Le premier jour de l’an 1921, nous avons eu l’idée de faire une promenade au Père-Lachaise, et c’est sur la tombe d’Oscar Wilde que nous nous sommes le plus longtemps attardé en amères réflexions. Il y a eu tout dernièrement vingt ans que Wilde, nouvellement sorti du bagne, fut enterré au cimetière de Bagneux. Personne n’a commémoré cet anniversaire. Le lundi 3 décembre 1900, par une matinée grise, un corbillard couvert de fleurs et suivi de quelques hommes emportait le cadavre d’Oscar Fingall O’Flahertie Wiss Wilde, né à Dublin, le 16 octobre 1854, mort le vendredi 30 novembre 1900 à l’hôtel d’Alsace, rue des Beaux-Arts. Je n’entrai pas à Saint-Germain-des-Prés ; il me sembla voir passer Jean Lorrain ; je reconnus Paul Fort ; les autres, je ne les avais jamais vus.
J’avais rencontré Oscar Wilde au François-Premier et au Procope ; nous n’avions échangé que quelques paroles et je me rappelle avoir bu pour la première fois à sa table de la bière appelée stout, je crois, et dont il faisait une importante consommation. Je ne connaissais pas plus l’œuvre que l’homme ; mais Wilde avait dans l’air et le regard une expression de supériorité et de douceur telle que ce poète foudroyé m’attirait. Je ne regrette pas aujourd’hui de lui avoir donné quelques poignées de mains. Le cortège s’engagea, si je ne me trompe, dans la rue de Rennes ; peut-être suivit-il le boulevard. Un jeune homme à barbiche noire me dit qu’un mois plus tôt Wilde avait bu sa dernière absinthe ; et il me montra Alfred Douglas, le nez au vent ; quelques larmes bien anglaises paraissaient embuer ses beaux yeux. Je ne savais pas encore quel rôle il avait joué dans l’existence d’Oscar ; j’ai compris depuis qu’il y avait à la fois quelque folie et quelque ostentation chez ce garçon, à suivre, mort, celui dont il avait tué non le corps, Wilde étant condamné, mais l’âme ; et ce n’était pas de l’épée qu’il s’était servi. Je ne suis pas allé jusqu’à Bagneux, étant pressé par ailleurs.
Il est impossible, dans un bref article, d’analyser l’œuvre de Wilde ; d’autres l’ont fait, mieux que nous ne le saurions faire, et M. Georges Bazile, avec un respect, une vigilance, une piété dont il faut le louer, ne manque pas une occasion de faire revivre par l’information, la traduction et la critique, l’esthétique wildienne.
Quelle belle et quelle terrible vie que celle d’Oscar Wilde !… Esthète, snob, mystificateur, archi-païen, il connut toutes les joies, les plaisirs, les triomphes des bonheurs. Le bonne fortune le gâta ; il passait, hautain et fier, piétinant dédaigneusement le chemin de velours ; et ce dandy misogyne, cet artiste précieux et rare semait autour de lui, comme autant de petites perles dures, des aphorismes concentrés : « Les mystères de la religion ont pour certaines femmes tout le charme d’un flirt… L’industrie est la source de toutes les laideurs… La moralité moderne consiste à se ranger sous le drapeau de son temps… Je considère que le fait, pour un homme cultivé, de se ranger sous le drapeau de son temps, est une action de la plus scandaleuse immoralité… Aucun grand chagrin ne résiste à la vue d’un morceau de satin jaune… Il n’y a que deux sortes de gens vraiment intéressants : ceux qui savent absolument tout et ceux qui ne savent absolument rien… Aujourd’hui, un cœur brisé se tire à plusieurs éditions… La Beauté est une des formes du génie, la plus haute même, car elle n’a point besoin d’être expliquée… Le monde a été fait non pour les femmes, mais pour les hommes… Les choses inutiles sont les seules choses nécessaires… J’aime les hommes qui ont un avenir et les femmes qui ont un passé… Chaque fois qu’on aime, c’est la seule fois qu’on ait aimé… Les femmes sont des sphinges sans secret… La paresse est la mère de toutes les perfections… Je n’ai jamais adoré que moi… »
Qu’on me pardonne ces citations et celles que je ferai encore ; il n’y a qu’à puiser dans Intentions, dans les Contes, le Théâtre, dans Dorian Gray surtout ; le domaine est riche, Oscar y est tout entier, Oscar d’avant le bagne, l’Oscar dont on connaît la réponse à un douanier qui lui demandait :
« Vous n’avez rien à déclarer ?
