« Si j’avais voulu, dans ce chapitre, citer toutes les opérations que je fais contre l’engeance farfadéenne, j’aurais été trop longtemps sur le même sujet. Mes bouteilles-prisons et mon baquet révélateur doivent me fournir matière à une autre dissertation, je vais m’y livrer. Prenez un moment de repos, mes chers lecteurs, votre position va changer, vous allez vous réjouir de mes nouvelles découvertes, vous allez rire avec moi ; car il faut bien de temps en temps un peu rire pour faire diversion à nos souffrances. Donnons-nous la main, rions ensemble, célébrons les succès que je remporte depuis quelque temps ; les farfadets enragent, rions, rions, rions, réjouissons-nous, réjouissons-nous, réjouissons-nous. »
Qu’entendez-vous par Baquet révélateur et par Bouteilles-prisons, me disent la plupart des personnes à qui je parle de ces choses ? Je vous l’apprendrai dans mon ouvrage, leur dis-je d’un air mystérieux ; car j’ai cela de bon, que je sais donner à ma figure l’air qui convient à ma situation.
Voulez-vous savoir ce que j’appelle mon baquet révélateur et mes bouteilles-prisons ? je vais maintenant vous les faire connaître :
Mon baquet révélateur est un vase en bois que je remplis d’eau et que je place ensuite sur ma fenêtre ; il me sert à dévoiler les farfadets quand ils sont dans les nuages. J’ai, je crois, déjà appris à mes lecteurs quelle était la puissance du bouc émissaire ; les farfadets sautent dessus pour s’élever dans les airs lorsqu’ils veulent s’occuper de leur physique aérienne. C’est donc pour les voir travailler en l’air, que j’ai inventé mon baquet révélateur.
Ce baquet rempli d’eau, placé sur ma fenêtre, comme je viens de l’annoncer, me répète dans l’eau toutes les opérations de mes ennemis ; je les vois se croiser, se disputer, sauter, danser et voltiger bien mieux que tous les Forioso et toutes les Saqui de la terre. Je les vois lorsqu’ils conjurent le temps , lorsqu’ils amoncellent les nuages, lorsqu’ils allument les éclairs et les tonnerres. L’eau qui est dans le baquet suit tous les mouvements de ces misérables. Je les vois tantôt sous la forme d’un serpent ou d’une anguille, tantôt sous celle d’un sansonnet ou d’un oiseau-mouche ; je les vois et je ne puis les atteindre, je me contente de leur dire : « Monstres cruels, pourquoi ne puis-je pas vous noyer tous dans le baquet qui répète vos affreuses iniquités ! les malheureux que vous persécutez seraient tous en même temps délivrés de vos infamies ! Je vous vois dans le moment, mon baquet est sur ma fenêtre. Dieu ! quel troupeau de monstres rassemblés !… Dispersez-vous… » Ils se rallient…. Incrédules, regardez donc dans mon baquet et vous ne me contrarierez plus par vos dénégations.
Je passe maintenant à mes bouteilles-prisons. Toutes les opérations dont j’ai déjà rendu compte ne sont rien en les comparant à celle que je fais à l’aide de ces bouteilles. Autrefois je ne tenais captifs mes ennemis que pendant huit ou quinze jours, à présent je les prive de la liberté pour toujours, si on ne parvient pas à casser les bouteilles qui les renferment, et je les y emprisonne par un moyen bien simple : lorsque je les sens pendant la nuit marcher et sauter sur mes couvertures, je les désoriente en leur jetant du tabac dans les yeux : ils ne savent plus alors où ils sont ; ils tombent comme des mouches sur ma couverture, où je les couvre de tabac ; le lendemain matin, je ramasse bien soigneusement ce tabac avec une carte, et je les vide dans mes bouteilles, dans lesquelles je mets aussi du vinaigre et du poivre. C’est lorsque tout cela est terminé, que je cachette la bouteille avec de la cire d’Espagne, et que je leur enlève par ce moyen toute possibilité de se soustraire à l’emprisonnement auquel je les ai condamnés.
Le tabac leur sert de nourriture et le vinaigre les désaltère quand ils ont soif. Ainsi ils vivent dans un état de gêne, et ils sont témoins de mes triomphes journaliers : je place mes bouteilles de manière à ce qu’ils puissent voir tout ce que je fais journellement contre leurs camarades ; et une preuve que je n’en impose pas lorsque je dis qu’ils ne peuvent plus sortir du tabac que je leur ai jeté pour les couvrir, c’est qu’en présence de madame Gorand j’ai eu le plaisir de jeter de ce tabac au feu, et que nous avons entendu ensemble les farfadets qui pétillaient dans le brasier, comme si on l’avait couvert d’une grande quantité de grains de sel.
Je veux faire présent d’une de mes bouteilles au conservateur du cabinet d’Histoire Naturelle, il pourra placer dans la Ménagerie des animaux d’une nouvelle espèce. Il est vrai qu’il ne pourra pas les tenir captifs dans une loge, comme on y tient le tigre et l’ours Martin ; mais il les fera voir dans la bouteille de laquelle il leur est défendu de s’échapper.
Si parmi les curieux qui vont visiter le Jardin des Plantes et le cabinet d’Histoire Naturelle, il se trouvait par hasard quelques incrédules ou quelques farfadets, le conservateur n’aurait , pour les convaincre de l’existence des malins esprits dans la prison, qu’à remuer cette bouteille, et on entendrait, comme je l’entends journellement, les cris de mes prisonniers, qui semblent me demander grâce ; les incrédules se tairaient et les farfadets enrageraient.
Voilà donc ce que j’appelle mon baquet révélateur et mes bouteilles-prisons. Je les classe au nombre de mes remèdes anti-farfadéens.
Je ne veux pas finir ce chapitre sans avoir fait ici un relevé de toutes les autres opérations préservatrices dont je n’ai pas encore parlé dans mon ouvrage ; ce ne sera qu’après avoir fait ce relevé que je pourrai donner à mes lecteurs la chanson que j’ai composée dans un moment d’enthousiasme, après avoir vaincu mes ennemis par toutes mes opérations bien combinées.
Les moyens de consumer les farfadets pour qu’il n’en échappe pas un seul de tous ceux qui viennent me faire la guerre, c’est de me servir d’une grande cuillère de fer bombée, dans laquelle je mets du soufre et des petits paquets renfermant les farfadets que j’ai pris dans du tabac : je couvre la cuillère et j’y mets le feu ; c’est alors que je jouis de les entendre pétiller de rage et de douleur.
Il est encore un autre moyen de faire la guerre aux farfadets , c’est de tuer tous les crapauds qu’on peut prendre à la campagne. Les crapauds sont les acolytes des esprits infernaux, comme jadis mon cher Coco était mon compagnon fidèle.
Mais de tous les moyens que j’emploie contre mes ennemis, celui qui me plaît le mieux c’est celui de mes bouteilles-prisons ; du moins, je sais que par ce moyen je ne les tue pas, je les mets seulement dans l’impossibilité de me nuire, et le meurtre, quel qu’il soit, même celui des farfadets, doit répugner à tout honnête homme. Emprisonnons les farfadets, piquons-les, mais ne les tuons pas.
N’oublions pas surtout de mettre à nos bouteilles, avant de les cacheter, un bon bouchon qu’il faut y faire entrer avec beaucoup d’efforts.
Il doit être bien cruel pour les pères et mères de famille, qui ont des enfants farfadets, de ne pas les voir arriver chez eux, lorsque je les tiens emprisonnés dans mes bouteilles.
C’est donc à vous que je m’adresse, vous qui chérissez vos enfants : voyez à quoi ils sont exposés au moment où les passions commencent à les agiter ; à quels dangers ils sont en butte lorsqu’ils sont attaqués par les corrupteurs de la jeunesse, lorsqu’ils se laissent aller aux attraits séduisants des farfadets féminins ! les uns font une triste fin, les autres sont estropiés pour leur vie ; les plus audacieux sont prisonniers lorsqu’ils pourraient jouir du fruit de leur éducation, et leurs parents ignorent même comment tous ces malheurs sont arrivés et la cause qui les a produits !…
Ô mon Dieu ! vous qui connaissez l’amour que j’ai en vous, à Jésus – Christ, au Saint- Esprit, à la Vierge Marie, à Saint-Joseph, et à tous les Saints de votre cour céleste, faites-moi persévérer dans les moyens que j’emploie pour combattre vos ennemis : lorsque mes remèdes ne seront pas assez efficaces, inspirez-moi, et faites-moi connaître les armes dont je dois me servir contre eux ; j’attends tout de votre secours et de votre sainte volonté, ne me faites succomber dans la lutte pénible que j’ai engagée, que lorsqu’il en sera temps. Je ne dois quitter cette vallée de larmes que quand vous l’ordonnerez ; ce ne sera que lorsque j’aurai assez souffert et que vous aurez eu pitié de moi, que je devrai jouir du bonheur éternel.
Cette nouvelle invocation, qui n’est qu’une réminiscence de toutes celles que j’ai déjà faites dans mon ouvrage, était nécessaire à ce chapitre pour prouver que je rapporte à Dieu toutes les découvertes que j’ai faites ; j’ai l’habitude de le prier non seulement à l’Église, mais partout où je me trouve, dans ma chambre, et lorsque je me promène aux environs de Paris.
Je récite alors le Credo, l’Angelus, le Miserere, pour demander à Dieu la conservation de notre Saint-Père le Pape, de notre auguste Monarque, de sa famille respectable et de tous les Souverains de la terre , à qui j’ai dédié mon ouvrage, afin que Dieu les mette à l’abri des persécutions des farfadets, bénisse nos récoltes, et me procure bientôt le plaisir de réciter et chanter le Te Deum laudamus : je le chante souvent malgré mes infortunes.
Je chante aussi la chanson que j’ai promis de donner à mes lecteurs, et que j’ai composée sur l’air d’une ronde populaire qui est sur toutes les orgues, et qui commence par ce refrain : C’est l’amour, l’amour, l’amour.
Voici mes couplets, ils termineront d’une manière saillante les détails que je viens de faire de toutes mes opérations anti-diaboliques :
Je vous tiens, je vous y tiens,
Dans la bouteille,
À merveille,
Farfadets, magiciens ;
Enfin , je vous y tiens.
Je vous donne vinaigre à boire,
Tabac et poivre pour manger ;
Un tel régal, je dois le croire,
Ne doit pas trop vous arranger.
Vous aimez fort la danse,
Et pour votre plaisir
Vous venez en cadence
Sur moi vous divertir.
Je vous tiens, etc.
Pour mieux vous régaler encore
Mes cœurs de bœuf et de mouton
Sur un grand feu qui les dévore
Grillent souvent sur du charbon.
La grêle et le ravage,
Pour vous tous n’est qu’un jeu ;
Mais je sais à l’orage
Opposer mon grand feu.
Je vous tiens, etc.
Mes lardoires sont très pointues,
Elles vous percent, c’est fort bien ;
Si mes aiguilles sont aiguës,
Elles ne le sont pas pour rien.
Pourquoi donc vous en plaindre ?
Mais vous n’y pensez pas,
Voudriez-vous me contraindre
À marcher sur vos pas ?
Je vous tiens, etc.
Farfadets, race abominable,
Que je ne puis trop détester,
Allez-vous-en trouver le diable,
Avec lui vous devez rester.
Vous voulez le désordre,
Vous trouvez cela beau ;
Mais moi, l’ami de l’ordre,
Je suis votre fléau.
Je vous tiens, etc.
Vous combattre a pour moi des charmes,
Je vous brave et ne vous crains plus ;
Le sel, le soufre sont mes armes,
Et vous serez toujours vaincus.
Vos cris dans la bouteille
Rendent mon cœur joyeux,
Et la nuit, quand je veille,
Je suis moins malheureux.
Je vous tiens, je vous y tiens
Dans la bouteille
À merveille,
Farfadets, magiciens ;
Enfin, je vous y tiens.
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(Alexis-Vincent-Charles Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, Les Farfadets, ou tous les démons ne sont pas de l’autre monde, Chez l’auteur, P. Gueffier Imprimeur, 1821)
EXTRAITS
D’une lettre de M. Fulg. FRESNEL, agent consulaire de France à Djeddah, à M. Jomard, membre de l’Institut de France, sur certains quadrupèdes réputés fabuleux. (1)
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OBSERVATION PRÉLIMINAIRE
Le pays de Bargou, auquel se rapporte la description de M. F. Fresnel, est peu connu et ne paraît avoir été visité par aucun Européen ; du moins aucun voyageur n’a publié de relation sur cette contrée reculée. Je ne connais de voyage au pays de Bargou (autrement Waday), qui ait été écrit, que celui qu’a exécuté et rédigé le cheikh Mohammed el-Tounsy, résidant au Kaire. Ce voyage vient d’être traduit par le Dr Perron, directeur de l’École médicale d’Égypte, comme le voyage au Darfour, qui a été écrit par le même cheikh, et qui sera bientôt mis sous presse. Aussitôt après la publication de celui-ci, j’espère pouvoir faire imprimer la relation du voyage au Waday. Ce pays est situé à l’O. N. O. du Darfour. La distance de Nemro, sa capitale, à Kobé, celle du Darfour, est d’environ seize journées de marche au pas de caravane. La longueur E. O. est d’environ dix-huit journées. Le sultan du Bargou résidait en 1826 à Ouaro. On croit que le Bahr-Misselad, grande rivière mentionnée par Browne, coule au travers de ce pays ; les uns la dirigent au N. O. vers le Schary, affluent du lac Tchad ; les autres en font un affluent du Bahr-el-Abiad. Selon M. Kœnig, orientaliste établi depuis longues années en Égypte, le nom ne doit pas être écrit Borgou, mais Bargou ou Bergou
J’aurais désiré joindre ici le témoignage du cheikh Mohammed-el-Tounsy, venant en confirmation du récit fait au savant orientaliste M. Fresnel ; n’ayant pu le recevoir encore, je n’ai pas cru devoir tarder plus longtemps à soumettre ce mémoire au jugement des naturalistes et des philologues.
