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(« S. Pania, » in Les Belles Images, vingt-sixième année, n° 1307, 3 octobre 1929. Ne pas hésiter à cliquer sur les images pour les agrandir)
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(« S. Pania, » in Les Belles Images, vingt-sixième année, n° 1307, 3 octobre 1929. Ne pas hésiter à cliquer sur les images pour les agrandir)
PREMIÈRE PARTIE
Lors d’une récente réunion d’amis, nous causions des animaux préhistoriques que certains explorateurs prétendent avoir rencontrés au cours de leurs expéditions dans les solitudes inexplorées du Sud-Amérique et de la Malaisie, et j’émettais pour mon compte des doutes sur ces possibilités. Je rappelais à ce sujet le fameux pithécanthrope de l’île de Java et le plésiosaure du Brésil, dont on avait vendu les peaux avant de les avoir capturés, pour la meilleure des raisons, c’est qu’on ne les avait jamais rencontrés… qu’en rêve.
« Well ! dit Tom Carrigthon, prenant part à la conversation, ce qui lui arrivait rarement, étant de ces gens qui écoutent et causent peu :
Je n’ai vu ni un plésiosaure ni un pithécanthrope, ni même un diplodocus ; mais j’ai vu beaucoup plus terrible. Ma femme a failli en demeurer folle… Yes, je dis bien. »
Nous étions tous intrigués, et, à la demande générale, l’honorable Tom Carrigthon nous fit le récit suivant dont nous lui laissons, bien entendu, toute la responsabilité.
*
« Vous vous souvenez, qu’en 1911, j’habitais Wenatchee, dans l’État de Washington ; or, à cette époque, l’aviateur Wiseman avait offert cent dollars pour le premier mariage qui serait célébré dans son appareil, un biplan que vous avez tous connu, car les magazines et les revues l’ont reproduit à satiété.
Notre voyage de noces, ma femme voulut le faire dans ce biplan ; elle entrevoyait un voyage de rêve… Well ! Eh bien ! notre voyage fut tout simplement horrifiant, et digne de votre Alighieri, à vous autres Latins.
C’était d’autant plus fâcheux que je n’avait pas profité de l’offre de Wiseman pour toucher les cent dollars, mais pour donner l’exemple et encourager le tourisme aérien que ce brave garçon voulait mettre à la mode.
Comme un fait exprès, Wiseman, invité à prendre part à un congrès, me laissa ce biplan avec ce vieux camarade d’Harry qui valait bien son patron, mais en qui Miss Arrabella, pardon, Mistress Carrigthon, avait moins de confiance ; les événements semblèrent lui donner raison.
Notre croisière débuta mal ; une tempête « sterling » nous poussa tout d’abord vers l’Ouest, nous enveloppant d’un brouillard stupide dans lequel nous voguâmes longtemps sans pouvoir retrouver notre route. Par surcroît, le moteur avait des ratés, pas du tout justifiés. Harry, notre pilote, avoua ne plus s’y connaître.
La boussole était couverte de brouillard ; aussi, et quand les nuées se dissipèrent, nous nous trouvâmes au-dessus du Pacifique… Well !… près d’une agglomération qui devait être Los Angeles. Les flots grondaient, pleins de menaces, et je doutais fort que Harry pût atterrir dans ces conditions.. Tout ce que nous pouvions faire, c’était d’amerrir plutôt. Éventualité épouvantable, car notre biplan n’avait rien d’un hydravion. Par surcroît d’infortune, il s’était produit une fuite au réservoir, et l’essence baissait ; à tout prix, il nous fallait gagner la terre ou tout au moins la côte. Au-dessous de nous, les vagues hurlaient de plus en plus fort et je mesurais les progrès de la chute au bruit grossissant de la houle.
Arrabella ne me cachait pas son désespoir et regrettait son caprice, – car elle avait voulu ce voyage de noces en avion, – et moi-même, je commençais à perdre la tête. Seul, Harry paraissait garder son sang-froid, sans nous assurer pour cela qu’il nous tirerait du mauvais pas où nous nous trouvions engagés.
Sacrifiant ce qui lui restait de carburant, il réussit à faire remonter son appareil tout en le dirigeant vers la côte, dans le Nord, où se profilaient, encore assez lointaines, les crêtes des Monts-Rocheux.
« Seigneur ! les atteindrons-nous ! » implora la pauvre Arrabella, à moitié morte de peur.
Harry eut un hochement de tête peu rassurant. Ma femme marmotta une prière muette, ne voyant plus de salut que dans la bonté divine. Il faut croire que cette prière fut exaucée, en partie du moins, car le biplan de Wiseman gagna du terrain et, dix minutes après, il plana au-dessus de la plage de Santa Maria, généralement déserte. Mais allions-nous pouvoir atterrir confortablement ? Le moteur me semblait à bout de souffle et une succession de rochers, qui s’auréolaient de la frange du ressac, ne favorisaient guère l’atterrissage ; notre avion allait s’y briser infailliblement.
À quelques milles plus au Nord, s’étalait paresseusement une plage de sable fin qui semblait nous inviter à lui donner la préférence. J’en fis part au pilote ; celui-ci ne répondit pas ; il n’était plus maître de son oiseau qui titubait.
« Nous atterrirons où il plaira à Dieu, Mister. »
Nous descendions toujours et, bientôt, nous survolâmes une ligne de rochers noirs et sinistres. Je les regardais grossir à vue d’œil, Arrabella les regardait aussi ; elle poussa subitement un cri d’horreur en me désignant leur masse menaçante :
« Au nom du Ciel, pilote, plus loin, plus loin, plus loin encore, ou nous sommes perdus… Mon cher Tom, nous allons périr… »
Je regardai alors plus attentivement et je me rejetai en arrière, sidéré. J’avais devant les yeux une vision de l’enfer. Dans les anfractuosités de ces roches, des essaims à peine émergés de poulpes géants dardaient leurs grands yeux ronds sur cet oiseau de bois et de toile qui leur tombait du ciel et qu’ils considéraient déjà comme une proie assurée.
« By Dewill ! gronda le pilote, il nous faut atterrir ailleurs, mais comment ? Le moteur n’en peut plus…
– Un tout petit effort, Mister Harry, supplia ma pauvre Arrabella.
– Yes, je ne demande pas mieux, Mistress, mais je vous le répète, notre salut est entre les mains de Dieu… En attendant, permettez-moi de prendre une chique, – ce sera sans doute la dernière, – avant de tomber dans ces choses horribles. »
Déjà, des tentacules s’agitaient au- dessus de l’eau, fouettant l’air comme les serpents de la Discorde. Complètement sidérée, anéantie, ma femme se pressait contre moi, comme s’il eût été en mon pouvoir de la soustraire à l’horrible mort qui nous attendait tous trois.
Tout à coup, la nuit se fit, noire et complète, sur notre droite, comme si l’on eût subitement tiré un rideau afin d’intercepter le jour.
« By Jove ! encore le brouillard ! Il ne manquait plus que cela !
– No ! me répondit Harry en faisant passer sa chique de gauche à droite, avec une satisfaction évidente, c’est une montagne à pic, Mister ; le Saint-Gabriel ; trois mille et quelques mètres de hauteur…
Pourquoi mon oiseau n’a-t-il plus rien dans le ventre ? J’aurais essayé de monter jusque là-haut, quitte à me casser les reins.
– Oh si ! essayez, Mister Harry, implora Arrabella. Tout plutôt que de servir de pâture à ces bêtes immondes…
– Yes, Mistress ! Je vais tenter la chose, mais vous savez que nous allons « crever » en route… ou sauter… »
Notre pilote versa les dernières gouttes de carburant qui lui restaient dans le réservoir et, semblant comprendre notre désir suprême, l’avion tendit ses ailes dans un dernier spasme et s’éleva rapidement. Il montait, montait, mais, en même temps, le moteur fatiguait. Comme nous l’avait dit ce brave Harry : on crèverait ou on sauterait en vue du port. La mécanique soufflait par saccades, comme un asthmatique. Nous n’osions plus respirer ; à moins d’un miracle, c’en était fait de nous.
En voyant notre ascension se poursuivre, Arrabella avait joint les mains et pleuré de joie ; secouant sa prostration, elle murmura avec ferveur :
« Merci ! Mon Dieu !… Merci encore !
– Well ! ponctua le pilote ; mais nous ne sommes pas encore arrivés, et il ne faut pas remercier avant… En tous cas, la chance de ne pas tomber sur la poulperie, by Jove !…
– Oh ! ils ne sont pas loin, les poulpes, objectai-je ; et s’ils se traînent jusqu’à nous… en cas de chute… j’en frémis d’avance…
– Non ! me répondit Harry. À terre, je ne les crains pas beaucoup. Sortez seulement vos couteaux, vos cannes, tout ce qui tape ou qui coupe, et apprêtez-vous à taper dans les yeux… Ces horribles choses n’en mèneront pas large du tout, Mister. »
L’avion montait toujours, bien que gémissant dans toute sa membrure ; je commençais à être vraiment inquiet sur sa solidité, encore qu’il sortît des ateliers de Wiseman. Du moins, en cas de chute, nous serions asphyxiés, avant de tomber sur les céphalopodes.
« Nous approchons tout de même, dis-je, reprenant peu à peu mes esprits à mesure que la distance diminuait et que les chances de sauvetage augmentaient.
– Yes, nous approchons, répondit Harry, mais nous ne sommes pas encore au terminus.
– Mister Harry, ne désespérez pas, je vous en prie, insinua encore une fois ma femme. Non, ne désespérez pas ; cela offenserait Dieu ! Voyez, maintenant, on aperçoit nettement le pic de la montagne.
– Yes, mais personne n’est jamais monté jusque là-haut et nous ne savons pas ce que nous y trouverons, by Dewill ! »
Il s’en fallait encore de cinquante mètres pour atteindre le plateau.
Le biplan tiendrait-il le temps nécessaire ? Et, comme le disait notre pilote, un terrain propice nous permettrait-il d’atterrir ?
Plus que quarante mètres, plus que vingt, plus que dix ; nous comptions, tels des avares leur trésor. Enfin, dans un dernier sursaut d’effort, l’aéroplane dépassa le pic et, à quelque cent mètres plus loin, nous aperçûmes un grand plateau, la terrasse rêvée.
Plateau immense, sans traces de végétation digne de ce nom, une herbe rare et rouillée ; en somme, une zone rocheuse et désertique, sur laquelle nous risquions fort de mourir d’inanition si les provisions du bord ne nous suffisaient pas pour attendre la délivrance.
Cent mètres !… Le pauvre oiseau de toile pourrait-il descendre sans se briser ? Oui. Avec un bonheur insolent, nous prîmes terre sans dommage, sauf une déchirure de l’aile droite, facile à réparer. Mais qu’allions-nous faire à présent ?
Délivrés de l’horrible cauchemar des poulpes, il fallait aviser à ne pas rester indéfiniment sur cette montagne haute de 3.029 mètres exactement, où personne ne viendrait nous chercher.
Après un rapide repas chauffé sur une lampe à esprit de vin, nous abandonnâmes l’avion à la garde de Dieu, nous contentant d’attacher l’hélice et de caler les flancs avec des quartiers de roche, puis nous partîmes, chacun dans une direction différente, afin de découvrir une route libératrice. Il y avait quelques armes à bord ; néanmoins, nous nous contentâmes de nos revolvers, donnant seulement un fusil à ma femme ; une détonation pour nous avertir de la découverte d’un chemin, et nous devions nous réunir alors au lieu d’atterrissage qui nous servirait de quartier général.
Nous prîmes aussi des lampes électriques, des munitions et quelques provisions ; Arrabella remplit le petit sac qu’elle portait à la ceinture, puis nous nous séparâmes, pour peu de temps, après nous être serré les mains.
DEUXIÈME PARTIE
La première chose qui frappa mon attention fut la nature des roches ; mais malgré mes maigres connaissances en minéralogie et en chimie, je discernai des micaschistes, indice de la présence d’hydrocarbures dans le massif de la montagne ; une idée folle envahit mon cerveau. Si nous ne trouvions pas de route, il nous serait peut-être possible de repartir par la voie des airs (car le mont Saint-Gabriel est à pic du côté de la mer) ; c’était assez heureux au cas où le versant oriental nous serait également fermé.
J’étais seul à faire ces réflexions ; mais ma femme et mon pilote les faisaient peut-être de leur côté, s’ils avaient observé la nature des roches.
Tout en ruminant des pensées pas très roses, je m’aventurai un peu au hasard, inventoriant le sol, sans rien trouver, et je commençais à désespérer d’une heureuse solution quand je tombai brusquement dans une excavation que je n’avais pas aperçue ; je me relevai, non sans dommage pour mon individu, et je vis mes jambes engagées dans un trou assez profond qui paraissait se continuer sous terre comme le terrier de quelque animal fouisseur. Je suivis prudemment l’infléchissement qui se continuait en pleine pénombre d’abord, puis dans l’ombre la plus complète. C’était le moment d’actionner ma lampe, ce que je fis aussitôt.
