L’abat-jour de métal limitait un cône de clarté sur l’échiquier et l’ombre demeurait en suspens autour de nous, impalpable et suffocante.
Pierre Buffières saisit un cavalier de nacre, le souleva, puis le reposa, avec un soupir méditatif, tandis que j’observais le jeu de sa main maigre, timbrée d’une améthyste épiscopale à l’annulaire.
Un temps inappréciable s’écoula. Et soudain, – à l’instant que mon partenaire s’apprêtait, de nouveau, à faire mouvoir le cavalier, – la porte du salon se rabattit et Martine, la servante de Buffières, surgit, avec un hurlement :
« Ah ! Monsieur ! monsieur ! Au secours ! La bête est là !»
Nous nous étions redressés, d’un bond panique, et nous rejoignîmes la vieille femme sur le seuil obscur. D’instinct, elle nous empoigna, tous les deux, par le bras, et elle murmura, dans un souffle :
« Écoutez ! »
Nous prêtâmes l’oreille et nous entendîmes, distinctement, un bruit de griffes contre les petits carreaux de la fenêtre qui diffusait une lueur vague au fond du corridor.
« La bête ! »
Pierre Buffières avait décroché un des fusils pendus au râtelier d’ébène, entre la rampe de l’escalier et la porte du fruitier, tandis que je portais la main, d’un geste machinal, au pistolet chargé qui alourdissait la poche droite de mon veston à martingale.
Mais la vieille nous barra le couloir, de ses deux bras en croix :
« N’y allez pas ! »
Le grincement des griffes, rayant le verre, devenait intolérable pour nos nerfs et, après avoir refoulé la domestique, nous nous ruâmes, Pierre et moi, vers le fond du couloir.
Dès que nous fûmes parvenus à proximité de la fenêtre, je saisis la crémone à plein poing et les deux battants s’écartèrent, tandis que le vent s’engouffrait dans l’étage.
« Rien ! »
Mon camarade s’était penché par-dessus l’appui de la fenêtre et inspectait, avec fièvre, les ténèbres.
« Rien ! » répéta-t-il, d’une voix étouffée.
Alors, j’éclatai de rire.
« Regarde, mon vieux ! Regarde. »
Robuste, gonflée de sève, la branche d’un rosier grimpant, plaqué contre la façade de la maison, se balançait au-dessus de nos têtes, dans l’encadrement de la fenêtre.
« Le vent la rabat, et ce sont ses épines qui griffent les carreaux ! »
Mais mon camarade hocha le front :
« Non ! Ne cherche pas à me leurrer !… Il y a trois semaines que cela dure !… Personne n’a pu voir cette bête mystérieuse ; mais tout le monde l’a entendue… Elle est là qui rôde et qui nous menace… J’ignore quelle est sa forme, mais je la crois surnaturelle… »
Martine, qui nous avait rejoints, murmura :
« Monsieur devrait se décider à vendre la maison.
– Jamais ! »
Alors, la vieille haussa les épaules et regagna l’immense cuisine carrelée où elle avait usé toute sa vie dans des besognes serviles que sa conscience ennoblissait.
*
Ce furent les cris de la servante qui m’éveillèrent, à l’aube, et je m’élançai vers la chambre de mon camarade d’où partaient ces hurlements.
« Monsieur est mort ! »
Pierre Buffières gisait sur le tapis et ses mains, contractées à la hauteur de son cou, semblaient s’efforcer de desserrer l’étreinte mystérieuse qui avait rompu son larynx et comprimé ses carotides.
La vieille femme me confia, entre deux sanglots :
« J’avais le pressentiment qu’un malheur allait arriver !… Je n’ai pas fermé l’œil de toute la nuit !… Et, pourtant, je n’ai rien entendu ! »
Je me penchai sur le corps de mon ami et ne pus me retenir de m’exclamer :
« Mon Dieu ! Vous avez vu ?
– Quoi donc ?
– Les empreintes ! »
Cinq griffes, reliées entre elles par une surface membraneuse, avaient laissé leur trace sur la chair tuméfiée de Pierre Buffières. Et quand Martine s’écria : « C’est la bête d’hier soir qui a assassiné monsieur ! » je ne trouvai aucune raison de la contredire.
*
Le chef de brigade qui reçut ma déposition, dans son bureau, revint, timidement, à l’hypothèse formulée par la vieille servante :
« Êtes-vous bien sûr, monsieur, qu’une bête ne griffait pas le carreau de la fenêtre, hier soir, au fond du corridor ?
– Mais non, chef ! Ce sont les épines d’un rosier, rabattu par le vent, qui nous donnaient cette illusion. »
Le sous-officier me contempla, d’un air découragé.
« Et ces empreintes bizarres, autour du cou du mort, qu’en faites-vous ? »
Je me gardai de répondre à ce brave homme, et je laissais, de bon cœur, à la gendarmerie et au parquet le soin de retrouver l’étrange agresseur de Pierre Buffières. D’autres soucis m’accaparaient à cet instant, car – bien que je m’en défendisse – je ne pouvais nier le côté étrange et quasi surnaturel de l’aventure qui venait de coûter la vie à mon hôte.
Je pris congé au brigadier, qui tint à me raccompagner jusqu’au seuil de la gendarmerie, et nous sortîmes, tous les deux, du bureau, en continuant d’épiloguer sur cette curieuse affaire.
La rue était déserte et ensoleillée. Les génoises des toits découpaient des petites voûtes d’ombre bleue sur les trottoirs étroits. Il faisait chaud et triste.
Devant l’église, un mendiant, qui portait une besace sur son épaule, m’aborda :
« La charité, mon bon monsieur ! »
Des rides minuscules plissaient en tous sens son visage terreux et un goitre énorme brimbalait par l’entrebâillement de son col.
Machinalement, je sortis une pièce de mon gousset et la déposai dans l’humble main qu’il me tendait.
Au contact du métal, cette main parut s’épanouir et je découvris, alors, qu’une espèce de membrane reliait entre eux les doigts palmés dont les ongles, démesurés, se recourbaient comme des griffes.
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(Albert-Jean, « Les mille et un matins, » in Le Matin, cinquante-deuxième année, n° 18732, jeudi 4 juillet 1935 ; Francisco de Goya, « L’Idiot, » lithographie, c. 1824-28)