J—D.
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Djeddah, 20 avril 1843.
Monsieur,
. . . . . J’ai à vous offrir quelques renseignements sur une question de zoologie sacrée qui a donné lieu, depuis Bochart, à de nombreuses et infructueuses recherches. Si mes renseignements ne sont pas entièrement neufs, si, à mon insu, j’ai été devancé par quelque voyageur ancien ou moderne, j’ose espérer que l’Académie daignera toujours agréer cette notice comme confirmation d’un fait dont la connaissance lui serait déjà parvenue. Voici, en deux mots, ce que je viens d’apprendre : – « la licorne existe en Afrique, telle que nous la représentent les livres sacrés, et telle, à peu près, que Pline nous l’a décrite. » Bien que je n’aie point vu cet animal, et n’aie pas même l’espérance de le voir, il ne me reste aucun doute sur son existence. Durant un séjour de douze ans en Afrique et en Arabie, j’ai acquis (à tout le moins) la connaissance des hommes avec lesquels je me trouve chaque jour en rapport forcé. J’ai pu estimer d’une manière générale et approximative le degré de véracité des différentes races, et la valeur relative de leurs témoignages. Je distingue entre les fables qu’on admet dans la simplicité de son cœur, et les faits qu’on atteste comme témoin oculaire. Entre les hommes de même famille, quelques heures d’entretien, ou, selon les cas, quelques jours ou quelques mois de relations plus ou moins suivies, me donnent la mesure d’un individu, et la valeur personnelle de son témoignage là où il n’a pas d’intérêt à mentir. Voici donc le détail de ce que j’ai appris en basant ma conviction sur le degré de confiance que m’inspire tel ou tel individu, telle ou telle famille d’hommes. Il y a dans le Dar-Borgou,
autrement nommé Dar-Soulayh, à l’est du fameux lac central, et aussi dans la région de Guenga (Donga, Dinka, Djenka), au sud de Fertît et de Dâr-Foûr (2), une licorne-urus (bos ou bison), non pas une licorne chevaline, comme on se la figurait au moyen âge, mais une licorne comparable au taureau sauvage ou au buffle. En lui donnant l’épithète de bos, urus ou bison, je n’ai pas la moindre intention de classer l’animal dans le sens zoologique ; car je le tiens pachyderme et non ruminant ; mais je veux, autant que possible, rendre la pensée de celui qui me l’a décrit minutieusement, et dont la description donne un sens rationnel à divers passages de la Bible, notamment à un passage du livre de Job (XXXIX, 10) sur lequel Michaëlis insiste avec raison dans sa XLVIe question touchant le rém ou reém (p. 98).
Cela posé et bien entendu, je me hâte d’ajouter que la ressemblance avec le buffle ou le taureau paraît limitée à la masse du corps proprement dit, y compris le haut de la tête, et ne s’étend point aux extrémités, telles que les pieds, la queue, la corne et le groin. Encore le poitrail et les épaules de la licorne sont-ils beaucoup plus larges que ceux du taureau. L’animal que je décris est beaucoup plus trapu, beaucoup plus ramassé dans sa forme, qu’aucun des ruminants connus, y compris le bison, ses trois dimensions étant à peu près égales (six pieds de longueur sur cinq de hauteur et quatre de largeur). En retranchant la longueur des jambes (une coudée ou un pied et demi) de la hauteur totale de l’individu, on a de reste trois pieds et demi, pour son épaisseur comptée de la surface du dos à la surface de l’abdomen. Abstraction faite du vide qui reste entre l’abdomen et le sol, quand la bête est portée sur ses jambes, on peut la comparer à un sphéroïde ou un cube irrégulier. Les jambes (d’un pied et demi de longueur) sont massives, semblables à celles de l’éléphant. Elles ne sont point sensiblement flexibles ou articulées, à telles enseignes que quand l’animal dort couché sur le flanc, elles se trouvent, relativement à son corps, dans la même situation que s’il était debout, c’est-à-dire droites et rigides. Le pied est arrondi et porte en avant deux ongles, ou, s’il est permis de s’exprimer ainsi, un pied fourchu accessoire, dont la trace est semblable à celle du mouton, outre un sabot sur le bord externe, dont l’empreinte est comparable à celle du pied de l’âne, en sorte que l’on dirait, pour rendre la pensée de mon informateur soulayhi ou borgâwi, « qu’une brebis et un âne ayant passé par le même chemin et imprimé leurs traces, l’une en avant, l’autre sur le côté, à quelques pouces de distance et en arrière, la licorne est venue ensuite inscrire son cercle de six pouces de diamètre entre les traces et tangentiellement aux traces de la brebis et de l’âne. » Ceci n’est point un commentaire, mais la traduction géométrique de ce que je viens d’entendre. La queue est courte, glabre dans la ligne médiane, garnie de poils sur les bords, et terminée par un riche émouchoir dont les crins sont plus courts, mais aussi beaucoup plus forts que ceux du cheval. La peau générale est presque nue, semblable à celle d’un chameau galeux, sauf une ligne de poils qui part de la nuque et se dirige vers le milieu du dos. Cette peau est plus épaisse que celle du khertît (rhinocéros). C’est la plus épaisse de toutes les peaux connues en Afrique. Mais ce qui distingue la licorne entre tous les animaux auxquels on pourrait la comparer, c’est une corne unique, mobile, susceptible d’érection (en ce sens qu’elle peut recevoir de la volonté de l’animal une position invariable relativement à la surface du front), ayant son origine à la partie basse et médiane du front, non sur le bout du nez, comme chez le rhinocéros, mais au haut du nez et entre les yeux. Cette corne est d’un gris cendré, couleur générale de la bête, dans les deux tiers de sa longueur ; le tiers supérieur est d’un rouge écarlate et se termine par une pointe extrêmement aiguë. Elle est longue d’une coudée (dix-huit pouces). Quand la licorne n’est point inquiétée, elle balance, en marchant, sa corne à droite et à gauche. Abdallah-Soulayhi, le plus intelligent de ceux qui me renseignent, ne se rend pas bien compte de ce mouvement oscillatoire, mouvement qu’il a observé de ses yeux. Il est probable que le centre d’oscillation se trouve à la base même de la corne, qui, formée d’une substance dure, ne peut être douée de flexibilité. La licorne charge son ennemi tête baissée, le perce de sa puissante aiguille, l’enlève, le jette en l’air et revient à la charge, comme ferait un taureau furieux, jusqu’à ce qu’elle l’ait mis en lambeaux. La tête présente deux protubérances latérales au-dessus des oreilles ou derrière les oreilles, protubérances qui révèlent un instinct sanguinaire. Le museau rappelle celui du sanglier. Les oreilles sont petites, et l’ouïe plus fine que la vue n’est perçante. La déjection alvine forme un monticule de deux pieds de hauteur, où chaque bol excrémentiel est de la grosseur d’un melon. La licorne n’a qu’un petit. Quand on veut lui donner la chasse, plusieurs hommes, quelquefois plusieurs villages se réunissent. À l’exception d’un ou deux coureurs de profession, dont la fonction est de lancer ou lever ou faire lever la licorne, tous les chasseurs sont à cheval, armés de lances à large fer, quelquefois aussi de javelots. Les chevaux blancs, ou d’une couleur blanchâtre, sont ceux qu’ils montent de préférence, l’expérience leur ayant appris que la vue du blanc excite à un haut degré la fureur de la bête, et qu’il est aisé de lui donner le change avec un objet qui l’irrite. L’époque la plus favorable à cette chasse est celle des grandes chaleurs qui précèdent les pluies intertropicales ; l’heure la plus propice est celle de midi ; car la licorne aime l’ombre et la nuit, et fournit péniblement sa carrière au grand soleil. Celui qui se charge de lancer la licorne va la chercher à sa bauge, au lieu où elle dort vers le milieu du jour, et, s’il ne l’a pas déjà réveillée par le bruit de ses pas, lui jette une pierre ou un dard pour la mettre sur pied. On reconnaît qu’elle dort au mouvement incessant de ses oreilles, qui, durant son repos, font l’office de chasse-mouches. Quand les oreilles sont fixes et droites, on peut être certain qu’elle est éveillée, qu’elle a entendu quelque bruit, et cherche des yeux celui qui s’approche. La licorne, frappée ou non, n’a pas plutôt reconnu l’ennemi, qu’elle se lève brusquement par un effort de tous ses muscles et fond sur lui. Le coureur, détale et se dirige sur un arbre situé dans la plaine qui doit être le théâtre du combat, et autour de laquelle les chasseurs à cheval sont distribués et cachés. La course de la licorne n’étant pas extrêmement rapide, un bon coureur peut toujours lui échapper, pourvu que le refuge ne soit pas à une trop grande distance du point de départ ; car si l’homme poursuivi ne rencontre dans sa fuite aucune forteresse naturelle ou artificielle, la licorne, plus infatigable que lui, finit toujours par l’atteindre. Quant au cavalier, s’il est bien monté, il n’a rien à redouter. Le chasseur à pied est hors de danger dès qu’il a pu grimper sur un arbre de grosseur et hauteur suffisantes ; mais la licorne le guette d’en bas et passerait au pied de l’arbre le reste du jour et la nuit suivante si l’on ne venait lui donner le change. Tandis qu’elle court encore, un des cavaliers embusqués s’est détaché, a lancé son cheval sur les traces de la bête, et, parvenu à la portée du trait, lui envoie un coup par derrière et entre les cuisses, ou obliquement et sous le ventre. Un coup sur le dos, la tête ou la croupe ne lui ferait aucun mal, en raison de l’épaisseur et de la dureté de la peau dans toute la moitié supérieure de son corps ; mais alors même que le javelot atteint son but, la blessure ne saurait être grave; aussi le fort chasseur, le Nemrod de Borgou, se sert-il, dès le début, de la lance à large fer. Tenant sa lance en arrêt, parfaitement assujettie sous son bras au moyen d’une flexion du poignet qui reporte, du dedans au dehors , sa main droite sur la hampe, ou bien dans la position la plus naturelle, c’est-à-dire la main sous la hampe, s’il craint de se fatiguer le poignet, il passe au galop derrière la licorne qui poursuit le coureur, lui porte, au passage, de toute la force de son bras et de toute la vitesse de son cheval multipliée par la masse en mouvement, un coup dans la région inguinale, puis, dégageant aussitôt son arme, dont l’extraction donne cours à un fleuve de sang, il fait faire une demi-volte à son cheval, sans interrompre son galop. La licorne, blessée, se retourne, et, abandonnant le chasseur à pied, se met à la poursuite du cavalier. En cet instant, un second cavalier se détache, court sus à la licorne qui poursuit elle-même le premier cavalier, et, passant derrière elle au galop, lui porte un second coup dans la région inguinale ou abdominale. La licorne fait volte-face et se précipite sur le nouvel ennemi, qui bat en retraite comme les deux premiers. Observons qu’il n’y a point de lâcheté dans ces fuites, parce que, la licorne courant toujours tête baissée quand elle charge, tous les coups portés par devant, dans le cas où l’on voudrait lui faire tête, seraient des coups perdus et exposeraient le chasseur à une mort presque certaine. Ainsi que nous l’avons dit, l’animal est parfaitement cuirassé et parfaitement invulnérable partout ailleurs que dans les parties basses. Le premier cavalier revient alors à la charge, ou bien un troisième entre en lice pour délivrer celui qui vient de donner, et percer la licorne d’un troisième coup, et ainsi de suite, alternativement, comme au jeu de bague. Ce manège est continué jusqu’à ce que la bête commence à faiblir par la perte de son sang. Bientôt le cercle des chasseurs se resserre et les coups de lance se succèdent avec une rapidité croissante, jusqu’à ce qu’enfin la licorne succombe. Ce qu’elle répand de sang avant que d’expirer, est hors de proportion avec la mesure que peut donner un bœuf. Les habitants de Borgou (Dar-Soulayh) et de Guenga s’accordent à dire que cette licorne, nommée en arabe borgâwi abou-karn,
est la plus formidable de toutes les bêtes féroces. Elle tue l’homme sans provocation et sans but. Elle ne l’a pas plutôt vu que, poussée par un instinct tout-puissant d’hostilité, elle lui court sus, et, si elle l’atteint, le transperce et le massacre ; mais elle ne le mange pas. La licorne est frugivore, et se nourrit principalement de pastèques et de cotonnier. Permettez-moi, monsieur, de reproduire ici quelques-uns des renseignements que nous trouvons chez les anciens sur cet animal mystérieux. Nous lisons au psaume XXI (Héb. XXII), v. 21 ou (Héb.) 22 : « Sauvez-moi de la gueule du lion et des cornes des licornes. Vous m’avez exaucé, » ou bien, en suivant la ponctuation du texte hébreu, qui n’admet point d’accent disjonctif dans la dernière partie de la phrase : « Sauvez-moi de la gueule du lion ; (déjà) vous m’avez entendu (et délivré) des cornes des licornes. » Le mot qui signifie licorne est rém ou reém.
