La figure de Gérard de Nerval a été mise en scène par plusieurs de ses contemporains, soit comme narrateur – Dumas l’a utilisée, par exemple, dans son « Homme aux contes, » – soit comme personnage : le Justin de Paul Meurice lui emprunte plus d’un trait. La plupart de ces textes ne brillent pas, hélas ! par leurs qualités littéraires, et ne présentent bien souvent qu’un intérêt très secondaire.
Après sa mort tragique, les anecdotes sur Nerval se multiplient dans la presse, mais elles participent essentiellement d’une tentative de reconstruction a posteriori ; ces prétendus témoignages n’ont bien souvent d’autre objet que d’accréditer l’élaboration d’une légende posthume.
Le conte de « La centauresse, » rapporté par Philibert Audebrand et attribué à Nerval, me paraît beaucoup plus intéressant. Il a fait l’objet d’une republication en mars 2002 sur le site de L’antre littéraire, qui reprenait l’article paru dans Le Charivari, le 21 février 1877.
Or, il s’avère que la première version de ce texte, passée jusqu’à présent inaperçue, est parue une vingtaine d’années plus tôt dans le Figaro – en 1856, l’année suivant le suicide de Nerval.
Même si, en l’absence de recoupements fiables, la parole rapportée d’Audebrand reste sujette à caution, on ne pourra s’empêcher de remarquer à quel point l’esprit de ce texte semble profondément cohérent avec l’univers nervalien.
Monsieur N
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UN SOUVENIR DE GÉRARD DE NERVAL
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Hoffmann a fondé une école, très florissante en France de 1829 à 1832, et qu’on croyait passée de mode. Le Fantastique n’avait plus de racines nulle part, à dater des premiers romans réalistes de Balzac. Plusieurs critiques en renom constataient ce fait : « Le Fantastique est mort chez nous, disaient-ils. Comment aurait-il pu s’y acclimater ? Pour croire aux rêveries d’Hoffmann et à celles de son école, il faudrait supposer qu’il existe parmi nous des rêveurs et des poètes. Cet essaim d’esprits malades s’est envolé, Dieu merci, et pour toujours. » En forme de conclusion, ils ajoutaient que la seconde partie du dix-neuvième siècle aurait en bien propre la science expérimentale et le réalisme, deux grandes choses, bien capables de faire oublier des contes à dormir debout.
Messieurs les critiques écrivaient cela, et ils se trompaient, ce qui leur arrive à peu près toutes les fois qu’ils trempent leur plume dans l’encre. Le Fantastique n’est pas aussi mort qu’ils voudraient bien le faire croire. On a abusé, j’en conviens, des formes imaginées par Hoffmann ; la Diablerie est devenue un excès qui a obligé l’homme de sens à chercher un refuge chez les conteurs naïfs, mais l’amour du merveilleux en littérature n’a pas disparu pour cela, que je sache. Il y a eu réaction. N’est-ce point ce qui arrive en toute chose ? On a dit à l’auteur de la Peau de chagrin : « Faites-nous désormais des Scènes de la vie privée, » et le grand romancier a écrit les Parents pauvres et les Paysans. On a recommandé à George Sand de faire des bergeries, et François-le-Champi, le garçon meunier, nous est apparu bientôt suivi de tous ses frères et sœurs. C’était du réalisme que tout cela. Je ne parle pas des romanciers à la suite. Ils ont pullulé. Ils sont encore fort nombreux. Ils s’abattent dans les librairies, ils couvrent les Revues, pareils à des sauterelles. Mais le Fantastique a-t-il cessé d’être ?
Cet autre hiver, très peu de jours avant qu’il ne songeât au triste drame de la rue de la Vieille-Lanterne, un grand esprit, un vrai poète, Gérard de Nerval, causait de ces choses avec moi, sur les boulevards, par une soirée nébuleuse et ingriste, à travers la neige fondue et le vent. Il fallait voir, ou plutôt il fallait entendre comme il soutenait que l’école d’Hoffmann comptait encore de nombreux disciples parmi les poètes et les artistes de notre temps. On le croira sans peine, les critiques, ennemis de l’idéal, étaient l’objet de ses sarcasmes les plus aigus.
