


Un poète indien a dit que les éléphants étaient les seuls animaux qui eussent le sentiment de la justice. La violence et la contrainte ne réussissent jamais avec eux ; d’ailleurs, ils sont doués d’une perspicacité rare et d’une habileté peu commune. À Sureta, des éléphants mâles avaient été dressés à scier des troncs d’arbres. La femelle passait la journée à souffler délicatement de sa trompe la sciure de bois pour faciliter le travail. Et sitôt que le sifflet de l’usine annonçait la fin de la journée, elle s’interposait et faisait arrêter le travail sans souffrir qu’aucun mâle continuât sa besogne une minute de plus.
À Calcutta, un éléphant avait pour cornac un ivrogne qui, ayant acheté des noix de coco, s’était amusé à en briser les coques sur le crâne épais de l’animal. Celui-ci ne fit pas mine de s’être aperçu de l’injure, mais le lendemain, à la même heure, il prit à l’étalage du même marchand une noix de coco dont il fracassa le crâne de l’imprudent.
Mais tout ceci n’est rien à côté de la stupéfiante histoire qui fait en ce moment le tour de la presse anglo-indienne.
L’entrepreneur des docks de Bombay possédait une douzaine d’éléphants qui travaillaient toute la journée au déchargement des navires et accomplissaient sans fatigue le travail de deux ou trois cents dockers.
Les éléphants, sans y être contraints par personne, arrivaient le matin sur le quai à l’heure exacte ; le plus vieux d’entre eux répartissait entre ses congénères les fardeaux qu’on lui désignait d’une façon tellement équitable qu’on n’eût pas trouvé la différence d’un kilogramme entre le chargement de deux animaux ; et jamais il ne dépassait pour aucun de ses camarades un poids convenu et, pour ainsi dire inscrit d’avance, dans la mémoire mathématique des pachydermes.
D’un commun accord, un peu avant le coucher du soleil, les éléphants, très probablement partisans de la journée de huit heures, abandonnaient le chantier et se rendaient processionnellement au bureau de l’entrepreneur. Tour à tour et par rang d’âge, ils se présentaient à un guichet où un employé délivrait à chacun d’eux une bouteille de mauvais alcool de riz. Ils saisissaient le flacon par le goulot avec leur trompe, en absorbaient d’un trait le contenu et rentraient se coucher dans un ordre admirable, sans être gardés par aucun cornac.
Cependant, à la suite des protestations d’un ministre d’une secte très sévère de passage à Bombay, l’entrepreneur qui, pour les stimuler, avait eu la mauvaise pensée d’habituer ces pauvres animaux à l’alcool, résolut de leur supprimer leur ration de liqueur.
Les éléphants défilèrent dignement devant le guichet fermé et regagnèrent leur écurie sans donner aucune marque de mécontentement.
L’entrepreneur s’applaudit de sa vertueuse initiative, qui, en même temps, représentait une sérieuse économie. Mais bientôt il fut obligé de déchanter.
Le lendemain, il fut impossible de persuader les éléphants de se rendre au travail. Les y forcer ? Il ne fallait pas y songer ; les éléphants ne cèdent jamais à la brutalité et en tirent toujours une éclatante vengeance. Toute la journée, ils restèrent paresseusement couchés sur leur litière et ne consentirent à se lever qu’à l’heure de la distribution quotidienne d’alcool qui, ce soir-là, leur fut faite avec une générosité inaccoutumée.
Le lendemain matin, à l’heure exacte, tous les pachydermes se trouvaient sur le quai et procédaient à l’embarquement de plusieurs milliers de balles de coton avec un zèle digne d’éloges.
Nous soumettons le fait sans commentaires à la sagacité des psychiatres et des sociologues, sans distinction d’école.
GUSTAVE LE ROUGE
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(in Le Monde illustré, n° 4105, 22 août 1936)
(in Paris, ou Le Livre des cent-et-un, tome VIII, 1832 ; repris dans la réédition du Livre des cent-et-un : Le Conteur universel, histoire, romans, mœurs, chroniques, 1837)
À J.-H. Rosny
« Mais, osa tout à coup Bainville d’une voix augurale, j’aurais voulu être prêtre. J’aurais chanté des messes terribles où j’aurais excité et exalté Satan dans la chair fade de l’hostie expiatoire. Il m’aurait été doux de sourire de la continuité de l’extase de mes fidèles satanisés. Aucun d’eux n’aurait eu conscience du triomphe – pour moi certain – de Lucifer dans son combat pulpeux avec Dieu expurgé de l’abîme. Car Satan agit et Dieu se contemple. Le premier seul est ubiquité, le second se cherche. Piteuse rivalité, vraiment, que celle de cet œil défini par un triangle chlorosé par la contemplation d’un nombril. Et quelle autre puissance divine ne faut-il pas en vérité pour créer le Mal – cette jolie courbe – que celle qui ne sut que délimiter le Bien, fatal, monotone et infécond comme une droite.
– Limites du Mal : l’Infini.
– Ah ! certes, » s’écria Bainville.
Il se leva comme suggestionné, et s’avança gravement vers une étagère au jour bleuâtre des vitraux. De petites masses oviformes luisaient pâlement. C’étaient, sur la planchette d’ébène, treize cailloux blancs et selon le poète « veinés comme un bras. » Il en compta rapidement six et, distinguant le septième du doigt :
« J’ai ainsi symbolisé à l’antique les treize voluptés initiales que j’ai rencontrées ici-bas. Chaque pierre porte deux caractères mnémotechniques qui suffisent à m’éclairer sur leur signification. La septième que je pointe porte sur un côté les deux lettres V. S., Volupté Sadique ou Satanique.
– Jette-la-moi, ricana Lucienne d’Artois, que je volupte selon notre Maître.
– Femme, prononça Bainville avec une gravité d’adepte que démentait la blague familière de ses yeux, je ne te la jetterai pas, parce que ce n’est qu’un galet lavé et poli par le flot et ne signifiant que par le souvenir sensuel que j’y attache.
– Au fond, grogna Louguet, tu ne cherches qu’à nous placer le récitatif de ta septième pose. Vas-y. Cela vaudra parce que tout le monde n’a pas la patience de les classifier ni de les tirer au clair. »
Lucienne tira sa chaise vers lui, très femme. De petite flammes pourlécheuses avivèrent, dans la grille, le cœur des bûches portant aux rétrospections bienheureuses. Ce Bainville intéressait par sa laideur outrancière de méphistophélique et les cinq ou six années de sa vie bâtonnées d’ombre et, pour ses plus intimes mêmes, biffées de toute certitude.
« Vous le savez, commença-t-il, et vous autres, les premiers, vous m’avez cru mort on perdus. Fatigué du boulevard et de ses réjouissances faciles, j’ai quitté un jour Paris à la recherche de mes treize cailloux. Trois ans après, je me trouvais en Cornouailles. C’est là que j’ai conquis sur le mystère ma septième volupté. Rien du vain conte satanique. Vous resterez avec moi dans le plus pur domaine psychique et je n’ai jamais eu d’autre critère que l’ébranlement forcené des mes vaso-moteurs. »
Il se tut et ses yeux pâles de boulevardier soudain s’approfondirent de trop d’inconnu.
« Je dois vous dire, reprit-il que j’étais dans le pays le plus propice à l’horreur et à l’hallucination. Jamais cauchemar n’a dépassé en puissance terrifiante cette nuit de Cornouailles. C’est à s’étonner de ce que le mercantilisme de l’Anglais n’ait pas encore songé à y organiser, pour une élite, des pèlerinages à Satan.
J’habitais, à environ un mille de la mer, une hutte hermétique de planches résineuses et suintantes. Une femme du village immédiatement au-dessus de ma tête dévalait chaque jour, à la première heure, pour m’apporter du porter et des légumes cuits. Je m’y établis un dimanche d’octobre, sans cloches de vêpres, et assez loin des pâtis pour ne point y percevoir des sonatines de bêtes.
Auditivement, j’étais donc bien seul. J’apportais dans ma solitude les cinq livres d’élection dont je ne pourrais citer une ligne parce qu’en dépit de leur lecture souvente à laquelle je m’astreignais comme réactif, seuls mes yeux en ont suivi le texte. C’étaient l’Imitation, Sagesse, la Sagesse et la Destinée, un Marc-Aurèle et un Platon.