L’orthographe de ce mot varie d’un livre sacré à l’autre. Celle de Job est conforme à l’orthographe arabe d’un mot,
qui, selon l’auteur du Kâmoûs, s’appliquerait à une « gazelle éclatante de blancheur. » Il est évident que le psalmiste n’invoque pas le secours de Dieu contre des gazelles, et qu’ainsi le mot arabe doit avoir un tout autre sens que le mot hébreu qui s’écrit de la même manière. La confusion des racines appliquées à la nomenclature des animaux est une chose fréquente, non seulement entre langues sœurs, mais dans le domaine d’une seule et même langue ; bouc et biche, cerf et chèvre, en sont des exemples frappants. Il est à remarquer ici, et cette remarque, quelque déplacée qu’elle paraisse au premier aspect, n’est point étrangère à mon sujet, il est à remarquer que ce psaume XXII, selon l’hébreu, si pathétique, si accablant de démoralisation et de terreur dans sa première partie, si ravivant d’espoir et de consolation dans la dernière, se divise naturellement, et, pour ainsi dire, de lui-même, en deux actes bien tranchés, dont le premier peut s’intituler abandon, et le second délivrance. Au premier acte, le roi-prophète exprime, avec les sons les plus déchirants de sa lyre, la douleur qui l’oppresse dans un de ces moments d’épreuve où Dieu laisse sans réponse les prières de ses saints. Un demi-ton de plus, et les lamentations du psalmiste prendraient un caractère d’impiété. Selon les ascètes les plus élevés, cet abandon temporaire est le non plus ultra des tentations auxquelles Dieu soumet ses élus. Ce fut aussi la dernière de celles auxquelles l’homme-Dieu se soumit. Dans le tableau du délaissement où il se trouve, le poète sacré passe en revue les ennemis qui l’assiègent ; les jeunes taureaux, les taureaux de Basan, les chiens, les méchants, le lion, et enfin les licornes ; et c’est juste au moment où il est menacé par les cornes des licornes, c’est-à-dire au plus fort du danger, de la terreur et de la tentation, que Dieu vient à son aide et que le second acte commence. À partir de ce point, le psaume n’est plus qu’un Te Deum prophétique jusqu’à la fin. Or cette gradation, au point culminant (qui est celui où je voulais arriver en exposant la marche du psaume XXII telle que je la conçois), est tout à fait conforme à l’opinion reçue dans l’Afrique centrale : « Que la licorne (abou-karn) est le plus formidable de tous les animaux féroces, sans en excepter le lion, » animal beaucoup moins héroïque, royal, ou grandiose, qu’on ne se le figure généralement en Europe, puisqu’il ne vous attaque sérieusement qu’autant qu’il voit que vous avez peur de lui, ou qu’il peut tomber sur vous à l’improviste. Si la licorne ne se trouve ni en Arabie, ni dans le mont Liban (et c’est, je crois, la seule objection de Gesenius contre le Μονοχέρως des Septante), il ne s’ensuit pas que Moïse et David ne l’aient point connue. Le lion aussi a disparu des contrées sémitiques et du théâtre de la Bible. Mais j’admets que la licorne n’ait jamais mis le pied en Palestine : que direz-vous de Léviathan ? Léviathan, que ce soit le serpent de mer ou le crocodile, n’a dû se présenter que bien rarement aux yeux des Juifs après leur sortie d’Égypte, et cependant leur imagination était obsédée par la figure, véridique ou mensongère, de ce roi des eaux, à tel point que son nom fut employé figurativement dans le langage universel (comme chez nous tigre ou lion) pour désigner un puissant ennemi. On en peut dire autant de Béhémoth, l’hippopotame. Mais il est une objection et plus grave et plus intéressante contre le Monoceros des Septante ; c’est qu’on ne trouve point, que je sache, la figure de la licorne sur les monuments de l’antique Égypte (3), où elle devait être mieux connue qu’en Palestine. Il y a deux réponses à cette objection. La première s’appuie d’un passage de Pline sur lequel nous reviendrons : « Hanc feram vivam negant capi. » On sait que les Égyptiens ne peignaient point sur leurs monuments d’autres animaux étrangers que ceux qui leur étaient envoyés en présent ou en tribut par les rois barbares. Si donc la licorne ne se laissait pas encore prendre au temps de Pline, il est tout simple que son portrait ne se rencontre point sur les monuments égyptiens. La seconde réponse est déduite d’une analogie négative : la licorne a pu être exclue des fresques égyptiennes par les mêmes raisons (ignorées) qui en ont fait exclure le chameau. Nous lisons au livre de Job (XXXIX, 10) : « Attacherez-vous la licorne à la charrue pour former des sillons, ou vous suivra-t-elle aplanissant avec la herse les (mottes des) vallées ? » En défiant Job de remplacer les bœufs par des licornes attelées à sa charrue ou à sa herse, Dieu fait évidemment allusion à la ressemblance sommaire et frappante qui existe entre ces deux genres d’animaux, du moins sous les rapports de la stature, de la force et de la masse ; et il est impossible de ne pas observer ici que le défi de Dieu est admirablement commenté par ce passage de Pline : « Hanc feram vivam negant capi. » C’est dans un sens analogue que Dieu dit à Job au verset 4 du même chapitre : « Quis dimisit onagrum liberum, et vincula ejus quis solvit ? » Et un peu plus loin (v. 7) : « Il (l’onagre ou âne sauvage) se moque de la foule qui remplit les villes, et n’entend point la voix d’un maître impitoyable. » C’est absolument comme si Dieu eût dit : « Pouvez-vous dompter l’onagre qui ressemble tant à vos ânes qu’on le dirait échappé de vos demeures ? Non ; il se moque de vous. » L’idée que les Juifs se formaient du reém (licorne) est parfaitement résumée dans ces deux phrases du Thesaurus linguæ sanctæ de William Robertson : « Animal est ferum, sævum et prævalidum, » et « constat esse animal valore, et proceritate aut elatione cornu præ ferendum tauro. » Ces conditions bien arrêtées de la notion primitive du reém ont conduit quelques interprètes à l’identifier avec l’urus ou taureau sauvage ; et, en vérité, il faut convenir que ce rapprochement était très rationnel ; car, immédiatement après avoir demandé à Job s’il peut remplacer l’âne domestique par l’âne sauvage, Dieu lui demande s’il peut remplacer le bœuf par le réem. Une simple règle de trois donne ici aurochs, ou urus, pour l’inconnue réem ; et, en effet, il est positif que « l’âne est à l’onagre comme le bœuf est à l’aurochs ou l’urus. Mais cette solution est repoussée par une objection insurmontable : « Le reém est un animal impur. » Le rabbin Saad ayant voulu l’identifier avec la femelle d’un ruminant nommé en hébreu akkô, le bouquetin, un autre rabbin le réfute ainsi : « Mirum sane sit, inquit Elias, marem quidem esse mundum, non autem fœminam. » Le reém était donc immonde ; le reém ne peut donc pas être le taureau sauvage. Mais la ressemblance générale ou grossière de la licorne avec le taureau ou le buffle est encore celle qui frappe les modernes habitants de Borgou. Du moins, le plus intelligent de ceux que j’ai interrogés, dans la série des animaux auxquels il emprunte successivement ses comparaisons (selon l’usage de Pline et des peuples barbares), débute constamment par le bakar ou bos pour représenter par une image connue la totalité de la bête. Toutefois, je ne saurais passer sous silence le témoignage d’un esclave de Guenga (Denka), lequel choisit la mule pour terme de comparaison générale. Quoique le Guengâwi soit très inférieur en intellect au pèlerin de Borgou, son témoignage, venant à l’appui de Pline et de Solin, qui comparent la licorne au cheval, doit nécessairement figurer dans cette notice. Car, si la première assimilation a l’avantage de donner un sens rationnel au passage de Job, la seconde donne un nouveau degré de probabilité à l’identité du reém des Hébreux avec le monocéros de Pline, de Solin et des Septante. Du reste, j’ai tout lieu de croire, d’après certains traits caractéristiques de la description des Africains, que l’abou-karn ou licorne est un pachyderme proprement dit, essentiellement différent du rhinocéros, mais plus différent encore du taureau, sous le point de vue zoologique ou scientifique, qui, on le sent, ne pouvait pas être celui de l’écrivain sacré. Les solipèdes offrant, sous le rapport scientifique, une certaine analogie avec les pachydermes proprement dits, il semble que la licorne-mule du Guengâwi doit être préférée à la licorne-urus du Soulayhi ; mais quand il s’agit de descriptions antiques ou empruntées à des peuples barbares, la présomption d’une classification scientifique, ou même d’un simple rapprochement scientifique, peut et doit être écartée ; car l’anatomie est une chose excessivement moderne. On sait d’ailleurs que les anciens n’étaient pas difficiles en fait de ressemblances. Qui pourrait croire aujourd’hui que l’hippopotame fut assimilé au cheval, si son nom même n’en faisait foi ? On peut en dire autant des modernes barbares : qui voudra croire en France qu’un fellah contemporain, s’extasiant devant un hibou, comparait sa figure à celle d’une femme ? En résumé, la licorne-urus satisfait au livre de Job, et répond à la XLVIe question de Michaëlis ; la licorne-mule satisfait au passage de Pline, que je donnerai plus loin en son entier ; et, tout en accordant une préférence décidée, exclusive même, à l’urus sur la mule, je m’estime heureux de pouvoir rapprocher deux témoignages oculaires, dont l’un donne raison à l’auteur sacré, l’autre à l’écrivain profane, et qui tendent à prouver, par leur divergence même, l’identité du reém des Hébreux avec le monocéros de Pline. Nous lisons au livre des Nombres (XXIII, 22) : « … Cujus fortitudo similis est rhinocerotis. » Lisez : unicornis, comme dans les Psaumes : c’est le même mot, rém ou reém, qui figure dans les textes de tous ces passages, mot que Saint-Jérôme a traduit par « rhinocéros, » et que les Septante ont rendu par « monocéros. » Je reviendrai sur ce point ; pour le moment, je me borne à faire observer que : Il résulte de ce passage des Nombres que la licorne était considérée, dès le temps de Moïse, comme le « symbole de la force. » Cujus fortitudo similis est unicornis. Cujus ; de qui ? de Dieu. C’est ainsi que l’a compris l’auteur de la plus ancienne version arabe ; c’est ainsi que l’a compris Saint-Jérôme. Je ne dissimulerai point ici que les interprètes diffèrent entre eux sur le sens du mot hébreu thôâfôth
mais adoptons la version de Saint-Jérôme, fortitudo, qui est celle des traducteurs anglais, strength, et la notion ou opinion indiquée comme générale par l’écrivain sacré se trouve parfaitement conforme à celle des modernes habitants de l’Afrique centrale. Pour eux, abou-karn est, non-seulement le plus dangereux, mais le plus fort des animaux, le seul éléphant excepté. Ils affirment qu’abou-karn est plus fort que le lion, en faisant observer que « sa force est dans sa corne, » idée tout à fait antique , et dont l’analogue se retrouve en divers lieuxde l’Écriture sainte (4). Voici ce qu’on me raconte à ce sujet : Une des plus terribles licornes de Borgou, c’était une femelle suivie de son petit, avait intercepté un chemin vicinal. Un homme du pays, qui avait maison et femme dans chacune des deux bourgades auxquelles le chemin aboutissait, s’étant mis en route une certaine nuit pour se rendre d’un établissement à l’autre, fut assailli et massacré par la licorne. Le lendemain, on trouva ses membres épars. Ce n’était pas le premier forfait de l’ennemi, et les deux villages se réunirent pour le tuer ; mais un incident aussi heureux qu’imprévu rendit cette fois inutiles tous chevaux et toutes lances. La bête ne fut point lancée. Elle tomba sur la bande au moment où on s’y attendait le moins, et donna la chasse à un homme de pied qui avait suivi les chevaux, ou se trouvait là par hasard. L’homme menacé prit la fuite de toute la vitesse de ses jambes, et parvint à un monticule qu’il voulut gravir en courant ; mais, avant d’avoir atteint le sommet, il glissa et roula jusqu’au bas du tertre, et jusque entre les jambes et sous le ventre de la licorne. Celle-ci, croyant avoir le chasseur devant elle, et ne distinguant rien au milieu du nuage de poussière qui l’enveloppait, donna de sa corne en terre. C’était à l’époque où les hautes plaines sont complètement desséchées, et déchirées de crevasses provenant du retrait d’une terre argileuse qui, après avoir été profondément délayée par les pluies intertropicales, se trouvant tout à coup exposée aux rayons d’un soleil ardent, se gerce et s’entrouvre en tout sens, et acquiert une dureté comparable à celle de la poterie, dans les grandes masses cohérentes dessinées par ses fissures. La redoutable corne s’engagea dans une crevasse transversale à sa direction. Lorsque, ensuite, la bête voulut soulever et projeter en l’air la roche d’argile sous laquelle sa corne était prise, douée d’une force d’impulsion supérieure à l’adhérence de cet appendice, supérieure aux sensations les plus douloureuses, la licorne rompit, déracina sa propre corne, et, en relevant la tête, montra aux ennemis un front désarmé. Aveuglée par le sang qui lui coulait dans les yeux, elle prit à son tour la fuite, sans doute pour la première fois de sa vie, en poussant un mugissement plaintif fort différent du hennissement saccadé qui sonnait ses charges. On la courut en vain ce jour-là jusque sur la lisière d’une forêt voisine, qui la déroba aux chasseurs ; mais on lui prit son petit, qui fut levé par les chiens de l’espèce des lévriers. Le lendemain ou le surlendemain, on la trouva, en suivant les traces du sang, étendue dans un épais fourré, et réduite à un tel état d’épuisement que l’on en vint aisément à bout. Celui de qui je tiens le fait était de la chasse. Avant d’aller plus loin, je crois devoir répondre à une objection que je me fais en ce moment. Dans la traduction des textes