On trouve des gens qui s’imaginent assez volontiers qu’en ce moment-ci Paris est très gai. Pour l’avoir vu un instant courir aux joutes sur l’eau, s’abandonner à toutes les voluptés, grimper aux mâts de cocagne, ne plus lire du tout les romans du bibliophile Jacob, faire la course en sac, jeter des couronnes à Duprez, coiffer son chapeau sur l’oreille, mettre plusieurs œillets rouges à sa boutonnière, s’abstenir de tout mélodrame vertueux, ils prétendent que Paris s’amuse. Ces gens-là ont grand tort.
Paris ne se distrait un peu que pour être triste plus à son aise. Plus on le verra se réjouir, plus il aura de diables bleus dans la tête. C’est logique. Dans son for intérieur, quand il est en pantoufles vertes et en robe de chambre, Paris gémit profondément.
Voilà ce que c’est : les clubs ne lui laissent plus aucun repos. Il ne peut marcher dans la rue sans heurter un club. Les clubs lui tombent de tous côtés. En voici au nord, en voici au midi ; il y en à l’est et à l’ouest. L’horizon en est tout noir, en sorte qu’à l’heure qu’il est Paris ne peut déjà plus compter ses clubs sur ses doigts.
Jugez :
Il y a d’abord les centaures du jockeys’ club, qui dépavent ses rues, brisent ses trottoirs, défoncent ses grands chemins ;
Puis, le club nautique, qui accapare la Seine avec sa phalange de tritons bourgeois.
Le club des coiffeurs, qui exécute une fois la semaine les romances échevelées d’Hippolyte Monpou à trois cents guitares ;
Le club des pigeons, où les jolies recluses de la Chaussée-d’Antin vont s’exercer au tir du pistolet, en bottes vernies, redingote et pantalon, le tout très collant ;
Le club des cornets à piston, qui démolit le Pays-Latin en détail, comme autrefois Josué les murs de Jéricho ;
Le club des tulipes bleues, dont Freyschütz, le chien horticulteur de M. Alphonse Karr, a été couronné président ;
Bref, il y en a de toutes sortes.
Néanmoins en voici venir un autre, le club des laids.
Cette fraternité, disgraciée par la nature, s’insurge ouvertement contre la beauté des formes, nie l’esthétique, appelant à elle tout ce que l’espèce humaine a de remarquables monstruosités, ce qu’on trouve de mieux en fait d’aveugles, louches, borgnes, boiteux, manchots, ventrus, bossus, lippus, trapus, etc., qui enlaidissent la surface du globe.
Voici quelques-uns des principaux articles du règlement constitutif qui a pour titre : l’acte de difformité.
ART. 1er
Personne ne pourra être admis au sein du club des laids à moins d’être doué de quelque chose d’étrange dans la figure, comme le menton en losange ou le regard de travers.
ART. II
Dans l’examen qui se fera sur ce point, on aura un égard tout particulier à la bosse des prétendants, comme à un trait spécifique de leur relation avec les fondateurs, et généralement à toutes les irrégularités de leur visage.
ART. III
Tout homme qui est enrichi d’un nez extraordinaire, soit pour la longueur ou la grosseur, soit pour un pois chiche comme Cicéron, ou toute autre particularité monstrueuse, aura une juste prétention à être élu d’emblée.
ART. IV
Tout nouveau membre de la Société, dès le premier jour de son élection, prononcera un panégyrique en l’honneur d’Ésope, dont le portrait au naturel, dans toutes ses proportions ou plutôt disproportions, est placé dans le lieu des réunions de ladite Société.
ART. V
Chacun des sociétaires devra aussi, selon ses moyens, concourir à l’acquisition des bustes en plâtre de Thersite, Socrate, Duns Scott, Scarron, Roquelaure, Mayeux, etc., avec les visages les plus célèbres aussi bien que les plus affreux de l’antiquité, pour servir à ne pas orner la salle où la Société tient ses conférences.
ART VI ET DERNIER
L’être fantastique connu sous la dénomination de plus belle moitié du genre humain demeure à jamais exclu de la Société.
Tout membre, convaincu d’avoir avec lui la moindre relation sera immédiatement attaché à un lit orthopédique, et contraint, suivant les procédés du docteur Jules Guérin et Cie, de devenir immédiatement joli homme.
On assure que, pour bannir sa tristesse, Paris propose de faire partie du club des laids. Beaucoup affirment que son élection ne saurait souffrir le plus léger doute, surtout s’il présente comme titres d’admission : l’obélisque de Louqsor, l’éléphant de la Bastille, le palais des Singes et les figurantes de l’Opéra-Comique.
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(Eugène Duvernay, in Le Petit Tintamarre, n° 8, 21 février 1857)
La figure de Gérard de Nerval a été mise en scène par plusieurs de ses contemporains, soit comme narrateur – Dumas l’a utilisée, par exemple, dans son « Homme aux contes, » – soit comme personnage : le Justin de Paul Meurice lui emprunte plus d’un trait. La plupart de ces textes ne brillent pas, hélas ! par leurs qualités littéraires, et ne présentent bien souvent qu’un intérêt très secondaire.
Après sa mort tragique, les anecdotes sur Nerval se multiplient dans la presse, mais elles participent essentiellement d’une tentative de reconstruction a posteriori ; ces prétendus témoignages n’ont bien souvent d’autre objet que d’accréditer l’élaboration d’une légende posthume.
Le conte de « La centauresse, » rapporté par Philibert Audebrand et attribué à Nerval, me paraît beaucoup plus intéressant. Il a fait l’objet d’une republication en mars 2002 sur le site de L’antre littéraire, qui reprenait l’article paru dans Le Charivari, le 21 février 1877.
Or, il s’avère que la première version de ce texte, passée jusqu’à présent inaperçue, est parue une vingtaine d’années plus tôt dans le Figaro – en 1856, l’année suivant le suicide de Nerval.
Même si, en l’absence de recoupements fiables, la parole rapportée d’Audebrand reste sujette à caution, on ne pourra s’empêcher de remarquer à quel point l’esprit de ce texte semble profondément cohérent avec l’univers nervalien.
Monsieur N
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UN SOUVENIR DE GÉRARD DE NERVAL
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Hoffmann a fondé une école, très florissante en France de 1829 à 1832, et qu’on croyait passée de mode. Le Fantastique n’avait plus de racines nulle part, à dater des premiers romans réalistes de Balzac. Plusieurs critiques en renom constataient ce fait : « Le Fantastique est mort chez nous, disaient-ils. Comment aurait-il pu s’y acclimater ? Pour croire aux rêveries d’Hoffmann et à celles de son école, il faudrait supposer qu’il existe parmi nous des rêveurs et des poètes. Cet essaim d’esprits malades s’est envolé, Dieu merci, et pour toujours. » En forme de conclusion, ils ajoutaient que la seconde partie du dix-neuvième siècle aurait en bien propre la science expérimentale et le réalisme, deux grandes choses, bien capables de faire oublier des contes à dormir debout.
Messieurs les critiques écrivaient cela, et ils se trompaient, ce qui leur arrive à peu près toutes les fois qu’ils trempent leur plume dans l’encre. Le Fantastique n’est pas aussi mort qu’ils voudraient bien le faire croire. On a abusé, j’en conviens, des formes imaginées par Hoffmann ; la Diablerie est devenue un excès qui a obligé l’homme de sens à chercher un refuge chez les conteurs naïfs, mais l’amour du merveilleux en littérature n’a pas disparu pour cela, que je sache. Il y a eu réaction. N’est-ce point ce qui arrive en toute chose ? On a dit à l’auteur de la Peau de chagrin : « Faites-nous désormais des Scènes de la vie privée, » et le grand romancier a écrit les Parents pauvres et les Paysans. On a recommandé à George Sand de faire des bergeries, et François-le-Champi, le garçon meunier, nous est apparu bientôt suivi de tous ses frères et sœurs. C’était du réalisme que tout cela. Je ne parle pas des romanciers à la suite. Ils ont pullulé. Ils sont encore fort nombreux. Ils s’abattent dans les librairies, ils couvrent les Revues, pareils à des sauterelles. Mais le Fantastique a-t-il cessé d’être ?
Cet autre hiver, très peu de jours avant qu’il ne songeât au triste drame de la rue de la Vieille-Lanterne, un grand esprit, un vrai poète, Gérard de Nerval, causait de ces choses avec moi, sur les boulevards, par une soirée nébuleuse et ingriste, à travers la neige fondue et le vent. Il fallait voir, ou plutôt il fallait entendre comme il soutenait que l’école d’Hoffmann comptait encore de nombreux disciples parmi les poètes et les artistes de notre temps. On le croira sans peine, les critiques, ennemis de l’idéal, étaient l’objet de ses sarcasmes les plus aigus.
Gérard de Nerval ne pouvait se résoudre à supposer qu’il n’y eût plus de rêverie chez nous. La vie sèche, les mœurs prosaïques, la réalité nue lui étaient si antipathiques ! Il me faisait remarquer que George Sand revenait d’elle-même, de temps en temps, au Fantastique, et, par exemple, dans ces articles qu’elle donnait à l’Illustration, sous le titre de : Légendes populaires. Selon lui, Méry, polygraphe plus original qu’on ne pense, allait rajeunir cet élément du merveilleux dans les chroniques du Japon et dans l’histoire amoureuse des Indes.
Est-ce que Alexandre Dumas n’a pas mis un peu de Fantastique dans son roman du Salteador ? Sur les vingt théâtres que Paris remplit et enrichit tous les soirs, il y en a toujours quatre ou cinq, à commencer par les plus riches et les plus brillants, qui se préoccupent de nous servir le prodige sous forme d’opéra ou les choses impossibles et rêvées au milieu des mille décors d’une féerie.