Je passai ma première semaine dans une paix relative. Des pluies lentes glissèrent sur l’horizon. Mais le paysage n’était pas encore entré en moi. Il fallait que l’insinuation perfide et inconsciente du Mal se fit en-deçà de toute possibilité d’analyse, sous le couvert d’un sentimentalisme inquiet. De fait, aucun malaise n’étant encore venu me troubler, je pouvais me figurer n’avoir été amené là que par quelque romantique détresse d’amour et la certitude si douce que la nature pouvait être agitée de passions analogues aux nôtres. Je ne voyais d’être humain autre que la paysanne revêche qui m’apportait ma nourriture, et avec laquelle j’échangeais parfois les quelques mots d’anglais que parvint à m’enseigner mon bon maître Stéphane Mallarmé sur les bancs du lycée. Elle seule n’aurait jamais suffi à me donner la nostalgie de la vie. Sa face n’était prometteuse ni de haine ni d’amour, et ses gestes nets et courts indiquaient la propulsion d’une vie suivant la droite. Elle portait du reste, entre ses deux seins pointants et cambrés par son vêtement étroit, le faciès repoussé d’un Christ grimaçant que n’avaient jamais léché les phosphorescences infernales et qui me parut odieux comme tous les êtres émasculés d’avidités malsaines. Elle arrivait dès l’aube avec la pluie sinistre de son pas éternellement réflexe de créature intermédiaire. Ses aliments étaient grossiers, mais excellents à un estomac délabré comme le mien.
*
Elle partait. J’écoutais son pas décroître et le roulement de cailloux qu’il déplaçait. Je suivais même parfois sa silhouette de pluie, grise et revêche comme elle, jusqu’à ce qu’elle ne fût plus que la vibration ténue d’une ambiance figée. Puis j’entrebâillais un livre… Au-dehors, implacables, veillaient les flèches de l’averse. Huit jours passèrent. Je m’étonnai vaguement de m’être enseveli aussi délibérément sans que je ressentisse autre chose que le casuel de mes sensations journalières. Puisque rien ne voulait pour moi déborder la vie, je refoulai du geste les âmes réactives d’imitation qui se traduisaient dans mes livres et je m’astreignis à la contemplation. J’avais de pauvres vitres brouillées qui me permirent un carré de ciel bitumeux. J’ouvris mes fenêtres et j’eus comme le vertige de la mort devant ce néant de vie. Des forêts rabougries et comme en prières s’élevaient en fuite, loin de l’océan. Devant moi, des focs noircis par quelle montée soudaine d’enfer me cachaient la vue de la mer dont il transparaissait pourtant la ligne floue par intervalles. La mer ? je la sentais venir à moi, immense et voluptueuse, dans l’afflux de ses émanations singulières. La mer ! je l’avais aimée à Gênes et adorée à Naples, toute en soleil et en joie, comme une belle tentation d’enfant, au temps où je considérais sainement la vie. Aujourd’hui, je la pressentais selon Satan, phosphorescente et attentatoire, goule attentive au mal. Pas un vol d’oiseau, pas de mâts immobilisés, pas le moindre pêcheur, mais, avec le crépuscule tombé en hâte, le frôlement mou d’une ténèbre peuplée d’irréels vampires. Je me couchai sur le sol glacé pour essayer d’y percevoir la palpitation de la vie, le travail sourd de germination, l’enfantement laborieux d’une vie nouvelle. Il ne vivait rien, rien ne poussait que des chardons et la petite herbe couleur de rouille des terres d’abîme. Le grondement des vagues se perdait dans cette terre boueuse et noire, alimentée et gorgée de pluie, dans laquelle j’avais la sensation de glisser jusqu’à des profondeurs rougeoyantes. Pour la seconde fois, j’eus le vertige de la mort, d’une mort hideuse avec tous les sursauts et les spasmes de l’ensevelissement et de l’asphyxie. Mais ceux qui l’ont tentée, pressentie, et qui ne vivent que désireux d’une fin émotionnelle, meurent de façon bénigne dans la simplicité de leur chambre.
Je me ressaisis vite et je m’endormis sur mon lit fruste avec, dans les prunelles, le cauchemar singulier de cette nature. Je poussai soudain un grand cri au bruit extérieur d’une main qui explorait ma porte pour en trouver le loquet. Je me levai, somnambule, et je parvins à déduire, au fond de ma conscience trouble, que si cette main cherchait, c’est que c’était encore la nuit. J’en fus atterré, car la matérialité de cette main ne faisait pas de doute. Je l’entendais chercher (cherchait-elle ?) comme en se jouant. Par une transposition subite du temps et du lieu, je pensai brusquement que ma petite nièce venait me réveiller, selon son habitude à Paris, en grattant à ma porte et en me criant de sa plus belle voix de tête : « Loup, y es-tu ? » Mais ce ne fut que l’aberration d’une seconde et j’écoutais là, voluptueux et brisé, cette main de sollicitude ou de crime. Qu’attendait-elle ? Il n’y avait pour entrer qu’à lever un mauvais loquet de bois. Elle ne voulait donc pas entrer ? À moins qu’elle ne fût hallucinée ou intactile, indépendante de tout centre sensitif, incapable de comprendre ?
Ou peut-être venait-elle préparer un terrain au mystère, exorciser Dieu ou Satan, vigilante ou insidieuse ? Signe de croix ou pratiques d’enfer ? Je ne bougeais toujours pas, partagé entre le désir de laisser accomplir une volonté agissante et de pénétrer cet inconnu. Pourtant, j’arrivais à la certitude qu’elle ne voulait pas entrer.
*
Le crissement net d’un ongle aigu comme une lance me fit défaillir. Ah ! cet ongle pouvait agir sur la matière neutre, il était désormais dans ma chair. L’Unguis et rostro a toujours été le secret joli de mes amours. Il est, aujourd’hui, le secret de polichinelles impuissants. Mais cet ongle en rêve, qui donnait à ma chair avide la douleur essentielle de la volupté, me parut autre que l’onyx fardé d’une complaisante amie. Il entrouvrait le sillon bleu de mes veines, gorgeait mes lèvres d’un jet tiède, fouillait la gueule béante d’une royale et chimérique blessure. Je tombais en avant sur les genoux…
Lorsque j’ouvris les yeux, je ne perçus plus la main, mais la porte irradiait. Un âcre parfum pénétrait dans ma hutte, empoisonnait la petite atmosphère de mon sommeil. De courtes flammes orangées et vertes, issues d’un point habilement influencé, s’infléchirent vers moi avec des gueules sinistres de happement.
Machinalement, j’élevai vers elles un récipient rempli d’eau, prêt à me défendre, selon l’expérience des hommes, contre une émanation surnaturelle. Mais la porte ne brûlait pas encore, malgré son essence résineuse. Éperdu, je pensai l’ouvrir. Ma volition se dégageait à peine, que j’entendis les gonds grincer comme un rire. Ouverte, j’eus l’apparition de ce rire aux lèvres de ma pourvoyeuse, mais transfigurée et comme en attente d’une chose encore inaccomplie. Elle se tenait là, dans son vêtement de pluie qui cambrait ses seins droits entre lesquels la médaille du Christ gisait, fondue comme une salive. Je reconnus la main que j’allais chercher, du premier coup d’œil, dans mon hypnose. Elle me parut vivre d’une vie singulière comme si toute la vie des autres membres s’y était concentrée et je démêlais, sur les ongles incisifs et plats, des gouttelettes de sang – de mon sang. Je lui criai d’une voix sourde : « Que me veux-tu ? » Elle n’eut qu’une exclamation rauque que je ne compris pas. Mes yeux rencontrèrent ses yeux qui me regardaient tout en paraissant écouter une inspiration solennelle.
