Il faisait ce soir-là une température délicieuse. Nirvana-City, d’ailleurs placée dans une situation abritée au pied de l’Himalaya, bénéficiait presque toute l’année d’une température sans à-coup. De son cabinet, le docteur-professeur Thadeus Kobl apercevait les cimes encore éclairées, tandis que des vallées une brume violette montait. L’heure mélancolique du crépuscule était propice aux songeries et le docteur Thadeus Kobl rêva…
Son rêve, le rêve de toute sa vie, était accompli. La destinée lui avait souri en lui permettant d’assister au triomphe de son œuvre. Et le vieux philosophe se rappela le temps où, courant les mondes, écrivant dans les revues, sa Nirvana-City (Ville du Paradis) paraissait une utopie énorme où tous, écrivains, hygiénistes, savants, économistes, hommes politiques s’étaient rués à l’assaut de son idée pour la démolir comme quelque chose de gênant. Que cela était loin ! Et Thadeus Kobl ne put s’empêcher de sourire en pensant à Kirvoya, la sommité médicale décorée de tous les ordres et possédant toutes les croix avec qui il avait eu une polémique formidable, à Kirvoya dont, dix ans après la mort, toutes les théories étaient reconnues fausses, établies sur des erreurs ou des présomptions… Nirvana-City ? Ville du Paradis ? Paradis sur terre, Thadeus Kobl pouvait presque l’affirmer.
… Un jour, en Hongrie, où il faisait des conférences en faveur de son idée, Kobl avait reçu la visite d’un riche Magyar qui, ayant quitté quelques heures son château des Karpathes, était venu à Buda-Pesth. Le richissime propriétaire, séduit et conquis par l’idée, mettait sa fortune à la disposition de Kobl. On avait négocié avec le gouvernement anglais l’achat d’un vaste terrain dans les Himalaya, dans une contrée où le climat était sain et régulier. Et, appliquant les idées de socialisation et de collectivisme de Kobl, on avait fondé la colonie avec des bonnes volontés venues de différents pays, envoyées surtout par les groupements avancés des Républiques latines.
Et le programme avait été exécuté de suite dans ses grandes lignes : lutte contre l’alcoolisme et la tuberculose, incinérations obligatoires, défense de garder les morts dans les maisons, création de salles de dépôt mortuaires pour veiller les corps, obsèques de nuit, rapides et silencieuses, par tramways funéraires, consultations médicales périodiques, séjour dans les hôpitaux à la moindre maladie, Hôtel des Suicidés. Et, à côté de la question hygiène, toutes les réformes ouvrières pour lesquelles les peuples se battaient dans l’Univers étaient réalisées à Nirvana-City ; les heures de travail réduites au minimum, les salaires proportionnés aux besoins de l’ouvrier et les commodités, le luxe scientifique : le téléphone, le télégraphe, les railways, à la disposition gratuite de la collectivité.
Un sourire passa sur les lèvres rasées du professeur. Et dire qu’avant de nombreuses années, rien ou presque rien de tout cela ne serait encore réalisé chez les autres peuples ! Maintenant, il pouvait mourir ; la bonne graine était semée, Nirvana-City était le prototype de toutes les villes ; l’idée du professeur Thadeus Kobl était lancée : déserter les grandes agglomérations pour retourner à la cité au nombre d’habitants limité, avec une situation climatérique très favorable. Et le professeur songea à la mort.
Il y avait deux mois, une attaque l’avait effleuré sans trop de suites. Mais le professeur prévoyait la fin prochaine accidentelle et lamentable : la chute devant un tramway ou un auto-bolide dans la boucherie des chairs. Une telle fin répugnait à ses sentiments d’hygiéniste et d’esthète. Si l’attaque ne l’emportait pas du coup, c’était la paralysie ; il fallait sortir de là en beauté.
Thadeus Kobl disposa quelques notes bien en vue sur son bureau, s’assura que tout était en ordre, qu’il ne laissait rien d’inachevé et sortit.
*
La Maison des Suicidés, – comme l’appelaient les habitants de Nirvana-City, – ou la Sortie Logique, – ainsi que le portait son fronton, – était située près de Mélèzes-River dans le faubourg de Brahma. C’était un monument carré dont peu de fenêtres égayaient la façade. Les pièces qui le composaient prenaient jour à l’intérieur sur un délicieux jardin au milieu duquel se trouvait une vasque à parfums.
