Gaston Pérodeaud (1847-1885), plus connu sous le pseudonyme de Gaston Vassy, est un auteur bien oublié aujourd’hui. Journaliste extrêmement prolifique, il collabora assidûment durant sa courte carrière à L’Événement, à La Liberté (où il utilisa également les pseudonymes de Monsieur Punch et de Fichtre), au Figaro et au Gil Blas. Il doit de n’être pas entièrement oublié des amateurs de merveilleux scientifique à sa nouvelle « Le Microscope » (1869, et non 1873), qui fut reprise il y a une quinzaine d’années dans la petite anthologie Microbes d’antan (Ginkgo, 2003) aux côtés de Charles Epheyre et H.-G. Wells.

Gaston Pérodeaud commença par prendre une part active à l’insurrection de la Commune, avant de retourner sa veste et de collaborer à la presse réctionnaire, où il se distingua en fustigeant ses anciens camarades. Cet opportunisme ne lui fut guère pardonné. Charles Virmaître le décrit ainsi dans Paris-Canard (Paris : Albert Savine, 1888) comme un homme vaniteux, égoïste et sans scrupules.

Indéniablement, il possédait un sens aigu des affaires ; il fut sans doute l’un des tout premiers à diriger une véritable « agence de journalisme, » avec une armée d’informateurs et de reporters sous ses ordres. Roi de l’annonce, il était passé maître dans l’art de la réclame. Ainsi, la dizaine de volumes qu’il publia entre 1874 et 1877, se révèlent être en fait des fascicules-réclames, pour différentes enseignes : fleuriste (maison L.-T. Piver), confisier (maison Seugnot), épicier (« Au Gourmand, » maison Corcellet), établissement de bouillon J. Colas, Magasin du Pauvre Diable, docteur Désiré-Charles Bayle, opticien Jourdain Huel, chirurgien-dentiste Louis-Ernest, magasins du Pont-Neuf, etc.

Mais Gaston Vassy était surtout un fantaisiste et un mystificateur de premier ordre, qui « aurait tué père et mère pour faire une bonne blague. » (1)

On lui doit par exemple des poèmes apocryphes de fort bonne facture, comme ce sonnet attribué à Baudelaire , « Le Potage aux hannetons, » que nous avons reproduit ici même, ou encore ces vers d’Alfred de Musset, « Paysage matinal, » parus dans le Figaro du 15 juin 1875 :
 

« Puisque je parle de chansons et de vers, qu’on me laisse rectifier une erreur ou plutôt une supercherie littéraire, qui tend de plus en plus à s’accréditer et finira bientôt par devenir une légende, comme l’invention Guillotin.

Il y a quelques années a paru dans le Figaro une pièce de vers inédite d’Alfred de Musset, et que, disait-on, le poète de Rolla et des Nuits n’avait jamais voulu imprimer. C’était un sonnet intitulé Paysage matinal :
 

Voici l’homme qu’un prêtre amène.

Crrrac ! Il est déjà « basculé » ;

La lunette, assez large à peine,

S’abat sur son col étranglé.
 

Poum !… C’est fait. La justice humaine

A son dû. Le chef décollé

Tombe en la cuve demi-pleine

De son très peu renouvelé,
 

Pendant qu’en un long jet tiède

Jusque dans l’estomac de l’aide

Le sang fumant jaillit du col.
 

Puis, la tête au panier se verse…

Satan, penché sur la traverse,

Guette l’âme, et la happe au vol.
 

Ces vers ont été reproduits plusieurs fois depuis et toujours sous le nom d’Alfred de Musset. Or, voici la vérité : ils ont été composés devant moi par mon ami Gaston Vassy. Nous avons même discuté pendant un quart d’heure, pour savoir s’il fallait les attribuer à Musset ou à Beaudelaire [sic] ! »
 
 

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(Georges Grison, Souvenirs de la place de la Roquette, Paris : E. Dentu, 1883)

 
 

 

(Gaston Vassy, in Le Figaro, vingt-deuxième année, 3e série, n° 165, mardi 15 juin 1875)

 
 
 

Parmi les multiples mystifications à mettre à son actif, nous n’en citerons qu’une, assez représentative de son sens de l’humour. Irrité de voir ses articles systématiquement pillés par la presse concurrente, Gaston Vassy fit paraître un jour l’entrefilet suivant dans les colonnes du Figaro :
 
 

LE DRAME DE LA RUE DE LA FERRONNERIE

 

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Hier soir, dimanche, vers quatre heures, plusieurs voitures se trouvaient arrêtées, rue de la Ferronnerie, près des Halles. Tout à coup, un individu s’approcha d’un coupé de remise, n° 1610, monta sur la marchepied et frappa le voyageur de deux coups de couteau.