À ma grande joie, je m’aperçus que la conduite s’élargissait à mesure qu’elle descendait ; je la suivis encore quelque temps et j’arrivai à l’entrée d’une grotte assez haute sur laquelle s’amorçaient d’autres grottes plus grandes encore, mais aussi sombres ; ces chambres semblaient avoir été aménagées par un ingénieur avisé.
Mais, avant de m’engager dans cet inconnu, peut-être gros de menaces, je jugeai prudent de revenir à l’avion. D’abord pour y prendre plusieurs lampes et prévenir ensuite mes compagnons de ma découverte. Ceux-ci n’étaient pas encore revenus.
Comme convenu, je déchargeai mon revolver ; quelques minutes après, une détonation répondit à la mienne et presque aussitôt, j’aperçus Arrabella se hissant sur les roches, mais lasse et n’ayant rien trouvé. Ce n’était pas elle qui avait tiré ; son fusil était intact. Ma détonation l’avait seulement guidée, car elle se croyait beaucoup plus éloignée ; peut-être n’aurait-elle pas retrouvé son chemin toute seule.
Harry parut à son tour, entre deux rehauts de schiste. Il accourait aux nouvelles. Il n’avait pas rencontré de chemin praticable, mais, en revanche, il avait collectionné depuis son départ des chutes sans nombre.
Lorsque j’eus fait part de ma découverte, la joie se peignit sur le visage de mes compagnons, qui voulurent faire connaissance de suite avec le fameux boyau. Je les arrêtai du geste.
« Dînons d’abord, fis-je sentencieusement, afin de prendre des forces qui nous seront indispensables pour ce pèlerinage. Ensuite, nous transporterons le plus de munitions que nous pourrons, ainsi que des provisions pour les déposer dans le susdit boyau de relais en relais, de façon que nous ayons tout sous la main en cas de retraite ou de marche en avant. Il faut que nous sachions avant tout où conduit ce puits.
– Mais ce sera lourd pour Mistress, observa Harry.
– Nous nous chargerons du plus gros morceau, cher ami. »
Ce qui fut dit fut fait, en plusieurs voyages, et, au bout de deux heures, nous commencions l’expédition, déposant dans la première grotte ce qui ne nous était pas réellement indispensable.
*
Nous prîmes avec nous le plus de lampes possible et nous nous engageâmes dans le fameux puits que Mistress Carringhton appelait déjà le puits de la Délivrance. Heureusement que pour sa promenade aérienne, ma femme avait revêtu un costume presque masculin, sans quoi elle n’eût jamais pu sortir des éboulis qui se présentaient à chaque pas.
De grotte en grotte, le conduit continuait sa descente, tantôt douce, tantôt raide ; il n’y avait rien d’impossible à ce qu’il nous conduisît jusqu’au « bed-rock, » comme disent les Américains, c’est-à-dire le sol naturel. Ce puits avait dû être creusé jadis par un torrent disparu depuis longtemps, des millénaires sans doute.
Faute de temps, je ne cherchai pas à éclaircir ce point de géologie.
Nous descendions, c’était là l’essentiel. À mon estime, nous avions déjà baissé – en un peu plus d’une heure – d’au moins mille mètres ; davantage, qui sait ? Mais nos premières lampes commençaient à tourner de l’œil et je voyais, non sans ennui, le moment où il nous faudrait entamer la réserve.
Cela m’inquiétait, mais à la guerre comme à la guerre, et nous fîmes halte au bout d’un nouveau quart d’heure de marche pour reprendre haleine ; une gorgée de whisky et un biscuit, et nous reprîmes la descente, qui était peut-être la descente aux enfers.
Ce boyau – ce n’était pas une cheminée au sens exact du mot – se releva durant une cinquantaine de mètres ; je finissais par m’inquiéter fortement quand il reprit sa déclivité première, en même temps qu’il s’élargissait comme une avenue. Nous ne causions pas, car le bruit de nos voix se répercutait en des échos formidables dont s’effrayait ma femme. Déjà, le bruit de nos pas faisait croire à celui d’un régiment en marche.
À ce moment, une bouffée d’air froid vint frapper mon visage. Le Saint-Gabriel avait-il une fenêtre sur la mer ? J’eus beau écarquiller les yeux et fermer ma lampe de temps à autre, nous n’en brûlions plus qu’une par économie, je n’aperçus aucune fissure dans la muraille rocheuse.
Harry frotta une allumette, mais la flamme oscilla si peu qu’elle ne nous apprit rien ; nous poursuivîmes notre route, en nous guidant néanmoins sur ce souffle mystérieux.
Nous devions avoir descendu les deux tiers de la montagne et, n’en pouvant plus, nous fîmes halte de nouveau sur un conglomérat de schiste ; on dormit à terre sans ressentir la moindre humidité. En regardant nos montres, nous vîmes qu’il devait être cinq heures du matin ; il y avait près d’une journée que nous avions atterri, et bien dix heures que nous marchions à l’aveuglette dans le souterrain. Cette course à l’inconnu allait-elle durer longtemps encore ? La direction suivie indiquait le Nord-Ouest et il y avait bien des chances pour que nous revenions à la mer, mais je gardai cette remarque pour moi seul, ne voulant pas effrayer ma femme, qui n’avait certainement pas oublié la poulperie, comme disait ce brave Harry.
Que vous apprendre de plus ? Cette marche coupée de haltes nous conduisit dans une grotte telle que vous ne saurez jamais l’imaginer. Ce n’était pas la grotte du Mammouth, grotte sans fin dans le Kentucky, ni la grotte de Guatalera, en Colombie espagnole ; ni même celle de Padirac, non plus que celle de Ponte-Luccia, profonde de douze lieues si je ne m’abuse, soit 40 kilomètres ; ni aucune des grottes célèbres, ou tout au moins connues, mais certainement une de leurs cousines, car elle était immense.
Ayant inventorié cette merveille, nous revînmes à la réalité.
Le bruit des flots, bruit bien connu, vint soudain frapper mon oreille. Je fus abattu. Tant de fatigues nous avaient-elles conduits à un de ces lacs souterrains étalant généralement leurs nappes au fond de ces abysses ? Nous ne marchions plus que la lampe presqu’à fleur de terre, concentrant ses rayons sur le sol afin d’éviter une chute et d’éclairer nos pas. Non. Il n’y avait pas d’eau en vue. Et pourtant, ce ressac ? Quelques mètres, et nous nous trouvions acculés à une impasse. La grotte nous parut fermée par une muraille de granit, en plein massif. Et pourtant, ce boyau aurait dû continuer… Non, il se rétrécissait seulement comme un corridor, et conduisit à une nouvelle grotte. La montagne devait être creusée intérieurement ainsi qu’une ruche, avec ses cellules. Cette grotte, je l’ai dit, était infinie, incommensurable, une grotte comme vous n’en verrez jamais, et au fond de laquelle le jour entrait à flots, et, avec lui, les vagues déferlantes de la mer.
Notre nerf olfactif fut soudain sollicité par une forte odeur de musc, si violente que nous nous crûmes tombés dans une fosse à serpents ou sur une colonie de sauriens. Cela n’empêcha pas Harry d’exulter et Mistress Carrighton de revenir à la vie. Je dus leur faire comprendre qu’il fallait être plus prudent que jamais. C’était peut-être l’heure du flux et notre galerie, dernier refuge, pouvait se trouver envahie par la mer… Que ferions-nous alors ? Aurions-nous le temps de remonter les étages si péniblement descendus ? Et, d’abord, retrouverions- nous notre chemin ?
Pourtant, je l’avoue, cet air vif nous enivrait délicieusement et il me fallait une grande force de caractère pour ne pas courir à cette porte ouverte sur le chemin de la liberté. Néanmoins, je fis un pas en avant.
« Restez ici, criai-je à mes compagnons, qui voulaient me suivre, je vais simplement en reconnaissance. Si je cours le moindre danger, un coup de revolver, comme là-haut, pour vous avertir… »
Ceci convenu, je me mis en route et j’aurais assurément poussé mon enquête jusqu’à la grève si la voix d’Arrabella, une voix blanche de terreur, n’avait retenti presque aussitôt sous le grand hall basaltique.
« Tom ! Tom ! Je vous en conjure, mon cher époux, fuyez. Fuyons tous ou nous sommes perdus… Tom, m’entendez-vous ? Seigneur, je vous en prie humblement, ayez pitié de nous… Tom ! »
Je me retournai, stupéfait d’abord, puis épouvanté, éperdu.
Un crocodile gigantesque, haut d’au moins 13 mètres, ayant un corps de tapir, venait à moi, du fond de la grotte que nous avions quittée et s’avançait tout claudicant vers la sortie ouverte sur la mer. Je le regardai passer comme une vision apocalyptique. Rêvais-je ?
En tout cas, je reconnus de suite le féroce mégalosaure ; il entrouvrait une mâchoire formidable, armée d’un régiment de dents acérées, dans la tenaille desquelles il n’aurait pas fait bon se laisser prendre.
« Fuyons ! » s’écria une fois encore Arrabella, plus morte que vive.
Fuir ? Je ne demandais pas mieux. Mais par où ? Le corps de la bête monstrueuse occupait toute la largeur de la caverne, et décharger nos armes sur cette cuirasse d’écailles n’aurait eu d’autre résultat que d’exaspérer son propriétaire. Quant à espérer le tuer, ou même simplement le blesser, c’était puéril.
À tout hasard, nous nous incrustâmes – si je puis m’exprimer ainsi – dans les creux de la muraille, en attendant de pouvoir nous enfuir par le fond. Là, la caverne se rétrécissait et devenait trop exiguë pour que le monstre pût s’y engager ; il lui fallait des terriers d’une autre envergure.
Cependant, notre mégalosaure continua sa route sans même nous honorer d’un regard. Nous étions pour lui des « res nullius » et rien de plus. Par ailleurs, ses yeux difformes voyaient-ils bien clair ? Je ne saurais me prononcer. À cet instant, nous pensions à autre chose. Mais pour notre salut, le mégalosaure alla droit aux flots, où la pauvre Arrabella aperçut les tentacules des poulpes danser une sarabande horrifiante. Ce n’était pas assez du mégalosaure ; nous avions encore à redouter ces effrayants céphalopodes que nous avions eu tant de mal à fuir la veille, quand l’avion nous refusait son service.
Ô vengeance inespérée du sort ! Le mégalosaure s’en fut aux flots, comme je vous le dis, et saisit dans ses formidables mâchoires l’un de ces poulpes maudits, hacha ses tentacules et fit disparaître le tout dans son gosier : un magasin pour la capacité. Le mets devait être savoureux, car le mégalosaure abaissa de nouveau sa grosse tête dans les vagues et la releva, tenant un second céphalopode dans sa gueule. Nous ne pensions plus à fuir et, pour mon compte, j’étais sidéré. Par quelle suite de circonstances inimaginables, cet animal dix fois millénaire, que les paléontologistes s’accordent à déclarer disparu de la faune actuelle, vivait-il encore ? Comment ce terrien mangeur d’iguanodons et de lézards géants pouvait-il se contenter de pieuvres comme nourriture ? By Jove ! Sans aucun doute prisonnier dans cette caverne depuis des siècles de siècles, à la suite d’une révolution géologique, il avait dû chercher des aliments nouveaux et revenir à ceux de ses ancêtres, le plésiososaure et l’ichtyosaure. Mais comment pouvait-il ne pas être mort ?
La voix de Mistress Carrighton m’arracha à mes rêveries.
« Mon cher Tom, je vous en prie fuyons… Vous ne voyez donc pas le dangereux animal ?… Nous sommes perdus, cette fois… »
Harry avait rallumé sa lampe ; je revins à la réalité. Tous trois, nous prîmes notre course vers le boyau creusé dans les micaschistes, où nous fûmes bientôt en sûreté car le mégalosaure gigantesque ne pouvait se glisser dans les grottes adjacentes, et par ailleurs il était trop absorbé par son repas pantagruélique pour nous donner la chasse.
Mais une autre crainte m’assaillit. Comment revenir au monde, puisque ce boyau avait son entrée au faîte du Saint-Gabriel et sa sortie sur la mer, dans la caverne des poulpes et du mégalosaure ? Néanmoins, nous nous mîmes en route, nous en rapportant au hasard. Celui-ci ne nous fit pas faux-bond. Que serions-nous devenus, Grands Dieux !
En un certain endroit, la route se divisa en deux galeries jonchées de débris volcaniques, et nous nous enfonçâmes dans celle que nous n’avions pas encore explorée. Ce fut pénible, très pénible ; il fallait souvent nous traîner le ventre à terre, seulement soutenus par l’espérance de nous tirer de ce lieu d’effroi.
