« Eh bien ! Poussecalle, y sommes-nous, enfin ?
– Encore un instant, Monsieur… Je n’arrive pas à réaliser la simultanéité des courants !… Rien ne va !
– Poussecalle, tu es une gourde… Attends que je voie moi-même ! »
Celui qui s’exprimait ainsi, Norbert Trévillon, était un ingénieur d’une intelligence prodigieuse. Grand, d’une carrure d’athlète, le front démesurément bombé qu’une calvitie précoce faisait paraître plus volumineux encore, il avait voué sa vie entière à la science, et cette maîtresse exigeante avait accaparé à tel point son cœur et son cerveau que plus rien, pour cet homme de quarante ans, n’existait, hormis elle.
Il avait fait construire, à Versailles, au milieu d’un grand jardin en bordure du chemin forestier qui mène à Viroflay, une villa dont les vastes dépendances lui servaient de laboratoire. Il vivait en ours, dans cet antre secret, avec une vieille servante-cuisinière, Gérardine, et un préparateur qui, le chef grisonnant, les joues fleuries, bedonnant et rougeoyant du nez, prêtait à son maître l’ardeur de son enthousiasme, sa gaieté d’homme sanguin et une fidélité à toute épreuve : Aristide Poussecalle.
L’ingénieur dévala de l’échelle sur laquelle il s’était juché et qui s’accotait à une sorte de grille énorme, placée contre le pignon de la villa : une antenne de son invention, destinée à émettre des ondes de toutes longueurs, des champs électriques et magnétiques, des corpuscules, que sais-je ? Il entra en flèche dans son laboratoire, immense pièce où vrombissaient des bobines d’induction et des alternateurs, où claquaient des étincelles, où s’allumaient des lueurs fulgurantes. Un profane se serait cru, sinon dans l’Enfer de Dante, tout au moins dans un monde imaginé par Wells. L’ingénieur Trévillon rêvait de diffuser sur toute la Terre les ondes de l’intelligence, bien plus complexes qu’on ne se le figurait au XXe siècle ! Il les avait soigneusement repérées et patiemment reproduites. Elles s’accompagnaient de corpuscules qu’il avait été seul, jusque-là, à capter, puis à engendrer artificiellement. Travaux prestigieux qui l’avaient amené, par étapes, à concevoir son gigantesque appareil, le Générateur d’Intelligence, auquel il mettait la dernière main.
« Voyons ce qui cloche encore, mon vieux, fit-il, en entrant… La bobine C ?… Elle fonctionne à merveille… Oh ! je vois : c’est le condensateur H qui renâcle… Parbleu ! ses isolants sont percés ! Découpe vite des feuilles de mica ! »
Le vieux préparateur hocha sa tête vénérable et s’écria :
« Monsieur, vous avez tout de suite vu ce qui flanchait. Moi, j’ai beau mettre dix paires de lunettes, je ne suis plus qu’une vieille mule !… Il est grand temps, Monsieur, que votre machine me donne une intelligence nouvelle !
– Tais-toi et prépare soigneusement les feuilles, Poussecalle… Tu te sous-estimes vraiment trop, en ce moment ! Sans ton concours, jamais je ne serais parvenu à monter cet admirable appareil, ce qui me prouve toute la solidité de ton cerveau ! »
Un flux de sang envahit les joues et le nez du préparateur, qui n’était pas insensible à la louange. Il repartit, la tête penchée sur le condensateur endommagé :
« Vous êtes trop indulgent, Monsieur… C’matin, pourtant, Mam’zelle Gérardine me disait : « Mon pauv’ Poussecalle, vous n’écossez même pas proprement mes petits pois, c’qui me prouve que vous n’êtes pas bien malin, quoi qu’on en pense… »
– Laisse cette humble fille à ses fourneaux et observons ! interrompit l’ingénieur, impatienté… Sommes-nous prêts ?… Bon !… Lançons les courants principaux ; le reste est en train… V’lan !!!… Tout marche ! »
Pour la première fois, le Générateur d’Intelligence fonctionnait dans son ensemble. Qu’allait-il apporter au monde ? Voilà ce que se demandaient, en proie à une angoisse indicible, le génial inventeur et son dévoué Poussecalle.
Sur les arbres du jardin, les moineaux piaillaient au soleil, indifférents aux savants soucis des hommes. Cet événement se passait par une belle matinée de mai, à dix heures sept, exactement.
