toits en pente.
Ils ont quitté les comptoirs, les bureaux
et d’autres cages sans barreaux,
les magasins – ces cimetières
de toute une matière
autrefois palpitante, aujourd’hui morte,
que trains et vaisseaux leur apportent.
– Soldes, coupons, confections,
robes et chapeaux que la Mode
chiffonne et brode,
furent-ils pas les doux flocons
de laine vivante et frisée
que de lents troupeaux promenaient
dans le soleil, dans les rosées,
au flanc des monts, au bord des gouffres,
parmi la fête rose et soufre
des bruyères et des genêts ?
Furent-ils pas, dans la forêt vierge et mortelle,
d’étincelantes ailes
paresseuses et balancées,
puis, comme des flèches, lancées
vers l’azur dur qu’elles trouaient ?
Et les commis, corrects et savamment coiffés,
n’ont-ils pas senti ces ailes, ces âmes
les frôler dans l’air étouffé,
les pousser vers les bois rêvés,
quand ils disaient : « Vous n’avez plus besoin de rien, Madame ? »
Promenons-nous dans les bois ;
voici le temps des cerises…
Le sang brûle et le soleil brille.
À deux, à quatre, en ménage, en famille
ils ont quitté l’échoppe et l’atelier,
les moroses chantiers…
Ils ont quitté ces sinistres charniers :
les boucheries –
rouge étal de chairs équarries,
de corps écorchés et crucifiés…
Ils ont fui votre odeur de poivre, épiceries,
où gisent dans de froids bocaux –
si loin des espaliers et des prairies ! –
les pêches d’aurore et l’or des abricots.
Ils ont laissé la forge, où le marteau s’allume
en bouquets d’étincelles,
et la cuisine fade aux relents de vaisselle
et l’usine qui ronfle et fume…
Ils sont partis vers la guinguette et le verger,
l’esprit dispos, le cœur léger.
Viens, Musette, ô ma bien-aimée,
fuyons tous deux sous la ramée !
Promenons-nous dans les bois,
si les patrons n’y sont pas…
Douze heures de plaisir pour six longs jours de peine !
Oasis de fraîcheur sur l’aride semaine,
colombe d’arc-en-ciel apportant à son bec
une fleur, beau dessert d’un repas au pain sec…
En voiture pour tous les pays où l’on s’aime :
Saint-Cloud, Saint-Cucupha, Saint-Germain, Sainte-Flemme !
Ma mignonne, voulez-vous bien ne plus dormir !…
Viens, les Douleurs sont des folles… Pourquoi gémir ?
Le bateau-mouche siffle, et le train de ceinture
Nous conduit vers l’amour, la bière et la friture.
Ils sont partis, et je suis seul dans ma maison,
moi, le « proprio, » le patron
qu’on invective et qu’on envie…
seul avec « Autrefois, » seul avec la Saison
tendre qui fait aimer la Vie.
Je n’ai pas travaillé six longs jours… et pourtant
j’ai peiné toute la semaine,
et mon cœur attend… Il attend
le grand Dimanche noir où s’éteindront les peines.
Quand l’Espoir déserta mon seuil,
j’ai pris les Jours, les six Jours tristes –
opales, jayets, améphystes –
pour forger ce collier de deuil :
lundi, mardi : Mars et la Lune –
sang répandu, songes flétris.
Mercredi. – Pour quel affreux prix,
Mercure, vends-tu la Fortune ?
Jeudi. – Jupiter nous veut fous
d’ambitions inassouvies.
Vendredi. – Nos chairs asservies
à Vénus, la gouge aux yeux doux.
Et samedi – jour d’inventaire –
j’ai catalogué les Douleurs ;
j’ai senti monter à mon cœur
les larmes de toute la Terre ;
j’ai tourné le rouet d’ennui
où s’amassent des flocons d’ombre ;
j’ai remonté la route sombre
jusqu’à l’originelle Nuit ;
j’ai pleuré les étoiles mortes,
les trésors que gardent les flots ;
de tous les rêves inéclos,
j’ai suivi les mornes cohortes ;
j’ai cousu le linceul épais
de mes illusions mort-nées ;
j’ai balayé des fleurs fanées
au ruisseau noir du : « plus jamais. »
Je n’attends rien, ni des revanches,
ni des âges d’or du bon Dieu…
Ceux-là seuls qui « font le dimanche »
ont droit de respirer un peu.
Ô ma Peine, ô ma bien-aimée,
nous n’irons plus sous la ramée…
Hélas ! que ferions-nous au bois ?
L’oiseau Bonheur n’y chante pas.
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(Émile Cottinet, Le Livre lyrique et sentimental, Paris : Éditions de Pan, 1910 ; Léon-Augustin Lhermitte, « Guinguette »)