*
Elle dit enfin :
« Je viens t’enrichir d’une puissance nouvelle. Satan m’a chargée de t’initier à son culte parce qu’il t’a distingué d’entre les autres hommes. » Et elle s’avança vers moi, les mains dardées. Cette sorcellerie puérile de roman me fit mal. D’un bond, je fus sur elle et, saisissant les chères mains qui me suggestionnaient de leur geste étrange, je la menaçai de mon désir subit et fou. J’eus la volupté de la sentir faible sous ma force décuplée. Ses yeux se révulsèrent, ses ongles pénétrèrent ma chair délicieusement et, tandis qu’elle me jetait l’aboi d’une conjuration hermétique, je mis à nu ses seins irritants et je la pris. Ce fut ardent et dévastateur comme une flamme…
Ma hutte brûlait toute. Haletant, je me penchai sur elle et, dévotieusement, je la regardai mourir. Je chargeai son cadavre sur mes épaules et je courus à grands pas vers la mer. Une aube grise pointait dans le ciel. Ce crime bête m’effrayait. Je me défendais d’avoir voulu sa mort par instinct sadique et tous les beaux sophismes que je mettais en jeu ne parvenaient pas à m’absoudre devant moi. À deux cents mètres de la côté, je sentis brusquement mes jambes défaillir. Je m’affalai sous elle et j’attendis le grand jour.
– Au grand jour, conclut Longuet, tu avisas ce galet et tu partis en l’emportant.
– Toutefois, prononça Bainville d’une voix subitement peureuse, j’eus une dernière curiosité malsaine de criminel, car j’autopsiai froidement cette chair morte. »
Les trente-deux dents de Lucienne essaimèrent un rire blanc et Bainville les jugea voluptueuses.
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(Anonyme, in La Justice, journal politique du matin, vingt-quatrième année, n° 9763, jeudi 12 novembre 1903)
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Illustrations de Linley Sambourne pour The Water-Babies, A Fairy Tale for a Land Baby (1863), de Charles Kingsley
Non loin des ruines d’Yberg, sont les ruines d’Eberstein, car les ruines se touchent dans ce beau pays. Au-dessus d’un joli et frais village, s’élève une masse informe et noire de débris de constructions ; c’est là tout ce qui reste d’Eberstein. La famille d’Eberstein, comme celle d’Yberg, était aussi une vieille famille ; mais celle-là mourut de mort naturelle, dans la personne de Casimir, dernier comte d’Eberstein. Les biens de cette maison éteinte furent longtemps un objet de litige plus diplomatique que militaire entre les princes de Bade et de Wurtemberg ; finalement, ils sont restés en la possession des princes de Bade.
La légende d’Eberstein est plus intéressante que son histoire. Cette légende est moins sombre que celles d’Yberg et d’Altenbourg : c’est de la féerie ; les personnages sont du pays de l’enchanteur Merlin. La voilà dans toute sa naïveté.
LA BELLE DAME, MOITIÉ SERPENT, MOITIÉ FEMME
Il y avait un jeune page du comte d’Eberstein méprisé et détesté de ses camarades pour la bizarrerie de son caractère, et qui était toujours seul quand son devoir ne l’appelait pas auprès de son maître. Il avait d’ailleurs beaucoup d’instruction ; il savait le latin et la musique ; son cœur était innocent et ne connaissait pas le mal ; il avait le visage mélancolique, et ses yeux bleus, son teint frais, ses cheveux d’un blond ardent lui donnaient une expression singulière de douceur et d’ingénuité.
Hugo, c’est le nom du jeune homme, était depuis longtemps tourmenté du désir de pénétrer dans le passage souterrain où personne n’avait mis le pied depuis plus de cent ans. Quand les gens de la campagne passaient dans le voisinage, à la tombée de la nuit, ils faisaient un détour d’un mille pour ne le pas voir.
Après beaucoup d’hésitations, Hugo prit la résolution d’explorer ce passage. Il alla faire sa prière au pied d’un autel dans la chapelle du château, et s’étant muni d’un bout de cierge bénit par un prêtre et qui avait même brûlé quelque temps sur l’autel, il se dirigea vers l’entrée de la caverne : là, il recommanda son âme à tous les saints qui lui vinrent en mémoire, et s’enfonça courageusement dans les profondeurs du souterrain.
Il marcha une heure entière sous les voûtes sombres dans un silence de mort. Le passage, qui avait été jusque-là très étroit, s’agrandit tout à coup, et le jeune homme se trouva dans un haut et spacieux appartement. Il ne voyait pas d’où venait la lumière qui l’éclairait, mais cette lumière était si vive qu’il mit sa main devant ses yeux, pensant que c’était la clarté du jour, et qu’il avait atteint la sortie du souterrain. Il s’aperçut bientôt que ce vaste appartement était sans issue, et il se mit à observer chaque chose avec une curiosité mêlée d’inquiétude.
La lumière qu’il voyait était produite par une couronne incrustée d’énormes saphirs, et posée sur un coussin que supportait un piédestal de marbre blanc. Tout près de là était un coffre de fer haut de cinq pieds, et long et large en proportion ; et derrière, on voyait les rideaux d’une tente ou d’un lit. Le cœur du jeune homme battit fortement à cette vue. C’était sans aucun doute, se disait-il, un trésor caché là par quelque peuple dont le nom même avait péri sur la terre ; et lui, le plus heureux des aventuriers, il allait devenir assez riche pour acheter des trônes et des royaumes. Plein de joie, il s’élança vers le coffre ; mais un gros chien noir qui était couché derrière se leva tout à coup, avec des aboiements qui ressemblaient au tonnerre, et courut sur lui, la gueule ouverte, et les yeux brillants comme des charbons. Hugo se crut perdu, lorsque une voix douce et claire se fit entendre au-dessus du bruit. En un instant, le chien regagna son coin avec un léger grognement d’obéissance, et une dame sortit de derrière la tente comme une apparition.
Elle paraissait être dans la fleur de la jeunesse, d’une beauté éblouissante, avec des mouvements mœlleux qui avaient toutefois plus d’étrangeté que de grâce. Aucune statue grecque n’aurait pu égaler la noblesse de son buste ; sa taille délicate était entourée d’une ceinture d’or poli sur laquelle étaient tracés des caractères cabalistiques. Hugo la regardait avec admiration, quand tout à coup, à un mouvement que fit sa robe, il vit que cette femme, dont la taille était d’une déesse, finissait en queue de serpent. Ses yeux se troublèrent, son souffle s’arrêta dans sa poitrine, et il allait tomber à la renverse, si la voix de la dame mystérieuse ne l’eût rappelé à lui-même.
« J’aperçois votre effroi, dit-elle avec douceur, et dans un latin aussi pur que celui qu’on parlait à Rome dans le temps d’Auguste, et je sens mon pauvre cœur défaillir de honte et de désespoir. Sachez, jeune étranger, que je suis une princesse infortunée, qu’un magicien a confinée dans ce donjon pour autant de siècles que j’ai déjà vécu d’années. Le seul homme qui puisse rompre le charme qui me retient ici, je le vois bien, c’est vous, vous, brave, pieux, et surtout chaste de corps et d’âme. Mon libérateur, s’il est assez courageux pour surmonter l’horreur que j’inspire, doit me donner trois baisers sur les lèvres ; alors seulement, je reprendrai ma forme naturelle et le récompenserai de sa générosité en lui accordant ma main et, avec elle, une dot qui le rendra l’homme le plus heureux et le plus envié de ce monde. »
Quand la princesse eut ainsi parlé, elle fixa ses beaux yeux sur le jeune homme avec une telle expression de tendresse et de supplication, que notre aventurier, entraîné vers elle comme par un charme irrésistible, allait se jeter dans ses bras ; mais tout à coup sa robe agitée découvrit aux yeux du jeune homme la peau écaillée du monstre hideux qu’elle cachait ; ce spectacle l’arrêta tout court; et il sentit tous ses membres saisis d’un froid glacial.
« Aimes-tu l’argent ? lui cria la princesse avec vivacité, Aimes-tu le pouvoir ? Vois, tout ceci n’est point un mensonge ; je n’ai point voulu te payer tes baisers avec des paroles. »
En même temps, elle ouvrit le coffre-fort et elle le lui montra tout rempli de pièces d’or.