empruntés à la Bible, j’ai rendu, dès le principe, le mot hébreu reém par le mot français « licorne. » Par cela même, j’ai préjugé ce qu’il fallait juger. Sans doute, il eût été plus méthodique de me borner à transcrire le mot hébreu, d’établir ensuite l’identité du reém des Hébreux avec l’abou-karn de Borgou et de Guenga, et enfin l’identité de ce même abou-karn avec l’unicornis, ou monocéros, ou licorne des anciens et du moyen âge. Mais j’ai cru pouvoir m’autoriser dès le début de la version des Psaumes, où le mot reém est rendu par unicornis, et de la version des Septante, où il est traduit par monocéros. Cette version des Septante étant la plus ancienne de toutes, et ayant été faite dans un pays dont la faune, réelle ou fabuleuse est en grande partie commune à la Palestine, mérite, je crois, plus de confiance que toute autre pour ce qui concerne la nomenclature des animaux vrais ou fictifs ; Saint-Jérôme a cru qu’il s’agissait du rhinocéros ; mais je ne pense pas qu’il soit aujourd’hui nécessaire de réfuter cette opinion selon les règles académiques. L’illustre Gésénius dit positivement : « Le reém est l’animal décrit par Pline (Hist. nat. VIII, 21 – ou 31 selon les édit.) sous le nom de monocéros » et négativement : « Le reém n’est pas le rhinocéros. Voici la description de Pline : « Asperrimam autem feram monocerotem, reliquo corpore equo similem, capite cervo, pedibus, elephanto, cauda apro, mugitu gravi, uno cornu media fronte cubitum duum eminente. Hanc feram vivam negant capi. » Et je lis dans une note du père Hardouin : « Monocerotem in Superioris Æthiopiæ jugis crebro reperiri Marmolius est auctor, a quo ea fera describitur accurate. » (Lib. I. C. XXIII, p. 65.) Je regrette vivement de n’avoir pas sous les yeux la description de Marmol. Ce fut sans doute sur la foi de Pline que la licorne héraldique du moyen âge fut sommairement assimilée au cheval (reliquo corpore equo similem) ; c’est encore sous la forme chevaline qu’elle est figurée aux armoiries d’Angleterre à droite de l’écusson. Ainsi que nous l’avons vu, cette ressemblance, telle quelle, est appuyée d’un témoignage moderne. Mais la description d’Abdallah-Soulayhi, en rapprochant abou-karn du taureau, pour les caractères extérieurs, a l’immense avantage de donner un sens rationnel au passage de Job que nous avons cité ; et, sans établir ici un parallèle déplacé entre l’histoire naturelle de Pline et l’histoire naturelle de Job, je crois pouvoir affirmer que le témoignage d’un Arabe du désert, tel qu’a dû être le rédacteur du livre canonique, est préférable, sur les points dont il traite, à celui des informateurs de Pline, la plupart negotiatores. D’ailleurs, et à part toute considération anatomique, il est évident qu’un gros animal cornu et trapu ressemble plus à un bison qu’à un cheval, quant à l’ensemble extérieur. En général, rien de plus animé, de plus vivant, de plus vrai, que les descriptions d’un bédouin, ou d’un homme qui a mené la vie de bédouin. Rien de plus faux, de plus évidemment absurde, que celles des habitants des villes de l’Orient, ou des voyageurs qui ne sont que « marchands, negotiatores. » Dieu me défende de déverser le ridicule sur une classe d’hommes qui a fourni à la science tant d’illustres voyageurs ! Le capite cervo de Pline souffre de grandes difficultés (voyez la description de la tête, p. 134 et 135). Pedibus elephanto est caractéristique et parfaitement conforme aux témoignages dont je suis l’interprète. Cauda apro ne s’éloigne pas beaucoup de la vérité, et, ainsi que pedibus elephanto, nous révèle un pachyderme. Mugitu gravi est exact, bien que le volume de la voix d’abou-karn soit très inférieur à celui de la voix du lion. Uno cornu nigro, etc. Ainsi que nous l’avons vu, la corne n’est d’une couleur sombre ou terne que dans les deux premiers tiers de sa longueur, à compter de la racine ; le tiers supérieur est du rouge le plus vif et « comme peint en rouge, » pour me servir de l’expression d’Abdallah-Soulayhi. La longueur de cette corne n’est point de deux coudées (cubitum duum), mais seulement d’une coudée. Le Guengâwi la fait égale à la longueur totale de son bras. Au reste, cette longueur doit varier avec l’âge de l’animal. Mais le media fronte, origine de la corne, est ici la donnée importante, parce que ces deux mots ne permettent pas de confondre le monocéros avec le rhinocéros. Hanc feram vivant negant capi. Ceci est inexact de nos jours, quoique le renseignement pût et dût être vrai au temps de Pline, et bien avant lui. On prend aujourd’hui la licorne au piège, avec un lacs, comme tout autre animal, en creusant sur sa voie des fosses que l’on recouvre de branchages. Mais les premiers mots de la description de Pline, Asperrimam … feram, ou de Solin, Atrocissimum… monoceros, suffiraient pour réveiller l’idée d’abou-karn dans l’esprit d’un homme de Borgou ou de Guenga. J’avais cru, pendant quelques jours, sur la foi du P. Hardouin, que Solin n’avait fait que copier mot pour mot, sans y ajouter un seul trait, la description que Pline nous a laissée du monocéros ; mais on a bien raison de dire qu’il ne faut point jurer in verba magistri, alors même qu’il s’agit d’un texte que tout le monde peut consulter, ou d’une citation dont chacun peut vérifier l’exactitude. Car, ayant eu enfin la curiosité d’ouvrir le Polyhistor, j’y ai trouvé, de plus que dans Pline, deux renseignements très précieux relativement à la corne de l’animal qui nous occupe ; je dis très précieux, parce qu’ils sont tout à fait caractéristiques, et conformes à la description des modernes Africains : « … Cornu e media ejus fronte protenditur, splendore mirifico… ita acutum ut quicquid impetat facile ictu ejus perforetur. » Il y a plus, si je ne savais déjà, par le témoignage du Borgâwi, que l’extrémité de la corne est du rouge le plus vif, il me serait impossible de comprendre le splendor mirificus de Solin, appliqué à une arme de cette espèce. La pointe aiguë (ita acutum ut quicquid impetat, etc.) est un second caractère important, que mes informateurs n’ont point oublié. Il faut, autant que possible, et tout lire et tout voir des yeux du corps ; mais à la distance où je me trouve de Borgou et de l’Europe, du centre de l’Afrique et du centre des lumières, je dois me résigner à ne voir que des yeux de l’esprit l’être vivant que j’ose arracher à la fable pour le donner à l’histoire ; et, ce qui me touche bien plus douloureusement encore, je suis, et resterai désormais privé de ces conversations savantes, et de ces documents précieux, à l’aide desquels on procède si sûrement du connu à l’inconnu dans la sphère lumineuse où vous avez le bonheur de vivre. Mais la vérité, même incomplète, ne porte-t-elle pas un cachet que tout homme éclairé reconnaît à la première vue ? Somme toute, et abstraction faite des différences de détail entre la description de Pline et celle des modernes Africains, différences inévitables là où il n’y a ni science ni méthode, il ne me reste aucun doute sur les identités que j’ai cherché à établir. On sait que Pline, décrivant le monocéros, ne décrivait pas ce qu’il voyait ou avait vu ; mais que, réduit comme nous, à des rapports d’une valeur quelconque, il répétait ce qu’on lui disait, ou copiait ce que d’autres avaient écrit avant lui sur la foi des voyageurs. Mais je tiens mes renseignements de première main ; pouvait-il en dire autant ? Soyez assez bon pour me faire savoir si ma description, ou plutôt ma version d’une description africaine, compatriote de la licorne, ne vous inspire pas plus de confiance que la description de Pline ?… Ai-je réussi à faire passer mes convictions dans votre esprit, en présentant les faits et les observations suivant un ordre exempt de préméditation, c’est-à-dire sans ordre précis ? Je réclame de votre bonté un jugement synthéthique plutôt qu’un jugement analytique.
DE L’ORYX
Il me reste à parler brièvement et incidemment d’un autre animal qui n’a rien d’effrayant, car il appartient au genre gazelle, mais qui aurait, au dire de quelques-uns , un trait de ressemblance avec la licorne, nommément : « une seule corne en tête. » On le rencontre dans les déserts de la Haute-Nubie ; il se nomme ariel. C’est le nom que lui imposent les Nubiens parlant arabe. Je regarde ce nom comme une corruption de iyyal, ou, avec l’article, aliyyal, mot difficile à prononcer pour les modernes Arabes, et qui, dans le langage antique, en hébreu, comme en arabe, signifiait cervus ou caper montanus. Les Bischaris lui donnent un autre nom, qui, autant que je m’en souviens, offre une grande conformité de son avec la partie radicale d’όρυγος, génitif de όρυξ (oryx), nom d’une chèvre de Gétulie, qui, selon les anciens, n’avait qu’une corne. Il est vrai que mes renseignements ne sont point d’accord sur la question capitale de l’unité, et que toutes les probabilités sont pour ceux qui la nient ; mais il est également vrai que la divergence d’opinions qui existe entre les modernes habitants de la haute Nubie relativement à l’antilope-ariel, partageait les anciens au sujet de l’oryx. Aristote et Pline ne donnent qu’une corne à l’oryx, tandis qu’Hérodote (Melp. CXCII.) et Oppien (Cynegetic. l. II, v. 450.) lui en attribuent deux. Ces indications sont empruntées à l’Histoire d’Hérodote, de Larcher (tom. III, pag. 578 de la 2e édit.) ; mais je lis dans le texte de Pline, conformément à l’indication de Larcher : Unicorne et bisulcum oryx. Au reste, je saurai bientôt à quoi m’en tenir sur cette question essentielle. Un djellâb (marchand d’esclaves), en qui j’ai toute confiance, et qui d’ailleurs m’a laissé un gage de son zèle et de sa bonne foi, ne doit rien négliger pour me rapporter une couple, ou tout au moins, un individu de l’espèce ariel, dans le cas où l’animal ne serait réellement armé que d’une corne. Mais, quelle que soit la vérité objective en ce qui touche la corne ou les cornes de l’antilope-ariel, le fait subjectif d’une notion répandue chez une famille d’hommes quelconque, civilisée ou barbare, a droit de fixer notre attention. Les erreurs traditionnelles sont, aussi bien que les vérités physiques, des faits positifs. Ce sont des phénomènes de l’esprit humain, dont il faut absolument tenir compte, si l’on veut comprendre l’antiquité. Or, l’opinion reçue chez quelques tribus, ou seulement chez quelques individus sauvages, et, par cela même, fidèles aux vieilles traditions, abâbedèh, blemmyes, troglodytes, suffit, ce me semble, pour établir l’identité d’ariel avec l’oryx des anciens. Je sais qu’un monocéros ruminant est un monstre que repoussent le baron Cuvier et toutes les analogies ; mais il n’en est pas moins vrai que les anciens ont cru à l’existence de ce monstre, et que de simples habitants de la Nubie et de la haute Égypte y croient encore. Pline a osé écrire : Unicorne et bisulcum oryx (bisulcum, « au pied fourchu, » indique assez un ruminant) ; et un abbâdy (sing. d’abâbedèh), un abbâdy de Cosseyr me disait, à propos d’ariel : « Je l’ai vu dans la montagne d’Elba où des chasseurs venaient de le prendre, je l’ai vu ; il n’a qu’une corne au milieu de la tête, et ressemble à une forte gazelle. » Il est vrai que mon abbâdy confessait ne l’avoir vu que de loin, à vingt-cinq ou trente pas de distance, peut-être plus. Ce témoignage a été confirmé par un Dongolâwi, et démenti par d’autres. Il est remarquable, et c’est ce qui m’a engagé à parler de l’oryx à propos de la licorne, que les éditeurs de la Bible française dite de Cologne, au verset 22 du chapitre XXII des Nombres, rendent le mot réem (licorne) par oryx. Ailleurs, ils traduisent le même mot par rhinocerot (sic, avec un t) ; ailleurs, dans les psaumes, par licorne. Les traducteurs anglais ont été plus conséquents, ayant mis partout unicorn. Ce qui a pu donner lieu à cette confusion, c’est la description qu’Oppien a faite d’un oryx qu’il avait vu (Hist. d’Hérod. loc. laud.). Selon cet auteur, l’oryx serait un animal terrible ; selon Hérodote, il serait de la taille du bœuf. L’on conçoit que la corne ou les cornes d’un tel animal eussent été prises comme symbole de force. Mais, pour l’oryx-capra de Pline, il est impossible de l’identifier avec le réem des livres saints ; et l’on peut en dire autant de l’ariel de Nubie, alors même qu’il n’aurait qu’une corne. Je crois que l’oryx est le yahmour
des Arabes (car le mot ariel ou aryal
ne se trouve point dans les lexiques) et que c’est par suite d’une erreur semblable à celle des éditeurs de la Bible de Cologne, que la version arabe de Job rend le mot réem par yahmour. Mais, quoique le mot ariel, ou aryal, soit très probablement une corruption de l’hébreu ayyâl,
(cervus), ou de l’arabe iyyal,
qui a le même sens, je ne pense pas que l’ariel des modernes Nubiens soit l’ayyâl ou l’iyyal des anciens peuples sémitiques. Observons que le mot yahmour, plus hébraïque qu’arabe, est de la même racine que hémâr,
qui veut dire « âne, » et a pu donner lieu à la notion grecque et romaine d’un solipède unicorne, par suite d’une interprétation étymologique erronée, car Pline et Aristote croyaient à l’existence d’un âne armé d’une corne. Les Grecs et les Romains n’aimaient point à transcrire les noms barbares ; ils voulaient les traduire, bien ou mal. C’est ainsi qu’ils ont fait Erythras et Phœnix de Himyar
qui est de la même racine que
ahmar (raber), et une mer Érythrée ou mer Rouge de la mer de Himyar, ou des Homérites, ou Phéniciens primitifs, descendants de Himyar « le rougeaud, » par opposition aux blancs et aux noirs, entre lesquels il se trouvait placé. Que de richesses ignorées dans l’intérieur de l’Afrique ! Que d’animaux, et quels animaux ! Que de plantes, et quelles plantes ! Tout est possible autour d’un lac d’eau douce situé entre le 10° et le 15e degré de latitude.