Bientôt, nous dûmes nous arrêter à cause des chemins impraticables que nous rencontrions, et aussi à cause d’un étang qui nous barra la route.
« Pour l’amour de Dieu, me dit Harry, qui jusqu’alors avait paru indifférent à tous ces événements, ne jetez pas vos allumettes dans cette mare…
– Pourquoi, cher vieux garçon ?
– Parce qu’il y a là de quoi ravitailler notre biplan et mettre le feu à la montagne tout entière.
– Quoi ! Ce serait du… ?
– Vous dites juste la chose, Mister. C’est du pétrole, et si nous ne pouvons trouver d’autre issue à cette damnée grotte, nous allons descendre tout ce que nous possédons de récipients disponibles pour les remplir avec ce pétrole et nous repartirons par la voie des airs.
– Cherchons encore, Mister Harry, dit ma femme qui, sans doute, s’effrayait de repartir par le chemin des oiseaux, et pour cela de remonter près de 3.000 mètres, ce dont elle se sentait absolument incapable ; et nous, pas davantage.
– Cherchons donc, et ne revenons que si nous ne trouvons rien, » répondis-je nerveusement.
Les éboulis se multipliaient ; on aurait dit des blocs erratiques amoncelés comme à plaisir ; nous sautions de roc en roc ; ceux de dessous noirs et érodés ; ceux de dessus, les derniers écroulés, chargés d’arêtes et de mousses. On devinait sans peine que la mer n’y parvenait plus, mais qu’elle y avait séjourné à une certaine époque.
Je pensai encore une fois au mégalosaure, en me demandant si je n’étais pas à l’Urveltland ou au Crystal-Palace. Mais non, je me trouvais au dernier étage des caves du Saint-Gabriel, et je n’assistais pas à une reconstitution archéologique. Au fait, pourquoi ce mégalosaure ne vivrait-il pas encore ? N’est-ce pas dans le jurassique des Monts-Rocheux que l’on a trouvé les vestiges de ce crocodile-kangourou, appelé cératosaure ? Peut-être allions-nous nous trouver en présence d’un ptéranodon ou d’un ptérodactyle, ces caricatures d’oiseaux géants qui, avec leurs ailes de gigantesques chauves-souris, devaient ressembler à des ébauches d’aéroplanes géants ? Tout est permis quand on se lance dans les hypothèses.
Que vous dire de plus ? À force de fatigues et d’émotions, nous arrivâmes à une sorte de flanc Est de la montagne, et nous pûmes respirer l’air libre, mais, mourant de faim et de fatigue, et sans aucune ressource, je ne sais ce qui nous serait advenu si, à ce moment, la terre n’avait tremblé ; un séisme extraordinaire bouleversa toute la contrée et nous fûmes compris parmi les sinistrés.
Mais laissons cela, termina Tom Carrighton ; ce n’est pas là le sujet de mon récit. Nous parlions d’animaux préhistoriques reparus dans notre existence moderne. Je vous dis donc que j’ai vu le mégalosaure comme je vous vois, gentlemen, je dis bien.
Nul ne pourra me taxer d’imposture, car je n’en fais pas une question d’amour-propre. Je viens donc vous dire que tous les monstres de la Création ne sont pas disparus de la surface de notre sphéroïde, qu’il en existe encore et que celui qui aurait le courage d’aller les affronter recueillerait des lauriers, d’ailleurs bien mérités. J’avoue, de suite, que je ne leur disputerai pas la palme. Ce que j’ai vu me suffit amplement. Je me souviendrai longtemps de mon voyage de noces. »
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(Roland Montclavel, « La Page du jeudi, » in Le Télégramme des Vosges, quotidien régional républicain, treizième année, n° 4975 et 4982, jeudis 15 et 22 septembre 1932)
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(in L’Abeille de Seine-et-Oise, supplément illustré, n° 155, dimanche 17 juillet 1904 ; in Supplément illustré du Petit Comtois, cinquième année, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Journal d’Indre-et-Loire, supplément illustré, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Le Populaire, supplément illustré, septième année, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Supplément comique et amusant de l’Impartial de l’Est, cinquième année, n° 29, dimanche 17 juillet 1904 ; in Mémorial d’Amiens et du département de la Somme, supplément illustré, septième année, n° 29, 17 juillet 1904. Ne pas hésiter à cliquer sur les images pour les agrandir)
C’étaient quatorze petits garçons aux yeux tristes et aux joues blanches, dont les mères étaient mortes le même jour. Maintenant, ils étaient sortis du cimetière. Ils ne savaient pas trop bien ce qu’ils avaient été faire là, entre les murs, parmi les croix. Et ils grelottaient, car décembre régnait sur la terre ; il y avait des glaçons comme des crocs de bêtes aux bords des toits ; et la lumière, à travers le brouillard, semblait venir de très loin.
Or, les quatorze petits enfants pâles, vêtus de noir, se prirent la main. N’étaient-ils pas tous des frères, puisque venant du même pas de la mort vers la vie ? Pendant quelque temps, ils marchèrent sur la route dont les arbres n’avaient plus d’âme. Enfin ils arrivèrent à la ville, et quand ils voulurent regarder l’heure aux beffrois et aux clochers, ils virent que les horloges étaient arrêtées.
Alors, ils sentirent qu’un silence tombait qui vêtait de plomb les maisons fermées ; les rues étaient toutes vides, sans doute le monde devait être bien vieux : les carillons ne jouaient plus leurs airs, une infinité de cadavres de corbeaux couvrait la neige, au loin, sur la montagne.
Cependant, ils pénétrèrent dans une rue dont les demeures avaient de longues mines de vieilles femmes ; cela leur parut être des sourires. Il y avait du sommeil sur les choses, beaucoup d’années, tant de poussière, tant de poussière, et, planant sur tout cela, la tristesse des hommes défunts avec leurs rêves.
Les petits enfants erraient en silence, quand ils rencontrèrent un soldat de bois qui les salua ; car si les hommes étaient morts, c’était maintenant le tour des choses, et d’abord des choses taillées à l’image des hommes, de commencer à vivre. Et le soldat parla aussi et il dit :
« Petits enfants tristes, ne sonnez pas aux portes, mais entrez à l’asile. »
Il fit un signe de la main près du képi, puis s’éloigna tout raide. On entendit ses talons de bois claquer sur le pavé, et il allait sans penser entre les grimaces des maisons.
Les petits enfants marchèrent vers l’asile. Cependant, deux d’entre eux tout à coup se mirent à rire sans fin comme des crécelles ; et les autres étaient pris d’un étonnement qui leur faisait mal ; mais les premiers riaient toujours et se montraient entre eux leur compagnon qui penchait la tête et n’entendait pas. Alors, les autres virent qu’une longue barbe blanche tout à coup lui était poussée et qu’il était devenu un petit vieillard. Et comme ils passaient précisément devant les glaces ternies d’une ancienne boutique, ils allèrent s’y mirer tour à tour, mais aucun d’eux ne s’y reconnut.
Ils continuèrent à marcher, ils ne se donnaient plus la main, ils ne riaient plus, ils songeaient. Presque tous maintenant avaient des barbes et claudiquaient comme de petits vieux.
Dix pas plus loin, c’était l’asile où, pensaient-ils, on recueillait les enfants ; le plus courbé lut sur la porte : Hospice, ferma les yeux et s’étendit près de la grille.
Et les autres, ayant pénétré dans la maison vide, se couchèrent sur les lits abandonnés. Puis, tout de suite, à mesure que naissaient les premiers frissons du grand soir, les treize petits vieillards, comme des chandelles toutes brûlées, s’éteignirent et moururent…
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(Désiré-Joseph Debouck, « Contes étranges, » in Les Rubriques nouvelles, revue mensuelle, cinquième année, nouvelle série, n° 7, novembre 1912 ; illustrations d’Edward Lear pour A Book of Nonsense, 1846)
Personne de vous, messieurs, n’ignore sans doute qu’avant la dernière inondation qui engloutit, il y a 1800 ans environ, la superbe ville de Paris, cette cité florissante était assise, comme on peut le voir dans les almanachs de l’époque, aux pieds mêmes de nos savants remparts. Paris, dans ce temps-là, au dire des historiens, était beaucoup plus grand et plus brillant que Montmartre ; il paraît pourtant certain, à la gloire de notre patrie, que ce fut presque toujours Montmartre qui fournit à la métropole ses financiers, ses hommes d’état, voire même ses Académiciens.
Les Académiciens me serviront tout naturellement de transition pour vous annoncer et pour vous soumettre mon beau travail sur les animaux et les curiosités de l’ancienne monarchie. Je vais avoir l’honneur de vous détailler ici les raretés sans nombre que j’ai recueillies tout récemment sur l’emplacement de l’ancienne capitale du royaume français. Si vous me promettez de m’écouter patiemment jusqu’au bout, surtout de ne pas ronfler pendant que je parle, je promets à chacun de vous une côte de ce petit cachalot, que j’ai déterré ces jours passés dans les bancs de sable de l’ancien lac Vivienne. Ne craignez rien, messieurs, je ne vous parlerai cette fois ni des insectes, ni des baleines, ni des monstres, ni des reptiles ; j’ai assez de pièces curieuses devant les yeux pour ne vous entretenir aujourd’hui ni de vous, ni de moi.
Et d’abord, n° Ier. Voici un petit crustacé, dont la race est maintenant éteinte, mais qui n’en a pas moins joué un très grand rôle dans son temps, et qui semble avoir pullulé principalement dans l’antique ville de Paris. Les anciens Parisiens nommaient ces crustacés écrevisses. Si nous voulions en croire les naturalistes contemporains, ces animaux marchaient à reculons. Ils étaient d’une extrême voracité et sacrifiaient tout à leur ventre. Willis assure, dans son Traité des brutes, chap. VIII, que les écrevisses avaient l’estomac entre le cœur et le cerveau ; il ne paraîtra donc pas étonnant que toutes leurs idées se soient rapportées à ce centre commun de toutes leurs sensations. Les savants modernes ont écrit de nombreux volumes sur cette grande et intéressante famille ; malheureusement, nous n’en sommes pas plus avancés pour cela.
N° 2. Ceci, messieurs, est un petit animal que je rangerai dans la famille des rongeurs. Il a le poil noir, le regard louche, marche à reculons comme l’écrevisse, avec laquelle il avait sans doute beaucoup d’analogie. Je pense que c’est ce vertébré, que les anciens Parisiens connaissaient sous le nom de Jésuite.
N° 3. Morceau de poésie conservé dans la glace avec un louis neuf qui est aussi dans ce lot. Ces deux objets de luxe ont traversé les siècles comme le mammouth natif des mers polaires, qu’un savant baron a retrouvé en Sibérie, entre deux belles couches de cristallisation, et qui attendait vraisemblablement la débâcle.
N° 4. Un os fossile trouvé dans la fange. On voit de suite que c’est un péroné, car il est à plusieurs faces ; l’une extérieure, blanche et polie ; l’autre intérieure, tant soit peu gangrénée. Il est encore attaché aux débris ossifiés des muscles péroniers, extenseurs et fléchisseurs. Son extrémité supérieure (la tête du péroné) est totalement vide, et semblerait avoir été rompue par violence. Cet os appartenait peut-être à un malfaiteur : qui sait ?…
N° 5. Non loin de là, nous avons encore ramassé une petite boîte contenant : un timbre sec ; un bonnet rouge (qui n’est pas le béret des Hellènes) ; plus un brevet d’affiliation à une société secrète, et une jurisprudence à l’usage de l’Inquisition, imprimée à Bordeaux, avec les commentaires d’un grenadier.
N° 6. Une collection de mâchoires rencontrées de l’autre côté de la rivière.
N° 7. Un assortiment d’antiquailles trouvées dans le bateau des bains Vigier : 1° le sabre d’un successeur de Jean Bart ; 2° un canon d’église, appartenant à un ex-brave, ex-maréchal de France.
N° 8 et dernier. Dans les ruines d’une espèce d’écurie, à deux pas de l’ancien pont des Arts, nous avons en outre déterré une certaine quantité de têtes d’ânes, animal très répandu chez nos bons ancêtres à ce qu’il paraît ; au milieu d’elles, nous avons défalqué ce crâne fossile que j’ai l’honneur de vous présenter comme la pièce la plus curieuse de mon répertoire, et qui, je crois, pourrait bien avoir appartenu aux épaules de quelque illustre Académicien. Cette tête est très curieuse ; un de mes confrères m’a pourtant soutenu que c’était une tête comme les autres. Dans tous les cas, je ne démordrai pas de mon opinion ; car, moi aussi je suis Académicien.
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(Anonyme, in Le Figaro, journal non politique, deuxième année, n° 12, vendredi 26 janvier 1827 ; Domenico Remps, « Scarabattolo, » huile sur toile, 1675)
Les ombres molles du crépuscule envahissaient le petit salon que s’était aménagé l’huissier honoraire Anquetil, dans la vieille ferme de Gonesse où il s’était retiré, après s’être démis de sa charge.