La victime poussa un cri et s’affaissa sur elle-même. Malgré les secours qui lui furent prodigués, elle n’a pas tardé à rendre le dernier soupir. On a trouvé sur elle des papiers établissant qu’elle se nommait Henri de B… et diverses lettres d’amour d’une demoiselle Gabrielle d’E…. Le cadavre a été transporté au domicile du défunt, place du Louvre.

L’assassin, saisi immédiatement par les assistants indignés, a été remis entre les mains des gardiens de la paix du 4e arrondissement qui l’ont conduit chez M. Tenaille, commissaire de police du quartier des Halles. C’est un nommé R… François, âgé de 32 ans, né à Angoulême, ex-maître d’école.

Il a déclaré avoir agi par vengeance. Une enquête est ouverte sur cette affaire, dans laquelle paraissent être compromis plusieurs personnages importants et qui est appelée à un grand retentissement. On comprend que nous n’en disions pas plus long pour le moment, afin de ne pas gêner l’instruction.
 
 

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(Gaston Vassy, in Le Figaro, vingtième année, 3ème série, n° 126, mardi 6 mai 1873)

 
 

Dès le lendemain, il se faisait une joie de publier le rectificatif suivant :
 
 

LE DRAME DE LA RUE DE LA FERRONNERIE

 

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(Nouveaux détails)

 
 

Les motifs de discrétion qui nous ont fait taire tous les noms, dans notre récit du drame de la rue de la Ferronnerie n’existent plus aujourd’hui. Nous pouvons lever les masques.

H. de B… se nomme Henri de Bourbon, appelé aussi Henri IV.

R…, l’assassin, n’est autre que Ravaillac. Quant à la demoiselle Gabrielle d’E…, dont Henri IV portait les lettres sur lui, c’est Gabrielle d’Estrées.

Vous croyez peut-être, lecteurs, que les journaux qui nous empruntent quotidiennement nos informations ont compris que c’était là une simple plaisanterie ?

Jamais de la vie !

Une bonne demi-douzaine au moins de nos confrères du soir sont tombés dans le piège, et ont reproduit le Drame de la rue de la Ferronnerie. Citons parmi nos victimes, le Français, le Bien public, la Patrie, etc.

Cette dernière a eu une adorable délicatesse. Craignant de compromettre Gabrielle d’Estrées, elle l’a appelée seulement mademoiselle X… Belle Gabrielle, du haut du ciel, décochez un sourire de reconnaissance à la rue du Croissant.

Quelques autres journaux, très peu, ont été prendre des « renseignements complémentaires, » chez le commissaire de police du quartier des Halles. De ce nombre est évidemment la Liberté, laquelle nous lance gravement à la tête le pavé que voici :
 

Croyez-moi, cher confrère, nous ne sommes pas aussi bête que nous en avons l’air. On sait assez d’histoire à la Liberté pour vous faire la leçon.
 

Impossible de trouver plus de dignité chez une personne qui bisque.

Et maintenant, prions M. Tenaille, le commissaire de police du quartier, d’agréer toutes nos excuses pour le dérangement qu’ont dû lui causer les quémandeurs de renseignements. Il a trop d’esprit pour nous en vouloir de notre plaisanterie.
 
 

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(Gaston Vassy, in Le Figaro, vingtième année, 3ème série, n° 127, mercredi 7 mai 1873)

 
 
 

Outre « Le Microscope » déjà cité, Pérodeaud est l’auteur de quelques légendes non dénuées d’intérêt, principalement sur le thème de la chasse fantastique, que nous mettrons prochainement en ligne : « La Chasse des quatre fils Aymon, légende du temps de Charlemagne »(1874), « Le Loup blanc, conte inédit par le roi Henri IV » (1874), et « Les Lunettes d’or, histoire de chasse » (1881).