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Deux hardis voyageurs, MM. Bell et Plowden, dont le premier a déjà fait ses preuves en Abyssinie et sur la frontière du pays galla, sont partis, il y a environ un mois, de Djeddah pour Moussaouâ, d’où ils doivent se rendre, par Gondar, à Naréa et au-delà, s’il est possible. Le principal but de leur voyage est d’explorer le plateau central de l’Afrique, et de reconnaître les sources du Nil blanc, que l’on sait être vers Sédama, pays chrétien, et non loin du méridien du Caire. Un autre voyage, tout aussi intéressant et tout aussi praticable, serait celui de Borgou et Baguermé par Dâr-Foûr ; mais il y a tant d’explorations à faire, en Afrique et en Arabie, et tant d’hommes de bonne volonté pour les entreprises les plus périlleuses, que l’on peut s’étonner à bon droit, et du zèle de ceux qui veulent jouer leur vie dans des voyages aventureux, et de la profonde indifférence qui laisse leur courage sans emploi. Un Hanovrien, M. le baron de Wrède, vient de partir d’ici sans secours, et sans aucune ressource personnelle, pour le port de Mekalla (Arabie méridionale). Il se propose d’explorer l’intérieur du Hadramaut, Mareb, etc. M. Parkin vient d’arriver ici ; c’est un très jeune voyageur qui doit rallier MM. Bell et Plowden. Mais du moins M. Parkin a le moyen de voyager. J’ai l’honneur d’être, etc.
F. FRESNEL,
Correspondant de l’Institut,
Agent consulaire de France à Djeddah.
(1) Lue à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, le 27 octobre 1843. (2) Consultez la nouvelle carte du cours du Bahr-el-Abiad par M. d’Arnaud, que j’ai publiée dans le cahier de février 1843, Soc. de géographie. J-D. (3) Une licorne est figurée sur les monuments persépolitains ; mais cette licorne-là ne peut pas être celle des Juifs au temps de Moïse. C’est en Égypte, non en Perse ou dans l’Inde, qu’il faut chercher les origines des idées hébraïques. (4) « La force de Béhémoth est dans le nombril de son ventre. » (Job, LX, 11). On sait que la force de Samson était dans ses cheveux.
(in Journal Asiatique ; ou recueil de mémoires, d’extraits et de notices relatifs à l’histoire, à la philosophie, aux langues et à la littérature des peuples orientaux, quatrième série, tome 3, Paris : Imprimerie Royale, mars 1844)
UNE CONSULTATION MÉDICALE
ET
UNE HISTOIRE DE SORCIERS
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C’était par une froide et pluvieuse soirée d’hiver, à cette heure où le médecin, s’enveloppant dans sa robe de repos, plonge son esprit fatigué dans un dolce far niente et ses pieds dans ses pantoufles fourrées ; à cette heure où, savourant par anticipation une douce nuit de sommeil qu’il ne goûtera peut-être pas, il écoute, avec un plaisir mêlé d’inquiétude, siffler le vent et battre la pluie, car, au premier appel, il lui faudra peut-être encore parcourir des rues sombres et boueuses pour adoucir la souffrance de ceux qui parfois lui demanderont l’aumône pour prix de son salaire. C’est à cette heure aussi que, douce réminiscence des loisirs de l’école, le jeune médecin, en buvant l’infusion aromatique du thea viridis, fait fumer, dans le silence et le mystère, l’encens du nicotiana tabacum, dont les nuages parfumés ont si souvent voilé l’autel et la statue d’Esculape.
Les heures sonnaient à la jolie tour gothique de Saint-Ouen, et leurs notes solennelles et monotones, emportées par le vent du soir, passaient au-dessus des toits de la ville sombre, comme le cri plaintif de ces oiseaux invisibles qu’on entend parfois dans l’orage d’une nuit d’hiver.
C’était un de ces instants où tous les agents extérieurs semblent exercer sur nous une sorte de puissance magnétique qui endort les sens et éveille la pensée ; qui étreint la chair dans un cercle d’airain, et donne à l’âme les ailes ardentes de la foudre pour franchir instantanément les temps et l’espace.
L’œil fixé sur le foyer, je regardais, immobile comme une statue, les pétillements de la houille dans sa grille de fer, ses gerbes de flammes blanches comme des feux du Bengale, et ses jets de fumée compacte qui semblaient se tordre en sifflant à travers les charbons ardents, comme une poignée de jeunes vipères.
Tandis que j’examinais ces accidents bizarres, toute l’histoire de ce singulier combustible surgissait dans ma pensée, comme dans un demi-sommeil causé par l’opium.
Chacun de ces débris embrasés, grandissant et se métamorphosant peu à peu, m’apparaissait, comme aux âges antédiluviens, dans la forme de majestueux palmiers, de thuyas, et de ces gigantesques fougères près desquelles s’inclineraient les plus vieux chênes de nos contrées. Puis, emportés par ces effrayants cataclysmes dont la pensée épouvante l’imagination la plus hardie, engloutis et abandonnés par les eaux comme les restes d’un monde naufragé, après tant de siècles de métamorphoses étranges, je les revoyais au fond de ces mines, pareilles à des villes souterraines ou à ces antiques cités frappées de la plaie des ténèbres.
Tout cela traversait mon esprit comme une vision apocalyptique, lorsqu’un coup de sonnette me fit tressaillir, ainsi que la voix du tocsin dans la nuit, et tout disparut comme au théâtre, quand retentit le sifflet du machiniste.
C’était un homme d’environ quarante-cinq ans, accompagné de sa femme un peu plus jeune, et d’un enfant de douze à treize ans. Leurs visages étaient pâles et décomposés, et il était évident qu’ils étaient sous l’influence de quelques sensations extraordinaires.
Voici à peu près ce qu’ils me racontèrent, avec une candeur et une bonne foi qui ne permettaient guère de douter de leur profonde conviction.
Dans une maison, située sur le bord de la rivière de Robec, maison qu’ils habitaient depuis trois ans, au rez-de-chaussée, avec une entière sécurité, ils étaient, depuis trois semaines environ, tourmentés d’une manière fort singulière.
D’abord, ils reçurent, plusieurs fois, le soir, dans la rue ou sur des places publiques, des pierres, sans pouvoir distinguer qui les avait lancées. Bientôt après, un bruit inaccoutumé se fit entendre autour de leur appartement, lorsqu’ils étaient couchés ; plus tard, ça ne se contenta plus de faire du bruit ; des pierres et divers débris furent jetés dans leur maison, même au milieu du jour, lorsque tout était parfaitement fermé. Plusieurs fois, la femme se sentit tirée par ses vêtements, sans que personne fût placé près d’elle, et la même chose lui arriva dans l’église, tandis qu’elle y était en prière.
Ce qui était plus extraordinaire encore, différents objets, leur appartenant, et placés dans des armoires fermées, se trouvaient lancés à travers leur appartement d’une manière tout à fait inexplicable. Souvent même, des meubles se déplaçaient sous leurs yeux, comme si une main invisible les eût touchés. Le mari m’affirma avoir vu un jour une chaise pirouetter seule sur un de ses pieds ; une table de nuit se souleva et fut se placer, à leurs yeux, dans le lit comme un maillot ; c’est leur expression. Le mari ajouta qu’un jour il lui avait pris fantaisie de jouer de la clarinette, mais qu’aussitôt il avait reçu un coup si violent, qu’il crut avoir avalé l’anche de l’instrument, avec plusieurs de ses dents. Il replaça en toute hâte la malencontreuse clarinette dans son étui pour ne plus en jouer, persuadé que ça n’aimait pas la musique.
Ne sachant plus que faire et n’osant rester chez eux, ils firent un pèlerinage à Bon-Secours. Mais, chemin faisant, ils reçurent plusieurs pierres que semblait leur lancer une main mystérieuse. Le curé, à qui ils firent part de tout ce qui se passait, envoya chez eux le sacristain ou le bedeau ; tant que celui-ci fut dans la maison, il n’y eut rien d’extraordinaire, mais, au moment où il allait sortir, il reçut divers objets, et entre autres une écritoire en corne, dont il coupa plusieurs fragments, disant que cela ferait souffrir ceux ou celui qui les tourmentait. Ils se plaignirent aussi au commissaire de police ; il leur envoya un appariteur, qui leur conseilla de mettre de la cendre derrière la porte, sans doute pour voir s’il y aurait quelque empreinte faite en leur absence, mais ils n’y trouvèrent en rentrant qu’une croix. La sœur de la femme, ne pouvant croire à toutes ces choses merveilleuses, résolut de l’accompagner et de passer la nuit avec elle, le mari étant, par la nature de son travail, forcé d’être souvent absent. Mais elle fut bientôt convaincue, car plusieurs pierres furent lancées sur elle et à ses côtés ; de plus, elle reçut sur la tête un violent coup de chandelier qui faillit la renverser tout étourdie. Une autre femme, habitant un des étages supérieurs de cette même maison, vint et ne fut pas plus épargnée que les autres. Mais son mari se moqua de sa frayeur, disant que tout cela était pure imagination. Cet homme étant religieux, dit qu’il n’avait aucune crainte ; armé d’un livre de prières, il s’assit au milieu des trois femmes tremblantes, et lut à haute voix les versets du De profundis.
Mais à peine en avait-il lu quelques lignes, qu’il devint muet de surprise et d’épouvanté. Un corps solide tomba avec fracas au milieu d’eux, et ses débris se dispersèrent de tous côtés. Cet homme, effrayé au point d’en perdre la raison, s’échappa, se croyant enveloppé de tourbillons de flammes sulfureuses et poursuivi par les esprits de ténèbres. Pendant près de quinze jours, ce malheureux fut dans un état fort alarmant que rien ne pouvait calmer, se croyant sans cesse entouré de spectres et de démons. Plus tard, ces détails me furent confirmés par le médecin qui avait été appelé pour lui donner des soins, et il ajouta que cet homme, qui maintenant sortait et vaquait à ses affaires, n’en était pas moins persuadé de la réalité de tout ce que nous venons de raconter.
Messes, pèlerinages, chandelles bénites, tout ayant été employé en vain, on leur dit que ce pourrait bien être de la magie ou de la physique. Ils furent alors trouver M. Girardin, professeur de chimie, qui les adressa au médecin de l’Asile des aliénés ; mais, comme je leur avais donné des soins antérieurement, ils vinrent d’abord me consulter.
Le sérieux avec lequel ils me racontèrent ces choses extraordinaires, piqua singulièrement ma curiosité, et je résolus de me rendre chez eux à l’instant même ; car j’étais persuadé que ces braves gens étaient victimes de quelque coupable jonglerie qui avait produit sur leur cerveau de véritables hallucinations, lesquelles, par une sorte de contagion morale dont on ne manque pas de nombreux exemples, semblaient frapper tous ceux qui les entouraient. Et chacun sait avec quelle étonnante facilité se propagent les terreurs superstitieuses. Il était évident qu’il y avait là une cause première, inconnue, qui avait eu déjà, et pouvait avoir encore des résultats plus ou moins sérieux. Je les engageai à retourner chez eux, leur promettant de les y suivre immédiatement.
C’était, certes, par un temps bien capable d’entretenir l’esprit dans la crainte des puissances surnaturelles. Le ciel était noir et orageux ; le vent soufflait avec force, et faisait entendre dans les rues mille sons bizarres et discordants ; une pluie mêlée de givre semblait pénétrer la chair comme de fines aiguilles de glace ; la lueur pâle et terne des réverbères tremblait dans la nuit comme ces feux errants des cimetières et des marais ; tandis qu’à mes côtés la rivière de Robec, gonflée par les précédents orages, coulait invisible avec un long et triste murmure sous les centaines de ponts qui la recouvrent. Tout en marchant, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler ces contes effrayants dont on berce l’enfance dans les campagnes, et qui ont eu souvent de si funestes résultats sur la fragile intelligence humaine. Je me rappelais aussi toutes ces histoires épouvantables de spectres racontées par dom Calmet, avec une persuasion si remarquable ; ces apparitions de vampires, fléaux de tout un pays pendant plusieurs siècles, et dont les effets étaient si terribles ; car les malheureux qui se croyaient visités par ces fantômes mouraient dans l’espace de quelques jours, pour devenir, selon la croyance générale, vampires à leur tour. Que penser de ces exhumations singulières faites dans les cimetières pour rechercher les vampires, que l’on reconnaissait à la fraîcheur de leurs chairs et à la fluidité du sang dans leurs veines, comme s’ils étaient encore sous l’influence de la vie, quand souvent un temps considérable s’était écoulé depuis la mort ? Alors, on enfonçait un pieu au travers du corps, qui souvent faisait entendre des plaintes, puis on le brûlait, on en jetait la cendre, et le fléau disparaissait ensuite pour un temps plus ou moins long. Que croire quand des magistrats réunis en corps, et parmi lesquels figuraient des noms célèbres , ont maintes et maintes fois constaté ces étranges choses par des procès-verbaux encore existants ? Que doit penser le médecin, si ce n’est que nulle intelligence, quelque forte qu’elle soit, n’est peut-être entièrement à l’abri de ces terreurs contagieuses qui peuvent causer souvent la folie et quelquefois la mort ?