Le Générateur d’Intelligence fonctionna, ce jour-là, de dix heures sept à onze heures sept. Les effets que l’ingénieur escomptait de la fantastique machine avaient dû se faire sentir dans toute la ville de Versailles. Norbert Trévillon voulut en cueillir les échos. Il erra, contre son habitude, dans le grand parc et s’assit sous les arbres feuillus qui bordaient le Bassin d’Apollon. Il vit approcher un groupe au centre duquel un homme quelque peu sur l’âge pérorait et gesticulait.
« Mon cher Adjoint, dit ce personnage, je soutiens qu’il s’est passé quelque chose, je ne sais quoi, ce matin, vers dix heures et demie. J’avais à compulser une pile de dossiers concernant la distribution d’eau potable. J’en pris un, au hasard ; il était bourré de calculs. Je me pris à le parcourir avec une étonnante facilité, moi qui, pourtant, ai les mathématiques en horreur ! Tout me paraissait clair, lumineux, élémentaire. Bien plus – et ceci est vraiment inouï : sous l’empire d’une subite intuition, je me mis à concevoir un système inédit de captation d’eau, d’appareils élévatoires. Je crayonnai, je chiffrai, jusqu’à onze heures environ, en proie à une vraie fièvre créatrice… Soudain, plus rien. Je fus incapable de saisir la moindre de mes conceptions, de relire même ce que je venais de noter ! M’expliquerez-vous cela ?
– Monsieur le Maire, répondit l’adjoint, j’éprouvai, moi aussi, une sensation étrange, celle d’être tout à coup frôlé par l’aile du génie. Le mécanisme intime de l’Univers m’apparut clairement, laissant loin derrière lui les systèmes de Copernic, de Newton et d’Einstein… Moi qui n’ai plus relu les philosophes depuis l’époque lointaine de mon bachot… »
Le groupe s’éloignait, et le reste des révélations de l’adjoint au maire s’éparpilla parmi les frondaisons. Soulevé d’enthousiasme par ce qu’il venait d’ouïr, l’ingénieur gagna les abords du Petit Trianon. Deux hommes étaient assis sous un vieux marronnier. Trévillon surprit ce bout de conversation :
« Me direz-vous, docteur, pourquoi je sentis, à ce moment-là, une incroyable lucidité intellectuelle s’éveiller en moi ? Ce système d’équations transcendantes, que je cherchais depuis deux ans au moins, me sembla soudain limpide comme de l’eau de roche. Je m’emparai d’une feuille de papier et me mis fiévreusement au travail. Hélas ! je ne pus arriver jusqu’au bout : ma flamme subite s’éteignit aussi brusquement qu’elle était venue. Quelle guigne, avouez-le !
– Je me sentis, moi aussi, sous le coup d’une excitation cérébrale vraiment insolite, répondit le docteur. J’attaquai le problème du mystère de la vie, ni plus, ni moins ! Eh bien, j’en donnai, in petto, d’ahurissantes explications… »
Trévillon ne put en entendre davantage. Il se mit à courir, à sauter, à gambader, délirant d’orgueil et de joie. Il franchit d’un bond le seuil de son jardin et clama :
« L’expérience est décisive!… Tu m’entends, Poussecalle ?… Dé-ci-si-ve ! »
Le préparateur était, en cet instant, en conversation avec la vieille cuisinière qui, en voyant son maître dans un pareil état d’exaltation, regagna précipitamment son gril et ses casseroles.
« Monsieur, fit le préparateur en riant, cette brave Gérardine a connu, elle aussi, son heure d’illumination intellectuelle. Elle l’a mise à profit pour composer le menu d’un repas à faire mourir d’indigestion l’Ogre du Petit-Poucet : gélinottes au châblis, faisan flambé à la fine-champagne, cuissot d’agneau, sauce madère, dinde aux marrons, sauce au kirsch… Effroyable, tout bonnement, Monsieur ! Ah ! quand l’imagination s’empare de l’âme des cuisinières…
– Poussecalle, répondit le savant, sans descendre des cimes mentales où il s’était hissé, les voies du génie sont multiples autant qu’inattendues ; cette bonne Gérardine vient de nous en fournir une preuve éclatante… Eh ! parbleu, Gérardine a raison ! Ce soir, je veux fêter à table, le verre en main, notre réussite. Que Gérardine nous prépare le repas dont elle a eu l’inspiration ! Nous boirons au Générateur d’Intelligence ! »
Poussecalle se rendit à la cuisine en haussant les épaules, puis s’en revint, un peu penaud, auprès de son maître.