« Examine ces pièces, lui dit-elle, pèse-les dans tes mains, afin que tu voies qu’elles ne sont pas fausses ; remplis-en tes poches, et tu me diras si c’est du bel et bon or. »
Le jeune homme fit comme elle lui disait. Cet or, qu’il touchait de ses mains et dont il ne pouvait plus douter, lui rendit le courage. Il s’élança, non sans frémir, dans les bras de la princesse, et imprima un baiser sur ses lèvres ; au même instant, un bruit sourd et prolongé retentit le long des murs, des voix confuses remplirent l’air et un long gémissement répété dans le lointain par les échos de la caverne, fit palpiter son cœur d’effroi.
Sa hardiesse cependant n’eut pas d’autres suites fâcheuses pour lui ; et, quoique de plus en plus déconcerté, il se pencha en avant pour risquer un second baiser, lorsque les anneaux du serpent sortant de dessous la robe de la dame se déroulèrent à ses pieds. Ce spectacle lui donna des hauts-de-cœur ; il se sentit malade de dégoût et de terreur, et aurait pris la fuite, si l’infortunée princesse ne l’eût prié avec un long cri de désespoir de prendre pitié d’elle.
Il osa donc la regarder de nouveau : elle était si belle avec ses yeux chargés de larmes ! Son cœur battait de pitié et de générosité, mêlées d’un peu d’avarice. Il l’embrassa sur les lèvres une seconde fois.
Mais il n’eut pas plus tôt donné le second baiser, qu’un bruit de tonnerre ébranla la caverne, de nouveaux gémissements se mêlèrent à des rires horribles ; le vent souffla de tous les coins de l’appartement ; le chien noir redoubla ses aboiements, et le serpent frappa la terre de sa queue avec une violence qui produisit un ébranlement semblable à celui d’un tremblement de terre. Vaincu par tant d’horreur, le jeune homme ne se sentit pas capable de mener à bout l’aventure et, jetant un dernier regard sur la princesse, il s’enfuit.
« Oh ! ne me quitte pas, » cria la dame avec l’accent du désespoir ; mais le jeune homme se mit à fuir de plus belle comme s’il eût été poursuivi par le rire de tous les démons de l’abîme.
« Pitié, pitié, pour l’amour de Dieu ! »
Il couvrit ses oreilles de ses mains, et continua de fuir.
« Grâce, grâce, grâce ! »
La voix devint plus faible, plus faible, et cessa tout à fait.
Quand le page eut regagné l’entrée du souterrain, et qu’il vit une fois encore la lumière du soleil, il tomba d’épuisement et s’endormit d’un sommeil qui dura jusqu’au soir. Après quoi, il se leva, et s’en revint, tout glacé, tout tremblant, au château d’Eberstein. Son aventure du matin lui semblait un songe ; mais ses poches chargées d’or lui en montraient la réalité, et une soif brûlante lui rappelait qu’il n’avait ni bu ni mangé pendant toute la durée du jour.
« Du vin ! du vin ! » furent les premiers mots qui s’échappèrent de ses lèvres ; et quand ses compagnons étonnés lui eurent présenté plusieurs verres, il y prit si bien goût, qu’une partie de son argent s’en alla bientôt en folles libations. Après le vin, vinrent les femmes, ce qui acheva de l’énerver et de l’abattre. Une malédiction semblait peser sur son fatal trésor, et quand la dernière pièce de monnaie fut partie, il tomba dans la pauvreté et la disgrâce. Ce fut alors qu’il forma la résolution de retourner à la caverne, et cette fois de donner le troisième baiser à la princesse, et de se mettre en possession de sa magnifique dot.
Il revint plusieurs fois à la charge ; mais il ne put trouver l’entrée du souterrain. Les jours, les semaines, les mois furent consumés en de stériles recherches. À la fin, il arriva à un endroit qu’il crut reconnaître, malgré les changements survenus depuis sa première aventure. Les rochers étaient entassés sur les rochers dans une confusion sublime, et formaient une barrière qui défiait les efforts de l’homme. Comme il approchait, la cire bénite s’éteignit dans sa main ; et il entendit une voix confuse et un rire qui sortaient de dessous terre. Alors, les mots de la dame : « brave, pieux, chaste » retentirent dans son cœur ; il poussa un cri d’horreur et de désolation, cacha son visage dans ses mains et s’enfuit.
Depuis lors jusqu’à ce jour, le passage souterrain n’a jamais pu être découvert. Il n’existe que dans la tradition et dans le témoignage du pâtre attardé qui, en passant le long de ces rochers, tressaille et tremble, comme s’il entendait la voix de la dame à la queue de serpent se lamentant sur son triste destin.
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Sur l’emplacement de l’ancien Eberstein, le margrave Frédérich fit bâtir, il y a quelques trente ans, un nouveau château du même nom que l’ancien. Ce château est petit, mais construit avec goût. Les fenêtres ont des balcons qui dominent une vue ravissante. Mais, c’est moins cette vue qui réjouit l’esprit que la petite rivière qui coule au bas, qui ondule, se brise, s’élance, écume, avec une variété, une grâce, une souplesse de mouvements infinis. Si le hasard amène en ce moment au pied de la montagne, à l’endroit où la petite rivière est le plus capricieuse, un radeau conduit par un batelier, l’attrait du danger très insignifiant que court le radeau, et l’adresse que déploie le batelier pour y échapper, ajoutent un charme nouveau à ce spectacle. Au reste, cette rencontre n’est pas rare. Sur tous les ruisseaux ou petites rivières qui descendent de la Forêt-Noire, on voit de ces radeaux se débattant contre le courant et les brisants, et que fait manœuvrer un seul homme, avec un sang-froid et une habileté qui vous étonnent.
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(Antoine-Augustin Renouard, Promenades d’un artiste, Paris : Jules Renouard libraire, 1836)
« Nous nous croyons libres. Le sommes-nous ? Les actes que nous accomplissons, avec la certitude de n’obéir qu’à notre volonté, ne sont-ils que le résultat de poussées, de suggestions, d’ordres tyranniques émanés de despotes insaisissables ? Peut-être avons-nous affaire à des despotes beaucoup plus forts que nous, et plus intelligents. L’humanité n’est peut-être que leur bétail, – un bétail dont ils se nourrissent. Quand nous souffrons, quand nous sommes malades, pourquoi ne l’auraient-il pas décidé, pour nous prendre de l’énergie, du fluide ou je ne sais quoi, et réparer ainsi leurs propres pertes physiologiques ? Quand nous mourons, serait-ce qu’ils nous tuent ? »
Nous reprenons aujourd’hui l’exhumation des contes oubliés de Maurice Renard avec la publication de trois récits appartenant au merveilleux scientifique : « Gardner et l’invisible, » « Eux » et « L’Œil fantastique. » Leur filiation est explicitement établie par Maurice Renard dans la dernière nouvelle du cycle, avec la mention des morts tragiques de Gardner et de Chambrun, les deux principaux protagonistes des textes précédents. Selon l’indication même de l’auteur, elles formeraient donc une sorte de triptyque sur le même thème : celui des Invisibles, ces terrifiantes créatures que nos sens sont impuissants à percevoir, et qui gouvernent peut-être l’Humanité à son insu. Ces trois variations n’avaient encore jamais été réunies jusqu’à présent.
MONSIEUR N
GARDNER ET L’INVISIBLE
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Gardner habitait maintenant une jolie maison à Nogent, au bord de la Marne. J’allai le voir dès le début de mon séjour à Paris. Notre dernière rencontre datait de deux ans. Il me reçut avec un enthousiasme où je distinguai une pointe de fébrilité. Cela me surprit, car j’avais toujours connu en Gardner le plus flegmatique des chimistes.
Vieilli ? Changé plutôt. Gardner était à présent un personnage saccadé, agité et presque bavard, avec des yeux où brillait une ardeur distraite. L’air occupé d’autre chose. Si bien qu’une de mes premières paroles fut :
« Au moins, Gardner, je ne vous dérange pas ? »
Il me prit les mains.
« Vous, mon cher Krauss ? Une pareille pensée ? Je vous jure que votre visite est la chose que je pouvais souhaiter le plus au monde, vous entendez ?
– Trop gentil ! dis-je en souriant.