– Rien d’autre que mon génie ! »
Mais ce païen, cet amateur, ce patricien, cet amant farouche de l’intégrale Beauté, et qui se riait de la Douleur en agitant un lys, avait déjà des aperçus suffisamment logiques sur la réalité, sur la nature de l’homme, sur son époque, sur ses contemporains. Il disait aussi : « Rien ne peut mieux guérir l’âme que les sens… comme rien ne saurait mieux que l’âme guérir les sens… Il y a une purification dans le châtiment… La prière de l’homme à un Dieu juste devrait être non pas : Pardonnez-nous nos péchés ! mais : Frappez-nous pour nos iniquités !… Le rêve est plus que la vie… Ceux qui trouvent de laides intentions en de belles choses sont corrompus sans être séduisants. Et c’est une faute. Ceux qui trouvent de belles intentions dans les belles choses sont cultivés. Il reste à ceux-ci l’espérance… L’originalité, comme la beauté, est un don fatal… L’âme est une terrible réalité. On peut l’acheter, la vendre, l’échanger… »
Peut-être est-ce cette pensée : « Il y a une purication dans le châtiment, » qui fut le point de départ de sa décadence sociale. On connaît la lugubre histoire. Insulté, compromis, Wiilde intente un procès à son insulteur ; il perd ce procès ; il est arrêté, on le confronte avec des professionnels du vice, on l’outrage, on le vole (sa maison fut pillée, ses manuscrits volés), on le dégrade, on le salit, on le juge et on le condamne à deux ans de hard labour.
Il fut condamné – ce n’est un secret pour personne – parce qu’il était un vieil Irlandais ; il pensa un moment se faire naturaliser Français ; il ne songea pas à se laisser mourir de faim, comme le lord-maire de Cork. C’est le même esprit qui souffla sur le bûcher de Jeanne d’Arc et à l’oreille d’Hudson Lowe. Oscar Wilde nous appartient ; il a trouvé un refuge en France, des défenseurs en France, un tombeau en France. Il est naturalisé Français.
Il eut des mœurs « contre nature. » Contre la nôtre, cela est probable, point contre la sienne ; en conséquence, l’argument est sans valeur. S’il était possible de discuter sur ce détail, et si c’était ici le lieu de la discussion, nous pourrions nous livrer à quelques recherches sur le crime de Wilde. Pour ma part, je crois qu’il a cédé à la curiosité, à un snobisme ; s’il a cédé à un vice, il a payé, et durement. Rien ne peut donc salir cette mémoire d’artiste. Il fut un anormal, peu nous importe ; il fut atteint de ce mal causé par l’accident « capital et douloureux » qui devait, après vingt ans d’opium, d’éther et d’alcool, précipiter Baudelaire, comme tant d’autres dans le tabès, la parésie et la paralysie cérébrale, – peu nous importe ; il en est mort, nous ne pouvons que nous incliner. Il ne fit de mal qu’à lui-même, et je sais nombre de bourgeois, notamment anglais, viciés, pourris, et qui n’ont pas de génie.