En fait de croyances superstitieuses, quelle intelligence, si forte et si orgueilleuse qu’elle soit, peut se dire à l’abri de toute atteinte ? Nous avons vu des hommes remarquables par leur savoir, leur esprit et leur incrédulité, qui, après avoir fait souvent, dans une conversation intime, une sorte de profession de foi d’athéisme, avouaient franchement qu’ils ne passeraient pas la nuit dans un cimetière ou dans une église. Et, pour rencontrer de ces hommes, ne croyez pas qu’il faille remonter à des époques bien reculées ; Napoléon répugnait à livrer bataille le jour anniversaire de celui où il avait perdu une victoire ; Hoffmann, dont nous admirons les écrits, avait une telle peur du diable, que sa femme restait souvent la nuit à ses côtés quand il écrivait ses contes, et lord Byron renvoyait son tailleur qui lui apportait un habit le vendredi.
Mais reprenons le fil de notre narration. Arrivé en face de la maison qui m’avait été désignée, entre deux ponts de pierre, je traversai un petit pont de bois. J’entrai dans une allée noire, une porte s’ouvrit, et je reconnus l’homme et la femme qui m’étaient venu trouver, ainsi que leur enfant. Ils étaient dans l’effroi et la désolation. Le mari, un instant avant mon arrivée, venait de recevoir à la tête une pierre, qui lui avait causé une assez vive douleur. À peine si une minute s’était écoulée, que j’entendis distinctement quelque chose tomber près de moi ; je regardai : c’était un morceau de bois qui avait été placé près d’un foyer, sans aucun doute, car il était encore chaud. Ma première pensée avait été qu’une ouverture cachée existait quelque part. J’examinai donc avec le plus grand soin tout ce qui m’entourait, mais je ne pus rien découvrir. Voici comment la pièce était disposée. La cheminée, garnie de son devant, était en face de la porte d’entrée ; à gauche, des fenêtres vitrées garnies de leur auvents, ouvraient sur la rivière de Robec ; de chaque côté de la cheminée étaient des buffets pratiqués dans les lambris. À droite, en entrant, était un lit aux pieds duquel se trouvait placée une armoire en chêne, et au milieu de la pièce un poêle dont le tuyau pénétrait dans la cheminée en traversant le mur. Le plancher supérieur était formé de solives dans l’intervalle desquelles il n’existait aucune ouverture ; l’inférieur était en planches.
La femme me raconta que, le matin même, pendant qu’elle cassait du bois dans la cour, la crémaillère avait été arrachée de la cheminée et lui avait été lancée derrière le dos. En disant cela, elle fit un geste pour déplacer le devant de cheminée, afin de me montrer la crémaillère, mais, au même instant, un son métallique se fit entendre derrière nous. Chacun se retourna, et on trouva, sous une commode placée à gauche de la porte, l’olive en fer qui sert à saisir le devant de cheminée. La malheureuse femme, bien persuadée que tout ce qui se passait autour d’elle avait une cause surnaturelle, ne douta pas que cet instrument n’eût été arraché et lancé sous nos veux. Je lui fis observer que rien ne prouvait qu’il n’eût pas été détaché à l’avance. Puis, frappé de la coïncidence qui avait eu lieu entre la chute de ce corps, et le moment où tous les yeux avaient été fixés vers un point unique, je revins avec intention à la crémaillère, pressentant que quelque chose de pareil allait se renouveler. En effet, à l’instant où, le devant de cheminée enlevé, les regards se fixaient sur la crémaillère dépendue et placée à côté du foyer, un nouveau bruit, semblable au premier, quoique plus faible, se fit entendre de nouveau, et l’on découvrit l’écrou qui servait à fixer l’olive en fer. Je fis part de cette circonstance remarquable à ceux qui m’entouraient, et j’aurais peut-être mieux fait de la garder pour moi, et d’observer, car, pendant tout le temps que je restai près d’eux, je ne vis et n’entendis plus rien.
Cependant, avant de me retirer, je voulus visiter la cour située au bout de l’allée. Elle n’était séparée de la pièce dont nous venons de parler que par un simple refend de planches et de portes vitrées, le tout recouvert à l’intérieur par du papier bleu ; c’était près de ce refend que le lit était placé, et c’était là que, la nuit, quand ils étaient couchés, de violents coups se faisaient souvent entendre ; et, dans une circonstance semblable, le mari qui s’était relevé pour voir ce qui causait ce bruit, n’avait rien aperçu ; mais ses vêtements lui avaient été lancés derrière le dos. J’examinais donc attentivement cette cour entourée de maisons élevées et recouverte en partie par le plancher d’un corridor dépendant de l’escalier qui montait aux étages supérieurs. Une sorte de petit caveau se prolongeait sous le bas de cet escalier, environ l’espace de quatre à cinq mètres, et se terminait par une grille fermant un petit aqueduc, qui se dirigeait vers la rivière pour l’écoulement des eaux pluviales. Il y avait aussi plusieurs portes communiquant avec des maisons voisines, et qui étaient fermées, en dedans de la cour, par de forts verrous couverts d’une épaisse couche de rouille. Rien, dans tout cela, pas plus que dans la maison, ne pouvait donner une explication satisfaisante de ce qui se passait. Je partis, les encourageant de mon mieux, et leur promettant de revenir le lendemain. Je revins en effet.
La mère était seule avec son fils, et tous les deux étaient assis devant les fenêtres donnant sur la rivière, chacun près d’un rouet à tramer. Je demandai ce qu’il y avait de nouveau.
« De mal en pis, Monsieur, me répondit la mère.
– Enfin, qu’avez-vous vu ?
– Toute la matinée nous avons été assaillis de coups de pierre. En sortant ce matin, une table de nuit m’a été jetée dans le dos ; les bobines du rouet de mon garçon m’ont toutes sauté à la figure.
– Étiez-vous seule ?
– J’étais avec mon garçon : tenez, ajouta-t-elle, en me montrant une lanterne placée sur la commode, je l’ai vue voler ce matin toute seule à travers la maison.
– Étiez-vous seule ?
– Oui ! toute seule ; mon garçon était sorti. »
J’étais bien persuadé que cette pauvre femme, sous l’empire d’une terreur pour ainsi dire incessante, croyait voir des choses qui, en réalité, n’existaient pas ; mais à tout cela il y avait une cause première. Quelle était-elle ? Il me fallut renoncer à chercher une cause extérieure. D’ailleurs, ce n’étaient pas toujours des objets du dehors, comme des pierres, dont elle était poursuivie, mais plus souvent encore divers ustensiles de ménage. Un verre avait été lancé de dessus la cheminée sur le plancher, et brisé ; un morceau de savon qu’elle me montra , lui avait été jeté au côté, et avait gardé l’empreinte d’un violent choc. Deux d’entre eux me semblaient être la dupe d’un troisième. Quel était le coupable ? Je le soupçonnais, mais le prendre sur le fait me semblait difficile, car rien ne se passait maintenant en ma présence.
J’engageai de nouveau la mère à ne pas s’effrayer, lui affirmant qu’elle n’avait rien à craindre, que tout finirait bientôt, et que le lendemain je reviendrais la voir.
Je ne pus y aller que vers quatre heures après midi, accompagné d’une personne que j’engageai à surveiller surtout l’enfant, car je n’avais aucun soupçon contre le père ou la mère.
Lorsque nous arrivâmes, celle-ci nous dit qu’elle s’était absentée avec son fils, et qu’en rentrant ils avaient trouvé les matelas du lit jetés par terre, le devant de cheminée, le poêle et ses tuyaux renversés, et les chenets au milieu de l’appartement. Il y avait une troisième personne, le frère de la mère, qui était arrivé quelques instants après eux, et les avait trouvés, la mère et le fils, occupés à remonter leur poêle. Cet homme, qu’elle n’avait pas prévenu, dit-elle, de peur de l’effrayer, reçut dans le dos, au moment où il se disposait à ressortir, un morceau de bois qu’il nous désigna, et il retournait continuellement vers la porte, pensant que la même chose allait se renouveler à nos yeux, ce qui n’eut pas lieu. La malheureuse mère, après nous avoir raconté tout cela, était debout, appuyée contre une commode, la figure pâle et souffrante, et je vis plus d’une fois de grosses larmes couler de ses yeux sur ses joues.
J’y retournai le lendemain vers onze heures du matin, et je lui promis, si elle voulait suivre mes conseils, de lui rendre bientôt la tranquillité. Comme elle pensait que le pouvoir mystérieux sous l’influence duquel ils étaient comme enchaînés, semblait plutôt agir contre elle, et surtout contre son fils, je feignis d’entrer dans ses vues, et lui dis qu’il fallait d’abord commencer par éloigner l’enfant de la maison le plus tôt possible. Elle consentit à le conduire sur-le-champ chez des parents où il devait passer plusieurs jours. Afin de m’assurer si quelque chose serait dérangé pendant leur absence, je plaçai moi-même plusieurs chaises d’une certaine manière, je fermai la porte avec soin, j’emportai la clef dans ma poche, et lui donnai rendez-vous deux heures après. Je revins à l’heure dite ; ne la trouvant pas, j’entrai seul et retrouvai tout dans le même état. Les voisins ne voulant pas se charger de la clef, je les priai de dire que je l’avais emportée avec moi. Elle la fit prendre par son fils, ce qui me contraria ; cependant, à son retour, il n’y eut rien de nouveau. Mais, le soir, plusieurs amis du mari l’ayant fait demander, elle vint chez elle avec son fils qui n’avait pas voulu rester seul chez ses parents. Lorsqu’ils entrèrent dans la maison, une scène pareille aux précédentes se renouvela, et un des visiteurs reçut une pierre au côté de la figure.
J’insistai de nouveau, le lendemain, sur l’absence de l’enfant, en présence d’une parente des environs du Pont-de-1’Arche, qui proposa de l’emmener avec elle ; ce qui fut arrêté. Mais, la veille de son départ, comme s’il eût voulu s’indemniser des tourments qu’il causait à ses parents, le bruit redoubla pendant la nuit tout entière. Une femme couchait avec la mère, et l’enfant à leurs pieds, sur un lit qu’on lui avait dressé ; une chandelle était allumée comme les nuits précédentes. Bientôt, ils entendirent frapper à coups redoublés, sans pouvoir découvrir ce qui faisait ce bruit ; les portes des armoires s’ouvraient et se fermaient avec violence, et plusieurs meubles s’agitaient les uns après les autres. Enfin, la personne qui accompagnait la mère de l’enfant crut devoir adresser des questions à l’être, quel qu’il fût, qui les tourmentait ainsi ; les voilà comme elles nous ont été racontées.
« Qui t’envoie ici ? Si c’est une femme, frappe un coup ; si c’est un homme, frappes-en deux. »
On répondit par un coup.
« Peux-tu dire quel est mon âge ? Frappe autant de coups que j’ai d’années. »
On frappa trente coups ; c’était bien le nombre. D’autres questions du même genre, qu’il est inutile de rapporter, furent adressées, et on y répondit de la même manière. La ruse était trop grossière, et pourtant l’enfant ne fut pas soupçonné ! Comme ces choses m’étaient racontées en sa présence, je l’examinais avec attention, sans pourtant le lui laisser remarquer. Sa physionomie avait une singulière expression de fourberie, et, plusieurs fois, il passa la main sur son visage, pour cacher un rire qu’il n’avait pas toujours la force de réprimer. Enfin il partit, et tout fut désormais tranquille dans la maison. Cependant, on m’apprit, quelques jours après, que dans la maison où l’enfant était logé, près de Pont-de-1’Arche, un bruit inaccoutumé fut entendu pendant la nuit, même dans des appartements éloignés de celui qu’il habitait.
Il me restait à persuader aux parents, et surtout à la mère, que ce n’était point un sort jeté sur leur enfant, mais bien un caprice coupable de sa part pour s’amuser à leurs dépens : et certes, c’était le plus difficile. Ils ne pouvaient supposer tant de ruse et de duplicité chez lui. D’ailleurs, ils avaient cru voir et entendre tant de choses qui avaient à leurs yeux un caractère tellement surnaturel, que je fus bientôt persuadé qu’un aveu de leur enfant pouvait seul leur donner la certitude de ce que j’avançais, et ce fut là ce que je tâchai d’obtenir, soit par ruse ou par crainte ; à son retour, j’eus beau faire, mes instances près de lui, puis mes menaces, tout fut inutile. Mais, bien qu’il ne voulût absolument faire aucun aveu, les moyens de châtiment que je conseillai aux parents d’employer si quelque chose de semblable se renouvelait, ont eu un heureux résultat, car, depuis lors, ils ont été tranquilles. Cependant, mon explication n’a pu les convaincre de la culpabilité de l’enfant, car j’ai appris qu’ils avaient été consulter je ne sais quel sorcier des environs, et c’est à son intervention qu’ils attribuent le repos dont ils jouissent.