– Ne répondez pas comme cela. Je ne vous ai pas dit une politesse banale, Krauss… »
Il me tenait aux épaules et plongeait son regard dans mes yeux. Puis, se séparant de moi brusquement, il se mit à marcher en tous sens, se rongeant les ongles, se frottant la face sans ménagements, et parfois s’arrêtant devant la grande baie vitrée qui donne sur la rivière et ses arbres magnifiques.
Il s’immobilisa tout à coup et me fixa de ses prunelles qui semblaient toujours ne vous regarder qu’accessoirement.
« Krauss… Vous êtes le meilleur homme que j’aie rencontré dans ma vie. L’ami le plus sûr. Il faut que quelqu’un sache ce que je fais. Ce sera vous. »
Je ne répondis rien et m’efforçai de prendre une attitude grave et digne. Il réfléchit encore pendant trois ou quatre minutes, ce qui est très long en réalité, et il se décida, en faisant un nouveau geste nerveux :
« Ah ! Tant pis !.. Voyez-vous, Krauss, j’hésitais sur la façon de vous confier mon secret. Devais-je vous parler à haute voix, ou bien écrire, ou bien employer quelque autre procédé ? Plus j’y réfléchis, plus je crois qu’il est inutile d’y réfléchir, puisque je ne sais rien d’eux, rien de leurs sens ni de leur savoir, et que peut-être ils lisent dans ma tête toutes mes pensées.
– Hum ! fis-je. De qui s’agit-il, mon cher Gardner ?
– Venez, Krauss. »
Il me fit traverser son laboratoire, qui offrait un admirable et incompréhensible spectacle. C’était une vaste salle lumineuse, remplie de choses inconcevables, de dispositifs mystérieux, de reflets cristallins, de feux rouges, de petits bruits d’ébullition et de fuite de gaz, d’odeurs inquiétantes. Puis, par un étroit escalier montant, Gardner m’amena dans une chambre plus spacieuse encore, qu’il éclaira au moyen d’une forte lampe à arc, car elle était obscure comme un caveau.
D’un geste bref, avec un coup d’œil d’une extrême vivacité, il me désigna, sortant du mur, une série de tubes munis de robinets et qui donnaient à même l’espace. Ces tubes semblaient préparés pour fournir du gaz à des appareils de chauffage. Gardner me dit rapidement qu’ils communiquaient avec le laboratoire.
J’étais de plus en plus étonné et même impressionné de l’instabilité de ses regards ; il ne cessait de les promener de haut en bas et de droite à gauche, comme un malade, sujet à des hallucinations, interroge le vide avec la crainte des fantômes qui peuvent s’y former. Une intense préoccupation avait ressaisi Gardner ; il fit, pour la troisième fois, un geste brusque, d’incertitude, d’anxiété, et ce fut à voix basse, la bouche contre mon oreille, qu’il m’exposa l’étrange conception de son entreprise :
« Krauss, après tout, je vous dirai la chose aussi vite que possible ; c’est plus prudent. Écoutez, Krauss : c’est ici que le monde invisible doit apparaître pour la première fois à des yeux humains.
– Le monde invisible ? » murmurai-je, stupéfait.
Il secoua la tête, d’impatience.
« Allons, dit-il, vous savez bien que nos cinq sens sont impuissants à nous faire percevoir tout ce qui existe. Des sens, il en faudrait probablement des milliers pour avoir une perception totale du monde. Nous sommes donc entourés d’une quantité de choses et d’êtres que nous ne voyons pas, que nous n’entendons pas, que nous ne sentons d’aucune manière, parce qu’ils sont invisibles, silencieux, impalpables, etc. Voilà le mystère au milieu duquel nous vivons et qui n’est pas niable. Depuis cent ans, la science a découvert assez de choses, assez d’êtres jusqu’alors insoupçonnés, pour que nous soyons certains de n’être pas sur terre aussi seuls qu’il paraît. Des compagnons invisibles nous environnent. Ils nous croisent sans bruit, ils nous traversent peut-être, ils sont mêlés à notre existence sans que nous nous en doutions. Leur présence n’est, sans doute, pas sans effet sur la nôtre. Sans eux, nous ne serions pas ce que nous sommes, de même que, sans les microbes et les radiations, nous aurions un genre de vie tout à fait différent. Une possibilité terrible, ce serait que, parmi ces invisibles, il y en eût qui fussent nos maîtres…
– Comment !
– Oui, Krauss. Nous nous croyons libres. Le sommes-nous ? Les actes que nous accomplissons, avec la certitude de n’obéir qu’à notre volonté, ne sont-ils que le résultat de poussées, de suggestions, d’ordres tyranniques émanés de despotes insaisissables ? Peut-être avons-nous affaire à des despotes beaucoup plus forts que nous, et plus intelligents. L’humanité n’est peut-être que leur bétail, – un bétail dont ils se nourrissent. Quand nous souffrons, quand nous sommes malades, pourquoi ne l’auraient-il pas décidé, pour nous prendre de l’énergie, du fluide ou je ne sais quoi, et réparer ainsi leurs propres pertes physiologiques ? Quand nous mourons, serait-ce qu’ils nous tuent ?
– C’est effrayant ! balbutiai-je.
– Or, continua-t-il, j’ai trouvé le moyen de rendre visible momentanément tout ce qui ne l’est pas normalement. Dans cette salle close, que je ferai envahir par un mélange gazeux, tout ce qui est invisible m’apparaîtra. Je verrai, Krauss, comme je vous vois, ce que nul homme n’a jamais vu : les êtres qui sont au-delà de nos sens, leurs corps, leurs mouvements. Ce sera le commencement d’une lutte immense, en tout cas d’une ère d’observations illimitée.
Quand je dis que j’ai trouvé… Non. Il me faut encore huit jours, et tout sera au point. Quel triomphe, alors ! À moins que…
– Achevez ! Que craignez-vous ?
– Vous le savez bien, maintenant, Krauss. Vous ne seriez pas si blême…
Êtes-vous très occupé à Paris ? reprit-il plus froidement. Vous serait-il possible de venir me voir tous les jours ? Je vous en aurais de la reconnaissance, mon ami. En auto, le voyage est court.
– C’est entendu… Mais dites-moi, Gardner, ces êtres, ces monstres enfin, quel aspect selon vous ?…
– Chut ! fit-il. Nous n’avons que trop parlé. Si notre pensée muette leur est fermée et s’ils comprennent notre langage, ce que je viens de vous dire m’a trahi. »
Je le regardai comme je n’avais jamais regardé personne. J’éprouvai la vibrante fierté de me trouver en face d’un prodigieux surhomme. Et puis, sans transition, son visage constamment aux aguets me troubla…
Je le quittai sur une impression de perplexité.
Le lendemain et le surlendemain, j’allai le revoir. Il ne me souffla plus mot de ses recherches, mais elles nous passionnaient tous deux, et les regards que nous échangions en disaient long.
Le jour d’après, il me reçut en prononçant ce simple mot, d’un ton frémissant :
« Trouvé. Ce sera pour demain. »
Mais, à l’aurore, Gardner, frappé d’apoplexie, était mort.
Hasard ? Surmenage ? Exécution ? Mort, voilà ce qui est certain.
Dans une enveloppe cachetée, avec une lettre où le savant envisageait l’éventualité de sa fin, il me livrait la formule compliquée qui devait faire surgir pour lui tout ce que la nature nous a caché jusqu’à présent, et il me donnait des indications pratiques si minutieusement rédigées que je me décidai à tenter moi-même l’expérience extraordinaire.
Il est possible que je ne prenne pas toutes les précautions voulues pour manipuler les substances chimiques. Il est possible que je ne me garantisse pas convenablement des émanations, des vapeurs et des rayons. Toujours est-il que, depuis avant-hier, mes yeux me font très mal, et ma vue baisse avec rapidité. L’oculiste que j’ai consulté demeure indécis sur la cause de ces troubles, mais il ne m’a pas dissimulé que s’ils persistent, je puis devenir aveugle en quelques heures.
– Mon pauvre Gardner, pardonnez-moi. L’inconnu m’épouvante. Je renonce.