« Quant à moi, ajoutait le malheureux et illustre songeur, je ne m’en cache pas, je passe ma vie dans les nuages ; mes amis savent d’ailleurs que je continue scène par scène un grand drame fantastique dont Nicolas Flamel sera le héros. » Ce drame, par malheur, est demeuré inachevé, comme bien d’autres des œuvres récentes de Gérard de Nerval. Le peu qui en reste en fait concevoir une très haute idée. Mais ce n’était pas la seule chose de ce genre que l’auteur de la Reine de Saba imaginât. S’il n’eût pas mis fin à ses jours, notre littérature, aujourd’hui si indigente, aurait été enrichie par lui d’une longue série de Romans et de Contes, rêveries ou impressions de voyages, qui sommeillaient dans ses souvenirs.
Un autre soir que nous étions au coin d’un feu hospitalier, lui, moi et quelques autres, le poète mit une trêve à sa réserve habituelle. Sur une prière que lui fit un des assistants, il se prit à nous parler de l’Orient, la région de ses rêves ; il causait des almées qu’il avait vues danser au Caire, de la pyramide de Chéops, dans l’intérieur de laquelle il prétendait avoir été initié à je ne sais plus quel culte mystérieux et innommé dont il vantait sans cesse la mythologie. Je vous laisse à penser si nous faisions silence pour ne rien perdre de ces merveilleux récits ! Il est vrai de dire qu’il ne se trouvait pas de critiques parmi nous.
À un certain moment, notre conteur opéra un retour du côté de l’Europe ; c’est alors qu’il laissa tomber de ses lèvres un épisode que j’ai conservé, tant bien que mal, dans les casiers de ma mémoire et que je vous transmets ici.
Douze mois et plus ont passé sur le monde depuis que ce récit a été fait, et, en douze mois, les forces du souvenir s’énervent toujours un peu. Aussi, lecteur, si la légende vous paraît défectueuse, ne vous en prenez pas au conteur, mais à à celui qui, après tant de jours écoulés, remplit pour cette œuvre l’office de sténographe.
Sans plus de préambule, je commence.
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« Un jour, dans une de mes courses vagabondes à travers l’Allemagne, j’ai acheté à Francfort-sur-le-Mein ou à Nuremberg, je ne sais plus lequel des deux, un vase antique, que l’écriteau du marchand disait provenir des fouilles d’Herculanum.
Sur l’anse de ce vase, une jeune Centauresse, fille du ciseau grec, étend sa croupe arrondie ; ses deux yeux verts s’ouvrent avec hardiesse : on dirait qu’elle va s’élancer dans l’espace.
Bien souvent, à la chute du jour, au moment où la nuit commence à étendre sur le monde les plis de sa mantille noire, je me suis agenouillé près du vase ; j’ai fixé du regard la forme capricieuse, et je me suis dit :
« Voyons si la Centauresse prendra enfin son vol dans les champs de l’éther ? »
Ah ! vous ne me croirez pas, quand je vous dirai que je l’ai vue ouvrir brusquement ses ailes et partir deux ou trois fois. Pourquoi me croiriez-vous, puisque je vous dis la vérité ?
Elle partait donc, la Centauresse ; ses pieds ailés se détachaient de l’anse du vase, sans bruit et sans fêlure. Un petit craquement, à peine perceptible à l’ouïe, était la seule conséquence de ce mouvement.
Comme l’ombre s’épaississait de plus en plus dans ma chambre de rêveur, j’avais beau regarder de tous côtés et redoubler de vigilance ; je ne voyais plus rien que le vase antique délaissé.
Dans ma douleur, j’ouvrais précipitamment ma fenêtre :
« Ma jolie Centauresse, où vas-tu ? Dans quel monde rempli de douces chimères feras-tu ton tour capricieux ? »
Rien ne me répondait ; mais, le lendemain, au moment où le soleil posait son pied d’or sur mes rideaux bleus, je regardais de nouveau mon vase d’Herculanum. La Centauresse était revenue à sa place ; elle me souriait ironiquement, comme pour me dire :
« Tu vois, me voilà de retour. »
Mais, en même temps, sa bouche si fine prenait une expression de malice. En traduisant le langage illettré et aphone qu’elle apportait, je devinais ces mots magiques :
« Écoute, j’arrive du pays de l’amour ; j’ai causé longtemps avec celle que tu aimes, tu sais bien, celle dont les hommes disent :« Elle est morte ! » Cent fois plus belle qu’au temps où elle vivait sur la terre, elle m’avait chargé d’un message pour toi, mais ne t’ayant pas trouvé éveillé au moment de mon retour, j’ai laissé ses paroles reprendre leur essor vers elle comme une troupe de blanches colombes qui retournent au colombier. Ces paroles-là ne reviendront plus. »
Une autre fois, après une courte absence, à peine remarquée, la Centauresse se montra plus cruelle encore.
« Au moment où je suis revenue de mon second voyage, disait-elle, je t’ai vu, pauvre fou, étendu de tout ton long sur la poussière des grands livres. Si tu m’eusses guettée, j’aurais laissé tomber à tes pieds le rameau mystérieux qui rend riche ; c’est le frère de ce rameau d’or qui ouvrait au fils d’Anchise les portes des enfers. Je l’avais cueilli pour toi dans le pays de la Fortune où je suis allée passer deux heures. Mais te voyant, à mon retour, aux prises avec l’histoire des peuples éteints et plongé dans la chronique des civilisations évanouies, labeur bien utile, en vérité, j’ai jeté mon rameau dans la rue. Hélas ! c’est un millionnaire qui l’a ramassé. »
À la fin d’une troisième échappée, un matin, la Centauresse me dit encore :
« J’arrive du pays où l’on ramasse la gloire à pleines mains comme les enfants font pour le sable, sur le bord de la mer. J’en avais pris au hasard trois pincées pour toi. Dans ces trois pincées se trouvait un grain qui donnait la faculté de diriger enfin des navires dans l’air et conséquemment de devenir fameux ; un second grain, qui conférait la puissance de faire s’entre-choquer et combattre quatre grands peuples, et naturellement le privilège d’avoir une statue de bronze sur le fût d’une colonne ; un troisième grain, qui communiquait assez de génie pour jeter un pont sur l’Atlantique et pour réunir un continent à l’autre, et, par suite, une gloire plus grande que celle de Christophe Colomb. Je t’ai trouvé taillant une plume et écrivant un sonnet en belles rimes. Je me suis dit : « L’insensé ! il veut charmer, instruire et orner l’esprit des hommes ; il ne mérite pas la gloire. » J’ai laissé tomber mes trois grains dans la sébile d’un aveugle qui passait sous tes fenêtres.
Or, ajoutait Gérard, le lendemain, ma femme de ménage, en époussetant, cassait ma Centauresse ! »
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Ce récit s’arrêta là. J’ai cru que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de le reproduire dans son originalité native.
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(Philibert Audebrand, in Figaro, n° 115, dimanche 23 mars 1856 ; l’anecdote sera reprise, avec quelques variantes, dans Le Charivari, mercredi 21 février 1877)
Chapitre Ier
PREMIÈRE ATTEINTE DE L’ESPRIT MALIN SUR LE JEUNE CREUSÉ.
Pierre Creusé, âgé de treize ans et dix mois, ayant les cheveux noirs, le teint pâle, d’une imagination vive, d’un tempérament nerveux, d’une sensibilité morale extrême, et grand pour son âge, fils d’Antoine Creusé, marchand à Niort, ancien de l’église réformée, passant sous les Halles, le 28 janvier 1628, sur le soir, tomba tout à coup à terre, privé de tous ses sens, et comme mort.
Quelques personnes qui se trouvèrent sur le lieu, le relevèrent et le transportèrent dans la maison de son père, qui se trouvait dans le voisinage. De suite, MM. Fraigneau, Guillemeau et Marfac, docteurs en médecine, et maître Ferré, chirurgien, furent appelés pour secourir cet enfant. Il le trouvèrent sur un lit, étendu sans mouvement, et le corps tétanique. Après avoir été une demi-heure à peu près dans cet état, il fut saisi de convulsions extraordinaires. Sa tête se courba en arrière vers ses talons, et son corps s’éleva en formant une espèce d’arc ; tantôt sa tête s’élançait vers les pieds, et les bras se courbaient en dehors ; tantôt, après avoir jeté violemment sa tête à droite et à gauche, il la tournait en rond sur son col, comme une girouette. Durant ce temps les paupières restaient immobiles et closes, les sourcils se haussaient et se baissaient, les lèvres se renversaient en dehors, et la langue se meuvait en dedans avec une vitesse extrême. Les yeux, jusqu’alors fermés, s’ouvrent subitement d’une manière effrayante ; il les tint d’abord fixes et sans clignoter, puis il les tourna en rond d’une façon incroyable. Tout son corps fut ensuite agité : les bras, les jambes tremblaient, son ventre se haussait et se baissait, comme si quelqu’un, par-dessous, l’eût poussé dehors, et ensuite attiré en dedans. Il était sans cesse en action, et cependant aucun de ses mouvements ne se ressemblaient. Durant tout le temps de cette crise, qui dura quatre heures, cet enfant fut sans connaissance et sans jugement, mais absolument sans fièvre. Il n’entendait point, bien qu’on criât à haute voix à ses oreilles ; il ne sentait point, bien qu’on le pinçât très fort ; il ne voyait point, bien qu’on lui ouvrît les yeux, et qu’ils ne se refermassent point. Enfin, son insensibilité physique était complète. Au bout de ce temps, il s’assoupit ; mais à son réveil il se plaignit d’avoir enduré de vives douleurs, invoquant Dieu, et priant son père et sa mère, ainsi que les autres personnes présentes de ne point l’abandonner.
Il prétendit qu’il venait de parcourir des pays immenses, dont il lui serait impossible cependant de donner la description, attendu qu’il avait toujours été plongé dans une sorte d’obscurité. Il ajouta qu’il avait exécuté ce pénible voyage bien malgré lui, mais poussé en quelque sorte par une main invisible.
Les médecins, après s’être consultés, prescrivirent les remèdes qu’ils crurent nécessaires en pareils cas, et se retirèrent.