Mais là où Gaston Vassy se montra particulièrement inventif et fit œuvre de précurseur, c’est qu’il s’inspira de la longue tradition du canular journalistique, le « canard, » pour forger de toute pièce des faits divers extravagants. Il publia plusieurs centaines de brèves, toutes plus extraordinaires les unes que les autres, dans les colonnes des quotidiens auxquels il collabora ; il influença ainsi très probablement toute une lignée d’écrivains fantaisistes, depuis Gaston de Pawlowski jusqu’à Alphonse Allais ou Cami. Certaines sont extrêmement courtes et préfigurent les « Nouvelles en trois lignes » du Matin, dans lesquelles s’illustra Félix Fénéon :
 

« Un pauvre diable d’aliéné, Romain Waas, âgé de soixante et un ans, s’est, dans un accès, jeté hier sous une machine dans la gare des marchandises de la Chapelle. Le cadavre a été horriblement mutilé ; on l’a relevé tous les membres brisés. »
 

D’autres sont plus développées, et leur contenu est parfaitement conforme à leur titre – d’une fantaisie débridée et d’un sensationnalisme à toute épreuve. Comment un lecteur pourrait-il résister un seul instant à des accroches aussi prometteuses : « Le Piano anthropophage, » « Le Homard-lapin, » « Le Train des suicidés, » « L’Âme en pilule, » « L’Horloge-cercueil, » « Pendu devant lui-même, » « L’Ondine aux sangsues, » « Le Melon tombal » ?

Il est à noter que Gaston Vassy commença par faire paraître ses chroniques dans le Figaro sous le titre générique d’« histoires excentriques », avant d’abandonner toute référence à la fiction pour les présenter comme d’authentiques faits divers. Nous en avons déjà reproduit trois dans La Porte ouverte : « Le Piano anthropophage, » « L’Homme aux lapins » et « Vivisection » ; nous entamons aujourd’hui la mise en ligne de ses chroniques les plus échevelées, en espérant que le lecteur trouve autant de plaisir à les redécouvrir que nous en avons eu à les réunir.
 

MONSIEUR N

 
 

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(1) Maurice Dreyfous, Ce qu’il me reste à dire : un demi-siècle de choses vues et entendues, Paris : Paul Ollendorff, 1913.
 

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HOMMES ET CHOSES

 

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GASTON VASSY

 
 

Ce jeune journaliste qui vient de mourir, Gaston Vassy, dont le nom véritable est Pérodeaud, avait une réelle valeur, et je doute qu’il puisse être facilement remplacé, quoiqu’il existe ce qu’on appelle des « malins » dans la presse parisienne.

Ce pauvre garçon est mort jeune, – trente-huit ans, – depuis quelques années, il était devenu complètement aveugle et il est mort subitement, par accident pour ainsi dire ; il a succombé à une maladie rare chez les hommes, une péritonite aiguë ; s’il fût mort fou, personne ne se serait étonné, étant donnée la somme considérable de travail qu’il fournissait chaque jour depuis vingt ans.
 

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Boulevardier, enfant de la balle, toujours en mouvement, Vassy avait compris la fameuse école de Villemessant, qui n’avait pas eu grand-peine à le former ; Vassy s’était attaché surtout à écrire pour faire aller les affaires ; soucieux d’amuser, d’intéresser, d’étonner, sans prétentions au style et se préoccupant de mener de front la littérature et l’annonce, il avait véritablement le génie de la réclame, déguisée sous toutes ses formes.

Que de fois est-il arrivé à Vassy de dépenser autant d’esprit pour écrire un fait divers réclame que pour machiner un vaudeville, un roman, une nouvelle ! Le point de départ était toujours la mystification. Il a même maintes fois eu des trouvailles. Comme il s’était appliqué, dès ses débuts, aux faits divers, il avait acquis une force réelle en ce genre, et c’est lui qui, certes, a imaginé les plus célèbres canards, vraisemblables bien autrement que ceux qui nous viennent d’Amérique.

Il possédait sur les fait-diversiers cette supériorité incontestable qu’il était instruit et connaissait sa langue française : personne n’ignore que Vassy, d’ailleurs, avait remporté des prix au concours général : il s’était distingué, comme on dit, dans ses études universitaires, et il n’en tirait pas gloriole.
 