Ce qu’il y a de curieux dans cette aventure, c’est la vulgarité des moyens employés par l’enfant pour effrayer ceux qui l’entouraient ; ces moyens, comme on l’a vu, consistaient le plus souvent à lancer divers objets çà et là, sans être aperçu. Aussi était-ce presque toujours dans le dos qu’on les recevait. Le bruit qu’on entendait la nuit peut s’expliquer très facilement, car l’enfant était quelquefois couché seul, ou, s’il était couché avec ses parents, c’était presque toujours près de la muraille, là où le bruit se faisait le plus souvent entendre ; et la rare crédulité, l’imagination effrayée du père et de la mère, et de ceux qui les entouraient, ont sans aucun doute fait tout le reste de ce qui semble merveilleux et inexplicable.
En lisant ce récit, on croira lire une de ces antiques légendes inventées dans les siècles d’ignorance et de barbarie ; cependant, tous ces faits se sont passés dans les deux derniers mois de 1838, et dans les premiers de 1839.
V.-E. Le Coupeur ,
Médecin.
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(in Revue de Rouen et de la Normandie, octobre 1839)
Comme je m’en revenais titubant
du cabaret des cent paroles,
– mélanges sans nom, toxiques violents, –
comme je m’en revenais, les jambes molles
du carnaval des postulats,
après maintes stations aux morales publiques
et maints horions avec ces dames les éthiques…
ayant goûté de tous les plats ;
ayant rongé les livres jusqu’aux os ;
ayant sucé les os jusqu’aux mœlles…
Comme je m’en revenais, si pauvre bateau !
de toutes parts prenant l’eau,
et la guerre civile en ma cervelle,
j’ai entendu vivre derrière mon dos.
Il faisait noir
à n’y pas voir,
malgré tant de raison et tant de foi,
à trois pas devant soi.
Comme je m’en revenais haletant,
hardes collées à mon dos glacé,
du concile des trépassés,
méditant la leçon du temps,
j’ai senti la mort derrière mon dos,
goulûment déjà, vivre à mes dépens.
Brusquement me retournant,
je l’ai assommée à grands coups de mes vingt ans
et je l’ai chargée sur mon dos.
Comme je m’en revenais avec mon fardeau,
triste chasse sur mon dos,
j’ai rencontré en chemin,
géant pesant du front, le berger du destin
que suivait dans son ombre immense, les présages,
et j’ai reconnu là tous mes mauvais visages !
Je suis passé en courant…
Des cailloux ont coupé le vent.
Je suis descendu avec mon fardeau,
des heures durant jusqu’au noir caveau
creusé tout en bas de « mon » escalier…
de mon escalier que je connais bien..
de mon escalier, depuis mon matin,
diminué déjà de quelques paliers !
J’ai enfoui le monstre au fond de « ma terre »
dans le bois, le fer, le plomb et la pierre.
J’ai raillé très haut
sur son « à bientôt, »
et suis remonté léger vers la joie
chantant l’aube levante à pleine voix.
*
Comme je m’en revenais un soir, ressorts brisés,
avec du « lourd » à mes souliers,
ivre de gris broyé
à m’en crever les yeux en face du soleil,
j’ai buté ! j’ai roulé ! ah j’ai roulé !
jusqu’au bas de mon escalier !
Or, allongé dans l’huile douce du sommeil,
je fus des jours durant plus « rien » que le zéro
et bien souvent j’ai cru, la lueur d’un éclair,
que c’était moi déjà l’amande du caveau,
l’amande pourrie et le ver.
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(René Arcos, in Dernier Cahier de Mécislas Golberg, Reims : Jean-René Aubert, 1908)
On entend parfois un chien hurler, hurler sinistrement et sans cesse toute une nuit.
« À qui est ce chien ? »
On sort pour le savoir.
Tous les chiens familiers sont à leur place et, toujours en pareil cas, ils sont muets de crainte et se blottissent ramassés sur eux-mêmes.
On prête l’oreille pour situer la bête hurlante ; on se glisse furtivement pour ne pas la faire fuir et on finit par découvrir, le plus souvent dans l’arrière-cour parmi les mauvaises herbes, ou dans un coin obscur du potager, un chien couché, la tête tendue vers la lune.
À première vue c’est un chien normal, mais un homme d’expérience comprend vite de quoi il s’agit. Un tel animal est toujours très grand, toujours blanc, et il porte, du front jusqu’au milieu du dos, une raie hirsute, brunâtre ou rousse. Faites attention à un détail très important ; ce chien-là ne projette pas d’ombre.
Alors, si vous avez constaté tout cela, c’est clair : vous êtes en présence d’un loup-garou.
Le loup-garou revêt quelquefois l’aspect d’un chat. Sous cette forme, au lieu de s’écarter des humains, il essaye de s’en approcher. II est toujours très haut, invariablement noir, efflanqué et sec, avec un cou très long. Enfin une de ses pattes est blanche, ce qui est très fréquent, ou bien il porte sur le dos une ligne de poils hérissés. Bien entendu, celui-là non plus n’a pas d’ombre.
Les loups-garous qui se glissent ainsi dans les cours sont des désespérés, ils adoptent plus volontiers la forme du chien, cela leur permet en hurlant à la lune de soulager leur détresse. Mais, sous l’apparence du chat, le loup-garou aime à se faufiler, à espionner, afin de pouvoir, revenu à sa forme humaine, cancaner et faire des misères aux gens. II est très difficile de se cacher d’une pareille bête, d’ailleurs on n’y pense même pas.
Par exemple, un vieux grigou enterre son magot dans le jardin, sous le tilleul. Il a choisi la nuit la plus sombre, sûr que personne ne le verra. Pourtant un chat a glissé entre ses jambes…
Le lendemain, il rencontre une commère dans la rue :
« Alors, pépère, dit la bonne femme, on s’amuse à gratter la terre maintenant, et en pleine nuit, hein ? »
Et son regard ne cille pas.
Le vieux est sidéré. II commence à se creuser la cervelle. C’est clair, elle est au courant. Comment est-ce possible ? Ah ! oui, ce chat ! D’où était-il sorti ? Dans sa maison, il n’y en a pas, celui de la voisine est un petit rouquin et l’autre était énorme et noir. Pourquoi s’est-il amené dans le jardin juste à cet instant ?
Le bonhomme inquiet flaire quelque diablerie, il commence à observer les faits et gestes de la commère. D’ailleurs on a déjà des soupçons sur elle ; d’un murmure à l’autre, le bruit s’enfle et on finit par découvrir que la suspecte se change en chat…
J’ai rencontré un cas de ce genre en Russie Blanche. Tous les gens d’un village s’étaient rendus aux champs pour y travailler, mais une villageoise sur qui planaient des doutes était restée dans sa maison. Curieuse, une voisine avait jeté un coup d’œil par la fenêtre et elle avait vu la femme couchée et gémissante.
« Hier soir, raconta celle-ci, en allant enfermer une brebis, je me suis cognée contre la herse et j’ai failli me casser la jambe. »
La voisine répandit la nouvelle qui ne surprit personne.
« Oui, oui ! on la connaît ! L’autre nuit, elle s’est changée en chat et s’est jetée dans les jambes de Maxime, mais il lui a lancé une bûche qui lui a brisé la patte. Voilà ce que signifie son histoire de herse ! »
On faillit assommer la commère. Heureusement pour elle, le propriétaire du village étant mort ce jour-là, l’événement occupa les esprits et détourna la vindicte.
Les loups-garous les plus maléfiques sont ceux qui prennent la forme d’une louve ; ils attirent infailliblement le malheur. Ces louves égarent les chasseurs ; elles les conduisent à l’automne dans les marécages et en hiver dans des crevasses dissimulées sous les glaces. Elles les mènent aussi vers de mystérieuses métairies ; malheur à ceux qui sont vus dans ces lieux, ce sera leur perte et celle de leur famille.
Ces « lycanthropes » ont fait naître une foule de légendes dans les pays occidentaux. Il y est question parfois de louves inoffensives mais indomptables. Le cadre de l’histoire est fréquemment un sombre château féodal où, recluse sous la surveillance inflexible d’un mari cruel qu’elle n’aime pas, une âme de femme s’efforce d’échapper à l’implacable tyrannie, aspirant de toutes ses forces à conquérir la liberté de la bête sauvage qui bondit à travers champs et forêts.
L’imagination de cette femme ne choisit pas pour s’évader la peau d’un lièvre couard ou d’un renard rusé, mais celle de la louve à la force puissante, armée de crocs et de griffes, aux pattes agiles, au hurlement terrifiant. Voilà l’apparence qui plaît à l’âme prisonnière pour s’arracher à ses chaînes, pour pouvoir courir et faire peur aux autres, elle qui est effrayée, pour se venger par la terreur, elle qui se sait perdue.
J’étais en visite chez des amis. Ils venaient d’acheter leur propriété à un négociant qui l’avait gardée peu de temps. Il séjournait rarement dans la maison qu’il avait fait construire et avait un moment songé à la louer comme résidence d’été, mais elle était située dans un coin perdu dépourvu de pittoresque ; les habitants des bourgs voisins possédaient tous des jardins et n’éprouvaient pas le besoin d’aller à la campagne ; il se décida donc à vendre.
C’était une maison neuve en bois, pas très grande, composée de deux étages et coiffée d’une toiture verte. Devant, il y avait une pelouse où se dressaient deux sapins. Chose étrange, l’habitation avait l’air d’avoir été construite de travers par rapport à la pelouse et à la ligne des sapins. L’œil ne trouvait là aucune harmonie et c’est cela sans doute qui causait une impression de malaise.
Autre singularité : toutes les allées du parc magnifique convergeaient vers cette pelouse sans qu’aucun sentier les coupât.
Pour ne pas froisser mes amis, je déclarai que tout cela était fort original et ils m’expliquèrent ces bizarreries.
Autrefois, bien des années avaient passé depuis, il existait une autre maison et, en ce temps-là, les deux sapins bien alignés semblaient monter la garde de chaque côté du perron ; mais, lorsque le négociant s était rendu acquéreur du domaine, la demeure était absolument en ruines et inhabitée depuis longtemps.
Il employa les vieilles pierres pour établir les fondations d’une nouvelle demeure qui fut édifiée un peu plus loin sans prendre souci d’accorder la façade à la perspective de verdure et seulement parce que l’ancien emplacement avait la réputation d’être maudit. Il paraît qu’au temps de Catherine II, un propriétaire terrien y avait tué sa femme d’un coup de fusil. On ne savait plus si le jugement l’avait condamné à mort ou au bagne, mais depuis cette date le domaine était abandonné. La nature avait repris ses droits sur le parc, à tel point qu’il était fréquenté par les loups en hiver.
Les lieux où se sont déroulés des drames portent toujours une empreinte particulière ; on ne se fie pas à leur apparente sécurité, on y doute des soleils les plus clairs et des nuits les plus calmes ; les éléments sont comme perturbés, les choses y ont perdu la mesure normale.
Je passai la nuit chez mes amis. Il faisait un beau clair de lune dont la clarté filtrait à travers les stores, m’empêchant de dormir. Je m’approchai de la fenêtre : à travers la pelouse courait un animal bossu, un chien ou un loup. Il boitait d’une de ses pattes de devant et cette patte était blanche. Ses poils rudes brillaient sous la lumière lunaire, comme des aiguilles. Le monstre tourna derrière les sapins, à l’endroit où s’élevait autrefois la vieille demeure et disparut.
Le matin, je parlai du loup à la patte blanche et on se moqua gaiement de moi.
« Il avait sûrement un collier ?
– Une muselière, probablement. »
Toujours est-il qu’il n’existait, dans la propriété aucun chien qui ressemblât à celui qui avait troublé ma nuit.
J’ai conservé un arrière-goût très désagréable de ce domaine de guingois, de cette énorme et triste lune, et surtout de cette espèce de demi-loup bossu.
Je n’y suis jamais retournée, mais l’hiver suivant je rencontrai mes amis en ville, et ils me firent connaître la légende qui s’attachait à la maison disparue et qu’ils ignoraient encore lors de ma visite. La voici :
Cette maison avait appartenu, par droit d’héritage, à un hussard en retraite. Il l’habitait avec sa femme, une Lithuanienne très belle – détail indispensable à toute légende. Le vieil officier était dur, profondément jaloux et ne la laissait voir à personne, la tenant étroitement enfermée. Non seulement, il ne l’emmenait jamais à la chasse ou en visite, mais il avait engagé spécialement un de ses vieux soldats pour surveiller son épouse, avec ordre de ne pas la perdre de vue.
La dame était douce et soumise et, quoiqu’elle se conformât à tous les désirs de son mari, elle n’avait pu réussir à gagner sa confiance.
Une nuit, comme il revenait seul d’une partie de chasse, il remarqua tout à coup que son cheval donnait des signes d’inquiétude. Il regarda attentivement autour de lui et vit une robuste louve qui galopait au bord de la route. Il s’élança derrière elle ; la bête accéléra sa course sans changer de route dans la direction de la propriété. Il empoigna son fusil et tira, mais, quoique blessée à une patte de devant, la louve ralentit à peine et, arrivée près de la haie, s’aplatit, rampa une seconde et disparut, par une brèche, dans le parc. Le hussard poussa son cheval. Quand il arriva chez lui, la cour était déserte, les chiens tranquilles. Il remit sa monture au palefrenier, monta dans la chambre de sa femme et la réveilla pour lui faire part de son aventure. Elle parut très étonnée et refusa de le croire.
« Que racontes-tu là ? dit-elle. C’est impossible, tu as rêvé. »
Elle était allongée dans son lit, pâle comme une morte, la couverture remontée jusqu’au cou.
Quand le hussard s’éveilla, le matin, sa femme était toujours couchée et lui déclara qu’elle était souffrante. Il s’inquiéta :
« Qu’as-tu ? » demanda-t-il.
Et, soulevant le drap, il aperçut une main bandée.