Chapitre II
LE JEUNE CREUSÉ CONTINUE SES PÉRÉGRINATIONS DANS DES LIEUX INCONNUS. IL EXÉCUTE LES DANSES LES PLUS DIFFICILES.
Le lendemain, 29 janvier, à la même heure, l’enfant retomba dans le même état que la veille ; et cette crise dura, presque sans relâche, les quatre jours suivants. Après, il eut onze jours de repos.
Le 13 février, cet enfant eut quatre crises violentes qui durèrent chacune au moins trois heures. À la dernière crise qui eut lieu vers trois heures de la nuit, les yeux toujours fermés, il commença à marcher dans la chambre, sans se heurter contre aucun meuble, mais menaçant du poing tous ceux qu’il rencontrait sur son chemin.
Puis se remettant au lit, il sembla s’assoupir, et à son réveil, il déclara qu’il venait encore de fort loin, et que, rendu là, il avait vu des personnes qui l’avaient tourmenté cruellement, mais qu’il ne pouvait les nommer. Les 14 et 15, les accès furent encore plus violents ; et vers les cinq heures du matin de ce dernier jour, il sortit de son lit, fit une assez longue et lente promenade, et sembla prendre de nouvelles forces. Alors, comme s’il eût aperçu quelque chose, il lança force coups de poing, pour frapper ce qu’il lui semblait voir, reculant peu à peu en arrière, comme s’il eût eu en tête quelque ennemi qu’il eût craint. Puis, comme si on lui eût tiré les bras de force, il se roula en un peloton, la tête entre les chevilles des pieds, tenant ses jambes entre les mains, et marchant ainsi sur le plancher, en jetant des cris horribles, comme si on lui eût tordu les bras.
Ces tourments ayant cessé, l’enfant changea de posture, et après quelques tours dans l’appartement, ôtant son bonnet, et le tenant de la main gauche, il fit les actions d’un homme qui veut saluer une compagnie ; marchant après vers l’extrémité de la chambre, il eut l’air de prendre une personne par la main pour la mener danser, et de fait il dansa une gaillarde, avec toute l’élégance et l’exactitude d’un homme expert dans cet art, bien qu’il n’eût jamais appris à danser ; il répéta cet exercice jusqu’à sept fois, et avec autant de personnes. Ce qui fut trouvé admirable par tous les spectateurs, car, quoique cet enfant eût les yeux clos, et fût privé de l’usage de tous ses sens, il n’en marcha pas moins sûrement et en mesure. Chose plus remarquable encore, c’est qu’il varia tous ses exercices, et qu’il dansa successivement la gaillarde, la sarabande, le menuet, la volte, la bourrée, l’anglaise, la saintongeoise, la gavotte, le fandango, etc.
La danse finie, le jeune Creusé fit la révérence, et agit comme s’il reconduisait vers la porte ses sept danseuses, en les saluant ; il revint après d’un pas grave et soutenu. Et tout à coup, prenant un air hautain, et de même que si quelqu’un l’eût insulté, il lança un vigoureux soufflet, et se mit en posture pour se défendre ; mais se sentant trop faible, sans doute, on le vit courir vers l’autre côté de l’appartement. Craignant qu’il ne se heurtât contre quelques meubles, une personne voulut aller au-devant de lui pour le garantir, mais il la traita en ennemie, et lui fit sentir la vigueur de son bras.
Chapitre III
CREUSÉ VA AU SABBAT ; IL VOIT SEPT SORCIÈRES, ET LE DIABLE QUI JOUAIT DU VIOLON. IL FAIT DES TOURS DE SOUPLESSE ET D’AGILITÉ.
Quelques jours après, le jeune Creusé eut encore une crise terrible, durant laquelle il exécuta les choses les plus surprenantes ; cette crise fut suivie d’un long sommeil. À son réveil, il dit : « Je viens d’un lieu noir et ténébreux, où il y avait sept sorcières, et un vieillard, en cheveux blancs, qui jouait du violon ; je me suis bien aperçu qu’il avait les pieds crochus et des cornes au front. Ces femmes, malgré moi, m’ont forcé de danser, et m’ont mis sur les dents. Deux des sept surtout m’ont fait bien du mal, en me tordant les bras et les jambes, lorsque je refusais de faire ce qu’elles voulaient. Je n’ai pu les reconnaître, parce qu’il faisait très noir en ce lieu-là. Toutefois, j’ai eu quelques instants de relâche, parce qu’un homme, qui lardait un lapin, est venu chercher la plus méchante et la plus acariâtre. »
À ces mots, retombant dans l’un de ses accès, il se mit à danser une sarabande, faisant claquer ses doigts comme s’il eût eu des castagnettes. Au dire de tous ceux qui étaient présents, jamais baladin qui n’eût fait autre chose toute la vie, n’eût fait mieux.
Un instant après, changeant d’attitude, il chemina sur la tête et sur les deux pieds ; quelquefois sur la tête et les deux genoux, faisant en cette posture plusieurs tours dans la chambre. Puis, changeant d’action, il toucha le pavé de l’extrémité du pouce et du doigt index, en tenant ses deux bras roides et étendus, il passa la tête et les épaules entre deux, élançant son corps par-dessus, par un admirable tour de souplesse ; faisant ainsi, le tour en arrière et en avant, sans remuer les quatre doigts du lieu où, premièrement, il les avait placés. Enfin, s’étendant de tout son long, le visage en haut, et comme mort, il se mit à ramper sur le dos comme ferait un serpent, par extension et contraction. Ensuite, il revint au point d’où il était parti, par un mouvement rétrograde.
Revenu à lui, il déclara qu’il était allé au sabbat ; qu’il avait vu des choses étranges, et enduré des douleurs inconcevables.
Chapitre IV
LE JEUNE CREUSÉ, PAR LA FORCE DE L’ENSORCELLEMENT, IMITE AU NATUREL LES CHANTS ET CRIS DE PLUS DE CINQUANTE ESPÈCES D’ANIMAUX.
Le 8 février, après une crise violente et une foule de mouvements singuliers et bizarres, le jeune Creuzé parut cesser de souffrir, et il se mit aussitôt à contrefaire les chants et les cris de plus de cinquante espèces d’animaux ; il imita d’abord, de manière à s’y tromper, le croassement du corbeau, le pépiement du moineau, les gémissements de la tourterelle, le roucoulement du pigeon, le chant du coq, le gloussement de la poule, le babillage de la pie, le sifflement du merle, le ramage du rossignol, le tiretirlire de l’alouette, le coucoucou du coucou, le mac-mac de la perdrix, le ché, chei, cheu, chiou de l’effraye, le coho, coho du chat-huant, le hurlement de la hulotte, le poupou de la chevêche, le orri, orri du gobe-mouche, le tré, tré, tré de la grive, le bon, bon, bon de la huppe, le zizi de l’ortolan, le si, ut, ut, ut, ut, si, ré du bouvreuil, le sifflement de l’étourneau, le cri de la corneille, le titi, titi de la mésange, le qui, qui, quit de la lavaudière, le nip, nip, du rouge-gorge, le ti-trein, ti-trein du motteux, le bzi, bzi du bec-figue, le trac-trac du traquet, le tuit, tuit du pouliot, le zul, zil, zulp du roitelet, le ki, ki, ki, ki du martin-pêcheur, le piaffement du paon, le gloussement grave ou aigu du dindon, le hoquet de la caille, le plieu, plieu du pivert, le cancan du canard, le vouire, voire de la sarcelle, le crépitat de la cigogne, le hi-raoud du butor, le mie, mie, mi de la bécasse, le bri, bri, bri de la poulette d’eau, le turrlui, turrlui du pluvier, le glapissement, bref, sonore, aigu, de l’oiseau de paradis, etc. ; il finit par les chants si gracieux de la fauvette, du chardonneret, du pinçon, du tarin, et du bouvreuil ; il passa après aux divers quadrupèdes, et l’on crut entendre les aboiements du chien, le hennissement du cheval, le bèlement de la brebis, le chevrotement de la chèvre, les hurlements du loup, le beuglement du taureau, le miaulement du chat, le grognement du cochon, le braiement de l’âne, le rugissement du lion, le glapissement du renard, etc. Enfin, il termina par le sifflement aigu de la vipère.
Ayant repris ses sens, il raconta qu’il avait été conduit, toujours par une main invisible, au sabbat, et que, rendu dans une vaste et horrible caverne, des sorciers et des sorcières, en lui présentant dans des cages une quantité prodigieuse d’oiseaux et d’autres animaux, l’avaient contraint, par menace, et même en le frappant, de contrefaire leurs chants et leurs cris divers ; que dans le nombre de ces animaux, il en avait vu d’affreux, et qui lui faisaient grand peur.
Maître Zacharie Violette, notaire à Niort, ainsi que maître Commineau, chirurgien, et plusieurs médecins de Niort et des environs mandés d’office, se trouvèrent précisément dans la maison dudit Creusé, père de l’enfant, au moment où son fils imita, à s’y méprendre, les chants et les cris de divers animaux , et ils convinrent qu’on ne pouvait rien entendre qui approchât plus du naturel.
Chapitre V
LE JEUNE CREUSÉ COMMENCE À DÉSIGNER CEUX QUI L’ONT ENSORCELÉ.
Un jour, après s’être promené longtemps par la chambre, toujours en dormant, il s’arrêta près de la cheminée, et, les bras pendants et roides, il éleva la main droite, et traça sur le manteau de ladite cheminée, avec l’ongle du doigt indicateur, ces cinq lettres : M. O. R. I. N., lesquelles, jointes ensemble, formaient le nom d’un nommé Morin, pâtissier, dont la femme avait le renom, et était fortement soupçonnée, par la famille Creusé, d’avoir donné un sort au pauvre enfant, un certain jour que le jeune Creusé était allé porter, pour leur souper, un morceau de viande à cuire au four dudit pâtissier ; et que sa femme, lorsqu’il sortait de la maison, lui avait légèrement frappé sur l’épaule, en lui disant : « Bonne nuit mon garçon. »
Chapitre VI
LE JEUNE CREUSÉ, TOUJOURS PAR UNE INSPIRATION DIABOLIQUE, SIMULE LE JEU DE PLUSIEURS INSTRUMENTS.
