Le crime élégant, c’est celui qui ne laisse pas de trace.
Ce n’est pas tout que de tuer un homme : il faut le faire disparaître. Les personnes qui n’ont jamais commis d’assassinat ne peuvent imaginer combien un cadavre devient encombrant. Aussitôt que refroidi, il semble qu’il augmente de poids et de dimension : on ne peut plus le soulever ; on ne peut plus lui faire franchir une porte. Il semble armé d’une mauvaise volonté de fer.
Je m’étonnais souvent, à l’instructive lecture des faits divers, que la science ne soit point encore venue en aide à l’assassin professionnel. Tandis que la médecine, l’électricité, l’optique, l’alimentation bénéficiaient largement de ses progrès, l’art d’assassiner restait honteusement stationnaire depuis Caïn. (Je ne parle point ici de l’art de tuer à la guerre. Chacun sait que ce sport, au lieu d’être puni, est honoré des plus hautes récompenses. Aussi la science l’a-t-il perfectionné avec des soins de mère.)
Non. Il ne s’agit ici que de l’art de tuer pour vivre. Et là, nous en sommes toujours restés au poignard classique, à l’égorgement banal, à l’éternel « instrument contondant. »
Parfois, une tentative ingénieuse semblait ouvrir une voie nouvelle à cet art disgracié : par exemple, celle de cet horloger subtil qui faisait cuire ses bonnes dans un poêle. Mais l’odeur le trahit. Il n’eut point d’imitateur.
Mais le hasard m’a mis en relation – à Paris, les mains n’ont pas d’odeur – avec un aimable individu qui sera certainement l’Édison de l’assassinat. Je m’empresse même d’ajouter, afin d’intéresser un plus grand nombre de lecteurs, que sa méthode, aussi facile à suivre qu’une petite ouvrière, peut être avantageusement appliquée au suicide.
Mon jeune ami – encore un titre qu’on dédie si légèrement – s’était présenté vainement à plusieurs grandes écoles scientifiques. Aucun industriel ne voulut donc l’employer. Il résolut de profiter, malgré tout, de son instruction savante et médita longuement ses connaissances théoriques. Il doutait d’en pouvoir tirer la moindre application, lorsqu’un souvenir plaisant – le seul parmi douze années d’études abstraites – vint chatouiller sa mémoire. Un jour, au lycée, le chat du concierge, rôdant autour du laboratoire, tomba dans une cuve remplie d’acide sulfurique, le vitriol de nos pères.
De ce chat, il ne resta rien, rien, rien. Pas un poil. On ne connut l’accident que par le garçon de salle, homme prudent, qui ne voulut point tremper ses blanches mains dans ce liquide corrosif, pour sauver le chat du concierge.
Au choc de ce souvenir, le cerveau de mon jeune ami s’enflamma. Ainsi, l’acide sulfurique dissout tout le corps : les os, les chairs, les membranes et les tendons. Tout y fond, comme du sucre dans de l’eau.
Dès l’instant de cette découverte, la carrière du jeune inventeur fut tracée. Il tenait le moyen de faire disparaître le corps humain, proprement, absolument, en le jetant dans une jolie cuve d’acide sulfurique. Au bout de quelques heures de macération, tout a disparu. Le liquide s’est légèrement épaissi ; il a pris une couleur noire ; il ressemble à ces vins du Midi, sirupeux et chargés en couleur. Il suffit alors d’un filtrage pour le clarifier. Et le voilà prêt pour une nouvelle assimilation.
Le candidat malheureux aux grandes écoles scientifiques songea d’abord à faire profiter l’État de sa découverte. Mieux que l’incinération, en effet, elle résolvait le problème toujours actuel de la suppression des cimetières.
Mais il s’effraya vite des lenteurs administratives, des haltes dans les antichambres, de l’insolente goujaterie des huissiers, du peu d’attention que prêtent les hauts ronds-de-cuir au postulant sans appuis ministériels.
Il décida donc de recourir à l’initiative privée. Pour ce faire, il lia connaissance avec une dame Piconet, qui tenait, aux environs de la rue d’Aboukir, un établissement mixte où l’on s’occupait d’amour.
La porte était ornée d’un ovale de cuivre où étaient gravées ces cinq lettres : Modes. Simple façade. Le seuil franchi, on se heurtait à une demi-douzaine de jeunes personnes expertes et soumises.
Avec cette sûreté de jugement que développe si heureusement une instruction spéculative, l’éminent inventeur avait songé que les clients de madame Piconet devaient rarement prévenir leur épouse du but de leur promenade.
Disparus, nul indice ne pouvait donc mettre la police sur leurs traces. Leurs traces ! Ironie des mots : il n’en restait pas. Ivres de volupté, ils étaient proprement assommés, dépouillés par le jeune chimiste, puis précipités dans une cuve aux parois de plomb, remplie d’acide sulfurique. Au bout de quelques heures, il n’en restait rien. Et l’analyse chimique elle-même n’eût révélé que la présence d’un excès de carbone.
La maison ayant deux sorties, tout contrôle restait vain. Plus de vingt galants par jour disparaissaient dans la cuve. Les demoiselles du lieu disaient plaisamment que Monsieur « vengeait leur honneur ! »
J’eus l’occasion de rencontrer cet honnête gentleman au cercle des Ingénieurs civils. Il me conta, non sans fierté, sa curieuse découverte et les diverses particularités que je viens de rapporter.
Naturellement, je n’en crus rien. Car c’est la caractéristique du crime élégant : son auteur peut impunément le raconter dans les salons.
Devant mon incrédulité, le brillant assassin sortit de son gousset un certain nombre de petits lingots d’or aux formes accidentées.
« Vous savez, me dit-il, que l’or est l’un des rares métaux qui résistent à l’acide sulfurique ?
– Certes.
– Eh bien, après avoir dépouillé mes clients, les avoir plongés dans la cuve, voici ce que j’en retire au filtrage : les vestiges de leurs dents aurifiées ! »
Et ce jeune scientifique ajouta, le doigt au ciel, l’immortel principe de Lavoisier :
« En chimie, rien ne se crée, rien ne se perd. »
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(Michel Corday, in Gil Blas, dix-neuvième année, n° 6469, mardi 3 août 1897 ; repris dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, quinzième année, n° 1341, samedi 19 mars 1898. Illustration de couverture du Petit Journal illustré, 28 mai 1922)