Oscar Wilde fut inhumé (la première fois) le 3 décembre 1900, au cimetière de Bagneux, 15e division, 8e ligne, n° 1017, allée des Érables Pourpres. Je ne me rappelle malheureusement pas si le petit monument, ou plutôt la table qui couvrait la tombe, était surmontée d’une croix. On y voyait les inscriptions suivantes : R. I. P. oct. 16th 1854 — Nov. 30th 1900. OSCAR WILDE. Et ce verset de Job (XXIX) : « Verbis meis addere nihil audebant et super illos stillebat et oquium meum. » Beaucoup plus tard, et grâce à une admiration restée anonyme, Oscar Wilde fut transféré au Père-Lachaise, et sa tombe ornée d’un monument. Ce monument de M. Epstein, encore qu’il représente un assez beau morceau de sculpture, apparaît comme une œuvre funéraire assez inattendue, d’un goût au moins contestable. On sait qu’il fut d’abord jugé immoral, – il n’y a pas de quoi, vraiment. La colère de Laurent Tailhade lui inspira alors quelques traits cinglants. « Les pontifes de la préfecture, – s’écriait-il, – les pions et les eunuques, vermine des bureaux, inhibent la mise au clair de cet ouvrage, sous couleur qu’il accrédite des seins que l’on ne saurait voir et fait endurer à la pudeur publique d’indicibles tortures. » (1) La figure sculptée de M. Epstein accrédite surtout les témoins formels de la virilité masculine. Ce n’est pas qu’ils soient gênants, mais on se demande la raison de cette exhibition ; des formes féminines eussent été tout autant déplacées. Wilde aurait vraisemblablement protesté, et ses cendres irritées doivent se soulever sous cette pesante et prétentieuse sculpture symbolique (?). Au surplus, Wilde est mort en chrétien-catholique, et l’absence de croix sur cette tombe est une insulte à l’âme du pécheur repenti, qui écrivit De Profundis. J’en appelle à la foi des mahométans, des bouddhistes et des juifs.
La sépulture actuelle, au Père-Lachaise, est située dans la 89e division, sur le bord de l’avenue Carrette, non loin du Colombarium. Wilde repose entre M. A. Vigneron, (1846-1903), commissaire général de la Société des Artistes Français, et le tombeau de la famille Papeill. La sépulture de Planquette s’élève tout auprès, et l’on voit, sur la même ligne, celle d’Édouard Colonne. Un simple nom sur la façade : Oscar Wilde ; et derrière le monument, une longue inscription en langue anglaise : Oscar Wilde, author of Salomé, and other beautifuls works, etc ; he died fortified by the Sacraments of the church on november 30th 1900 at the Hôtel d’Alsace, 13, rue des Beaux-Arts, Paris, R. I. P. On voit aussi répété le passage de Job déjà inscrit sur la tombe de Bagneux. Le caveau est fermé par une porte de bronze. Quelqu’un a introduit dans l’orifice de la serrure la tige d’une rose de porcelaine. Au pied du mausolée, quelques chrysanthèmes desséchés et noircis. Sous la porte du caveau, glissées là comme par des visiteurs venus au domicile d’un vivant, deux cartes, dont j’ai relevé les noms : Albert de Villegas, et Sam Philip, auteur, Stockolm. Une belle chenille soufre et noir de velours rampait hier sur la porte, toute réchauffée de soleil.
Lorsque Wilde fut condamné, – et pour quel délit ! – presque tout le monde l’abandonna et ceux qui le jalousaient lui firent payer bien cher ses succès d’Amérique, comme conférencier, ses succès de théâtre, ses succès d’homme du monde. Quelques-uns, bien rares, restèrent fidèles à l’amitié, ou simplement à l’admiration. Et nous ne saurions trop rappeler que notre ami Lugné-Poe osa monter Salomé au moment où Oscar peignait de l’étoupe à Reading au milieu des assassins. À ce geste d’une noblesse et d’une fierté particulières, on reconnaît le directeur de l’Œuvre.
Wilde a dit lui-même que ces représentations lui furent très utiles, que l’écho en parvint à sa prison, et, à dater de l’événement, on lui donna l’autorisation de lire et d’écrire. Il convient de remercier ici, une fois de plus, Lugné-Poe, au nom du génie malheureux.