Ce jour-là, qui était le 21e de sa possession, ce jeune homme, après avoir marché quelque temps à pas mesurés, s’arrêta tout à coup, prêta l’oreille, baissa la tête, comme s’il disait : « Je le veux, » et, saisissant quelque chose, courba le bras gauche vers l’épaule, et remuant l’autre main, fit connaître qu’il s’imaginait jouer du violon. Tantôt il retournait les chevilles pour mettre son instrument d’accord, tantôt il penchait l’oreille, comme s’il eût joué.
Ensuite, comme si on eût voulu lui ôter son violon, il se recula, eut l’air de le jeter à la figure de son assaillant, puis de s’enfuir. Peu de moments après, on lui vit faire les mêmes mouvements que s’il eût joué de la viole, et successivement de la basse, de l’épinette, de la flûte, du hautbois, du cor de chasse, de la trompette, du clairon, de la cornemuse, etc., en exécutant tous les gestes avec la même précision et le même ensemble que s’il eût été réellement tenu dans ses mains tous les instruments de musique sus-nommés, et beaucoup d’autres que nous croyons inutile de nommer ici. Par exemple : en saisissant la cornemuse, on le vit la prendre entre ses bras, mettre le bourdon sur son épaule, souffler en enflant les joues, et remuer les doigts aussi bien que l’aurait pu faire le meilleur maître ; voulant battre du tambour, on le vit prendre quelque chose, qu’il jeta sur son épaule, en y passant la tête et le bras gauche, comme si c’eût été un baudrier, puis, avançant les deux mains, il fit tous les mouvements d’un homme qui bat de la caisse, sonnant tour à tour, la garde, la diane, l’alarme, la retraite, etc. Alors, la scène changeant, on le vit exercer divers métiers, tels que ceux de boulanger, de cuisinier, tuant une volaille, de pâtissier, de tisserand, de tailleur, de forgeron, de serrurier, de menuisier, de tailleur de pierres, etc. ; ces divers exercices furent bientôt interrompus par l’entrée de sept baladines ; il alla au-devant d’elles, leur offrit des sièges, et, comme s’il eût trait une chèvre, reçut le lait dans sept vases, qu’il présenta gracieusement à ces dames, en les invitant à suivre son exemple ; en effet, il approcha un verre de sa bouche, en faisant connaître que le lait était très bon. Cependant, il en fait chauffer d’autre, au moyen d’un soufflet, en indiquant que le lait chaud valait mieux que le lait froid.
Il se réveilla, en jetant de grands cris, et assurant qu’il était encore descendu, malgré lui, dans un lieu sombre, où plusieurs méchantes femmes l’avaient forcé, en le frappant de verges, d’exercer plusieurs arts et métiers, qu’il ignorait entièrement.
MM. Philippe Gaugain, sieur de Bernegoue, maire de Niort ; François d’Abillon, sieur de l’Imbaudière, qui le fut l’année suivante ; maître Jean Maronneau, secrétaire de l’Hôtel-de-Ville ; Marot, procureur du roi ; de la Terraudière, échevin ; Daguin, échevin ; Guyot, notaire ; Arnaudeau, notaire ; du Moulin, notaire, et quelques autres notables habitants de la ville de Niort, furent témoins des principaux événements de cette journée, et ne se retirèrent pas moins émerveillés que tous ceux qui les avaient précédés.
Chapitre VII
PEU À PEU LE VOILE SE SOULÈVE ET LES SORCIERS PARAISSENT AU GRAND JOUR.
L’enfant, dans les accès des 18 et 19 février, commença à découvrir les noms de celles qui, lorsqu’il était privé de ses sens, l’avaient si souvent fait danser, et douloureusement tourmenté. Il s’approcha du foyer, et couché par terre, il nettoya la place avec la main, et écrivit sur l’un des carreaux : « Vieille, je te reconnais de visage et non pas de nom » ; et plus bas, après un moment de réflexion, il traça en lettres capitales : JEANNE.
Le sieur Ferré, maître en chirurgie, présent à cette séance, lui glissa alors une plume entre les doigts de la main droite, et mit devant lui une feuille de papier blanc et un encrier, et on le vit écrire aussitôt le mot Jeanne, qu’il fit suivre d’un M. Quelques minutes après, il reprit la plume, et l’on put lire sur le papier : La petite Morine qui a un bonnet blanc et un corset bleu, la grande fille à Morin, le pâtissier, et une grande femme qui demande l’aumône, et qui s’appelle Millatte, voilà celles qui m’ont battu, tourmenté, ensorcelé et avec lesquelles je me suis trouvé au sabbat. Vilaine Morine, méchantes femmes, vous serez brûlées vives. Ô ! grand Dieu admirable, mon juge et mon sauveur, montrez-vous pitoyable pour moi, pauvre pécheur ; tirez-moi des griffes du diable.
Durant cet accès, et le temps que le sieur Creusé écrivait ces lignes, il était le ventre contre terre, roide comme un mort, excepté la main droite qui écrivait.
Le bruit d’une si prodigieuse maladie s’étant répandu partout, on accourait de toutes parts pour voir le jeune Creusé. M. Jean Baudean de Parabère, gouverneur de la ville ; M. Jacques Gataut, natif de Niort, ancien curé de la Rochelle, et l’un des fondateurs du collège des oratoriens, à Niort ; les ducs de Rohan et de la Trémouille, envoyés par le roi Louis XIII, pour assister à l’assemblée qui devait avoir lieu à la Rochelle, etc., passant par Niort, désirèrent tous s’assurer, par leurs propres yeux, de ce singulier phénomène.
En présence de cette noble assemblée, et toujours dans son extase, il s’écria tout à coup : « Sorcière, tu me montres un chapelet d’herbes, guéris-moi donc plutôt ! Ô ! mon Dieu, que ne brûlez-vous toute cette malfaisante engeance ! » Or, il est bon que l’on sache qu’un intime ami du père de l’enfant, suivant le conseil qu’on lui avait donné, et pour obtenir la délivrance du jeune possédé, avait mis secrètement, la nuit sous la porte de la maison du pâtissier, dont la femme et les filles étaient accusées, par l’opinion publique, d’avoir ensorcelé le jeune Creusé, un chapelet de certaines herbes, connues, disait-on, pour avoir la vertu de détruire tous les charmes, et de forcer les sorciers à s’exécuter eux-mêmes. Cet ami n’avait fait part de son projet à personne, et cependant ce jeune homme en parla dans son hallucination, comme si quelqu’un lui avait montré ce chapelet.
Chapitre VIII
CREUSÉ FAIT UN VOYAGE EN ENFER.
Ce malheureux enfant eut encore, jusqu’au 29 février, des crises nombreuses et plus ou moins violentes ; mais ce jour-là, il jeta des cris plus perçants que jamais ; il parut endurer des maux plus intolérables ; enfin, il tomba dans une espèce de sommeil extatique, qui dura cinq heures au moins ; et lorsqu’il se réveilla, il était pâle, défait, fatigué ; tous ses traits exprimaient la terreur et l’effroi, et ses premières paroles furent : « Je ne suis donc pas mort ! » Toute sa famille l’entoura, et l’on s’empressa de lui demander s’il se trouvait plus malade ; « Non , répondit-il, mais je viens de l’enfer… – Comment, lui dit son père, tu viens de l’enfer ? et qu’y as-tu vu ? – J’y ai vu des choses incroyables ; des choses que je n’oserais dire ; j’y ai vu des personnes de votre connaissance et de la mienne ; des gens que vous eussiez cru bien loin de ces ténébreuses lumières ; dans ce pays-là, la foule est immense, et cent fois plus pressée qu’en un champ de foire à Niort, un jour de foire de mai. Tout ceux qui sont dans ce pays ont conservé l’habillement et le costume qu’ils avaient dans ce monde. C’est ce qui m’a fait de suite reconnaître le père Enselme, gardien des capucins de Niort, mort il y a six mois, comme vous savez, en état de sainteté. Attendu que, lorsque j’étais petit, il me donnait toujours quelque friandise, je suis allé de suite à sa rencontre, et je n’ai pu m’empêcher de lui témoigner mon étonnement de le voir dans un tel lieu. « Hélas ! mon cher enfant, m’a-t-il répondu, il est vrai que, lorsque j’ai passé de l’autre vie dans celle-ci, je ne m’y attendais guère. Mais j’avais oublié de me confesser, avant de mourir, qu’un jour de Vendredi-Saint étant en quête avec le frère Jérôme, et nous trouvant à Mursay, chez le seigneur de Villette, il nous invita à déjeuner avec lui, et que, par ignorance ou par gourmandise, je mangeai quelques bouchées d’une omelette au lard. Il ne m’en a pas fallu davantage, pour me faire perdre les mérites d’une vie passée dans la pénitence, le jeûne et les bonnes œuvres (1). »
Vous vous rappelez bien, continua le jeune Creusé, ce bonhomme Doreil, si riche, marchand épicier comme vous, mon père, qui demeurait dans la rue du Minage, et dont vous vous plaigniez tant, parce qu’il vous enlevait, disiez-vous, vos pratiques ? Eh bien ! il est là-bas ! – Mais, dit le père, il s’était converti à l’article de la mort ! – On le sait ; mais il vendait parfois à faux poids, et ceci a suffi. Autre chose plus surprenante encore, vous connaissiez bien cette jeune et jolie demoiselle Mariette, qui demeurait rue Basse, avec sa mère, madame Chalenot, marchande revendeuse, et qui est morte il n’y a pas un mois, à l’âge de 18 ans ? Je l’ai vue ! Le père Enselme m’a dit qu’elle était descendue dans ce triste séjour, pour n’avoir pas eu pour sa mère, âgée et infirme, tous les soins, tous les égards que naturellement elle lui devait. Enfin, je ne finirais point de sitôt, ajouta ce jeune homme, si j’entreprenais de vous faire le récit de tous ceux que j’ai vus et reconnus dans cet autre monde. Il y en a là de tous les rangs, de tous les âges et de toutes les professions. Le nombre en est incalculable ; c’est la contrée la plus peuplée de l’univers. Le père Enselme qui a bien voulu m’accompagner dans mon voyage, bien qu’il marche avec peine, attendu qu’il a déjà le pied gauche à moitié calciné, et la barbe aux trois quarts brûlée, m’a fait voir des papes, des archevêques, des évêques, même de simples prêtres, ainsi que des rois, des empereurs et des princes souverains. J’ai reconnu les papes à leurs triples couronnes, et les autres à leurs robes rouges, violettes ou noires. Car, dans ce royaume infernal, comme je l’ai déjà fait observer, on conserve les habits et tout l’extérieur de sa profession. Mon guide me dit aussi qu’on trouvait en enfer beaucoup de procureurs, d’avocats et de médecins. Comme je me récriai sur le port de ces derniers, parce que je serais fâché que mes médecins, que j’aime, allassent habiter une aussi triste demeure, mon vénérable capucin me fit remarquer qu’en général, les médecins ne sont pas très dévots, et que ceux qui feignent de l’être pourraient bien y mêler un peu d’hypocrisie.
