LE POÈTE J.-A. RIMBAUD
Négociant au Harar
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Nous parlions, un jour, avec Albert Sorel, du comte de Gobineau, que M. Paul Bourget venait de nous révéler.
Gobineau avait été attaché à l’ambassade de France à Berlin, en même temps que l’éminent historien ; j’étais donc curieux d’éprouver cette nouvelle et tapageuse renommée posthume aux souvenirs authentiques d’un témoin. Mais Sorel se récusait d’abord, protestait ; puis il se décida enfin, et gentiment, avec le ton le plus diplomatique, c’est-à-dire le plus courtois, il proféra : « Oui, j’ai connu le comte de Gobineau, en effet… Mon Dieu !… je ne m’étais jamais aperçu qu’il eût du génie… »
Récemment, en Abyssinie, j’ai entendu une réponse semblable au sujet du poète J.-A. Rimbaud, qui vécut les dix dernières années de sa vie trop brève en Afrique orientale, en qualité d’agent commercial d’une maison d’Aden. Le hasard me faisait rencontrer deux hommes qui l’avaient connu au Harar, et je les interrogeais sur lui.
Qu’ils dussent l’ignorer comme poète, je l’avais présumé : la littérature n’intéresse guère les hommes de vie intense et d’action violente. Bien mieux, je l’avais espéré. Peut-être ainsi leurs souvenirs non influencés sauraient-ils mieux évoquer le rêveur épris d’aventure que j’imaginais Rimbaud, dans son incarnation abyssine.
Il est tellement étrange de constater qu’à une œuvre tout entière imprégnée de sensibilité exotique, si je puis ainsi dire, succéda le silence aussitôt que le poète eut réalisé son rêve dans le décor harassant et sauvage des côtes de la mer Rouge ! Il est tellement plus étrange de ne trouver aucune trace d’émotion ni même de curiosité artistique dans les lettres qu’il adressait à ses parents depuis Aden, Tadjourah ou Harar, ces lettres qu’une piété familiale un peu tardive et mal informée des choses coloniales crut devoir publier.. .
À lire ces billets, presque toujours laconiques, expédiés à de rares intervalles, ordres de commissions ou bulletins d’affaires, on se rend compte aisément que Rimbaud n’était pas hanté par l’amour exagéré de la famille, et que son orgueil, tendu, exacerbé, maladif, le dressait parfois en face des siens, comme un Blanc devant des « boys » inintelligents. Mais il devait peu importer au public qu’un poète soit un bon fils ou non.
Seulement, ce que Rimbaud ne croyait pas devoir confier à la compréhension des siens, peut-être eût-il pu l’écrire ou le dire à quelqu’un.
Or, il s’est voulu abandonné du monde entier. Il a un ami de collège, Delahaye : il ne lui écrit que pour le charger « sans préambules inutiles » d’une commission ; ceux qui, à Paris, l’avaient attiré, encouragé, admiré, ceux-là, dans sa vie nouvelle, il va les ignorer désormais.
Du moins a-t-il rencontré dans son avatar africain des hommes qui eussent pu l’intéresser, aventuriers ou fervents de l’action et de l’aventure, marchands, explorateurs ou soldats capables de le comprendre, et de l’estimer, non pas comme poète, – la vie antérieure compte pour si peu aux pays du soleil ! – mais comme homme de volonté. Il semble que l’éternel malade d’orgueil et d’ennui que resta toujours Rimbaud n’ait pas daigné s’apercevoir de cette vague humanité. Hypnotisé par l’excellence d’un génie propre qui lui permettait de s’assimiler les connaissances les plus disparates, il méprisa les hommes nouveaux qu’il rencontra en Afrique, comme il méprisait les siens en Europe.
Un ingénieur, comme M. Chafneux, lui paraissait de petite culture à côté de lui-même qui savait tout et encore autre chose. Son âme de primaire génial, aigri, vivait rétractée sur elle-même, et en souffrait. Certains hommes aiment la solitude : Rimbaud choisit la solitude et connut l’ennui, l’ennui terrible, l’ennui morbide.
Je songeais à cette souffrance d’orgueil qui éloigna de lui bien des sympathies, tandis que mon interlocuteur parlait dans l’ombre phosphorescente de la véranda ; les derniers piaillements des maisons indigènes, un bruit sourd de tam-tam au loin se mêlaient au grognement lascif des hyènes dans la rue. Paris était bien loin ; la gloire de Paris semblait très petite. Rimbaud a dû très sincèrement vouloir oublier qu’un jour il avait été poète, lorsqu’il a vécu dans ce nouveau décor ! Mais son rêve d’ambition s’était transposé ; désormais, il eût voulu, à lui tout seul, construire des maisons, créer des machines, ouvrir des routes, inventer des royaumes, gagner des fortunes !… Sa destinée était d’expédier du café et des cuirs, de vendre de la cotonnade et du savon…
Pauvre poète, pauvre âme ambitieuse et noble !
Pourquoi donc restait-il là-bas, au
lieu de rentrer en France ? Nécessité pécuniaire ? Peut-être ; et puis, l’étrange maléfice de ces contrées noires qui vous retiennent, alors même « qu’on les a en
horreur » ! « Car, voyez-vous, concluait la voix qui me parlait dans la nuit, Rimbaud, c’était un homme qui ne fréquentait pas beaucoup les Blancs, parce qu’il avait des habitudes avec les indigènes. »
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(Y.-L. Blanchot, in Le Gaulois littéraire et politique, « Supplément littéraire, » cinquante-cinquième année, n° 45718, samedi 16 octobre 1920)