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Lorsqu’il entra dans le journalisme, tout en ayant une prédilection marquée pour le puffisme il ne négligeait pas l’orthographe et la grammaire, et c’est grâce à lui si tout à coup on a pu lire des histoires aussi bien écrites que des nouvelles d’hommes de lettres cotés ; on les pourrait réunir en volumes fort honorables.
 

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C’est, en réalité, Gaston Vassy qui a installé dans la presse nouvelle le vrai reportage ; il avait des équipes dans tous les journaux où il écrivait ; des jeunes gens qu’il dirigeait, ici ou là, selon leurs aptitudes et selon les besoins du moment. Il traitait à forfait avec les directeurs, et, comme un directeur d’agence, fournissait grâce à ce système les informations de toutes sortes proportionnellement aux marchés conclus. D’autres aujourd’hui l’imitent, mais avec moins de précision, et moins d’habileté. Quand une grosse affaire se présentait, alors Vassy payait de sa personne ; il avait sa voiture, et courait lui-même sur le terrain.

Jamais reporter n’a dépensé plus grande activité.
 

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On ne peut se faire une idée du nombre prodigieux de lignes qu’écrivait et que dictait, maintenant, qu’il était devenu aveugle, ce pauvre Gaston Vassy.

Et puis il était doué d’une imagination très féconde.

Il eût pu, s’il l’eût voulu, écrire autant de romans que Ponson du Terrail. Comme procédé de travail, c’était bien simple, Vassy écrivait partout ; dans un bureau de journal, au café, au théâtre, en chemin de fer, en voiture, en omnibus, au bain, à la salle d’armes.

Ce qu’il a gagné d’argent et ce qu’il en a gaspillé est incalculable.

Ah ! il ne regardait guère à la dépense. Par exemple, un matin, il se levait et se disait : « Il faut que je porte un sujet de roman quelque part pour toucher une avance. » Toucher une avance, là était la question, parbleu !

Alors, il allait songeur le long du boulevard. Chez lui, on l’attendait pour déjeuner.

« Ne rentrons pas, pensait Vassy, ce serait du temps perdu ; à l’ouvrage, tout de suite ! »

Alors, il montait chez Brébant, et demandait un cabinet ; il s’installait là avec une plume, du papier et de l’encre, et se faisait servir à déjeuner.

« Apportez ce que vous voudrez ! » disait Vassy au garçon.

Naturellement, le garçon servait un plat coûteux ; puis se retirait.

Vassy aussitôt se mettait à écrire et ne touchait que du bout des lèvres à ce qu’on mettait devant lui.

Puis, s’impatientant, il sonnait, se faisait faire du thé et payait. Total : quarante francs au bas mot. Et il allait toucher son avance.
 

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Il était vraiment exceptionnellement doué ; rien ne l’effrayait et, bien ou mal, mais toujours proprement, il pouvait bâcler un article dans tous les genres.

Quelquefois, il lui passait des fantaisies fort amusantes : il imaginait des vers d’un poète célèbre, vers trouvés dans un fiacre, chez une petite dame, n’importe où, et il publiait un pastiche auquel on se méprenait.

Il a osé pasticher Baudelaire avec un audacieux mérite. (1)

La mort de Gaston Vassy n’est pas une perte pour l’art, mais c’est à coup sûr une perte pour le journalisme tumultueux du boulevard.

Peut-on dire cependant qu’il ait gaspillé son talent ? Je ne le crois pas.

Vassy eût certainement été capable de faire un homme de lettres remarquable ; il voyait juste, observait avec finesse, possédait à fond l’art d’amuser et de captiver les lecteurs. S’il avait eu la force de se retremper dans les lettres, il eût, tout comme un autre, écrit des livres mondains et charmé les lecteurs futiles ; mais il était dévoré par l’envie de vivre vite, et le besoin de faire des affaires a toujours tué en lui le littérateur. Qu’importe ! il n’en restera pas moins ceci : c’est que Gaston Vassy fut un des francs et gais amuseurs de notre quart de siècle ; c’est quelque chose.
 

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(1) Il s’agit du sonnet « Le Potage aux hannetons, » paru dans le Figaro du 9 mai 1875, que nous avons reproduit ici même.
 

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(Francis Enne, in Le Radical, cinquième année, n° 56, mercredi 25 février 1885)