Maigre et sec, le teint terreux, ses prunelles malicieuses roulant au fond d’orbites profondes et noires, l’ancien officier ministériel conversait d’un ton précis et volontiers sarcastique avec son vieil ami le docteur Faverol. Celui-ci, un bon géant roux dont la face rubiconde contrastait avec la physionomie maladive de l’huissier, tenait encore à la main la brochure médicale où Anquetil, toujours fort intéressé par les découvertes scientifiques, venait de lire, sur son conseil, un curieux article touchant la congélation des organismes vivants.
« Ainsi, mon cher, fit à certain moment l’huissier, vous êtes bien sûr que ces rats et ces grenouilles, dont la vie fut suspendue trois mois durant par une immersion dans l’air liquide, recouvrèrent leurs sens lorsqu’on les en tira et se reprirent à mener ensuite une existence normale ?
– J’en suis absolument certain, ayant suivi, je vous le répète, ces expériences, en juillet dernier, à Paris.
– Vous n’êtes pas moins assuré, n’est-ce pas, de la gravité de mon état, et vous ne pouvez nier qu’il ne me reste plus guère que six mois à vivre ?
– Quel homme terrible vous faites !… Sait-on jamais avec certitude ?…
– Voyons, mon bon ami, trêve de réticences. Vous devriez me connaître assez pour savoir que je n’ai pas peur de la mort. Je l’envisagerais même sans aucune crainte si, d’une part, je n’appréhendais les tortures inévitables pour moi de la fin et si, d’autre part, mon gredin de neveu, Lucien, n’en devait bientôt profiter…
– Lucien Berton, l’étudiant en droit ?
– Celui-là même que vous avez rencontré chez moi en janvier dernier. Depuis trois ans, il me joue des tours pendables, fréquente les champs de courses, fait des dettes. Bref, je le sais de taille à gaspiller en quelques années ma fortune si laborieusement acquise ; et cela, je veux l’empêcher à tout prix.
– Qui vous interdit de le déshériter ?
– L’affection qui m’unissait à son père. Je souhaiterais seulement qu’il ne pût jouir de ce que je lui laisserai avant que l’âge l’ait assagi.
– Obtenez qu’auparavant il se marie.
– J’ai trouvé mieux. Mon cancer, je le sais, est, pour le moment, incurable. Mais, de votre avis même, il est fort probable que, dans une vingtaine d’années, le remède en sera découvert. Eh bien, j’attendrai ces vingt années-là paisiblement… dans l’air liquide.
– Vous dites ?
– Je dis que voici, dans le coin de cette chambre, une vitrine à fermeture hermétique de deux mètres cubes et que vous allez, dès demain, me congeler dextrement en ce sarcophage de cristal avec l’aide d’un spécialiste convoqué par moi à cet effet.
– Pardon, pardon ! De ce que l’expérience a réussi pour certains rongeurs, il n’en découle pas absolument qu’elle réussisse…
– Pour un huissier ?… Merci pour l’adverbe. Mais, à vrai dire, et en bonne logique, j’estime qu’il y a de fortes chances…
– Évidemment. Cependant, le seul fait qu’il n’existe aucun précédent m’interdit…
– Allons donc ! Je mets votre responsabilité à couvert par une déclaration formelle inscrite en tête de mon testament. Quant à moi, si je ne me réveille pas dans vingt ans, que m’importe ! Outre que j’aurai ainsi évité les souffrances intolérables que je prévois, ma seule présence en cette châsse de verre aura suffi à empêcher mon évaporé de neveu de semer aux quatre vents des écus dont il aura si grand besoin plus tard. Car enfin, en me voyant là tout raide, on ne pourra, dans l’état actuel de la science, deviner si je suis mort ou vivant, et, comme ma volonté nettement exprimée interdira qu’on me secoue pour y aller voir avant l’an de grâce 1934, Lucien ne pourra, avant cette date, palper mon héritage !!!… Bien plus, une clause de mon testament l’obligera de veiller sur mon sommeil s’il veut toucher ma succession en cas de décès. Vous voyez donc que tout est admirablement combiné pour le triomphe de la vertu et la punition du vice. »
Et, frottant l’une contre l’autre ses mains parcheminées, le maigre petit bonhomme partit d’un éclat de rire muet qui distendit seulement ses zygomatiques comme deux cordes à guitare dans les jaunes abîmes de ses joues.
Vainement le Dr Faverol tenta de le dissuader d’un aussi fantastique projet, l’huissier têtu n’en voulut pas démordre.
« Eh bien, dit finalement le médecin avec quelque dépit, puisqu’il en est ainsi, souffrez que je vous abandonne au « spécialiste » que vous dites avoir fait appeler. J’entends n’être personnellement mêlé en rien à tout ceci.
– Soit, repartit Anquetil en haussant les épaules d’un air de mépris, je reconnais bien là toute la pusillanimité des savants modernes ! Un sujet s’offre spontanément pour servir à une expérience scientifique du plus haut intérêt et vous le repoussez par terreur des responsabilités… Au surplus, j’avais prévu votre réponse et j’ai dû promettre au spécialiste lui-même, presque aussi timoré que vous, de ne point dévoiler son nom. Il partira d’ici demain soir, dès sa tâche terminée, et nul ne saura qui m’a mis… en conserve !… Je vous demande seulement, à vous, au nom de notre vieille amitié, d’être là jeudi quand arrivera mon neveu qui doit passer ici les vacances de Pâques, afin de lui expliquer le fait accompli, de lui remettre cette copie de mon testament, et de lui faire bien comprendre que, tout inanimé que je paraisse, il doit me tenir pour vivant, et bien vivant. »
Puis, comme, en se retirant, le docteur ému risquait une phrase apitoyée sur les regrets que lui laisserait une issue fatale :
« Bah ! fit le petit homme en le reconduisant, j’ai plus grande confiance que vous en les miracles de la science. J’espère seulement, ajouta-t-il goguenard, que ma sortie de la glace ne laissera, dans vingt ans, aucun froid entre nous. »
*
Trois jours plus tard, le docteur Faverol, ayant à ses côtés Lucien Berton, bon gros garçon de la race des gras sympathiques, au ventre en légère saillie, aux allures joviales, aux yeux vifs, et rieurs, achevait de l’édifier sur l’expérience « extrêmement curieuse, mais pleine de périls, » tentée l’avant-veille par son oncle.
Devant eux, Anquetil gisait dans sa prison de verre. Drapé dans une ample robe de chambre verte à braquages, sa tête hâve, aux tempes vides, appuyée sur un coussin de cuir, le bras droit replié sur la poitrine et le gauche allongé le long du corps, il semblait dormir. Sa physionomie pâle, mais non point cadavérique, respirait le plus grand calme, et, n’eussent été les houppettes peu liturgiques de ses favoris blancs, on eût dit un de ces saints de cire exposés à la piété curieuse des fidèles en le soubassement vitré des autels de certaines églises.
« Ainsi, fit Lucien, nullement déconcerté par ce spectacle pourtant imprévu, ainsi, je n’entrerai, à vous entendre, en possession de la fortune de mon oncle, au cas où il ne se réveillerait pas, que si, pendant vingt ans, je cohabite avec sa pseudo-dépouille précieusement conservée en cette manière d’aquarium ?
– C’est cela même, répondit le docteur.
– Drôle de caprice, ma foi, repartit l’étudiant, le front soudain pensif. Bah ! reprit-il au bout d’un instant, tout s’arrange dans la vie ; j’ai connu, à certaines veilles de terme, des situations joliment compliquées. Du diable si je ne découvre pas une solution à celle-ci ! »
Puis, retenant le docteur à déjeuner, il l’entretint plaisamment, une partie de l’après-midi, des derniers « chahuts » du quartier Latin et des pièces en vogue dans les théâtricules de Montmartre.
Comme Faverol se retirait, vers le soir, et demandait à son hôte s’il comptait interrompre le cours de ses études pour venir mener à Gonesse la vie de gentleman-farmer que lui conseillait son oncle en un paragraphe de son testament :
« Pensez-vous, répondit ironiquement Lucien, que je vais enterrer ma jeunesse en ce trou perdu ? Non, non, j’ai d’autres projets en tête.
– Les volontés de M. Anquetil sont cependant formelles…
– Sans doute, et loin de moi la pensée de ne m’y point soumettre. Mais si mon oncle fait une question capitale de ma cohabitation avec lui et me « conseille » de me livrer à la culture, il ne spécifie pas absolument qu’il nous faille, lui et moi, demeurer à Gonesse ?
– Ce dut être son intention, mais je dois avouer qu’il ne l’a pas explicitement formulée.
– Parfait, alors : je l’emmène avec moi !
– Vous voulez…
– Pourquoi pas ? Peut-être mon honorable parent sera-t-il très fier, lorsqu’il se réveillera, d’apprendre qu’il a acquis en dormant, et grâce à moi, une notoriété de bon aloi… Car, je puis bien vous le dire, il m’est venu, en ce qui le concerne, une fameuse idée !…
– Laquelle ?
– Permettez-moi de vous en réserver la surprise. »
*
Les journaux se chargèrent bientôt d’édifier le docteur Faverol et le pays tout entier sur « la fameuse idée » de Lucien Berton.
Privé pour longtemps de l’héritage qu’il avait, par avance, largement hypothéqué, l’étudiant avait imaginé de se procurer des ressources urgentes en exhibant son oncle sous le nom du « Mort-Vivant, » dans un magasin momentanément privé de locataires, tout au bas de la rue Vauvenargues.
Attirés par leur loquace camarade, futurs carabins et avocats affluèrent d’abord au tourniquet à vingt sous installé à la porte de l’espèce de chapelle ardente, où trônait l’officier ministériel dans sa vitrine entourée de plantes vertes.
Interviewé ensuite par de nombreux reporters attirés avec art, le neveu se laissa subtilement arracher l’aveu de la profession jadis exercée par son oncle.
Dès que le bruit courut dans Paris que, pour la somme modique de trente sols, – Lucien avait augmenté ses prix, – on pouvait contempler à loisir un huissier congelé, tout ce que la capitale comptait de victimes des procédés iniques de la Chicane, partit d’un immense éclat de rire, et, deux mois durant, la boutique de la rue Vauvenargues ne désemplit pas.
Mais on se lasse de tout et il suffit, hélas ! de l’arrivée d’un roi nègre flanqué d’un haro de danseuses pour faire oublier le « Mort-Vivant. »
Lucien Berton, à qui les fortes recettes des premiers mois avaient fait perdre la tête, s’était lancé dans d’extravagantes dépenses qui, s’ajoutant à ses dettes antérieures, ne tardèrent pas à lui faire entrevoir, une fois de plus, le spectre si souvent contemplé de la Dèche.
Bref, un jour vint où, par ministère d’huissier, mais d’huissier bien vivant cette fois, les « meubles meublant » de l’étudiant furent soumis aux feux des enchères.
Or, comme le commissaire-priseur frappait facétieusement de son marteau d’ivoire la châsse où reposait Anquetil, la plaque de verre, étoilée déjà par un heurt lors du déménagement, éclata sous le coup et les assistants, stupéfiés, virent, sous l’action de la chaleur ambiante, l’oncle Anquetil dégeler presque instantanément et revenir à la vie.
D’un geste lent et comme automatique, l’huissier honoraire se redressa sur son séant, replia les jambes, s’accrocha des deux mains au rebord de son alvéole de verre, et se trouva presque debout, la tête émergeant du sarcophage profané.
« Où suis-je ?… Que faites-vous là ? s’exclama-t-il d’une voix grêle.
– Où vous êtes ? répondit le commissaire-priseur qui, seul, avait gardé son sang-froid… À la vente des derniers meubles de votre neveu, et j’allais vous adjuger vous-même au plus offrant.
– Saisi !… Je suis saisi !… » s’écria le petit homme en lâchant les parois de verre pour lever au ciel des poings rageurs.
Et, terrassé par cette révélation incongrue, l’huissier retomba lourdement dans le fond de son aquarium, saisi, en effet… par la Mort.