J’aurais voulu pouvoir parler de l’œuvre de Wilde, mais l’espace m’est limité. Causeur admirable, plein de fantaisie et de feu, un peu enclin, comme Baudelaire, à la mystification, conteur d’histoires admirables ou extraordinaires, il suivait avec une passion soutenue, dans le regard de son interlocuteur, les effets de son débit entrecoupé de « aoh ! » quasi naïfs. « Un monologuiste, dit Adolphe Retté, qui l’a bien connu. Non seulement ses idées étaient fines et exquises, mais encore il savait les mettre en valeur par une diction caressante d’un irrésistible effet. »
M. Arthur Ransome fut – un peu avant la guerre – poursuivi, ainsi que le Times Book Club, sur la plainte de lord Alfred Douglas, se prétendant diffamé. L’avocat de l’écrivain n’eut qu’à lire certains passages de De Profundis et la fameuse lettre à « Bosie, » que je ne crois pas utile de reproduire ici. (« Sa seule idée était que je devais trouver l’argent pour nous deux. ») Pendant la lecture de l’avocat, lord Alfred Douglas feuilletait le Nouveau Testament, sur lequel il avait prêté serment. (Il le feuilletait, Wilde l’avait lu.) Il fut, du reste, débouté.
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Voici les plus beaux passages peut-être de De Profundis : « Les seuls en compagnie desquels j’aimerais me trouver à présent sont les artistes et tous ceux qui ont souffert : ceux qui savent ce qu’est la beauté et ceux qui savent ce qu’est la douleur ; hors ceux-là, nul ne m’intéresse… Le secret de la vie, c’est de souffrir… Le moment de la repentance est le moment de l’expiation. Plus que cela : c’est le moyen par lequel on change son passé… Le Mystique dans l’Art, le Mystique dans la Vie, le Mystique dans la Nature, voilà ce que je cherche. Il m’est absolument nécessaire de le trouver quelque part… Le plaisir pour le beau corps, mais la peine pour la belle âme… Je vois à présent que la douleur étant la suprême émotion dont l’homme soit capable, elle est à la fois le type et le modèle de tout grand art ; c’est avec la douleur qu’on a bâti les mondes, et à la naissance d’un enfant ou d’une étoile, il y a de la douleur… Dans les cellules, c’est toujours la demi-clarté du crépuscule, comme c’est toujours aussi le crépuscule dans les cœurs… Pour ceux qui sont en prison, les larmes font partie de l’expérience quotidienne. Une journée en prison, pendant laquelle on ne pleure pas, est une journée pendant laquelle le cœur est dur, et non une journée pendant laquelle le cœur est heureux… J’ai dit que, derrière la douleur, il y a toujours la douleur. Il serait plus sage encore de dire que, derrière la douleur, il y a toujours une âme. Et se moquer d’une âme en peine est toujours redoutable… Celui qui vit plus d’une vie doit mourir aussi plus d’une mort… »
Tel était le Sébastien Melmoth de Berneval, de l’hôtel d’Alsace et des cafés du quartier latin. Qu’avait-il devant lui et contre lui ? Le Lucien de Binet-Valmer. Dans sa prison, il écrivait encore ceci : « Il n’est pas une seule dégradation du corps qui ne doive contribuer à spiritualiser l’âme. » On peut dire que Wilde a accompli le cycle humain, du rire au sanglot, du bouge à la prison, du vice à la vertu, du sarcasme à la prière. Tant qu’il y aura des hommes élevés et des amateurs d’âmes, le refrain de la ballade qu’il écrivit à la prison de Reading voltigera sur les lèvres des compagnons de sa peine :
Chaque homme tue ici-bas ce qu’il aime,
Les uns avec un regard de haine,
Les autres avec des paroles caressantes,
Le lâche avec un baiser,
L’homme brave avec une épée.
Le cœur d’un homme intelligent et libre ne peut que battre plus fort à cette seule cadence.
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(1) « Comœdia, » 23 Avril 1913.
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(Marius Boisson, in Comœdia, quinzième année, n° 2940, lundi 3 janvier 1921. Portrait d’Oscar Wilde par Henri de Toulouse-Lautrec illustrant le programme de Salomé au Théâtre de l’Œuvre, 1896 ; photographie de la première tombe de Wilde à Bayeux ; croquis d’Oscar Wilde par Ernest La Jeunesse)