« Monsieur, bredouilla-t-il, vous mangerez ce soir du potage aux tomates, un artichaut à la vinaigrette et du rosbif aux pommes frites. Gérardine a totalement perdu le souvenir des plats qu’elle avait si magnifiquement imaginés. Son inspiration a été de courte durée… Je le regrette, Monsieur, parce que vous aimez banqueter à l’occasion… Mais, tout compte fait, c’est un bonheur pour vous : j’aurais tremblé de vous voir ingurgiter tant de bonnes choses. Vous allez bouleverser le monde par votre Générateur !… Alors, il faut être « d’attaque, » Monsieur ! »
*
Mettons les choses au point. Le Générateur de Norbert Trévillon n’exaltait pas l’intelligence humaine, celle que nous a donnée la nature, que nous apportons en naissant, et qu’aucun phénomène extérieur, physique ou chimique, ne saurait exciter. L’appareil étonnant dont j’ai parlé – en regrettant l’indigence de mes aptitudes à le décrire dans ses moindres détails, l’appareil de Trévillon, par les champs complexes qu’il lançait dans l’espace, créait, en frappant les cerveaux humains, une sorte de lucidité artificielle, de super-intelligence se superposant, sans s’y inclure, à l’intelligence innée. On pensait, raisonnait, imaginait puissamment, sous l’influence de cette énergie physique, sans plus faire appel à l’intelligence vulgaire. Et comment aurait-on songé à se servir de celle-ci, alors que, grâce à la puissance fournie par le Générateur, on résolvait, dans toutes les branches de l’activité humaine, des problèmes qui eussent paru, jadis, totalement insolubles ?
Nul ne comprit, à cette époque, le péril qu’allait courir l’humanité. Dotés de la super-intelligence, les hommes se verraient dispensés du moindre effort cérébral naturel, hormis pour les actes les plus simples, relevant de l’instinct : boire, manger, se coucher, ouïr ou regarder avec attention. L’énergie de la pensée propre ne servirait plus à rien. On ne penserait plus qu’artificiellement, par le truchement des ondes subtiles et des corpuscules multiples propagés par le Générateur. Or, on sait combien rapidement s’émousse une faculté que l’on néglige d’entretenir ou un instinct auquel on cesse d’avoir recours !
On n’y songea même pas, tant se révélèrent sensationnels les premiers résultats obtenus par l’ingénieur versaillais. Le lendemain du jour mémorable où le savant avait pris conscience de l’efficacité de son invention, le Générateur d’Intelligence fonctionna de huit heures du matin à huit heures du soir. La radio de Versailles et plus encore celle de Paris – car les champs mystérieux étendaient leur action dans un rayon de plus de cent kilomètres – signalèrent des phénomènes supra-normaux dont le cœur de la France avait ressenti, pour la première fois, les effets sensationnels. Quelle en était la cause ? On se perdit en conjectures plus absurdes les unes que les autres.
Ce fut alors que Trévillon proposa publiquement de doter l’humanité d’une véritable transcendance intellectuelle. Reçu au Palais Bourbon, par le Président du Conseil, il posa nettement ses conditions : il entendait garder le secret technique de son invention ; il dirigerait lui-même, avec des collaborateurs qu’il s’adjoindrait, la station génératrice. On construirait à Versailles un appareil géant ; on établirait, pour diffuser les champs parmi toute la France, des relais puissants.
Ce projet fut voté par les deux Chambres dans les quarante-huit heures. On vit alors s’élever, à l’orée du bois de Viroflay, une manière d’antenne fantastique, en forme de grille, de deux cents mètres de hauteur sur cinquante de large. Plus de cent ouvriers y travaillèrent en aveugles, sans avoir la moindre idée de ce qu’ils érigeaient là. Une immense usine sortit de terre, toute proche de la grille émettrice. Aux environs de la grille-antenne, on construisit un pavillon où allait habiter l’inventeur.
Norbert Trévillon œuvrait, avec une ardeur fébrile, à l’équipement de l’usine où allaient s’élaborer les énergies sublimes à répandre par le monde. On y transporta de monstrueux alternateurs, des bobines immenses, des condensateurs prodigieux. Le dévoué Poussecalle, seul dans le secret, assistait son maître avec fougue, ne ménageant ni son temps ni ses forces pour mener à bien le prestigieux travail. Quand, enfin, harassé, couvert de sueur, il se réfugiait, le soir, à la cuisine et suppliait Gérardine de lui réchauffer un bol de soupe, il marmottait :
« Ce sera merveilleux, j’en conviens… Mais c’est bigrement fatigant ! »
À quoi la brave fille répondait :
« Vous vous mettrez en terre, Poussecalle !… Pourquoi vouloir rendre les gens si malins ? En seront-ils meilleurs et plus contents ?… Moi, j’trouve qu’y faut se contenter de l’intelligence que l’bon Dieu a mise dans notre caboche, sans chercher autre chose !