Au nécrophore chargé de l’introduction des « logiciens » et qui le reçut, croyant à une simple visite, Thadeus demanda une chambre. Sans la moindre émotion, en homme habitué à ce service depuis longtemps, le nécrophore indiqua un numéro au professeur et rentra dans son bureau, recherchant déjà les pièces nécessaires pour dresser l’acte de décès.
Thadeus Kobl remarqua que le numéro indiqué par le nécrophore coïncidait avec la date de sa naissance. La chambre s’illumina par le contact électrique du loquet et, prévenues par une sonnerie, des musiques jouèrent. Par des ouvertures dissimulées, des parfums s’épandirent à travers la pièce.
Or, Thadeus Kobl, méticuleusement, de son œil froid, inspectait tout. Le département de l’hygiène était passé par là. Aucune négligence, tout allait bien ; la merveilleuse machine philosophique et scientifique qu’était Nirvana-City fonctionnait normalement dans ses moindres rouages. L’inventeur n’avait plus à s’en occuper. Un surveillant suffisait. Les disciples de Thadeus n’auraient plus que des perfectionnements de détail à appliquer.
Sur le registre des dernières volontés, grand ouvert sur le bureau avec, à côté, le sceau et la cire pour le cacheter afin qu’aucun ne connût l’ultime pensée avant le Conseil Suprême, exécuteur de droit de par le Code Nirvanien des dernières volontés, Thadeus traça :
« Avant de rentrer dans la matière, moi, professeur-docteur Thadeus Kobl, fondateur de Nirvana-City, j’affirme que, derrière moi, personne ne pourra dire que je lui ai préjudicié. En adressant un dernier adieu au peuple de Nirvana-City, je le prie de suivre les doctrines que j’ai tracées et d’où découlent toutes joies que nous avons eues. Tout le bonheur d’un peuple dépend de ma formule que je rappelle ici :
« Ce n’est point par la limitation, dès la naissance, des vies humaines que l’humanité tend aux joies de la vie, c’est par la sortie logique au moment où l’individu n’a plus rien à attendre de la vie, car il ne doit pas être à charge à ses semblables.
Chaque individu doit rester maître de l’heure de sa sortie logique. »
THADEUS KOBL
Il ferma le registre, scella les rubans qui assuraient le secret des dernières volontés, malgré qu’il n’eût rien de caché dans sa vie à confier au Conseil Suprême, souvent chargé de réparer des fautes.
L’air de la pièce se raréfiait… Thadeus commença à éprouver de la gêne à respirer.
Malgré l’épaisseur des murs, les ronflements des moteurs qui actionnaient les pompes à faire le vide arrivaient confusément jusqu’à ses oreilles. Légèrement somnolent, il eut néanmoins la force de prendre le masque posé sur la table et de se l’appliquer sur le visage. Par un tuyau conducteur, un flot de vapeurs de chloroforme arriva…
Thadeus se renversa en arrière sur le fauteuil, ses bras laissèrent échapper le masque et l’on n’entendit plus que le ronflement des moteurs dans les sous-sols…
À travers la glace d’un hublot, le nécrophore jeta un regard sur Thadeus Kobl étendu sur le parquet. Alors, les machines s’arrêtèrent ; automatiquement, les fenêtres s’ouvrirent, pour laisser échapper les vapeurs délétères. Seules, les musiques égrenèrent leurs dernières notes, puis se turent.
Dehors, la lune montait rapidement dans les étoiles…
Ceci se passait le 23 avril 1953…
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Au manuscrit était épinglé cette note du surveillant en chef : « Cahier trouvé chez l’aliéné Pravilly, division 4. »
Et mon ami Marchon, le médecin de l’Asile, que j’attendais dans son cabinet, avait griffonné au-dessous, à l’encre rouge, cette indication pour le directeur : « Trop fou pour être maintenu ; demander sa sortie à la Préfecture. »
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(Charles Hellem, in La Vedette politique, sociale, 30 septembre 1905 ; illustrations de Jean Gourmelin)