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(in Le Matin, « Les Mille et un matins, » n° 16694, 3 décembre 1929)
EUX
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Ils avaient une fort belle installation à Passy.
Florine traversa le jardinet très soigné qui, de sa pelouse nette et de ses hortensias, séparait le petit hôtel et le pavillon des laboratoires. Midi venait de sonner. Les deux préparateurs de Philippe sortirent du pavillon. Ils saluèrent Mme Chambrun avec un empressement respectueux, visiblement interdits à l’aspect, familier mais inattendu, de tant de grâce et d’élégance. Elle répondit d’un joli sourire bienveillant, et se dirigea vers l’escalier dans l’ombre du couloir.
Tout en haut, une porte bâillait sur une salle de vastes dimensions. C’était un ancien atelier de peintre ; mais, maintenant, des rangées de cuves chimiques et des batteries d’appareils électriques en faisaient un lieu de science – redoutable, certes.
« Tiens ! dit Florine. Tu as changé la porte. C’est à cause des courants d’air ? Celle-ci, en effet… »
Elle fit jouer le vantail garni de caoutchouc, qui se fermait à l’étouffée, avec une exactitude rigoureuse.
Philippe Chambrun se mit à rire. Il était bien tel que les journaux le montraient de temps à autre : grand, osseux, l’œil vif et bon, le front large, surmonté de cheveux rebelles qui s’envolaient drôlement. Toutes sortes de taches bariolaient sa blouse blanche. Il versait un liquide bleuâtre dans un ballon de verre qu’il élevait pour y mieux voir.
Sans cesser de rire, il déposa les verreries, se dévêtit de ses glorieuses souillures et s’approcha de sa femme, qu’il prit aux épaules pour la contempler avant de l’étreindre.
Elle avait très précisément vingt-trois ans. Lui, quarante. Et ils étaient mariés depuis dix-huit mois.
Florine le regarda en dessous, boudeuse, et grogna :
« Je sais bien que ce n’est pas à cause des courants d’air.
– Alors, c’est à cause de quoi ? » dit-il, la tête penchée malicieusement de côté.
Et tout à coup – ce qui ne s’était encore jamais produit – le féminin fit des siennes. Le caprice posséda Florine. Elle se dégagea et, quinteuse :
« Tu te moques de moi… Laisse ! Laisse-moi !… Pourquoi ne veux-tu pas me dire ce que tu fais ? Me crois-tu incapable de comprendre ?
– Oh ! Florine ! reprocha-t-il.
– Ou de garder un secret ? »
Déconcerté, il l’examinait, cherchant à s’expliquer…
« Allons ! Florine, mon enfant chérie, ce n’est pas sérieux ! Quelle mouche te pique ? »
Il y a des jours où les femmes les plus raisonnables ne sont que de fantasques petites filles. Celle-là, si tendre d’habitude, si sage, en vérité, se mit brusquement à pleurer. Un autre que Philippe – moins savant peut-être – eût compris quelle sorte de dépit faisait couler ces larmes. Il ne vit pas qu’on les pleurait sur soi-même, parce qu’on se jugeait stupide, odieuse et lamentable. Il crut aux paroles, puisqu’on ne les rétractait pas. Et il fut bouleversé de voir sa petite Florine si singulièrement malheureuse.
Il réfléchit. Son visage devint extraordinairement grave et pensif.
« C’est bien. Je te dirai. Es-tu contente ?
– Oui, fit-elle avec un sourire exquis, en s’essuyant les yeux. Et je te jure de garder ton secret. Car c’en est un, n’est-ce pas ?
– Un secret. Oui, vraiment, un étrange secret, » murmura-t-il.
Et il commença de marcher de-ci de-là, sans plus rien dire, l’air perplexe.
« Enfin, reprit-elle en désignant les appareils, tout cela… »
Mais lui, au moment de parler, semblait saisi de crainte.
« Pas ici ! Pas ici ! Ce sera plus prudent, sans doute… »
À son tour, Florine le regarda curieusement.
« Voyons, Philippe, nous sommes seuls ! Tes préparateurs sont partis… Ne sommes-nous pas seuls, Philippe ?
– Sait-on jamais ? » dit-il d’un ton bizarre.
L’inquiétude gagnait Florine. Elle ne se sentait plus en sûreté dans ce laboratoire – et elle en était péniblement ébahie.
« Viens, reprit Philippe plus tranquillement. Je pense que tu venais me chercher pour déjeuner ?
– Oui… »
Pendant le repas, elle n’osa l’interroger. Il continuait à se taire. Il rêvait, réfléchissait, plissait les paupières parfois, comme pour suivre dans l’espace la courbe imaginaire de sa pensée. Puis ses regards revenaient à Florine, et, dans une détente, il lui souriait, absorbé cependant.
Une fois, il dit, pendant une absence du domestique qui les servait :
« Mes préparateurs… ils ne savent rien. Je n’ai rien confié jusqu’ici. À personne. Et il est à remarquer que j’ai travaillé en paix, ce qui prouve, semble-t-il… semble-t-il…
– Quoi ? fit-elle.
– Rien ! » répondit-il en fronçant les sourcils.
Elle eut la sensation qu’il redoutait encore qu’on les écoutât, et elle proposa, tandis qu’un frisson désagréable la faisait tressaillir :
« Do speak english ! »
Il haussa les épaules et retomba dans le silence. Un peu plus tard, il reprit, en fixant sur elle un regard troublé :
« … Modifier l’atmosphère du laboratoire. Voilà. En opérer la transformation au point de vue de… »
Il s’arrêta, un doigt sur la bouche, les yeux furtifs.
« Je n’y suis pas du tout, avoua-t-elle.
– Évidemment. Tu ne peux pas comprendre comme ça ! Écoute, nous allons… Dispense-moi de commentaires… Nous allons prendre l’auto, faire une promenade, une grande promenade. Nous rentrerons dans la soirée, tard.
– Bien, » dit-elle.
À maintes reprises, elle s’était déjà dit qu’il vaudrait certainement mieux renoncer à connaître le secret des recherches de Philippe. Cependant, elle ne fit rien pour revenir là-dessus. Non pas qu’elle voulût pousser les choses plus avant afin de savoir s’il fallait soupçonner un dérangement de cette splendide intelligence, – une telle pensée ne l’avait qu’effleurée une seconde, – mais elle était la proie d’une curiosité passionnée, qu’il lui fallait assouvir.
L’auto faisait facilement des moyennes de 70. À cinq heures, M. et Mme Chambrun s’installaient sous une tonnelle, au bord de la Loire, pour le thé.
« 230 kilomètres, dit Philippe, c’est quelque chose. La précaution, pourtant, est peut-être tout à fait inutile… Enfin !… après tout, il est sans doute préférable que je ne sois plus seul avec ce secret. S’il s’agit de mon agrément, la chose, en tout cas, est certaine. »
Mais il paraissait aussi inquiet qu’à Paris, touchant les conséquences d’une explication.
« Je vais tâcher de te faire comprendre le plus rapidement possible. Avec le moins de mots. Ne parle pas. Écoute-moi en silence. Agis exactement comme s’il était certain qu’on nous épiât. »
Il resta alors, plusieurs minutes, préoccupé, à délibérer, et finalement, tira de sa poche l’une de ces petites ardoises portatives desquelles on efface en un clin d’œil, par le va-et-vient d’un volet, les mots qu’on y a tracés. C’est ainsi qu’il écrivit, morceau par morceau, ceci, que Florine lut, au fur et à mesure, derrière l’écran de sa main.
« Nos sens. Faibles. Peu nombreux. – Ne peuvent nous faire percevoir qu’une infime partie de la nature. – Il serait absurde de penser que, seuls, existent les choses et les êtres que nous voyons et palpons. – Gros à parier que nous vivons mêlés à une multitude d’êtres invisibles et impalpables. – S’ils existent, quels sont-ils ? Mystère. – Peut-être ne se doutent-ils pas, eux, de notre existence. – Mais peut-être, au contraire, ont-ils sur nous toutes sortes d’influences. – On peut même supposer (c’est le pire) qu’ils nous gouvernent à notre insu. – Que c’est à eux que nous devons parfois (ou toujours) ce qui nous arrive, même nos maladies. – Que, quand nous mourons, ce sont eux qui nous tuent. »
Florine, toute pâle, ouvrit la bouche.