On trouve aussi, sous ces lambris enflammés, un très grand nombre d’ivrognes, de joueurs, de paresseux, et tous les ouvriers qui fêtent habituellement la Saint-Lundi.
Le père Enselme me dit avec un sourire, qui n’était pas sans malice, que les moines ne manquaient point non plus dans cette vaste et sombre habitation ; en effet, il m’en fit remarquer un nombre immense, et de toutes les couleurs, tels que des Augustins, des Bénédictins, des Camaldules, des Chartreux, des Fontevistes, des Prémontrés, des Gilbertins, des Blancs-Manteaux, des Mathurins, des Dominicains, des Célestins, des Jéronimites, des Récolets, des Cordeliers, des Ambroisiens, des Théatins, des Barnabites, des Carmes chaussés et déchaussés, des Feuillants, des Minimes, des Sulpiciens, etc. Mais l’ordre que je vis le plus nombreux, c’est celui des Jésuites. Je les reconnus facilement à leur chapeau bicorne, à larges bords ; ils sont tous dans le coin le plus obscur et le plus abandonné. Il paraît qu’ils ne sont aimés de personne dans cette prison éternelle, et que même tout le monde les fuit. Les nonnes et les nonnettes des divers ordres y sont aussi en très grand nombre, mais nous en reparlerons une autre fois.
Le diable, continua le jeune Creusé, n’est pas tel qu’on nous le dépeint ; il n’a point une forme humaine ; c’est une espèce de rocher pyramidal, beaucoup plus gros et plus haut que le clocher de Notre-Dame de Niort. Il est percé à jour de toute part, et de ces trous sortent sans cesse des flammes dévorantes et des paroles de colère. Ces paroles sont pour ordonner tel ou tel supplice. Tantôt il fait donner à celui-ci cent coups d’étrivières, tantôt il ordonne de placer celui-là sur un chevalet, et de lui briser les os. Aussi n’entend-on, dans ce pandémonium, que des cris, des menaces et des gémissements ; on voit partout des chaudières d’eau bouillante et des brasiers allumés ; je me suis même approché de trop près d’un ce ces derniers, car une étincelle, en me volant sur la main, m’a brûlé vigoureusement. » En effet, on lui vit sur la main gauche une ampoule, qui avait tous les caractères d’une brûlure.
M. de Cognac, ministre de la parole de Dieu, en l’église de Niort, qui se trouva auprès de ce jeune homme, au moment où il faisait ce récit singulier, lui dit : « Mon jeune ami, puisque vous venez de l’enfer, pourriez-vous aussi me donner des nouvelles du purgatoire ? Il n’est, disent certains théologiens, séparé de l’enfer que par une toile d’araignée, d’autres disent une gaze légère, et même un simple papier huilé ; par conséquent, il n’aura pu vous échapper dans vos pérégrinations, et vous l’aurez, sans doute, entrevu ? » Creusé, après un moment de réflexion, avoua qu’il n’avait rien vu de semblable ; mais qu’il était possible que le purgatoire se trouvât dans la partie orientale, qu’il n’avait pas eu le temps de parcourir, et qui est habitée par les moins coupables, par ceux auxquels il est même permis, chaque jour, d’apercevoir le soleil levant.
Chapitre IX
ENTREVUE DU JEUNE CREUSÉ, ET DE MORINE ET DE SES FILLES. – VISIONS DIVERSES. – LUTTE ENTRE L’ANGE GARDIEN ET LE DIABLE.
Quelques jours après le voyage du jeune Creusé aux enfers, M. Desmortier, lieutenant-général de Niort, qui avait déjà plusieurs fois visité ce jeune homme, voulut encore le voir ; et, l’ayant trouvé assez tranquille, il envoya chercher la femme Morin et ses deux filles, l’une âgée de 24 ans et l’autre de 6. Aussitôt que le malade les aperçut, il les reconnut, bien qu’on lui eût nommé d’autres personnes, et il s’écria qu’elles l’avaient ensorcelé, et les pria instamment de lui ôter son mal. On conçoit que ces femmes nièrent tout ce dont il les accusait et, ayant manifesté le désir de se retirer, il les saisit par leurs robes, en criant : « Donnez-moi du bois que je les brûle, car ce sont des sorcières. » Elles sortirent malgré lui, et cette nuit l’enfant dormit très tranquillement, commença à se remettre, et eut du relâche jusqu’au 9 de mars.
Il éprouva alors de nouvelles tribulations, et assura que la femme Morin voulait à toute force lui faire faire des pâtés ; on le vit dans son sommeil faire des sauts extraordinaires, et les actions d’un homme qui se défend courageusement de ses ennemis ; fermer les poings, menacer du doigt, et se moquer de sept personnes, qu’il a l’air de compter.
Puis après quelques moments de repos, et élevant la voix, il dit : « Dieu, secourez-moi, gardez-moi de ces méchantes gens ; ah ! reprenait-il, voici un ange de Dieu qui vient me défendre ; je ne crains plus rien. Holà ! dites, méchantes femmes, vilaines sorcières, sorciers enchanteurs, enchanteresses et devineresses, dites, dites-moi, si vous pouvez deviner ce qui est avec moi. C’est l’ange de Dieu qui me protège ; vous n’avez plus de puissance sur moi ; non, non, n’espérez plus m’entraîner au sabbat… Je vois le diable, il dit qu’il a aussi des anges ; en effet, mais qu’ils sont laids. Ils ont des ailes de chauve-souris, des cornes à la tête, le nez croche et des pieds de bœuf. Ô ! satan, tu me présentes un miroir ; j’en ai de bien plus beaux dans la boutique de mon père, dans lesquels je me regarde quand je veux. »
Un peu plus tard, il crut voir, dans ses illusions, la méchante Morine brûler un petit enfant dans un poêle ; ou des hommes dans des chaises brûlantes ; ou un grand nombre de gens masqués qui l’invitaient à se rendre au sabbat ; ou des légions de diables, portant des cornes, hauts comme des montagnes, lesquels, en se rencontrant, se saluaient et s’embrassaient ; ou des gens à bonnets carrés, avec des plumes de chapons ; ou de nombreux officiers de bouche, armés de grands couteaux de cuisine ; au nombre de ces hommes de gueule, il reconnut le pâtissier Morin, qui le menaçait, en lui reprochant que lui seul était la cause que sa fille aînée ne trouvait point de mari ; ou la Morin qui lui offrait de lui ôter son sort, et de le jeter sur une brebis ou sur un coq ; le diable qui lui demandait de ses cheveux. Enfin, après une journée aussi orageuse, le calme parut revenir et la nuit fut bonne.
Chapitre X
ÉVÉNEMENTS SINGULIERS. – LE JEUNE CREUSÉ EST VISITÉ PAR LE JUIF-ERRANT.
Le jeudi dix-neuf mars, entre une heure et deux heures de la nuit, il y eut un grand tremblement et un grand bruit dans toute la maison habitée par ce jeune homme, qui était celle du père Creusé, bruit qu’entendirent tous les voisins. Nul ne douta que les diables n’y eussent tenu leur sabbat. Voici le fait : la domestique, à la persuasion d’une voisine, avait mis au chevet du lit du malade un chapelet de certaines herbes qui font accourir les sorciers malgré eux ; elle n’avait fait part de son projet à personne ; et tout le monde fut convaincu que les sorciers, attirés par ces herbes, s’étaient présentés, mais que la lumière qui était toujours dans la chambre du jeune homme, et dont ils sont ennemis, parce qu’elle leur brûle les yeux, les avait arrêtés ; que c’était pour se venger qu’ils avaient fait l’horrible tintamarre, qui avait si fortement effrayé tout le voisinage.
Durant la possession de cet enfant, un certain dimanche, vers le soir, en présence d’une grande quantité de peuple, un étranger, se disant italien, bien vêtu, portant un manteau d’écarlate et une épée au côté, entra dans la chambre, et dit qu’il venait exprès, de 2 cents lieues, pour examiner et étudier cette bizarre affection, de laquelle il avait entendu dire des choses prodigieuses. Il s’approcha du lit de l’enfant, qui alors était dans une de ses crises ; il le considéra fort attentivement, lui fit diverses questions sur les maux qu’il avait soufferts, lui demanda s’il connaissait bien ceux qu’il avait vus dans le ténébreux séjour.