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(Luc Gen., « Les Contes de la Liberté, » in La Liberté, journal de Paris, indépendant, politique, littéraire & financier, cinquante-cinquième année, n° 21689, jeudi 26 février 1920 ; in Supplément hebdomadaire du Courrier de Saône-et-Loire, journal républicain quotidien, quatre-vingt-deuxième année, n° 26330, vendredi 7 juillet 1922 ; in La Gironde, hebdomadaire illustré du Sud-Ouest, soixante-dix-huitième année, nouvelle série, n° 11, dimanche 27 janvier 1929)
C’est une histoire bien étrange…
Elle me fut contée hier par Léon Lantilhac, à l’heure appelée en forêt : entre chien et loup. La voici :
« J’ai, vous le savez, à l’égard de mon jeune frère Irénée une affection quasi paternelle ; j’ai quinze ans de plus que lui ; notre père mourut deux mois avant sa naissance, me laissant la charge un peu lourde, mais d’honneur et de courage, d’être le protecteur de ma mère et du petit qui allait naître. Je remplis ce devoir de tout mon cœur, de toutes mes forces, aidé de Dieu, inspiré, je le pense, par le cher disparu ; j’y parvins et nous pûmes vivre, continuer notre commerce de matériaux pour bâtir, dont une charge mal équilibrée avait si tragiquement tranché les jours du chef de famille. Les années s’écoulèrent. Irénée, soldat aux chasseurs d’Afrique, revenait sur le Chanzy ; moi, j’étais allé le chercher là-bas parce qu’il était convalescent d’une grosse fièvre. Quand le bateau sombra, je ne dormais pas ; veillant mon frère, je pus lui attacher une ceinture de sauvetage et le soutenir en nageant, ballotté je ne sais où… Soudain, je vis un grand rayon blanc qui explorait la mer ; ce rayon nous effleura, reparut et s’attacha à nous, puis un canot électrique s’avança, nous recueillit à bout de forces. Mon pauvre cadet, gravement blessé à l’œil gauche, s’était évanoui.
Nous abordâmes à une crique inconnue ; des bras nous soulevèrent et on nous installa chaudement dans d’excellents lits, en une pièce voûtée, ornée de belles peintures, de meubles rares, et éclairée par de larges baies montrant la mer.
Malgré mon épuisement, j’observais le milieu étrange où nous étions jetés. Nous ne voyions personne, et cependant des soins minutieux nous étaient donnés par des mains habiles, des repas délicats nous arrivaient sur des plateaux luxueux, nous entendions des pas légers… Je pensais rêver tout d’abord, puis je compris être parfaitement éveillé, et alors j’osai élever la voix :
« Qui que vous soyez, êtres invisibles qui nous avez sauvés, merci, mais ayez plus de pitié encore et cessez cette magie troublante… »
Une voix grave d’homme répondit :
« Il n’y a pas de magie ; ce mot est mal devant l’expérience scientifique que nous accomplissons. Vous ne nous voyez pas parce que nous sommes revêtus d’une étoffe neo-color qui se trouve un octave en dessus du prisme visible pour vos yeux humains, mais nous restons opaques ; regardez d’où je vous parle, vous ne pouvez apercevoir le siège où je suis assis que partiellement… Voyez, je me lève et je passe devant la fenêtre ; vous voyez une ombre dans le rayon de soleil.
– C’est de la sorcellerie…
– Enfant ! Ce mot est vain. Nous sommes des innovateurs, des expérimentateurs ; nous avons trouvé des choses qui font croire au miracle et ne sont que la possession du savoir à venir, des clartés de demain.
– Mais où sommes nous ?
– Vous êtes à l’île de la Stella Negra.
– Ciel ! le repaire maudit, le repaire effroyable des Compagnons de l’ « Étoile noire » ! Ces bandits qui ont des ramifications dans tout l’univers et ont créé la plus redoutable des sociétés secrètes. »
Un rire s’entendit et la voix reprit :
« Nous sommes des bienfaiteurs pour l’humanité en marche vers le mieux. Nous réussissons à voler à la nature ses mystères, nous savons entendre au-delà et en deçà des vibrations auditives des sens humains et nous percevons le langage des plantes, des poissons, des animaux, dont vous ne connaissez que le cri ; nous savons guérir toutes les maladies et graduer l’usure vitale jusqu’à l’extrême limite.
– Montrez-vous, par pitié… Je tremble ; vous le voyez.
– Eh bien, regardez ; j’enlève mon capuchon, apercevez ma tête qui semble se mouvoir seule dans l’air ; je retire mes gants. Voyez-vous mes mains qui ont d’air de ne tenir à rien…
– Oh ! la vision de cauchemar ! Découvrez-vous totalement, en grâce. »
L’homme alors dut rejeter le manteau magique et je vis un personnage au regard sérieux, ferme, au geste sobre, à l’allure de force tranquille et sûre. Il s’approcha de moi.
« Guérissez mon frère, implorai-je ; vous m’avez dit savoir le remède à tous les maux ; sauvez Irénée.
– Oui, je l’ai examiné ; il a l’œil perdu, sa prunelle est perforée, mais ses muscles et ses nerfs oculaires sont intacts ; nous avons commencé à préparer l’opération.
– Qu’allez-vous faire, mon Dieu ?
– Extraire l’œil inerte et le remplacer par un œil sain, vivant.
– Où prendrez-vous cet œil vivant ?
– Sur un bel épagneul au doux regard marron…
– Est-ce que je deviens fou ?…
– Non. Croyez en notre science. Attendez, ne vous inquiétez de rien, surtout ne demandez rien. Dans neuf jours, votre frère sera guéri et vous pourrez partir… Seulement, vous oublierez le peu que vous avez vu ici. Vous jurerez de garder le silence sur l’honneur et la vie. Partout, nous saurions vous atteindre. On vous fera quitter cette île, qui est entourée de torpilles dormantes, dans un de nos canots, et on vous déposera la nuit sur une côte française, à portée de secours.
– Puis-je sortir de cette chambre d’où je ne vois que la mer ?
– Non. Les mystères de l’île, nos travaux, nos laboratoires, nos champs d’expérience vous sont interdits. Que vous importe ! La curiosité est mère de l’indiscrétion et, chez nous, l’indiscrétion se paie de la mort… et d’une mort cruelle, car les traîtres sont pris et amenés ici, où ils nous servent aux études… »
J’avais caché mon visage dans mes mains, impressionné, horrifié de ce que je devinais. J’osai encore :
« Mon frère souffrira-t-il beaucoup lors de cette étrange greffe ?
– Non. Nous lui apprendrons l’art d’extérioriser la souffrance, de commander à ses nerfs l’indifférence.
– Est-ce donc possible ?
– Bien entendu.
– Quel bienfait si vous pouviez enseigner à tous les martyrs des misères physiques cet art : « S’évader de la souffrance ! »
– Erreur. La souffrance est nécessaire, comme le mal est utile aux équilibres. Mais ne philosophons pas. L’heure d’agir est venue. »
Il m’emmena dans la pièce voisine, où, le front bandé, gisait mon frère. Il dormait, paisible, et paraissait être seul. Mais je remarquai une chaise dont les pieds et les montants du dossier m’apparaissaient sans que je visse le siège. J’en conclus à la présence d’un « invisible. » Je ne m’étais pas trompé ; mon compagnon demanda :
« Où en est-on avec le blessé ?
– La greffe vient d’être faite ; nous l’avons endormi ; les soudures se feront mieux ainsi. Il ne s’éveillera pas de douze heures.
– Bien. Tu le surveilles. Venez avec moi, monsieur. »
Il me prit le bras, me reconduisit dans ma chambre et, me montrant une sorte de téléphone, dit :
« Vous pouvez vous distraire ; vous êtes en communication avec notre téléphone sans fil jusqu’à Paris. Demandez qu’on vous relie au réseau avec fils et parlez à qui vous voudrez. Mais pas un mot de votre séjour ici, ni ce que vous y voyez. »
Il me laissa seul. Au lieu de parler, je rêvai, je regardai la mer immense où je ne pouvais trouver un seul point de repère.
Le jour s’accomplit ; la semaine s’écoula.
Un matin, Irénée souleva son bandeau et vit… Un bel œil de couleur orangée, limpide et expressif, faisait pendant à celui apporté par lui en naissant. Mais… en me prenant dans ses bras, Irenée s’écria :
« Frère, je vois auprès de toi des fantômes. Oh ! tu les reconnais ! Oui… ce sont notre père, notre mère. Comme c’est étrange, quand je ferme mon œil nouveau, je ne les vois plus, et quand je ne regarde qu’avec mon œil de chien… je vois un tout autre aspect des choses et des gens, je suis sur un autre plan… »
–––––
(René d’Anjou, « Les Contes du Soleil, » in Le Soleil, trente-septième année, n° 81, mardi 22 mars 1910. Sur le même thème, voir la série d’articles « Vers la Science, » de René d’Anjou, déjà publiés sur ce site. « Le Chien de Rembrandt » et « Le Bon Œil, » aquatintes, eaux-fortes et pointes sèches de Monique Flosi)
À Monsieur Arsène Alexandre,
Depuis ma dernière invention d’une cage en verre, hermétiquement close, destinée à mettre les girouettes à l’abri des vents qui les tourmentent, j’ai vécu, cher monsieur, à la campagne, occupé de chasse et de chiens. – Je ne m’intéresse plus aux boulevards, où passent les réverbères deux par deux.
Ai-je besoin de vous apprendre que mes chiens sont des animaux merveilleux ? – Ne le dites pas à M. Alphonse Allais : je possède, entre autres, l’exemplaire unique de basset à jambes torses offert par le prince de Galles en seize cent soixante-seize à la municipalité de Paris. – Relisez dans Brantôme le récit des fêtes données à cette occasion.
Puisque nous parlons de bassets, ne trouvez-vous pas (permettez à un vieux professionnel la familiarité de l’expression) odieux et barbare le procédé actuellement usité chez les éleveurs pour la fabrication des bassets ?
C’est toujours le procédé traditionnel.
On prend des lévriers à très longues jambes et on les attache à la suite du dernier fourgon d’un train express.
Les jambes s’usent.
Au bout d’un certain nombre de kilomètres, variable selon les individus, les jambes ont la longueur désirable.
Permettez-moi de m’élever, en homme humain, contre la cruauté du procédé.
Tout d’abord, pourquoi ne pas prendre, au lieu de lévriers, des chiens à pattes moins longues ? Ils auraient moins à souffrir, car l’opération serait plus courte.
Quoi qu’il en soit, voilà le procédé antique ; un bon coup de poing sur le museau, pour finir, et le chien est transformé.
Eh bien, pourquoi n’installerait-on pas des pistes spéciales, où l’on ferait courir les chiens sur un sol de papier de verre ou d’émeri ?
L’usure des pattes serait incomparablement plus rapide ; le supplice serait donc plus court.
Je soumets mon idée, généreusement, et avec l’espoir qu’on la soutiendra, à la Société protectrice des animaux.
–––––
(Gabriel de Lautrec, in Le Rire, journal humoristique, troisième année, n° 129, samedi 24 avril 1897 ; repris avec quelques modifications sous le titre : « Les Chiens bassets, » dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, seizième année, n° 1505, 6 avril 1899. Gravure de Daniel Lerpinière, d’après Jan Fyt, 1799 ; lithographie anonyme, « Basset Hounds, » 1890)
« Ah çà, me direz-vous, amis lecteurs, après avoir lu cette authentique histoire, c’est la Dame Blanche d’Avenel que vous nous racontez là, terminée par un phénomène naturel comme dans le Tour du Monde en quatre-vingt jours ou Michel Strogoff, de Jules Verne.
Non, chers lecteurs, notre récit véridique n’a rien de commun avec la Dame Blanche, attendu que le peu gracieux fantôme dont il est question a été affronté non par un élégant officier du roi, mais par un modeste savant. Quant au phénomène naturel, nous convenons de bonne grâce qu’il n’eût pas été déplacé sous la plume de l’auteur de Vingt mille lieues sous la mer. [sic]
Ceci dit, prêtez moi un peu de bienveillante attention.
Le conducteur de la diligence qui, les mardi et samedi, partait de l’hôtel de la Mule Blanche à Avignon pour Pertuis, faisait un beau matin du mois d’août 1861 l’appel de ses voyageurs, lorsque deux de ceux-ci s’écriaient :
« Tiens, M. Dubert !
– Comment ? c’est vous, père Barbouchard !
– Alors, nous allons faire route ensemble. »
C’étaient M. Charles Dubert, jeune professeur de physique et de chimie au Lycée d’Avignon, créé en vertu d’un décret du 30 fructidor an XI (16 septembre 1803) et solennellement inauguré le 17 janvier 1810.
Âgé d’une trentaine d’années, et très estimé, il se rendait à Pertuis où il avait des parents, afin d’y passer ses vacances. Son interlocuteur, Athanase Barboux, dit Barbouchard, âgé de plus de cinquante ans, et clairon retraité du 7e léger, était garde-champêtre dans la localité susdite.
Robuste, solide, bon enfant, sauf pour les voleurs et les braconniers, Barbouchard personnifiait le type du vieux troupier de jadis, serviable et gai comme un pinson. Envoyé par le maire de Pertuis faire à Avignon quelques commissions, le brave homme quittait la cité papale pour retourner à son poste ; il allait être pour le jeune professeur un compagnon de route jovial et en train.