– Gérardine, rétorquait sévèrement Poussecalle, M. Trévillon est le plus grand homme qui ait jamais existé sous la calotte des cieux. Il sait ce qu’il fait : sans l’intelligence, nous serions encore à la période des cavernes !
– Et après ? Nous n’aurions pas tant à nous tourmenter, mon pauv’ Poussecalle !… Vlà vot’ soupe. Prenez-la tant qu’elle est bien chaude, ça vous retapera ! »
En province, des relais furent établis à Nancy, à Saint-Étienne, à Marseille, à Bordeaux, à Clermont-Ferrand, à Rennes, à Lille. Plusieurs capitales européennes en réclamèrent : Bruxelles, Berne, Londres, La Haye, Rome, Berlin. On attendait impatiemment le jour où le Générateur d’Intelligence, le grand, le vrai, cette fois, épandrait ses ondes, ses champs, ses corpuscules à travers le monde.
Ce jour-là, un radieux matin de mai, deux ans après les premiers essais de Trévillon, à neuf heures quarante-cinq, très exactement, l’ingénieur et Poussecalle se trouvaient dans le vaste laboratoire, au centre de l’immense usine. L’inventeur était très ému. Le préparateur était à ce point excité que son maître fut forcé de se mettre en colère pour le faire tenir tranquille :
« Tes mains tremblent et tapotent partout au hasard, triple sot !… Si tu ne te calmes pas tout de suite, j’appelle Gérardine pour observer l’aiguille de l’ampèremètre, et je t’envoie humer l’air, au jardin ! »
Être suppléé par Gérardine, cette pauvre fille, simple d’esprit comme une chèvre ! Quelle honte ! Cette menace suffit à ramener le bon Poussecalle à la maîtrise de soi. Il joignit les talons, se raidit des pieds à la tête, les bras le long du corps, et s’écria :
« Monsieur, je ne bouge plus, c’est juré ! »
Alors, le cœur battant, l’ingénieur poussa les cinq manettes des commutateurs. L’usine prenait vie. Un formidable frémissement emplit l’air et fit vibrer les bobines, le cadre-antenne, les colonnes et les vitres. Et le prodige s’accomplit, à travers l’indéfinissable éther des vieux physiciens…
Ce que fut ce prodige ? La plume des plus fameux créateurs de mythes ne pourrait le décrire. Qu’on imagine, multipliés par un coefficient énorme, les résultats enregistrés à Versailles, lors du premier essai. Du coup, les intelligences humaines de la France entière et d’une importante partie de l’Europe se trouvèrent décuplées. Plus exactement, tous les humains de ces régions virent se superposer à leur intelligence naturelle la super-intelligence que le Générateur, par ses ondes, avait induite en leur cerveau. Le bon Poussecalle, humble technicien à l’origine, devint, en moins de deux ans, aussi instruit que l’avait été son maître ! Gérardine composa, sous forme de sonnets, d’odes et de ballades, un « Traité de gastronomie à l’usage des gourmets, » qui laissait loin derrière lui la célèbre « Psychologie du goût, » de Brillat-Savarin !
Norbert Trévillon…
« Qui vivait et peinait, macérant dans ces ondes,
Comme filets de sole, au sein de sauces blondes… »
ainsi que l’avait écrit Gérardine, en vers liminaires, dans son « Traité, » dédié à son maître, Trévillon, dis-je, avait acquis un génie, artificiel certes, mais ineffable. Non seulement il avait perfectionné à l’extrême son appareil, mais inventé des instruments surprenants au plus haut chef, et notamment l’idéoscope, grâce auquel on pouvait correspondre avec un interlocuteur lointain, sans ouvrir la bouche, la pensée se transmettant, sans fil, de l’un à l’autre !
Voilà pour ce qui concerne nos amis les plus proches. On imaginera facilement les résultats ahurissants obtenus dans tous les domaines, dans les sciences surtout. Quatre ans après la première émission du Générateur d’Intelligence, des relais étaient installés partout, même à Melbourne, à Tokio, à Wellington, à Nouméa… La super-intelligence répandait dans le monde entier ses effluves. L’espèce des surhommes était née ; elle florissait avec éclat.