Le jeune Creusé dit que oui ; et il en nomma plusieurs devant toute la compagnie. « Et le vieillard, à barbe grise, fit l’italien, que pensez-vous qu’il soit ? – Le diable, répondit le jeune homme, sans hésiter. – Et moi, m’avez-vous vu enfin ? » ajouta l’italien, en faisant une grimace horrible. Creusé alors le fixa, et tressaillit. Cet étranger avait la face rude, le regard dur, le teint plus que basané, le front large vers les tempes, les sourcils noirs, épais, se joignant, et formant sur son front une ligne en quelque sorte horizontale, et les lèvres épaisses et livides. Ses mains étaient cachées sous des gants de peau noire. Sans plus de question, il se retourna vers le père et lui dit : « J’ai le moyen de guérir votre fils, si vous le voulez, et de forcer les sorcières à retirer le charme qu’elles ont jeté sur lui. »
Creusé père le remercia, et lui dit qu’il avait mis toute sa confiance en Dieu.
Au même instant, on entendit un grand bruit dans la rue ; tout le monde se porta vers la fenêtre, et quand on revint près du lit du malade, l’Italien avait disparu, sans qu’on pût savoir par où il avait passé.
Parmi les assistants, plusieurs prétendirent que cet étranger était Ahasvérus, ou le Juif-Errant ; d’autres soutinrent que c’était quelque magicien alchimiste ; enfin, il y en eut qui pensèrent que c’était le diable en personne, attendu qu’ils avaient très bien vu ses pieds fourchus, et les pointes de ses cornes qui perçaient son chapeau ; le plus grand nombre cependant fut pour le Juif-Errant.
Chapitre XI
LE JEUNE CREUSÉ DEVIENT PROPHÈTE ET PRÉDIT LES ÉVÉNEMENTS À VENIR.
Jusqu’au 13 avril, le jeune Creusé éprouva des crises fréquentes et plus ou moins violentes, il se plaignit souvent qu’on l’entraînait contre son gré au sabbat, et dans des pays inconnus et sauvages ; qu’il voyait dans ces lieux des gens de toute sorte, et les plus hideuses figures du monde ; enfin, qu’il succomberait à tant de souffrances, si son père le laissait encore longtemps à Niort.
L’attaque de ce jour surtout, 13 avril, avait été des plus vives, lorsque les yeux toujours fermés, il se leva tout à coup et s’avança gravement au milieu de l’appartement, puis redressant la tête, tendant le bras droit, et portant la main gauche sur son cœur, il s’écria d’une voix mâle : « Que ce soit Dieu ou satan qui m’inspire, le livre de l’avenir est ouvert devant moi, écoutez :
Le boulevard de la réforme va tomber sous les mains d’un roi, que dirige un prêtre despote ; après 18 mois d’un siège opiniâtre, La Rochelle, malgré les secours fournis par les Anglais, se trouvera forcée d’ouvrir ses portes à l’armée catholique.
L’année prochaine (1629), une peste horrible dépeuplera la belle ville de Lyon, et enlèvera 60 mille personnes en 4 mois.
Avant que trois années s’écoulent (1630), les protestants triompheront en Allemagne, par les armées de Gustave-Adolphe, roi de Suède, à l’aide des secours secrets fournis par le cardinal de Richelieu, qui les persécute en France.
Douze années s’écouleront encore, et Louis XIII deviendra père (21 septembre 1610) d’un second fils, dont la descendance directe, après de longs troubles, régnera sur le peuple français.
Après un règne de 33 années, Louis XIII cédera son trône à son jeune successeur (1613).
Les passions religieuses et politiques, conduiront, en Angleterre, le roi sur l’échafaud (1619). »
Ici, la voix du jeune Creusé s’altéra ; des larmes abondantes coulèrent de ses yeux, et il poursuivit en soupirant : « Un descendant du roi Henri IV, devenu vieux, et dirigé par une femme bigote et un jésuite haineux, oubliant que son aïeul a dû sa couronne à ses fidèles protestants, les poursuivra, les persécutera, et forcera 200 mille familles françaises à porter à l’étranger leur or et leur industrie (1685). »
Le jeune Creusé allait, sans doute, continuer ses prédictions et dévoiler l’avenir, lorsque quelqu’un entrant subitement dans sa chambre, le tira de son extase, et le réveilla.
Chapitre XII
DÉPART DU JEUNE CREUSÉ POUR CHATELLERAULT. – SA GUÉRISON.
Sur la demande de son frère, orfèvre à Châtellerault, et d’après l’avis des médecins, qui secondèrent, en cela, les désirs du jeune homme, M. Creusé père fit partir son fils pour cette ville. Le 20 avril, il se mit en route ; et le changement de lieu, la distraction, l’éloignement des objets qui pouvaient lui rappeler le triste état dans lequel il s’était trouvé, et les vives commotions qu’il avait éprouvées, tout enfin contribua à effacer de son esprit les hallucinations qui l’avaient tant fatigué. Peu de jours même suffirent pour rétablir sa santé, et, lorsque trois mois après, il revint à Niort, il se portait à merveille.
Chapitre XIII
APRÈS LES MALADIES, LES PROCÈS.
Mais ce n’est pas tout. Depuis qu’on avait accusé la femme du pâtissier d’avoir ensorcelé le jeune Creusé, on ne venait plus chez Morin pour acheter ses gâteaux et ses petits pâtés. Tout le monde fuyait sa boutique ; et le malheureux, voyant sa ruine certaine, crut devoir pour son honneur, et afin de rétablir son crédit, appeler en justice ceux qu’il regardait comme l’unique cause de son infortune.
Antoine Creusé et Marie Fraigneau, sa femme, comparurent donc par le ministère de maître Philippe Chalmot, avocat, et François Texier , procureur ; et Jacques Morin, et Marie Chabot, sa femme, demandeurs, furent représentés par maître Jean Texier, avocat, et Pierre Couperie, procureur. Les avocats de chacune des parties défendirent leur cause le mieux qu’ils purent. Après, M. Jean Audouart, avocat de sa majesté, prit la parole, et, dans un réquisitoire très long, très chargé de citations latines, et dans lequel il témoigna n’être pas éloigné de croire que l’esprit malin n’eût joué un très grand rôle dans l’affaire en question, il conclut à ce que les demandeurs Morin fussent condamnés aux dépens de l’instance.
La cour extraordinaire de la sénéchaussée du Poitou, au siège et ressort de la ville de Niort, faisant droit aux conclusions de l’avocat de sa majesté, condamna les époux Morin aux dépens.
Cette cour était composée de MM. Pierre Rousseau, Equier, de la Place, conseiller du roi, et Desmortier, lieutenant général, civil et criminel, en ladite sénéchaussée, juges ; MM. Prévost et Châtelain, commissaires examinateurs audit siège. Greffier, Vaslet. Ce jugement fut rendu le 20e jour de juillet 1628.
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NOTA. Comme dans cette affaire, Antoine Creusé avait eu pour avocat maître Philippe Chalmot, sieur de la Briaudière, lequel demeurait dans la rue Saint-André, pendant tout le temps que ledit sieur eut les pièces entre ses mains, c’est-à-dire durant plus de huit jours, on entendit continuellement dans sa maison, la nuit, un bruit et un tintamarre abominable, qui empêchait même les voisins de dormir, et ce vacarme ne cessa que lorsque les pièces du procès eurent été remises au sieur Creusé.
Observations. – Bien que nous soyons à peu près certain qu’on ne nous soupçonnera pas assez crédule pour regarder la maladie du jeune Creusé comme le véritable résultat d’une action surnaturelle, et d’une puissance diabolique et præstigiatorique, nous croyons toutefois qu’il est de notre devoir, puisque nous publions ce que les chroniques niortaises nous ont appris sur ce fait assez singulier, de faire connaître la nature du mal dont ce jeune homme fut affecté.
La maladie dont fut atteint le jeune Creusé était tout simplement ce que Sauvage, Linné, Sagar et Pline ont nommé somnambulisme ; Vogel, Hypnobatasie, et Junker, noctambulation. Les nosologistes modernes l’ont classée dans l’ordre des névroses des fonctions cérébrales, et ont indiqué comme la meilleure méthode de traitement de cette affection maladive : la dissipation, les voyages, les aspersions d’eau froide, les fortes commotions, la flagellation, etc., sauf les causes particulières qui exigent un traitement spécial.
Nous l’avons déjà dit l’année dernière, il n’y a point de sorciers, il n’y a point de magiciens, il n’y a point de vérité surnaturelle ; car il n’y a d’autres sources de vérité parmi les hommes que la raison ; et la raison est toujours humaine et naturelle. Nous connaissons bien, de nos jours, des phénomènes, mais des phénomènes naturels, parce qu’il n’y en a point où il puisse entrer quelque chose de surnaturel. Or, l’existence des sorciers, des magiciens serait contre nature, puisqu’elle dérangerait et troublerait l’ordre symétrique, si bien établi par elle. Certes, il peut y avoir des méchants, des gens qui peuvent secrètement nuire, et ceux-là, la justice les atteint facilement ; mais les hommes, en naissant comme en mourant, sont égaux aux yeux de la nature ; la puissance humaine ne peut être que naturelle. Ce n’est pas une raison, il est vrai, pour connaître l’évidence des causes de tous les phénomènes du somnambulisme, ou magnétisme charlatanisé, comme on pourrait le dire depuis quelque temps. Car il y a bien des circonstances dans cette maladie, lorsqu’elle n’est point un jeu, dont on ne pourra peut-être jamais donner une bien claire explication. La nature a ses mystères ; gardons-nous de vouloir les pénétrer, surtout lorsqu’il ne doit en résulter aucune utilité pratique ; autrement on s’exposerait à débiter des erreurs et des absurdités.
Non seulement il est des faits de somnambulisme que l’on ne saurait expliquer, mais même il en est qui jettent des doutes sur des questions qui passaient pour décidées ; par exemple, on croit communément que le sommeil consiste dans un relâchement général qui suspend l’usage des sens et de tous les mouvements volontaires ; cependant, le somnambule se sert de ses sens, se meut, avec motif et connaissance de cause, bien que plongé dans un profond sommeil.