Tous deux s’installaient l’un près de l’autre sur l’impériale, et pendant que la lourde voiture noire et jaune s’ébranlait, le père Barbouchard, saisissant la trompette du conducteur, entonnait toutes les sonneries réglementaires de son ancien 7e léger, ce qui faisait aboyer tous les chiens de la rue. Puis nos deux voyageurs, les remparts une fois dépassés, se mettaient à causer amicalement ; le père Barbouchard racontait à M. Dubert toutes les nouvelles et les potins de la petite ville de Pertuis, où le savant n’était plus venu depuis les vacances de Pâques. Il lui apprenait que le fils du sacristain Méjean avait tiré au sort et qu’il était « tombé soldat, » que la truie du père Appy venait d’avoir douze petits cochons, que la fille de la mère Chambaud épousait le petit bossu Astier, etc., etc. Bref, on était en vue de l’ancien Pertusio de 1427 et Pertuisium de 1430 (Archives départementales de Vaucluse, série G, Fonds : église collégiale de Pertuis), que le vieux soldat bavardait encore. On apercevait déjà les deux tours, seuls débris du château du XIIIe siècle se dressant à l’entrée de la place, et le clocher de l’église, à l’autel en marbre multicolore provenant de l’église des Oratoriens d’Aix, à la chaire sculptée, aux deux statues de marbre représentant la Vierge et un pauvre, et à la châsse de 1518 avec ses curieux bas-reliefs ; Dubert demandait à ce moment :
« Et la gentille Mlle Juliette Linsolas, que devient-elle ?
– Ah, monsieur, répondait Barbouchard, elle est très ennuyée ; seule au monde avec son oncle, le riche Agricol Guiméty (vous savez, le vieux ?), elle a hérité de sa fortune qui est très belle, et de sa jolie villa, dite « de l’Assesseur »… et elle ne peut pas y demeurer ! Personne n’ose y entrer avec elle ; aucun domestique ne veut l’y suivre, parce que la villa est hantée !
– Hantée ?… disait Dubert, en éclatant de rire.
– Oui, M. Dubert, hantée ! Le vieux y revient… et en plein jour, ce qui est encore plus fort !… Il y revient ; je l’ai vu comme je vous vois. Oui monsieur, je l’ai vu ! »
Et il faisait au professeur stupéfait le récit suivant :
Né en 1783, Agricol Guiméty était fils d’un riche taffetassier de la rue des Tanneurs, de nos jours comprise dans la rue des Lices, qu’elle prolongeait avant la Révolution jusqu’au couvent des Cordeliers, fondé en 1227 par l’évêque Nicolas (1227-32). La haute honorabilité de M. Guiméty père lui avait à plusieurs reprises valu d’être nommé assesseur des Consuls ; en 1793, lui, sa femme et son fils Agricol, à peine âgé de dix ans, s’étaient vu jeter dans les cachots de la Miséricorde (couvent de femmes créé rue des Lices en 1643 par le père Yvan), d’où il ne devait sortir que pour monter sur l’échafaud de la place de l’Horloge. Agricol endurait près de sa mère la captivité la plus dure ; de longs mois de prison l’éprouvaient et l’affaiblissaient pour toute sa vie ; le 9 thermidor le rendait à la liberté, ainsi que Mme Guiméty, qui, anémiée, brisée au physique et au moral, se retirait avec son fils à Pertuis, dans une maison de campagne appartenant à son mari, et appelée villa de l’Assesseur.
Elle y succombait au bout de quelques années, et Agricol restait seul dans sa villa, possesseur de sa fortune qui avait échappé au désastre. Le malheureux, miné par la souffrance et considéré comme un mourant, mettait un demi-siècle à passer de vie à trépas, et, pendant ces longues et tristes années, demeurait assis dans un fauteuil, près de la même fenêtre d’où son œil plongeait sur la ville et la campagne, pendant que s’y reposait son corps débile et usé. Il finissait par mourir un beau matin, et depuis sa mort, soit environ deux ans, les habitants de Pertuis terrifiés, voyaient, les jours de soleil, son visage pâle, émacié, éclairé d’un douloureux regard, apparaître distinctement à la fenêtre derrière laquelle il avait passé de si longues années en contemplation. Ce singulier phénomène affolait tout le monde ; personne n’osait entrer dans la maison qui, déserte, était en complet état de délabrement, au point de menacer ruine.
« Oui, disait Barbouchard, je l’ai vu et le vois chaque jour de beau temps ! C’est la première fois que j’entends parler d’un revenant qui apparaît en plein jour, et sans remuer de chaînes avec fracas ! »
De plus en plus intrigué, Dubert entreprenait de percer scientifiquement cet hallucinant mystère ; il se rendait chez Juliette Linsolas dont il était connu depuis son enfance, et qu’il trouvait très contrariée. Personne ne se souciait de la suivre dans la villa de l’Assesseur, et l’aimable jeune fille ne pouvait pas s’installer dans la demeure lui appartenant, et dont la porte était surmontée des armes de Pertuis : D’or à la fasce de gueules brisée d’une fleur de lys d’azur, brochant aussi sur le chef de l’écu. Juliette lui confirmait tout d’abord qu’Agricol Guiméty, infirme, avait, en effet, passé près de cinquante ans dans un fauteuil, assis derrière la même fenêtre d’où il pouvait contempler le paysage.
Ce point établi, Dubert demandait à Mlle Linsolas de lui confier les clefs de la villa, et s’y rendait le lendemain matin avec Barbouchard, porteur de son petit sabre-briquet à baudrier blanc et à fourreau de cuir, traditionnelle arme du garde-champêtre.
Le temps était splendide ; un soleil éclatant brillait dans un ciel d’azur ; arrivés devant la villa, Barbouchard, plus ému qu’il ne voulait l’avouer, s’écriait :
« Tenez, le voici ! Le voyez-vous ? »
En effet, derrière une vitre du premier étage, on apercevait fort bien la figure de feu Agricol Guiméty ; ridé, vieilli, le crâne couvert de cheveux blancs, il regardait d’un air sombre le paysage qui depuis si longtemps devait lui être familier. Sans hésiter, Dubert entrant dans la villa, pénétrait dans la pièce où se tenait l’apparition ; la chambre était vide ; le spectre avait disparu. Barbouchard avait suivi le professeur ; ahuri, ses doigts se crispaient sur la poignée de son sabre.
« Vous voyez bien qu’il n’y a personne ! » disait Dubert, après qu’ils eurent exploré toute la maison de la cave au grenier, et s’être convaincus que nul ne s’y trouvait caché.
Le lendemain, il pleuvait ; Dubert, le garde-champêtre, accompagné de Juliette, se rendaient derechef au pied de la fenêtre, où, la veille encore, avait eu lieu l’apparition ; le spectre demeurait invisible ; un léger sourire errait sur les lèvres du professeur. Vingt-quatre heures après, le temps était redevenu magnifique ; Dubert, moyennant la forte somme, décidait un vitrier à l’accompagner ; l’ouvrier ne le suivait qu’en tremblant de tous ses membres. Feu Guiméty reparaissait à son poste habituel ; le professeur, Babouchard et le vitrier pâle de terreur, entraient dans la chambre et n’y trouvaient personne. Sur l’ordre du professeur, le vitrier enlevait la vitre derrière laquelle tous trois venaient de voir le « revenant » et en ôtait une seconde qu’il remplaçait par le carreau enchanté. Puis, ils redescendaient au dehors… et apercevaient nettement la figure grimaçante de Guiméty à ce nouvel emplacement. Trois fois, ils changeaient le carreau de place, trois fois le spectre reparaissait, mais on ne le voyait plus derrière la vitre qu’on avait mise à la place qu’il occupait précédemment depuis de longues années.
« Eh, parbleu, je le savais, disait Dubert ; changez vingt fois de fenêtre cette vitre fantastique, et vous y verrez toujours la tête du papa Guiméty ; remettez-la à son emplacement primitif et vous l’y retrouverez de nouveau. Le problème résolu, je peux dire avec Archimède : « Eurêka ! »
Puis, rentrant chez Juliette, il expliquait à la jeune fille, à Barbouchard et à quelques autres personnalités de marque, en quoi consistait le phénomène dont, de prime abord, en excellent professeur de physique, de suite il avait pénétré la cause.
L’examen microscopique auquel il s’était livré sur la vitre, lui avait démontré qu’à la suite des interminables années passées par Guiméty assis derrière ladite vitre, toujours la même, il s’était peu à peu fait une décomposition lente de ses éléments constitutifs, et que, par une sorte de réflexion du visage éclairé, un véritable cliché photographique avait fini par s’y développer progressivement, en n’étant visible que les jours de beau temps !
L’enchantement avait cessé ; le charme était rompu ; tous les habitants de Pertuis riaient de leurs terreurs, et Juliette, pleine de reconnaissance, faisait procéder aux réparations de la villa de l’Assesseur. Lorsqu’elle y entra, elle sortait de la mairie et de l’église au bras de M. Dubert, ayant cru ne pouvoir mieux remercier le jeune savant que par l’offre de sa jolie main, acceptée avec transport.
En souvenir de cette amusante aventure, Juliette conservait le carreau légendaire, qu’elle faisait remettre à la fenêtre d’où il avait tant effrayé tout le pays, dont les gens disaient depuis en riant :
« L’ombre du papa Guiméty, de loin, c’est quelque chose ; et de près, ce n’est rien ! »
Dans tout cela, le plus content (après le professeur Dubert) fut le brave Barbouchard, à qui les mariés payaient une blouse toute neuve pour assister à la noce. L’ancien clairon buvait force bouteilles à la santé des jeunes époux, du père Guiméty… et du 7e léger.
« J’ai un peu peur des morts, disait-il, mais pas du tout des vivants, et s’il y avait eu des voleurs de cachés dans la villa, ils auraient trouvé à qui parler ! Paraît que tout ça, c’était de la faute à Graphie, mais que ce soit de la faute à Graphie ou de la faute à un autre, c’est fini, et M. Dubert ne s’est pas laissé monter le coup ! D’ailleurs, j’ai bien compris qu’il connaissait la ficelle, quand il s’est écrié : « Arnica ! » qui veut dire : « Ça y est ! » C’est en Anglais, n’est-ce pas ? »
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(Amédée Gros, « Les Récits de la Semaine, » in La Semaine d’Avignon, mondaine, politique, quarante-huitième année, n° 2731, mercredi 27 juin 1928 ; Samuel van Hoogstraten, « Alter Mann im Fenster » [Vieil Homme à la fenêtre], huile sur toile, 1653)
LE SYSTÈME À TUER LA PENSÉE
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C’est à l’Université de Montréal que j’avais connu Kingston, alors que nous étudiions ensemble la médecine. Je l’avais perdu de vue depuis de longues années, lorsqu’il me héla de la terrasse d’un café.
Après nous être entretenus du passé, je lui fis part de mes ambitions politiques et que j’allais être candidat aux prochaines élections. Il me dit :
« J’ai été moi-même élu maire d’Alaska-City. Tu connais de réputation la ville poussée en quelques mois à la place d’une bourgade de pêcheurs. C’est tout là-bas, presque chez les Esquimaux, à trois milles de la côte. Une population très pittoresque. Des chercheurs d’or enrichis ou ruinés, d’anciens trappeurs qui viennent goûter sur le tard les bienfaits de la vie moderne et un grand nombre d’aventuriers que rejettent les centres plus anciennement civilisés. J’ai eu des difficultés. Tous les problèmes actuels se posaient devant moi avec une acuité accrue dans ce milieu fruste et violent. Mais j’ai su contenter tout le monde.
– Je voudrais bien, dis-je, connaître moi-même la formule capable de contenter tous les électeurs. »
Mais Kingston, refusant de me dire son secret, me quitta rapidement.
*
Quelques jours plus tard, les journaux relatèrent l’étrange épidémie qui venait de s’abattre sur Alaska-City. Les habitants semblaient frappés d’un mal qui leur enlevait une partie de leurs facultés mentales. Une sorte de maladie du sommeil qui n’arrêtait que partiellement les fonctions du cerveau. Je résolus d’aller étudier l’épidémie sur place, espérant en retirer un prestige favorable à mes projets politiques.
J’arrivais, un matin, dans le port, absolument déserté des vaisseaux qui se détournaient de l’île par crainte de la contagion. Mais, dans la ville, les passants étaient nombreux et paisibles. Pourtant, je remarquais que leurs yeux, sans expression et comme proches de l’animalité, n’avaient pas l’éclat habituel du regard humain.
Beaucoup de magasins étaient ouverts, qui vendaient des denrées indispensables à la vie du corps. Par contre, les libraires, les marchands de tableaux étaient fermés. Je vis un musée et un lycée à l’abandon. Dans une église où j’entrai, régnaient la poussière et le désordre. Évidemment, aucune cérémonie religieuse ne se célébrait plus.