« J’ai voulu cueillir des cerises, répondit-elle. Lorsque je suis montée à l’échelle, un échelon a cédé et je me suis blessée. »
Le mari la crut d’abord et déplora l’accident. Cependant des doutes lui vinrent : de quelles cerises parlait-elle, alors que l’automne était déjà là ?
Il alla au jardin et vit l’échelle ; elle était intacte. Il réfléchit longtemps sans trouver une explication valable.
À quelque temps de là, il fut de nouveau convié à la chasse. II ordonna à son ancien soldat de resserrer sa surveillance autour de sa femme qui, sous aucun prétexte, ne devait quitter la maison.
Lorsqu’il revint, tard dans la nuit, il regardait de tous côtés et voilà qu’il découvrit encore une fois la louve.
Elle ne longeait pas le bord de la route, mais courait devait lui, précédant son cheval. Elle boitait sur une patte, bandée avec un linge.
Sans vouloir se l’avouer, il comprit. Il donna de l’éperon et se lança à sa poursuite. Le cheval galopait éperdument, sans que la louve perdît du terrain. Déjà on se rapprochait de la propriété : la monture épuisée était à bout de souffle. Enfin, voici le parc ; la louve s’accroupit pour se faufiler par la brèche. Alors, l’homme ne douta plus, les écailles lui étaient tombées des yeux. Saisissant son fusil, il fit machinalement un signe de croix sur le canon et visa. Le coup partit. La louve s’écroula sur les genoux.
Le hussard bondit de sa selle, accourut et se pencha sur elle. Sa femme était étendue, à ses pieds, soumise, désespérée, dans sa robe déchirée. Elle lui jeta un regard de reproche et, sans avoir prononcé un seul mot, ses yeux se révulsèrent ; elle était morte.
Le tribunal n’avait pas ajouté foi au récit du meurtrier et il fut condamné.
Ceci s’était passé sous le règne de la grande Catherine, mais je vais vous raconter une histoire bien amusante qui arriva à St-Petersbourg. Je ne puis en préciser la date car ma mémoire se refuse à la notation chiffrée ; je désigne chaque époque de ma vie par les événements qui l’ont marquée pour moi et lui confèrent ainsi une physionomie propre.
C’était donc au moment où notre cercle littéraire, avec ses amateurs, ses sympathisants et ses membres d’honneur, était hanté par la manie du surnaturel. Tout le monde faisait de la nécromancie, exorcisait, étudiait les procès des ferventes du sabbat au moyen-âge, écrivait des contes ou des poèmes sur les sorciers, les vampires et les loups-garous.
C’est pendant cette période à tendances démoniaques, qu’apparut parmi nous un être très original : la baronne Lise Z… Elle était petite, avec un nez pointu, des yeux verts, des cheveux ébouriffés comme un chrysanthème jaune. Mince, presque décharnée, elle faisait penser à une fleur séchée dans un livre. Son origine était mystérieuse : de nationalité russe, elle était née en Angleterre, où elle avait été élevée. Deux ans avant son apparition parmi nous, elle séjournait en Suisse, dans un sanatorium, pour y soigner ses poumons. Là, elle avait fait la connaissance d’une dame russe qui la battait durement et qui, après l’avoir amenée avec elle à Saint-Petersbourg, l’avait finalement mise à la porte. Cette biographie décousue nous amusait beaucoup ; de plus, comme la jeune baronne était excellente pianiste et composait à l’occasion, elle écrivait la musique de nos poésies, sans les comprendre, car elle ne savait pas un mot de notre langue.
Elle tombait souvent amoureuse, et seulement des femmes, ce qui était très à la mode alors. Pendant près d’un an elle demeura ici et je me souviens qu’elle s’affligeait beaucoup de ce qu’il n’existât pas chez nous d’hymne révolutionnaire, car la révolution arriverait sûrement et elle se demandait ce que ces malheureux Russes pourraient bien chanter. Elle se mit en tête de composer l’hymne indispensable, mais sans succès : on reconnaissait invariablement la « Marseillaise » ou la « Carmagnole ».
Elle disparut aussi mystérieusement qu’elle était apparue. Le bruit courait qu’elle habitait l’Allemagne et que, habillée en homme, elle s’était mariée sous le nom d’Eugène Onéguine. Une de nos dames du cercle qui avait pu se procurer son adresse, s’y rendit au cours d’un voyage et ne la trouva pas chez elle, mais la logeuse témoigna de toute son estime pour « Herr Onéguine » en déclarant qu’il était « ein braver Mann » .
Elle ne joue dans mon récit qu’un rôle indirect, bien qu’elle dût être un loup-garou.
Une fois, pendant qu’elle était encore dans notre ville, elle se trouva parmi mes invités avec Ilia, une charmante jeune fille, intelligente et pleine de goût, qui écrivait un peu et faisait des traductions. Les deux femmes n’éprouvaient, l’une pour l’autre, aucune sympathie.
La baronne se montra pleine d’affectation et Ilia la regardait avec un certain mépris. La première s’extasiait devant un chat noir en peluche que l’on m’avait offert dans une corbeille ornée de roses blanches.
« J’ai horreur des chats, déclara la jeune fille, celui-là même me répugne. »
L’autre continuait ses mines et posa le chat sur son épaule.
« Voyez, dit-elle, comme cela me va bien. N’ai-je pas l’air, ainsi, d’une jeune sorcière ?
– Oui, répliqua Ilia, d’un air dégoûté, vous ressemblez à la fée Carabosse de la Belle-au-Bois-dormant et je vous vois très bien dans un char attelé de six rats.
– Vous trouvez ? Mais c’est charmant. C’est cela, je suis la fée Carabosse et, pour vous prouver ma puissance, je vous changerai en chat noir. Peut-être qu’ensuite vous les aimerez. »
Craignant que cela ne dégénérât en querelle, je me hâtai de changer de conversation.
Ilia revint me voir le lendemain ; elle paraissait troublée.
« Savez-vous, me dit-elle, que je suis en train de devenir folle ? Ne le dites à personne, mais il m’est arrivé une drôle d’aventure.
– Racontez-moi cela. »
La jeune fille sourit et répondit à voix basse en rougissant :
« Je suis un chat !
– Quoi ? »
Elle hocha la tête, confuse, et confirma :
« C’est comme ça ! »
Et elle poursuivit :
« Vous me connaissez parfaitement, vous savez que je ne m’intéresse pas à toutes vos sorcelleries et que, bien que ce soit la mode, je n’ai jamais cru à ces sottises. Je suis de ces gens positifs, à l’imagination froide ; par conséquent, je n’ai apporté aucune attention aux histoires de votre affreuse baronne Carabosse, et je puis affirmer que j’avais oublié ce qu’elle m’a dit hier.
Eh bien ! figurez-vous que, cette nuit, une sensation de froid m’a réveillée. En tournant la tête vers la fenêtre, j’ai constaté que le vasistas était entrouvert. Je sortis mes jambes du lit et voilà que, sans pouvoir dire que je sois tombée, je me suis trouvée à quatre pattes. Dans cette position, avec une facilité extraordinaire, je me suis approchée de la fenêtre. Un petit saut, et hop ! j’étais assise sur le rebord.
Je réfléchis alors. Que se passait-il donc en moi ? Je portai la main à mon front, et je vis que ma main était une patte ! Une lanterne brillait dans la cour et, à sa lueur, je constatai que j’étais devenue toute velue, grise et molle.
Seigneur, je suis donc un chat !
Je m’allongeai et, franchissant d’un saut le vasistas ouvert, je me trouvai sur la corniche. Vous savez combien je suis nerveuse et jusqu’à quel point j’ai peur du vide ; or, cette nuit, à ma profonde stupéfaction, je ressentais une sensation plutôt agréable, à me pencher ainsi, du troisième étage. J’éprouvais bien une légère crainte, mais plus encore de curiosité. J’eus envie de contrôler mes impressions et me mis à marcher. Rien, pas le moindre vertige, mais une liberté de mouvement tout à fait inconnue ; mon corps souple obéissait aisément à ma volonté.
De l’autre côté de l’escalier, habitent nos amis Mariseff ; en suivant le chéneau, j’allai jeter un coup d’œil chez eux. La pièce était plongée dans l’obscurité, je ne pouvais rien voir. Pourtant une silhouette blanche s’approcha lentement de la vitre ; prise de peur je m’enfuis, moi, penchée sur un chéneau, au troisième étage !
J’arrivai ainsi à l’angle de la maison, au-dessus du presbytère, et j’ai sauté. La lune s’était mise à briller et les ombres se détachaient, noires et tranchées. Du bord du toit, je regardai en bas, sans effroi. Tout à coup, je me sentis observée. De derrière la cheminée surgit un énorme matou aux yeux ronds et terribles, dont tout le poil était hérissé. Il me parut de la grandeur d’un tigre ; il est vrai que je ne voyais plus qu’avec les yeux d’une petite chatte. Épouvantée, sautant d’un chéneau à l’autre, je pus atteindre ma fenêtre. Imaginez ma détresse : le vasistas était fermé ! Je ne sais comment j’ai dégringolé dans la cour et enfilé l’escalier de service.
L’aube commençait à poindre, la laitière allait arriver et je me glisserais à l’intérieur de l’appartement, à condition encore d’échapper aux regards de la cuisinière, qui ne manquerait pas de me chasser, car on n’aimait pas les chats à la maison.
Je n’avais pas le choix et j’attendis, tapie dans une encoignure.
Enfin, j’entendis le bruit métallique des brocs, la laitière montait l’escalier ; la cuisinière ouvrit la porte et je commençais à penser que je n’avais aucune chance de rentrer, lorsque la servante dit :
« Attends un instant, je t’ai gardé des croûtes pour ta vache. »
Sauvée !
À peine Prascovie avait-elle tourné les talons que je bondis dans le corridor, puis, avec d’infinies précautions, je regagnai ma chambre dont la porte n’était pas fermée. Je sautai sur mon lit et m’enfouis sous la couverture.
Je vais m’endormir, pensai-je, et avec le sommeil tout s’arrangea sûrement. Il est impossible que je passe toute ma vie dans la peau d’un chat.
C’est à ce moment seulement que je me souvins de cette affreuse baronne. Est-ce croyable qu’elle ait réussi à me jouer ce sale tour ? Et je m’endormis en pleurant.
Quelques heures plus tard, la femme de chambre m’éveilla comme d’habitude en m’apportant le thé.
« Il faut vous lever, Mademoiselle, il est neuf heures passées. »
Je sortis doucement ma main de sous la couverture. J’avais une peur horrible que ce fût encore une patte. Dieu soit loué, ce rêve imbécile était terminé. J’avais même envie de rire.
La servante s’approcha de la fenêtre et dit tout à coup :
« D’où viennent toutes ces traces ? On dirait des pattes de chat et il y en a jusqu’à votre lit. »
Et Nastia promenait son regard alternativement de mon visage aux empreintes.
Elle devinait, sans doute, et tout au moins se doutait de quelque chose. Je faillis en perdre connaissance. Enfin, elle quitta la pièce sans rien dire et, brisée de fatigue, je me rendormis.
Tout à coup, j’entendis sa voix de nouveau :
« Il est temps de vous lever, Mademoiselle, il est neuf heures. »
Je compris que j’avais rêvé d’abord sa première apparition et, un peu rassurée, je pris mon déjeuner et commençai à m’habiller. Un de mes coudes était contusionné et je me rappelai que je m’étais heurté une patte contre la corniche… J’allai dire bonjour à ma mère qui commandait le dîner à la cuisinière.
« Dites-moi, Prascovie, demandai-je, notre laitière a-t-elle une vache à elle ?
– Mais oui, répondit la servante, je lui garde les restes du pain et je lui en ai remis un plein sac ce matin. Elle était bien contente. »
J’en eus des éblouissements.
Mais je n’avais pas fini. Notre voisine, Madame Martseff, déjeunait avec nous. Elle se mit à rire en me regardant et dit :
« J’ai eu cette nuit une vision, je sentais que quelqu’un me regardait à travers la fenêtre ; en m’approchant, je vis un chat qui avait tout à fait votre visage. C’était fort drôle, car vous ne ressemblez pas du tout à cet animal. »
J’étais glacée de terreur.
J’eus bien du mal à terminer mon déjeuner. J’avais hâte de vous voir. Conseillez-moi, je vous en prie. Je ne pourrai plus dormir à la maison. Est-ce possible que je sois devenue un loup-garou ? »
Tout cela était incohérent et ridicule, mais j’avais pitié de la pauvre Ilia. Il fallait trouver quelque chose.
« C’est de la psychose, ma chérie. »
Ilia répondit avec la plus parfaite logique :
« D’accord, mais aidez-moi, cependant. Toutes ces coïncidences ne sont-elles pas étranges ? »
Après avoir bien réfléchi, nous décidâmes qu’elle devait partir le jour même pour Moscou. Avant de prendre le train, elle enverrait un cadeau à la maudite baronne : une jolie petite chatte angora dans une corbeille de fleurs, accompagnée d’un billet portant cette baliverne : « À la délicieuse sorcière, de la part d’une ensorcelée ».
Notre projet fut mis à exécution.
La baronne disparut bientôt de Saint-Petersbourg et je ne revis Ilia que deux ans après.
« Vous souvenez-vous ?… » lui dis-je en souriant.
Mais elle ne me laissa pas achever.
« Pour l’amour de Dieu, ne me parlez plus de pareilles bêtises. Ne comprenez-vous pas qu’il vaut mieux ne pas évoquer certains souvenirs pénibles ?… »
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(Nadine Teffi, Vourdalak, trad. G. Barbizan et Bl. Escassut, Liège : Maréchal, 1946)