Car, qu’est-ce qu’un somnambule ? C’est une personne qui, quoique profondément endormie, se promène, parle, écrit, fait différentes actions, comme si elle était bien éveillée, quelquefois même avec plus d’intelligence et d’exactitude ; c’est cette faculté, cette habitude d’agir endormi qui est le caractère distinctif du somnambulisme, les variétés naissent de la diversité d’actions, et sont en conséquence aussi multipliées que les actions dont les hommes sont capables, ainsi que les moyens qu’ils peuvent prendre pour les faire ; elles n’ont d’autres bornes que celles du possible, et encore ce qui paraît impossible à l’homme éveillé ne l’est pas quelquefois pour le somnambule ; son imagination échauffée dirige seule et facilite ses mouvements.
Dans l’histoire du jeune somnambule niortais, il est aussi très sage de faire la part des amplifications, des exagérations, des commérages, de l’amour du merveilleux, de la crédulité, et du plaisir que l’on a naturellement à broder le récit d’un fait déjà surprenant par lui-même.
Les détails du somnambulisme du jeune Creuzé, tels que nous les rapportons d’après les chroniques niortaises, sont, il est vrai, passablement incroyables, bien que l’on nous cite de respectables témoins oculaires ; mais depuis cette époque, quels progrès n’ont point fait les somnambuliseurs ! Qu’est-ce, en effet, qu’une visite au sabbat, une descente aux enfers, des cris plus ou moins cadencés, en comparaison de tout ce qu’on nous montre aujourd’hui ?…
Maintenant, on lit avec le ventre et le dos ; on voit au travers des murs d’un mètre d’épaisseur ; on décrit des lieux, des appartements où l’on n’a jamais mis le pied ; on devine la pensée ; on somnambulise des personnes à cent lieues de distance, et même au-delà des mers lointaines ; enfin que ne fait-on pas ?… et cependant tous ces magnétiseurs ne sont pas des sorciers ! mais ils agissent sur l’imagination ; ils savent tirer parti de la faiblesse de l’esprit ; ils profitent de ce penchant qui porte l’homme peu instruit à croire et prendre pour vrai tout ce qu’il ne conçoit pas ; ils usent en définitive, comme Voltaire le fait dire à Mahomet :
« Du droit qu’un esprit juste, et ferme en ses desseins,
A sur l’esprit grossier des vulgaires humains. »
LE DOCTEUR X
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(1) De Rancé, abbé commendataire de la Trappe, fit abattre une fuie qui se trouvait dans la cour du couvent, parce qu’un trappiste avait avoué, en confession qu’il s’était oublié à regarder les colombes faire leurs nids.
Après le suicide de lord Castlereagh, et lorsque cet événement faisait le sujet de toutes les conversations, nous lûmes dans les papiers publics que le ministre, avant de commettre cet acte de désespoir, avait déjeuné comme à l’ordinaire, au milieu de sa famille, avec du thé et des tartines de pain et de beurre.
« Il est impossible, dis-je à ce propos, de déterminer jusqu’à quel point la confection d’une tartine de pain et de beurre est capable d’influer sur l’âme, sur l’estomac, sur le foie, sur la vie d’un homme. C’est fort peu de chose, sans doute ; mais notre existence est fragile, et les sensations que reçoivent les houppes nerveuses servant à la digestion décident de notre humeur ; rien n’est plus démontré. Je soutiendrai, quand on voudra, qu’une tartine peut nous rendre mélancoliques, splénétiques, suicidaires. »
Lord Byron fut de mon avis, ce qui ne lui arrivait guère ; et, s’emparant de mon texte, il soutint que les causes du suicide, en général fort mal appréciées, étaient souvent plus physiques que morales.
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(Leigh Hunt, « Lord Byron et quelques-uns de ses contemporains, » article traduit du New Monthly Magazine, in La Revue britannique, tome second, 1827)
LAUTRÉAMONT
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Depuis soixante ans qu’on tente de l’oublier, périodiquement il émerge. Il est de ceux qui agacent et inquiètent, dont on se délivre avec un haussement d’épaules, et que l’on retrouve un peu plus loin, au détour du chemin. Je ne dis pas que le snobisme ne porte pas quelque responsabilité de ces résurrections successives ; tout de même il faut bien admettre qu’une telle persistance de survie dérive peut-être aussi d’autres causes : de l’étrange nouveauté de l’œuvre, qui aujourd’hui encore nous frappe ; et probablement aussi du génie de son auteur.
L’édition critique, quasi définitive, que m’envoie aujourd’hui le Sans-Pareil (1), me l’a fait relire. L’étrange impression ! et qui sera celle, je pense, de tout lecteur raisonnable : les six livres qui composent les Chants de Maldoror sont certainement l’œuvre d’un fou. De l’état d’esprit qui est celui du dément, Isidore Ducasse montre tous les caractères : cette gravité insistante à maintenir une apparence de logique au cours de l’exposé le plus incohérent, cet imperturbable sérieux à vaticiner solitairement, ce mépris grandiose de tout ce qui peut exister en dehors du cauchemar grotesque et lubrique sous lequel la raison du poète s’enterre, enfin cette inlassable persévérance à tourner en rond, à piétiner stérilement parmi les ruines de l’intelligence et le fouillis monstrueux des images. Vraiment le document ne permet aucun doute et, avant d’intéresser le critique littéraire, il offre au psychiatre la matière d’un copieux diagnostic.
Est-ce à dire qu’il faille en rester là ? Non, certes ; le génie et la folie sont cousins germains et ce visage hideux où éclate la démence est celui-là même qui tout à l’heure resplendissait d’une indicible majesté. Pour réaliser que de tels contrastes peuvent non seulement se succéder, mais encore se manifester ensemble, il suffit de lire quelques pages des Chants de Maldoror. Comment n’être pas frappé de la magnifique plénitude du style, de cette éloquence si consciemment nombreuse et qui déroule avec une si tranquille maîtrise les mouvements de son lyrisme ? Vraiment, à laisser errer distraitement son regard sur la page, l’on éprouve d’abord cette sorte de contentement visuel en même temps que pré-auditif que l’on ressent par exemple devant une page de Flaubert ou de Mérimée ; ce n’est qu’au bout de quelques instants d’attention que la furieuse incohérence du discours frappe d’étonnement, puis de stupeur. On découvre alors que si l’étrange personnage qui s’était pompeusement baptisé « comte de Lautréamont » était incapable de suivre longtemps le fil de ses idées, il n’en a pas moins été un admirable ouvrier de la grande prose lyrique française. Peu de passages célèbres possèdent la puissance orchestrale de l’invocation au « Vieil Océan », par exemple, que l’on trouve au livre I, ou de ce prodigieux dialogue avec le Cheveu, qui termine le livre III. Il règne d’ailleurs, tout au long de cette œuvre démesurée, cette fureur orgiaque, ce vertige hypnotique qui font penser à la fois à une apothéose et à un supplice – l’apothéose de la bestialité et le supplice de l’intelligence blessée à mort. Il est extrêmement curieux de remarquer que les thèmes sont presque régulièrement obscènes, mais cosmiques, ignobles mais grandioses. Et les interlocuteurs de Maldoror – ceux-là mêmes avec lesquels il discute de la musique des sphères célestes et des aspirations magiques de l’esprit – se trouvent presque toujours être des animaux ou des débris d’être, voire des arbres ou des choses inanimées, comme un caillou. Il y a là comme une vengeance dérisoire du génie contre la déviation mentale à laquelle le contraignait la fatalité, comme une protestation démoniaque et douloureuse.
Bien entendu, ces exercices forcenés, issus d’un cerveau de vingt-quatre ans (2), s’accompagnent de lambeaux de souvenirs personnels et surtout de réminiscences littéraires. On s’est plu à relever diverses influences dans la prose de Maldoror : Mickiewicz, Byron, Milton, voire Walter Scott et Eugène Sue ; mais ce sont lueurs fugitives sur le sombre déroulement du poème. L’essentiel appartient bien à Lautréamont, et surtout cette terrible soif de haine qui ne l’a jamais abandonné. Cette passion qui le pousse à blasphémer et à salir apparaît proprement terrifiante. Cela n’a rien de commun avec le pamphlet ou la satire ; c’est une sorte de vaticination ivre, quelque chose de livide et de fatal ; des grappes d’images majestueuses ou atroces orchestrent la mélopée de la malédiction – de la lamentation, devrais-je plutôt dire, car, en dernier ressort, cet appel étranglé vers l’infini laisse une impression de solitude et de désolation irrémédiable. C’est le grelottement d’un être traqué qui s’étourdit de mots pour ne pas sentir les mains pâles de la démence, posées sur ses tempes ; et l’on ne sait pas vraiment ce qui l’emporte de la puérilité ou de la fureur de ces effarantes visions où, parmi des flots de sang, rampent des vampires, des crapauds, des araignées, des poux et quelque chose de plus funèbre encore, qui est la désolante dérive d’une intelligence foudroyée.
Ici le lecteur haussera les épaules : « Élucubrations de fou, dira-t-il ; cela mérite-t-il d’une étude littéraire ? » Sans doute : mais il faut ou bien supposer que parmi ce cauchemar grotesque quelque chose d’humain surnage, ou bien que notre époque est un peu désaxée, puisque, bien loin d’avoir sombré, depuis soixante ans Maldoror exerce une certaine influence sur chaque nouvelle génération d’écrivains. Soutenir que cette influence est aussi forte que celle de Rimbaud, par exemple, qui fut son contemporain, serait certainement inexact ; mais elle est aussi sensible que celle de Laforgue (pour ne prendre que des poètes réputés considérables de ce temps-là) ou que celle de Tristan Corbière. Apollinaire lui-même, pourtant si personnel, dut beaucoup à Lautréamont et, de nos jours, après les dadaïstes, les surréalistes eux-mêmes pourraient se réclamer de cet étrange parrainage. Et je ne nomme là que les groupes dits « avancés. » Pourtant, à défaut des talents académiques, qu’immunise contre un semblable virus leur imagination modérée et leur prudent amour du lieu-commun, on pourrait sans grand-peine désigner le fugitif passage du météore dans des œuvres dûment classées, dont les auteurs – par modestie, qui sait ? ou par pudeur – ont omis de dire à quelle flamme solitaire ils avaient allumé leur lanterne.