Gérard de Nerval ne pouvait se résoudre à supposer qu’il n’y eût plus de rêverie chez nous. La vie sèche, les mœurs prosaïques, la réalité nue lui étaient si antipathiques ! Il me faisait remarquer que George Sand revenait d’elle-même, de temps en temps, au Fantastique, et, par exemple, dans ces articles qu’elle donnait à l’Illustration, sous le titre de : Légendes populaires. Selon lui, Méry, polygraphe plus original qu’on ne pense, allait rajeunir cet élément du merveilleux dans les chroniques du Japon et dans l’histoire amoureuse des Indes.
Est-ce que Alexandre Dumas n’a pas mis un peu de Fantastique dans son roman du Salteador ? Sur les vingt théâtres que Paris remplit et enrichit tous les soirs, il y en a toujours quatre ou cinq, à commencer par les plus riches et les plus brillants, qui se préoccupent de nous servir le prodige sous forme d’opéra ou les choses impossibles et rêvées au milieu des mille décors d’une féerie.
« Quant à moi, ajoutait le malheureux et illustre songeur, je ne m’en cache pas, je passe ma vie dans les nuages ; mes amis savent d’ailleurs que je continue scène par scène un grand drame fantastique dont Nicolas Flamel sera le héros. » Ce drame, par malheur, est demeuré inachevé, comme bien d’autres des œuvres récentes de Gérard de Nerval. Le peu qui en reste en fait concevoir une très haute idée. Mais ce n’était pas la seule chose de ce genre que l’auteur de la Reine de Saba imaginât. S’il n’eût pas mis fin à ses jours, notre littérature, aujourd’hui si indigente, aurait été enrichie par lui d’une longue série de Romans et de Contes, rêveries ou impressions de voyages, qui sommeillaient dans ses souvenirs.
Un autre soir que nous étions au coin d’un feu hospitalier, lui, moi et quelques autres, le poète mit une trêve à sa réserve habituelle. Sur une prière que lui fit un des assistants, il se prit à nous parler de l’Orient, la région de ses rêves ; il causait des almées qu’il avait vues danser au Caire, de la pyramide de Chéops, dans l’intérieur de laquelle il prétendait avoir été initié à je ne sais plus quel culte mystérieux et innommé dont il vantait sans cesse la mythologie. Je vous laisse à penser si nous faisions silence pour ne rien perdre de ces merveilleux récits ! Il est vrai de dire qu’il ne se trouvait pas de critiques parmi nous.
À un certain moment, notre conteur opéra un retour du côté de l’Europe ; c’est alors qu’il laissa tomber de ses lèvres un épisode que j’ai conservé, tant bien que mal, dans les casiers de ma mémoire et que je vous transmets ici.
Douze mois et plus ont passé sur le monde depuis que ce récit a été fait, et, en douze mois, les forces du souvenir s’énervent toujours un peu. Aussi, lecteur, si la légende vous paraît défectueuse, ne vous en prenez pas au conteur, mais à à celui qui, après tant de jours écoulés, remplit pour cette œuvre l’office de sténographe.
Sans plus de préambule, je commence.
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« Un jour, dans une de mes courses vagabondes à travers l’Allemagne, j’ai acheté à Francfort-sur-le-Mein ou à Nuremberg, je ne sais plus lequel des deux, un vase antique, que l’écriteau du marchand disait provenir des fouilles d’Herculanum.
Sur l’anse de ce vase, une jeune Centauresse, fille du ciseau grec, étend sa croupe arrondie ; ses deux yeux verts s’ouvrent avec hardiesse : on dirait qu’elle va s’élancer dans l’espace.
Bien souvent, à la chute du jour, au moment où la nuit commence à étendre sur le monde les plis de sa mantille noire, je me suis agenouillé près du vase ; j’ai fixé du regard la forme capricieuse, et je me suis dit :
« Voyons si la Centauresse prendra enfin son vol dans les champs de l’éther ? »
Ah ! vous ne me croirez pas, quand je vous dirai que je l’ai vue ouvrir brusquement ses ailes et partir deux ou trois fois. Pourquoi me croiriez-vous, puisque je vous dis la vérité ?