Trévillon s’était un jour mis en tête de construire, à Marseille, une deuxième station émettrice, de manière à renforcer les champs issus de l’usine de Versailles. Et puis, s’il survenait un cataclysme qui détruisît celle-ci, ou si, plus simplement, un accident mettait, pour quelque temps, le grand appareil hors de service, l’usine de Marseille suffirait seule à la tâche, pour quelques jours au moins. Mais lorsque les champs de Marseille se superposèrent à ceux de Versailles, l’effet produit sur l’encéphale humain fut réduit à presque rien : sans doute, l’interférence des ondes avait-elle eu pour conséquence de les anéantir. Un seul appareil à maintenir, dès lors ! Tant pis ! On eut beau s’affairer, dans les sphères gouvernementales !
*
Le temps coula, enrichissant sans cesse le patrimoine intellectuel des hommes. Superintellectuel, plutôt, car l’intelligence naturelle n’avait plus rien à faire dans les découvertes, les inventions, les travaux philosophiques et mécaniques qui se multipliaient jusqu’à faire de l’homme un demi-dieu. Cinq siècles passèrent ainsi, sinon dans le bonheur, réservé jalousement aux simples, tout au moins dans le progrès le plus effarant. L’usine avait passé, de main en main, aux neveux de Trévillon, puis à leurs fils, à toute leur descendance ensuite. Les plans du fameux Générateur, l’exposé mathématique des lois auxquelles il obéissait, étaient soigneusement conservés dans un coffre-fort.
La vie se maintint à ce niveau transcendant, jusqu’au jour où se produisit la Grande Catastrophe, astucieusement conçue et déclenchée par un fou. Une nuit, au milieu d’un épouvantable fracas, des forces subtiles désintégrèrent, à distance, l’usine, ses dépendances, la grille-antenne et jusqu’au laboratoire primitif de l’ingénieur Trévillon. La précieuse matière de ces merveilleuses installations libéra son énergie interne, détruisant, par le souffle, la chaleur et les rayons radioactifs résultant de cette désintégration, la ville de Versailles tout entière, la forêt de Meudon, et la moitié de Paris. L’effroyable phénomène nucléaire porta son action jusqu’à Maisons-Laffitte, Palaiseau, Chevreuse, Saint-Germain ! Explosion qui dépassait en horreur tout ce qu’on avait vu jusque-là !
Des millions de personnes périrent, ce qui n’était pas le pire de l’aventure. Le Générateur d’Intelligence, en effet, était anéanti et, avec lui, la super-intelligence qui, durant cinq siècles, avait régi les hommes et guidé leur destin. Il ne leur restait plus que l’intelligence naturelle, dérisoire et vraiment atrophiée si l’on songe que, pendant cinq cents ans, les hommes s’étaient dispensés de l’exercer : on n’avait plus « pensé, » on avait agi sous l’action d’une imprégnation cérébrale, artificielle et extérieure. L’humanité se trouva, du coup, plongée dans une semi-barbarie nouvelle, au niveau de l’âge du bronze, à peu près.
L’hébétude régna, toute-puissante. Quelques hommes, parmi les moins ignares, se réunirent au sein des ruines de Paris, et tinrent conseil. Il fallait, à tout prix, reconstruire le Générateur d’Intelligence !
Mais les plans et les mémoires touchant cet extraordinaire appareil s’étaient désintégrés, eux aussi ! On consulta tout ce que les « surhommes » avaient supputé sur le Générateur, au cours des siècles écoulés. Hélas ! les tristes hommes qui lurent ces textes ne les comprenaient plus. Ils s’arrêtèrent, découragés, au bout de la dixième ligne : ce que la super-intelligence avait engendré de sublime, l’intelligence vulgaire, qu’on avait laissée s’assoupir, s’avérait incapable d’en tirer la moindre étincelle !
Et le monde, retombé à ce stade inférieur, mit plus de mille ans à s’en dépêtrer, tant il est vrai qu’à force de nous écarter de la nature, nous gravissons une pente factice au sommet de laquelle le gouffre nous attend. Hommes, mes frères, le progrès nous dispense de trop d’efforts qui ont leur raison d’être. Ne nous rendra-t-il pas, en fin de compte, débiles et déments ?
Songeons-y, avant qu’il soit trop tard : la roche Tarpéienne est près du Capitole !
Henri-Jacques PROUMEN,
Président de l’Académie Internationale
de Culture Française.
Lauréat de l’Académie Française.
–––––
(Henri-Jacques Proumen, in Englebert-Magazine, trente-et-unième année, n° 213, septembre-octobre 1951)