« Chut ! » fit-il en coupant l’air d’un geste sec.
Et il écrivit de nouveau :
« Je crois qu’ils ne lisent pas dans notre pensée, parce que… – parce que, alors, j’ai lieu de croire qu’ils auraient troublé mes travaux. Mais… – Mais, s’ils existent et s’ils sont intelligents, entendent-ils, comprennent-ils nos paroles ? – Lisent-ils notre écriture ? »
Il effaça très vite cette dernière phrase, sous l’influence d’un réflexe, regarda profondément Florine et continua :
« Dans quelques jours, je pense aboutir, – But : emplir le laboratoire de certaines émanations. – En modifier l’air de telle sorte que l’invisible cesse de l’être. – Que ce monde caché apparaisse. – Qu’on puisse l’étudier, l’observer du moins, le photographier. – S’il existe. – Comme je le crois.
– Il n’existe pas ! protesta Florine, révoltée. Non ! ce n’est pas possible !
– Silence, maintenant, recommanda Philippe. Plus un mot. Je te promets de t’appeler dès que j’aurai obtenu un résultat.
– Mais… comment les imagines-tu ? Sous quelle forme ?
– Toutes les hypothèses sont permises… »
Elle était sous l’empire d’un malaise intolérable.
« Non ! Non ! répétait-elle, agitée d’une angoisse. Une chose pareille !…
– Nous verrons, nous verrons ! conclut-il avec un sourire. Et maintenant, nous pouvons rentrer. »
Ils firent quelques pas dans la campagne pour se reposer de l’auto. Le paysage était charmant sous le beau soir d’été. Une brise très douce, caressante, passait au long du fleuve.
« Le vent m’effraie, à présent, dit Florine. On dirait quelqu’un qui vous frôle et qu’on ne voit pas. »
Philippe s’égaya :
« Comme ça, dit-il, c’est plaisant.
– Je ne trouve pas. »
Et, tragique, elle sondait l’espace, en agrandissant les yeux, pareille à celle qui s’avance dans les ténèbres, à tâtons.
Ils revinrent à l’auto. On fit le plein d’essence, et Philippe reprit le volant.
Ils se turent d’abord, puis, après une quinzaine de kilomètres, elle pensa tout haut :
« Si loin. Était-ce bien nécessaire ?
– Je ne sais pas, te dis-je. Je ne sais rien… Eh ! comme la nuit vient vite ! Quelle heure est-il donc ? »
Il alluma les phares.
« Que fais-tu ? » lui dit-elle.
Immédiatement, il stoppa, surpris de l’accent qu’elle y avait mis.
« Quoi ? demanda-t-il, anxieux.
– Il fait encore très clair, et tu viens d’allumer les phares…
– Ah ! ah ! fit-il, étrangement sévère. Je trouvais aussi qu’ils éclairaient… qu’ils éclairaient mal… »
Il éteignit les projecteurs et se passa la main sur les yeux.
« Je ne comprends pas ce que j’ai… Une ombre. Il me semble que la nuit vient. Cela va se passer… probablement…
– Tu travailles trop. Tu te fatigues les nerfs, la vue…
– Hum ! Oui. Peut-être.
– Que veux-tu que ce soit ? » lui demanda-t-elle, brusquement impressionnée par son attitude.
L’idée – l’idée poignante – lui faisait battre le cœur à grands coups.
« Conduis, dit-il d’un ton bref. Mets-toi aux commandes. Ce soir, je… je n’ai pas confiance en moi. Je craindrais une défaillance de mes yeux. »
C’est ainsi qu’ils regagnèrent Paris, très tard dans la nuit. Rentrés, elle l’entoura de ses bras :
« Comment te sens-tu ? Souffres-tu ?
– Nullement. Rien d’autre que cette ombre sur les choses, toujours. »
Elle hésita. Puis, quand même :
« Davantage ?
– Non… »
Il mentait et elle n’en douta pas.
Philippe déclara avec une placidité affectée :
« J’irai voir l’oculiste demain.
– Bien entendu, dit-elle. À la première heure ! »
Ils ne dormirent ni l’un ni l’autre. À l’aube, Florine s’enquit :
« Eh bien ? »
Il avoua qu’un brouillard plus épais s’étendait devant lui. Puis il se livra, longuement, à des considérations sur l’atavisme. Sa mère avait eu les yeux faibles. Un de ses arrière-grands-pères était devenu aveugle.
« Du reste, comme Florine l’avait dit la veille, ces fatigues, n’est-ce pas… »
Songeuse, elle l’écoutait qui cherchait à son mal des causes ordinaires, pour la rassurer, lui donner le change.
« À tout prendre, se dit-elle, il y a des coïncidences incroyables… »
Il voulut se rendre seul chez l’oculiste, à qui Florine avait téléphoné. Elle n’insista pas pour l’accompagner.
Une heure plus tard, il revenait, joyeux, exultant.
« Guéri ! Guéri, mon amour ! Ce n’était rien du tout. Quelques gouttes d’un collyre, une application d’électricité, et me voilà comme avant.
– Mais qu’est-ce que tu avais, Philippe ? Le diagnostic ?
– Vague. Très vague. J’ai idée qu’on m’a traité au petit bonheur. Qu’importe ! Me voilà guéri, c’est le principal.
– Le docteur ne t’a pas recommandé d’éviter le surmenage ?
– Si… confessa Philippe. Mais cela ne m’empêchera pas de continuer ce que tu sais. Étions-nous bêtes, cette nuit, dis ? Avouons-le : nous croyions tous les deux que…
– Je le crois encore, figure-toi.
– Allons donc ! railla-t-il. La meilleure preuve de notre erreur, c’est que la médecine des hommes a fait cesser, tout net, cet obscurcissement.
Elle dit avec lenteur :
« En es-tu sûr ? Es-tu bien sûr que c’est la médecine des hommes ? »
Ceci le désorienta.
« Mais… fit-il, moitié indécis, moitié moqueur. Il me semble !
– Nous ne le saurons jamais, poursuivit Florine de la même voix lente et posée.
– Ça, par exemple ! Voyons ! Ai-je renoncé à mon entreprise ? Ai-je fait serment d’abandonner mes travaux ? Donc, les invisibles n’avaient aucune raison de me gracier !
– Tu n’as rien fait de tout cela. Mais moi… Il faut me pardonner, Philippe, parce que je t’aime infiniment, parce que, vois-tu, pour moi, toutes les découvertes du monde et toute la gloire ne comptent pas, au regard de ta santé, de ta vie…
– Ma vie n’est pas en jeu, dit-il précipitamment. Mais explique-moi…
– Ta vie n’est pas en jeu ? C’est une question. Suppose… Fais-moi l’amitié de supposer, un instant, que ce qui s’est passé leur est imputable, qu’ils l’ont voulu ainsi… Eux…
– Mais, Florine…
– Permets-moi d’achever. Ne serait-ce pas là un avertissement ? Un premier avertissement ?
– Soyons logiques. Dans le cas que tu supposes, il faudrait admettre – j’insiste – qu’ils considèrent mon offensive comme arrêtée.
– Elle l’est, Philippe.
– Comment cela ?
– J’ai tout brisé dans le laboratoire, pendant ton absence. »
Le silence fut.
Philippe se mordait les lèvres.
« Ah ! ah ! fit-il enfin. Ah ! ah !
– Me pardonnes-tu ?
– Grands dieux ! ma chérie, dit-il distraitement. Qu’est-ce que je ne te pardonnerais pas ! »
Il l’embrassa de bon cœur. Mais elle lui trouva un masque douloureux, blafard, où la peau semblait plus tendue.
« Je… Je vais aller voir ça, dit-il.
– Veux-tu de moi ? »
Il l’embrassa encore.
« Pas la peine. D’ailleurs, il n’est pas loin de midi. Le temps de me rendre compte, et je redescends. »
Il se retourna sur le seuil et lui fit un signe d’amitié, d’entente parfaite, accompagné de son sourire le plus affectueux.
« Merci, » dit Florine.