Elle partait donc, la Centauresse ; ses pieds ailés se détachaient de l’anse du vase, sans bruit et sans fêlure. Un petit craquement, à peine perceptible à l’ouïe, était la seule conséquence de ce mouvement.
Comme l’ombre s’épaississait de plus en plus dans ma chambre de rêveur, j’avais beau regarder de tous côtés et redoubler de vigilance ; je ne voyais plus rien que le vase antique délaissé.
Dans ma douleur, j’ouvrais précipitamment ma fenêtre :
« Ma jolie Centauresse, où vas-tu ? Dans quel monde rempli de douces chimères feras-tu ton tour capricieux ? »
Rien ne me répondait ; mais, le lendemain, au moment où le soleil posait son pied d’or sur mes rideaux bleus, je regardais de nouveau mon vase d’Herculanum. La Centauresse était revenue à sa place ; elle me souriait ironiquement, comme pour me dire :
« Tu vois, me voilà de retour. »
Mais, en même temps, sa bouche si fine prenait une expression de malice. En traduisant le langage illettré et aphone qu’elle apportait, je devinais ces mots magiques :
« Écoute, j’arrive du pays de l’amour ; j’ai causé longtemps avec celle que tu aimes, tu sais bien, celle dont les hommes disent :« Elle est morte ! » Cent fois plus belle qu’au temps où elle vivait sur la terre, elle m’avait chargé d’un message pour toi, mais ne t’ayant pas trouvé éveillé au moment de mon retour, j’ai laissé ses paroles reprendre leur essor vers elle comme une troupe de blanches colombes qui retournent au colombier. Ces paroles-là ne reviendront plus. »
Une autre fois, après une courte absence, à peine remarquée, la Centauresse se montra plus cruelle encore.
« Au moment où je suis revenue de mon second voyage, disait-elle, je t’ai vu, pauvre fou, étendu de tout ton long sur la poussière des grands livres. Si tu m’eusses guettée, j’aurais laissé tomber à tes pieds le rameau mystérieux qui rend riche ; c’est le frère de ce rameau d’or qui ouvrait au fils d’Anchise les portes des enfers. Je l’avais cueilli pour toi dans le pays de la Fortune où je suis allée passer deux heures. Mais te voyant, à mon retour, aux prises avec l’histoire des peuples éteints et plongé dans la chronique des civilisations évanouies, labeur bien utile, en vérité, j’ai jeté mon rameau dans la rue. Hélas ! c’est un millionnaire qui l’a ramassé. »
À la fin d’une troisième échappée, un matin, la Centauresse me dit encore :
« J’arrive du pays où l’on ramasse la gloire à pleines mains comme les enfants font pour le sable, sur le bord de la mer. J’en avais pris au hasard trois pincées pour toi. Dans ces trois pincées se trouvait un grain qui donnait la faculté de diriger enfin des navires dans l’air et conséquemment de devenir fameux ; un second grain, qui conférait la puissance de faire s’entre-choquer et combattre quatre grands peuples, et naturellement le privilège d’avoir une statue de bronze sur le fût d’une colonne ; un troisième grain, qui communiquait assez de génie pour jeter un pont sur l’Atlantique et pour réunir un continent à l’autre, et, par suite, une gloire plus grande que celle de Christophe Colomb. Je t’ai trouvé taillant une plume et écrivant un sonnet en belles rimes. Je me suis dit : « L’insensé ! il veut charmer, instruire et orner l’esprit des hommes ; il ne mérite pas la gloire. » J’ai laissé tomber mes trois grains dans la sébile d’un aveugle qui passait sous tes fenêtres.
Or, ajoutait Gérard, le lendemain, ma femme de ménage, en époussetant, cassait ma Centauresse ! »
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Ce récit s’arrêta là. J’ai cru que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de le reproduire dans son originalité native.
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(Philibert Audebrand, in Figaro, n° 115, dimanche 23 mars 1856 ; l’anecdote sera reprise, avec quelques variantes, dans Le Charivari, mercredi 21 février 1877)