À la terrasse d’un café, des hommes étaient attablés devant des boissons variées, mais le silence était complet. Sur leur visage était répandue cette sorte de satisfaction bestiale, stigmate de l’étrange maladie. En face, se dressait le siège de la municipalité. Avec des gestes mécaniques et une politesse d’automate, des employés m’introduisirent dans une vaste pièce où un gros homme se leva brusquement à mon arrivée.
« Ah ! par exemple, si je m’attendais à cette surprise ! » fit-il. Puis il continua :
« Tu vois, mes fonctions sont devenues une sinécure.
– Par quel moyen ? Par la mise en pratique de nouvelles théories sociales et économiques ?
– Non. Par la vaccination… Un jour, sous le prétexte d’une épidémie de typhus, j’ai décrété la vaccination obligatoire des habitants. Peu à peu, ils y sont tous venus. La peur est si forte sur les âmes.
– Je ne comprends pas, dis-je.
– Ce n’est pas le vaccin antityphique que je leur inocule. C’est un sérum de ma composition qui a la propriété de paralyser certaines cases du cerveau où se trouve le siège des facultés les plus élevées. Les hommes sont à plaindre parce qu’ils ont conscience de l’imperfection de leur destinée. Comme le disait un de nos maîtres, à Montréal : « Les espèces animales évoluent non vers un plus grand bonheur, mais vers une plus grande conscience d’elles-mêmes. L’homme est le plus malheureux des animaux parce qu’il est le seul à se rendre compte de sa triste condition. » C’est justement cette conscience que je supprime et, du même coup, la crainte de la mort. »
Je regardai mon ancien condisciple avec une horreur mal déguisée. Il reprit :
« Ignores-tu le service que je rends ainsi à mes compatriotes ? Je les ai, à jamais, débarrassés des soucis de ceux qui désirent et qui espèrent. Plus d’initiative ni de raisonnement. Le pur instinct et l’habitude machinale les poussent à continuer certains des actes qu’ils faisaient autrefois. Ils achètent, vendent, parlent, se vêtent, accommodent leurs aliments, préparent des drinks. Mais ils ont oublié l’affection et la haine.
Les ouvriers travaillent comme le bœuf traîne sa charrue sans se plaindre. Ils font leur labeur comme des animaux dressés, par esprit d’imitation. Les cultivateurs retournent la terre comme les taupes creusent les galeries. Les maçons bâtissent des maisons avec aussi peu de raisonnement que l’oiseau en met à construire son nid. Par exemple, ils sont incapables d’inventer un perfectionnement quelconque.
Chacun accepte son sort sans rechercher un plus grand bien-être, une plus grande science ni aucune nouveauté. J’ai donc résolu tous les problèmes qui tourmentent la pauvre humanité. »
Je l’interrompis :
« En somme, tu arrêtes l’évolution de la race… ou plutôt tu la fais rétrograder jusqu’à la nuit originelle et inconsciente.
– Pourquoi donc ? fit-il avec un sourire. La raison n’est pas un perfectionnement, mais une maladie dont j’ai trouvé le remède. »
Nous regardâmes par la fenêtre. Des hommes et des femmes passaient paisiblement. Des enfants jouaient sans cris et sans disputes. Un vieillard, assis sur un banc, vivait dans la quiétude ses derniers instants, parce qu’il ne savait pas qu’ils étaient les derniers.
Kingston reprit la parole :
« Crois-tu que, sur cette place, j’ai vu une foule douloureuse lancer des pierres dans mes vitres et vouloir brûler l’Hôtel de Ville ? Maintenant, c’est bien la grande paix de l’âge d’or. »
Mais je demeurai mélancolique devant cette révélation d’un paradis futur, auquel n’auraient point part et d’où seraient absentes nos idoles : la science, le progrès et l’intelligence humaine.
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(Pierre de la Batut, « Les Contes de l’Intransigeant, » in L’Intransigeant, quarante-quatrième année, n° 15626, vendredi 18 mai 1923 ; Karl Wilhelm Diefenbach, « Toteninsel » [L’Île des Morts, hommage à Arnold Böcklin], huile sur toile, 1905. Cette nouvelle a été reprise et développée sous le titre « L’Île du Bonheur » ; nous en publions ci-dessous la seconde version)
L’ÎLE DU BONHEUR
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C’était une île, où, comme dans le monde entier, des hommes naissaient, souffraient et mouraient. Ils n’étaient jamais satisfaits de leur sort et se jetaient les uns contre les autres avec une fureur de haine et d’envie mutuelles. Mais alors vint un savant qui…
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Woods et Kingston s’étaient connus à l’Université de Montréal où tous deux avaient étudié la médecine. Leur diplôme obtenu, ils se séparèrent pour vivre chacun sa destinée. Kingston s’établit sagement à Victoria, dans la province de Colombie. Un docteur, parvenu au terme de sa carrière, lui passa sa clientèle et, peu après, lui donna également sa fille en mariage.
Woods, poussé par son humeur aventureuse et le désir d’une fortune rapide, mena une vie beaucoup plus mouvementée, où la mauvaise chance l’emporta longtemps sur la bonne. Attiré par les progrès de la mécanique et son application, chaque jour plus importante, à toutes les branches de l’activité humaine, il inventa diverses machines agricoles fort perfectionnées. Elles n’eurent que le tort de ne pas être adoptées par les agriculteurs, gens de routine, comme chacun sait. Il s’entêta, multiplia les coûteuses expériences et se trouva bientôt sans un dollar, sur le pavé.
Dès lors, tour à tour chasseur de loutres, fermier, professeur de philosophie et prospecteur de mines, il fit beaucoup de métiers, sauf celui auquel semblaient le destiner ses études et son diplôme de docteur en médecine.
Kingston, au contraire, longtemps satisfait de la médiocrité de son existence, avait suivi une route sans imprévu. Mais, soudain, vers sa quarantième année, le désir des honneurs s’éveilla dans son âme. Il fonda à Victoria le Medicinal Club, dont il fut nommé président. Cette association poursuivit deux buts également honorables ; le premier était de faciliter, par une méthode en commun, les recherches professionnelles ; le second était d’organiser un service d’assistance médicale gratuite aux malades nécessiteux. Kingston comptait beaucoup sur cette seconde initiative pour asseoir sa popularité. Comme tant de ses confrères, il avait des ambitions politiques et comptait se présenter sous peu aux suffrages des électeurs. Il aurait un concurrent, le docteur Knox, mais il espérait triompher facilement, ce dernier ayant une infirmité de larynx qui l’empêchait de parler eu public.
Ce jour-là, Kingston traversait la place du Théâtre d’une allure à la fois importante et affable, comme il sied à un futur candidat. Il ruminait les points essentiels de son programme, programme de progrès, naturellement. L’humanité, sortant peu à peu de la nuit profonde de l’ignorance, verrait son bonheur assuré par le progrès de la civilisation, auquel faisaient trop souvent obstacle l’ignorance et les préjugés.
« Hé ! Kingston ! » cria une voix éraillée qui sortait de la terrasse d’un café.
Le docteur se retourna aimablement, en homme qui sait ménager tous les citoyens dont le bulletin de vote a une valeur égale.
« Eh bien ! Kingston, tu ne me reconnais pas ? »
L’homme s’était levé et s’avançait, la main tendue.
C’était un gros personnage, assez correctement vêtu, mais dont le visage portait les traces de dures luttes contre l’adversité. Le docteur hésita un instant :
« Comment, toi, Woods ?
– Moi-même… Mais viens prendre un cocktail ; on causera. »
*
Kingston accepta. Il remarqua mentalement, en s’attablant, que son ancien camarade avait déjà devant lui un nombre imposant de soucoupes. De fait, des péripéties multiples de son existence, Woods n’avait gardé qu’une acquisition, et c’était son goût immodéré pour la boisson.
Aperçut-il le regard chargé de réprobation du vertueux docteur ? Toujours est-il qu’il devança ses reproches :
« Oui, mon vieux, je bois. Il n’y a rien de tel pour donner de l’imagination. Cela clarifie tellement les idées : j’avais beaucoup bu le soir où j’ai fait ma grande découverte… Mais je ne parle que de moi ! Que deviens-tu ?… Comme c’est loin, hein ! les bancs de l’Université !… Et la clientèle ?…
– Assez belle : j’ai la haute société.
– Marié ?…
– Oui.
– Des enfants ?
– Non. Mais tes affaires ? Toujours des inventions, d’après ce que tu viens de me dire.
– Oui et non. Ma profession actuelle est maire d’Alaska-City.
– Tu as été élu maire ? fit Kingston avec un peu d’envie.
– Et je pense être réélu à l’unanimité. Tu connais ma ville de réputation, n’est-ce pas ? Une riche cité a poussé en quelques mois, à la place d’une pauvre bourgade de pêcheurs… Cinquante mille âmes au dernier recensement que j’ai fait faire. C’est tout là-bas, presque chez les Esquimaux, dans une île à trois milles de la côte… Mais la ville est moderne. Théâtres, cafés élégants, trams, électricité, grands magasins. Je te dirais de venir me voir, si les communications n’étaient encore difficiles. »
Woods profita de l’étonnement de son ami pour commander une nouvelle tournée. Il but quelques gorgées, puis ajouta :
« Alaska-City va devenir le paradis terrestre… grâce à moi. Il faut le dire. Pourtant, tu te doutes de la population qui grouille dans les rues d’une ville si nouvellement venue au jour, et dans ces régions lointaines ? Un ensemble bien pittoresque, en vérité ! Des chercheurs d’or enrichis ou ruinés, des trappeurs retirés, rudes compagnons qui viennent goûter sur le tard les bienfaits de la vie moderne, et tous les chercheurs d’aventures plus ou moins recommandables, toute l’écume que rejettent les régions plus anciennement civilisées.
– Tes administrés, en effet, ne doivent pas être commodes à mener !
– Toutes les ambitions qui bouillonnent et que ne revêt pas un vernis suffisant de culture moderne. Oui, j’ai des difficultés… des grèves générales… des émeutes… un commencement de révolution… les ouvriers qui ne veulent plus travailler… les pauvres qui veulent devenir riches et les riches, davantage… le mécontentement de tous… des incidents violents, des pillages…
– Tous les problèmes modernes qui se posent devant toi avec plus d’acuité, dans un milieu fruste et énergique, dit pensivement Kingston. Je te plains…
– Ce sont eux surtout qu’il faut plaindre, puisqu’ils ne sont pas satisfaits de leur sort. Mais la vue de leurs misères a ému mon cœur et j’ai cherché le moyen d’y mettre fin. Demain, leurs souffrances seront terminées et la révolte également.
– Vraiment ?
– Demain ! répéta Woods avec un gros rire singulier. – Il se versa coup sur coup plusieurs rasades. Sa voix devint pâteuse. – Oui, demain, je serai tranquille.
– Y a-t-il un médecin à Alaska-City ? demanda Kingston, repris par ses préoccupations professionnelles.
– Un seul ; c’est moi.
– Si jamais vous manquiez de médicaments, vous n’auriez qu’à vous adresser au Medicinal Club.
– Des médicaments, pourquoi faire ? Je n’ai qu’un remède, mais il est bon. Grâce à lui, je vais suffire à les soigner… et je les soignerai bien ! Tiens ! buvons à la santé de mes administrés ! »
Il vida la bouteille, puis son verre. Ses yeux se mirent à clignoter sans arrêt. Kingston jugea qu’il devait se hâter s’il voulait tirer de lui quelques paroles d’éclaircissement.
« Je voudrais bien connaître le système qui te permet d’espérer cet apaisement social. S’agit-il d’une juste répartition des richesses ? d’une participation de l’ouvrier aux bénéfices ? Ce sont des questions que j’ai souvent méditées moi-même.
– Non, fit Woods, il s’agit d’une découverte que j’ai faite… une découverte énorme. »
Il toussa, fit effort pour vaincre l’effet des cocktails qui commençaient à obscurcir son cerveau.
« Te souviens-tu des cours d’histoire naturelle du vieux Lead ?… Il était fou, le vieux Lead, mais, de ses leçons, j’ai tiré des conclusions bien surprenantes…
« Les espèces animales évoluent, selon une loi dite de progrès, non vers un plus grand bonheur, mais vers une plus grande conscience d’elles-mêmes. L’homme qui se trouve au sommet de l’échelle des êtres est le plus malheureux des animaux, parce qu’il est le seul à se rendre compte de sa triste condition… » Ah ! vieux Lead ! Ce n’était pas mal pour l’époque… Vieux fou ! mais vous avez eu un élève de génie… »
Kingston regarda son compagnon avec pitié. Ses mots incohérents dénotaient la victoire définitive de l’alcool. En effet, après un dernier geste vers sa boisson, le maire d’Alaska-City s’écroula sous la table où, presque aussitôt, il se mit à ronfler selon les règles.
Peu soucieux d’être aperçu en compagnie d’un pochard, le docteur Kingston demanda la monnaie et s’esquiva prudemment. Il reprit mentalement l’établissement de son programme politique. Mais les paroles de Woods l’avaient troublé, car il n’avait pas découvert, lui, la formule capable de satisfaire tous les électeurs.