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(1) Lautréamont (Isidore Ducasse) : « Œuvres complètes » ; étude, commentaires et notes par Philippe Soupault (au Sans-Pareil, 37, Avenue Kléher, Paris).
(2) C’est approximativement à cet âge qu’Isidore Ducasse dut composer ses Chants de Maldoror. On ne sait du reste presque rien de sa vie. Né en 1846 à Montevideo, il disparaît, à Paris vers les derniers mois de l’année 1870 ; il semble qu’à la fin de son existence, il ait été mêlé aux efforts des révolutionnaires qui travaillaient soit à Bruxelles, soit à Paris. On voit assez bien Lautréamont dans ce rôle d’agitateur socialiste, où, paraît-il, il montrait plus de raison que dans ses œuvres littéraires.
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(Emmanuel Buenzod, in La Semaine littéraire, n° 1746, samedi 18 juin 1927)
Je sortais des bras de Mme Sherlock Holmes, quand je tombai, voilà ma veine, sur son époux.
« Hé ! bonjour ! fit l’éminent détective. On dîne avec moi ? Voilà des siècles qu’on ne vous a vu ! »
Quelque chose de mon émotion transparut sur mon visage. Sherlock sourit finement :
« Je vois ce que c’est, dit-il, Monsieur va chez une amie. »
Si je disais non, j’avais l’air de faire des mystères. Si je disais oui, j’avais l’air de vouloir l’éviter. Je répondis donc, peut-être un peu précipitamment, que l’amie en question pouvait parfaitement attendre ; que, si je n’arrivais pas à huit heures, ce serait à neuf, et que, d’ailleurs, si elle n’était pas contente, je ne rentrerais pas du tout.
Sherlock, pour toute réponse, posa les mains sur mes épaules, me fixa, et dit :
« Ne bafouillez pas, cher. Je vous avais tendu un piège. Vous sortez d’un rendez-vous ! »
Un frisson parcourut mon corps et sortit par mes cheveux, qui se dressèrent.
Par bonheur, il ajouta :
« Mais trêve de plaisanterie. Allons au restaurant. Désolé de ne pas vous emmener chez moi, mais on ne m’y attend pas. La bonne a son jour. »
Je me crus sauvé. Mon ami rêvait bien sur son potage, mais je mettais ses rêveries sur le compte de quelque professionnel du vol à la tire et du vagabondage spécial. Soudain, du pied, il cogna légèrement ma cheville.
« Voilà la preuve, » fit-il.
Cela le reprenait.
« La preuve indéniable, la preuve irréfutable, expliqua-t-il, que vous sortez bien d’un rendez-vous : vos bottines sont à demi reboutonnées ; ou vous avez été surpris en flagrant délit, hypothèse inadmissible, car une main de femme noua à loisir votre cravate, ou votre amie appartient à une famille où l’on n’use point du tire-bouton, une famille anglaise, par exemple (1). »
J’affectai de sourire.
« Toute femme, insinuai-je, a des épingles à cheveux. Une épingle à cheveux remplace avantageusement un tire-bouton.
– Votre amie n’en a pas, laissa-t-il tomber. Vous ignorez peut-être que certaines Anglaises ont formé une ligue contre les épingles à cheveux. D’ailleurs, sans chercher si loin, les femmes qui portent perruque ne s’en servent pas. Je suis payé pour le savoir. Ma femme est du nombre.
– Ah ! » fis-je.
Il s’amusait évidemment à me torturer. De plus, l’imbécile m’avait placé dos à la fenêtre, et il en venait un courant d’air qui me pénétrait jusqu’aux mœlles. J’éternuai. En tirant mon mouchoir, j’en fis tomber un second, orné de dentelles, un peu plus grand qu’une feuille et un peu moins grand que ma main. Sherlock le posa sur la table, et s’abîma à nouveau dans ses contemplations.
« C’est un mouchoir de femme, » prononça-t-il enfin.
Puis il sourit.
« Enfant ! fit-il. Vous vous laissez trahir par un mouchoir. Depuis Iago et Othello, ce genre d’accessoires n’appartient plus qu’à l’opérette. Mais je ne veux pas être indiscret. Me permettez-vous de l’examiner ?
– Vous pouvez, balbutiai-je bêtement ; il est propre. »
Je sifflotai pour me donner une contenance, puis, comme j’avais par cela même l’air d’en chercher une, je me tus. On aurait entendu voler les mouches. Mais les sales bêtes, intimidées, s’en gardaient bien. Mon cœur, en quatrième vitesse, ronflait au milieu de ce silence comme un moteur. Sherlock but un doigt de bordeaux, en rebut un second doigt, et posa un des siens, l’index, sur le mouchoir.
« C’est la femme de quelqu’un qui se méfie et qui est malin, fit-il. Il n’a pas d’initiales. »
J’avalai de soulagement deux grands verres d’eau. Sherlock respira le mouchoir, et l’approcha délicatement de mon nez.
« Qu’est-ce qu’il sent ? » demanda-t-il.
Il sentait le Congo si affreusement qu’on pouvait prendre pour du pigeon la bécassine faisandée de quinze jours qu’on nous servait. C’était en effet le soir de l’ouverture de la chasse.
« Ce qu’il sent ? » murmurai-je.
Heureusement, Sherlock n’écoute pas ses interlocuteurs. Les questions qu’il leur pose sont des réponses qu’il se fait.
« Pour moi, raisonna-t-il, il ne sent rien. C’est donc un parfum auquel je suis habitué. Celui du Congo, par exemple : celui de ma femme. »
Ceux qui n’ont jamais été pris dans une machine à battre ou passés au laminoir ne pourront jamais concevoir quel étau broyait mon cœur. Je me penchai sur mon assiette et essayai de me trouver de l’appétit, dans un de ces silences qui doublent de hauteur la colonne d’air me fixer.
« Un cheveu, » fit-il.
Je me penchai vers son assiette.
« Ce n’est pas un cheveu, dis-je. Du poireau, sans doute. »
Sans répondre, il se leva, allongea la main vers moi et me présenta, entre le pouce et l’index, après l’avoir cueilli sur le col de mon paletot, un fil doré, soyeux, souple, bref un de ces cheveux qui font si bien sur l’épaule de l’amant, quand toutefois la tête de l’aimée est au bout.
« Eh bien, dit-il, qu’est-ce que cela ?
– Ça, fis-je, d’un ton que j’aurais voulu indifférent, mais qui malgré moi prenait des allures provocantes, vous l’avez dit vous-même, c’est un cheveu ! »
Il le posa sur la nappe blanche. Je profitai des facilités que me donnaient le courant d’air et la rêverie de mon bourreau, pour diriger un éternuement dans la direction du cheveu qui s’éleva, ondoya comme un serpent sur sa queue, sans pourtant, l’infâme, quitter la table.
« Rééternuez, » commanda Sherlock Holmes, qui avait perçu évidemment mon manège.
Je la trouvai mauvaise.
– Si vous tenez à ce que j’éternue, protestai-je, éternuez vous-même. »
Il éternua. Le cheveu s’éleva, ondoya (voir plus haut).
« C’est bien un cheveu de perruque, conclut-il, la racine colle ! »
Le cheveu était retombé en travers et nous séparait comme un cadavre. Il me paraissait plus long encore mort que vivant.
Sherlock vida son verre et s’en saisit comme d’une loupe, malgré mes efforts pour lui verser un chablis, d’ailleurs exécrable.
« C’est bien un cheveu de ma femme, » dit-il.
Je dissimulai ma terreur sous le voile d’un aimable badinage.
« Eh ! eh ! marivaudai-je, Mme Sherlock est jolie. Vous me flattez. »
Il me regarda d’un air de commisération.
« Pauvre ami, fit-il, une Irlandaise qui a traîné tous les bars. »
La mort valait mieux que l’incertitude. Je n’aime pas mourir à petit feu. Surtout en présence d’un garçon stupide qui vous écoute en vous servant. Je congédiai l’intrus dans les règles.
« Et vous, fis-je en me levant et en fixant Sherlock, expliquez-vous ! »
C’était prendre le taureau par les cornes. Mais j’aurais fait plus encore.
Mon adversaire, d’ailleurs, ne sortit pas de son ironie déférente.
« En deux mots, dit-il. Vous sortez d’un rendez-vous et vous vous troublez à ma vue, donc, vous avez intérêt à ce que je ne connaisse pas celle qui vous prodigue ses faveurs. Vos bottines sont défaites, donc… vous ne les avez pas reboutonnées. C’est le jour où ma bonne s’absente et laisse ma femme seule. Vous sortez un mouchoir qui appartient à ma femme. Je trouve sur votre épaule un cheveu de sa plus belle perruque. Donc… »
Mes yeux ne firent qu’un tour. Le temps passait en raison inverse du battement de mon cœur.
« Donc, reprit Sherlock, qui me fixait toujours avec les yeux du boa qui va engloutir son bœuf… Donc… concluez vous-même. »
Je conclus en me renversant sur mon fauteuil et en caressant fiévreusement la crosse de mon revolver, un excellent browning à douze coups. Quelle bêtise de ne jamais le charger !
« Donc… dit Sherlock froidement (avouez-le, mon pauvre ami, je ne vous en veux pas). Vous êtes… l’ami de ma bonne !
– Garçon, criai-je. Où diable vous cachez-vous ! Il y a une heure que je vous appelle ! Apportez du Champagne ! »
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(1) Les Anglais et les Anglaises, on le sait, affectent de ne porter que des souliers découverts et à lacets, dits Richelieu.
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(Jean Cordelier et Ch. Aivrard [Jean Giraudoux], in Le Matin, 9 novembre 1908)