*
Une semaine plus tard environ, Kingston se souvint de Woods. Les journaux relataient l’étrange épidémie qui venait, disait-on, de s’abattre sur Alaska-City.
Les habitants de cette ville paraissaient frappés d’un mal qui leur enlevait une partie de leurs facultés mentales. Ils n’étaient pas entièrement fous, car ils ne prononçaient pas des discours incohérents et ne se livraient pas à des actes extravagants. Ils n’étaient pas idiots non plus. Ils conservaient assez de lucidité d’esprit pour assurer la marche des services publics.
Leur état était plutôt caractérisé, disaient les gazettes, par une sorte d’indifférence totale, une inaptitude à s’intéresser à la vie supérieure de l’humanité, ni à rien d’autre que les actes les plus simples de la vie quotidienne. D’ailleurs, ils ne souffraient pas et, comme tous, sans exception, étaient atteints, ils ne se croyaient pas malades.
« C’est extrêmement curieux, songea le docteur Kingston. Certes, il existe un grand nombre de maladies où les fonctions du cerveau se trouvent arrêtées en partie, mais jamais, jusqu’à ce jour, elles n’avaient présenté un caractère épidémique… Il y a bien la maladie du sommeil, dont on a récemment constaté des cas chez les Esquimaux du Grœnland ; mais, alors, l’engourdissement est total… »
Le docteur, continuant la lecture de son journal, apprit avec déplaisir que le succès allait couronner les recherches d’un de ses collègues sur la tuberculose. La tuberculose allait être vaincue par le docteur Knox. Et le docteur Knox en retirerait un prestige tel qu’il assurerait son élection. Que faire pour contrebalancer une gloire pareille ? Il était nécessaire d’accomplir une action d’éclat pour pouvoir lutter avec lui à chances au moins égales. Kingston eut une intuition soudaine.
« Parbleu, je vais aller étudier l’épidémie d’Alaska. Elle surexcite au plus haut point la curiosité de l’univers, et le monde entier se passionnera pour mes observations. »
C’est ainsi que, par une belle matinée de printemps, un petit steamer, qui faisait le cabotage, débarquait Kingston dans l’île d’Alaska. Puis le navire s’éloigna prudemment en promettant de revenir dans une quinzaine.
Les relations n’existaient plus entre Alaska-City et le continent. Les vaisseaux se détournaient de l’île par crainte de contagion, et le port où débarqua le docteur était absolument désert. En remontant vers la ville, il croisa quelques personnes. Elles ne présentaient aucun signe particulier.
Il entama la conversation avec un vieux monsieur qui avait l’apparence d’un magistrat. Le vieux monsieur se montra fort peu loquace, mais répondit sainement aux questions banales que Kingston lui posa sur la pluie et le beau temps. Par exemple, lorsqu’il se risqua à parler de l’épidémie, le vieux magistrat le regarda avec surprise et prit congé.
Il n’eut pas plus de succès auprès d’une ménagère rencontrée ensuite, faisant son marché, ni auprès d’un jeune garçon qui flânait, les deux mains dans ses poches. Il remarqua alors que les yeux de tous les passants n’avaient pas l’éclat habituel du regard humain. Ils étaient ternes, sans expression, et comme proches de l’animalité.
Kingston était, à présent, dans une des principales artères de la ville. Les tramways ne circulaient plus, mais les passants étaient nombreux. La foule était paisible et n’avait pas cette allure toujours hâtive qui caractérise les foules civilisées.
Il se mêla à elle. Pendant plusieurs heures, il parcourut des rues et des rues. Beaucoup de magasins étaient ouverts. C’étaient ceux, il le remarqua bientôt, qui vendaient les denrées indispensables à la vie du corps. Les boulangers, les marchands de comestibles et aussi les tailleurs, les bottiers, les chapeliers se livraient à leur petit commerce comme si rien n’était.
Par contre, les libraires, les marchands de tableaux, les éditeurs musicaux étaient fermés ou abandonnés. On ne vendait même pas de journaux.
Cela donna beaucoup à réfléchir à Kingston, et voici l’explication à laquelle il s’arrêta :
« Ces hommes et ces femmes que je vois sont privés de ce qui caractérise l’espèce humaine : à savoir l’intelligence. Certes, pour un observateur superficiel, la disparition de l’intelligence semble n’avoir causé aucun changement appréciable dans l’existence de la plupart de ces gens ni, à proprement parler, dans leur être même. Mais, en réalité, ces créatures, malgré leur forme humaine, n’ont pas d’autres préoccupations que celles des animaux. »
Un musée et un lycée qu’il vit dans l’abandon l’affermirent dans son opinion. Le sens de l’art et de la science avaient disparu.
Il entra dans une église. La poussière et le désordre y régnaient. Les chaises étaient renversées. Les objets du culte dispersés dans le chœur. Évidemment, aucune cérémonie religieuse ne se célébrait plus.
Mais ce qui était le plus inexplicable, c’était cette persistance de l’activité commerciale. Sur la place où il venait de parvenir, un boucher était ouvert. À côté, à la terrasse d’un café, des hommes étaient attablés devant des boissons variées. Mais ils ne jouaient pas. Le silence régnait parmi eux et, sur leur visage, était répandue cette sorte de satisfaction bestiale qui était comme le stigmate de l’étrange maladie.
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En face se dressait un monument qu’il reconnut pour être le siège de la municipalité. C’était le but où il avait espéré parvenir. Il entra, demanda le maire. Avec des gestes mécaniques et une politesse d’automate, des employés le guidèrent dans un couloir, puis, au bout de quelques secondes, l’introduisirent dans une vaste pièce. Un gros homme était assis devant son bureau, près d’une fenêtre.
« Ah ! par exemple, fit-il en se levant, si je m’attendais à cette surprise !… Assieds-toi, mon vieux Kingston, et dis-moi le but de ta visite… J’ai tout le temps. Mes fonctions sont devenues une sinécure. »
Kingston remarqua, au premier coup d’œil, que le mal mystérieux n’avait pas atteint l’ami Woods. Celui-ci continua :
« Comment es-tu ici ? Mets-toi à ton aise. Je vais faire apporter de l’alcool… Tu as donc eu le courage d’aborder dans notre île ! Nous ne voyons plus guère d’étrangers depuis quelque temps. Au fond, je ne m’en plains pas. Il est préférable que rien ne vienne troubler la paix dont jouissent mes administrés. Hein ! as-tu bien admiré comme ils sont tranquilles et heureux ? Ah ! le « bon à rien, » comme on l’a appelé trop longtemps, a pris sa revanche !… »
Kingston l’interrompit.
« Woods, avant de partager ton enthousiasme, j’aurais besoin de quelques explications. Des rapports étranges circulent sur le continent. Et ce que j’ai pu voir dans les rues me surprend au-delà de toute expression. »
Le maire se renversa dans son fauteuil avec un petit rire satisfait.
« C’est vrai, je ne t’ai pas encore dévoilé ma découverte. À Victoria, quand je t’ai rencontré, j’étais justement allé chercher de quoi l’appliquer… Le sommeil irrésistible ne m’a pas laissé le temps de te faire cette révélation, qui, d’ailleurs, eût alors été prématurée… Je t’avais parlé, n’est-ce pas, des ferments de révolte qui couraient dans la ville. Les habitants étaient révoltés et malheureux, ce qui est le sort habituel de tous les hommes qui pensent. J’ai trouvé le moyen de leur donner la paix.
– Quel moyen ? Par la mise en pratique de nouvelles théories sociales et économiques ? La question m’intéresse fort, car je compte descendre bientôt, à mon tour, dans l’arène politique.
– Non, par la vaccination.
– Par la ?…
– Parfaitement. Un jour, j’ai décrété ici, sous le motif inexistant d’une épidémie menaçante de typhus, la vaccination obligatoire de tous les habitants. Maintenant, ce sont les nouveau-nés que je vaccine par mesure préventive, à ce que je prétends. Au début, j’ai eu de mauvais citoyens qui tentaient de se soustraire aux obligations de mon arrêté. Mais ils y sont tous venus… La peur est si forte sur les âmes !…
– Je ne comprends pas encore, fit Kingston.
– Mais, mon vieux, ce n’est pas le vaccin antityphique que je leur inocule. C’est un sérum de ma composition, un sérum merveilleux, qui a la propriété de paralyser certaines cases du cerveau, celles-là justement où se trouve le siège des facultés intellectuelles les plus élevées ! »
Kingston regarda son ancien camarade avec une horreur assez mal déguisée.
« Ne fais pas cette tête ! Ignores-tu donc le service que je rends ainsi à mes compatriotes ? Les hommes sont à plaindre parce qu’ils ont conscience de l’imperfection de leur destinée et de la durée éphémère de leur vie. C’est la conscience, justement, que je supprime, et, du même coup, la crainte de la mort.
– Cela explique, dit lentement Kingston, la disparition du sentiment religieux.
– Et de la science, et de l’art, de toutes les fonctions supérieures de l’esprit… et de tous les embarras que l’homme se donne inutilement. Mes élèves ne vivent que dans le présent et ignorent les soucis de ceux qui désirent et qui espèrent.
Plus d’initiative et de raisonnement. Le pur instinct et l’habitude machinale les poussent à continuer certains des gestes et des actes qu’ils faisaient à l’époque où je les ai guéris. Ils continuent à acheter et à vendre, à parler, se vêtir, à accommoder leurs aliments, à préparer des drinks, à remplir tous les besoins physiques. Mais ils ont oublié l’affection et la haine.
Les ouvriers travaillent comme le bœuf traîne sa charrue, sans se plaindre. Au lieu de s’instruire dans les écoles professionnelles ou de passer par un long apprentissage, ils font leur labeur comme des animaux dressés, par esprit d’imitation. Les cultivateurs retournent la terre comme les taupes creusent des terriers, et les maçons bâtissent des maisons avec aussi peu de raisonnement que l’oiseau en met à construire son nid. Par exemple, vivrais-tu des milliers d’années que tu les verrais toujours travailler de la même façon. Ils sont naturellement incapables d’inventer un perfectionnement quelconque.
Ils n’ont plus la faculté de comprendre. Chacun accepte son sort sans rechercher un plus grand bien-être, une plus grande science, ni aucune nouveauté. Je ne me vante donc pas en prétendant avoir résolu la question sociale, ainsi que tous les problèmes qui tourmentent la pauvre humanité civilisée. »
La réprobation avait fait place, chez Kingston, à la plus vive curiosité scientifique. Il constata :
« En somme, tu arrêtes l’évolution de la race… ou plutôt tu la fais rétrograder jusqu’à la nuit originelle et inconsciente.
– J’arrête ? Je fais rétrograder ? Pourquoi ? Je précipite, au contraire, son évolution. Je supprime les étapes, car je prétends que l’intelligence des hommes, après avoir atteint son apogée, doit décroître et disparaître… Au fait, la phrase que je t’ai dite au café de Victoria était absurde. Te souviens-tu ?… Car l’homme n’est pas au sommet de l’échelle des êtres… D’autres l’ont devancé. La théorie du perfectionnement des créatures n’est qu’une orgueilleuse et stupide illusion, pour tout dire, une idée humaine. L’intelligence n’est pas un perfectionnement, mais une maladie dont j’ai trouvé le remède.
Déjà, sur les bancs de l’Université, je me moquais des hypothèses de Daudin, des affirmations d’Hœckel et de ses disciples. Après nous avoir assuré que les mains de l’homme sont un grand progrès sur les membres des animaux, ils placent à un échelon inférieur les singes qui en ont quatre !… Pour moi, je ne peux penser que le singe, ou une créature similaire, soit notre ancêtre primitif, ni qu’il soit, comme l’ont allégué avec plus de vraisemblance certains humoristes, notre descendant dégénéré. S’il existe des liens de famille entre les deux espèces, le singe ne peut être qu’un homme guéri et, pour emprunter la terminologie fausse de ces savants, perfectionné. »
Woods se tut, Kingston demeura pensif un instant. Puis tous deux regardèrent par la fenêtre ; des hommes, des femmes passaient paisiblement. Des enfants jouaient sans cris et sans disputes. Un vieillard, assis sur un banc, vivait dans la quiétude ses derniers instants, parce qu’il ne savait pas qu’ils étaient les derniers.
Woods reprit la parole :
« Croirais-tu que, sur cette place, j’ai vu une foule douloureuse lancer des pierres dans mes vitres et vouloir brûler l’hôtel de ville ? Maintenant, c’est bien la grande paix de l’âge d’or. »
Kingston approuva d’un signe de tête, le regard lointain. Il songeait au rapport qu’il lirait au Medicinal Club.
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(Pierre de la Batut, « Un Conte d’aventure, » in Dimanche-Illustré, neuvième année, n° 443, 23 août 1931)