Là-haut, il poussa la porte neuve, aux joints hermétiques.
Les deux préparateurs, consternés, ramassaient des débris, au milieu d’un chaos qui rappelait les visions de la guerre.
Il les aida, sans prononcer une parole, et, quand midi sonna et qu’ils s’en furent allés, il continua, seul, machinalement, à déblayer… Il rêvait, en besognant. L’air se peuplait, pour son imagination, de créatures prodigieuses qui glissaient, voguaient comme font les bêtes au fond de la mer. C’étaient des formes translucides. Il y en avait de toute taille. De minuscules. D’immenses, beaucoup trop énormes pour que le laboratoire les contînt en entier. Elles y passaient cependant, nuageuses, aériennes ; car ni les murailles, ni aucun objet matériel n’étaient de nature à leur faire obstacle. Elles traversaient tout, comme font les ondes électriques, comme si leur substance eût été composée d’ondes. Seulement, elles n’étaient visibles que dans le cube d’air du laboratoire, préparé scientifiquement pour cela même.
C’était un rêve féerique. Et les yeux du savant brillaient.
« Bah ! dit-il. Qui ne risque rien… »
Il regarda ce qu’il tenait : un commutateur que le marteau de Florine avait arraché d’une dynamo.
Philippe, dans le tas, retrouva la dynamo. Mais la pièce, faussée, ne s’y ajustait plus.
Il calcula à voix basse :
« Six mois et cent mille francs. Cette fois, par exemple, plus un mot ! Florine ne saura rien. »
Florine montait l’escalier, inquiète de ce qui pouvait bien le retenir plus longtemps qu’il n’avait dit.
Elle le trouva par terre, étendu, sans mouvement Le médecin ne put le ranimer. Il attribua la mort à une congestion, la congestion au surmenage, et dit que les troubles visuels de la veille au soir constituaient un symptôme dont l’oculiste, très malheureusement, n’avait pas su comprendre la gravité.
Ce qui ne démontre absolument rien.
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(Maurice Renard, in La Revue des Vivants, organe de la génération de la guerre, n° 8, 1er août 1934)
L’ŒIL FANTASTIQUE
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Pendant plusieurs années, j’ai habité avec mon frère. Nous occupions un logement de deux pièces avec débarras, dans une vieille maison aujourd’hui détruite qui se trouvait en plein quartier Latin, au haut d’une rue étroite, courte et montante. Alfred était employé de banque et moi je faisais mon petit bonhomme de chemin au ministère.
Alfred n’aimait pas la banque, mais il disait : « Autant ça qu’autre chose. » Je ne vois, d’ailleurs, pas quelle profession l’aurait contenté. Il était fait pour posséder un laboratoire, une bibliothèque et pour y travailler tout son saoul sans rendre de comptes à personne. Ma chambre, à moi, était toujours en ordre ; si vous aviez vu la sienne! Encombrée de monceaux de livres et de toutes sortes d’instruments.
Alfred était toujours en train de combiner un appareil quelconque. Il faut vous dire que si une idée peut passionner un homme, c’est bien celle qui l’obsédait. Mon frère s’était mis en tête que la nature est peuplée d’une quantité d’êtres que nous ne pouvons pas percevoir, parce que nous n’avons que cinq sens et qu’il en faudrait d’autres pour prendre connaissance de ces créatures. Voilà l’idée d’Alfred. L’existence de ce monde ne faisait plus de doute pour lui, mais il s’efforçait avec acharnement d’en obtenir la preuve, c’est-à-dire, n’est-ce pas, d’arriver à voir, ou toucher, ou entendre ce qui était resté, jusqu’ici, invisible, impalpable et silencieux.
Aussi, dès qu’il disposait de quelques minutes, Alfred se plongeait dans ses études et ses expériences. Nous avions loué ce logement à cause du voisinage de sa banque. À midi, vous l’auriez vu remonter le boulevard en courant ! Il déjeunait d’un ou deux croissants trempés de café, au milieu de son capharnaüm, sans s’arrêter de bricoler. Le soir, nous dînions ensemble, au restaurant ; là, quand je parlais, presque toujours il m’écoutait mal, perdu dans ses idées, impatient de rentrer chez nous pour y travailler de nuit, jusqu’à des heures impossibles. Ou bien il me mettait au courant de ses travaux, de ses espérances, de ses déboires ; et alors, avec quelle passion !
Longtemps il tenta de faire apparaître le monde invisible. Je veux dire que longtemps il chercha par quels procédés, chimiques et autres, il pourrait bien traiter l’espace, afin que l’invisible qu’il renferme devînt visible. Puis il aborda le problème sous un angle tout différent. Mais, à cette époque, je lui avais déjà exprimé certaines craintes qui m’étaient venues en lisant un article de journal.
« Sais-tu que tu n’es pas le premier, Alfred ?
– Je le sais très bien, dit-il. Mais quelle importance ?
– Et moi, repris-je, je sais très bien pourquoi tu ne m’as jamais parlé de tes devanciers : un nommé Gardner et un nommé Chambrun. C’est qu’ils sont morts d’une drôle de façon. Regarde-moi, Alfred, ne détourne pas la tête. On dit que les invisibles les ont tués, comme ils étaient à la veille, l’un et l’autre, de violer leur mystère…
– Mais non, dit Alfred avec tranquillité. Il s’agit de simples coïncidences. Aucune preuve. Gardner et Chambrun sont morts très naturellement. D’ailleurs, admettons le contraire. Et après ?
– Méfie-toi, dis-je seulement. Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais pas assez compris que les invisibles – si invisibles il y a – nous distinguent peut-être, eux, et que peut-être ils nous contrôlent. »
Je dus me contenter, pour toute réponse, d’un sourire énigmatique.
Tantôt, j’estimais que mon frère était la proie d’une innocente manie, comme peut-être l’avaient été ce Gardner et ce Chambrun, qui, après tout, avaient bien pu mourir normalement. Et tantôt je le prenais tout à fait au sérieux, frappé que j’étais par la rigueur de ses raisonnements et la logique de ses conjectures.
Un jour, donc, Alfred me dit qu’il changeait son fusil d’épaule ; qu’il renonçait à faire apparaître l’invisible, comme l’avaient essayé Gardner, puis Chambrun.
« Je me retourne, fit-il. Tu comprends ? C’est la vue que je vais tâcher d’approprier.
– Allons ! Tu ne peux pas modifier l’œil humain, ni lui adjoindre, je présume, des lunettes qui…
– Non (bien que tu oublies en ce moment que le microscope et le télescope lui ont fait voir, à leur manière, l’invisible.)… Non. Mais je peux fabriquer un œil scientifique… Tu verras ! »
Quelques semaines plus tard, en effet, il m’exhiba un appareil photographique du modèle le plus courant, mais dont il avait remplacé l’objectif par un système de son invention, plus volumineux que l’appareil lui-même et qu’un fil souple reliait à une prise de courant.
C’était par un beau dimanche de mai. J’étais libre. J’assistai à l’expérience. Mais j’oublie de vous dire qu’Alfred avait fait, de notre débarras, un cabinet noir pour y développer commodément ses clichés.
Vous avez saisi sans difficulté que « l’œil scientifique » n’était autre que cet objectif mystérieux, capable de fixer sur la plaque l’image des formes que l’œil humain ne saurait apercevoir.
« Eh bien ! fit Alfred, certainement ému. Essayons ! Le moment est venu. »
À ce moment, je me rappelai la mort suspecte de Gardner et de Chambrun. Je n’en soufflai mot. À quoi bon ? Nulle considération n’aurait retenu mon frère. J’avoue pourtant que je sondais le vide avec une étrange inquiétude, me demandant ce qui s’y passait à notre insu. Sans doute rien, parbleu ! Mais, malgré moi, je me figurais qu’une foule d’invisibles se pressait autour de l’appareil, une foule âprement curieuse, irritée, féroce. Et je prêtais à ces êtres l’aspect le plus bizarre…
Alfred prit un cliché. J’entendis un mécanisme ronfler dans l’objectif et je vis s’y allumer une lueur violâtre et tremblotante. Ensuite, mon frère emporta dans le débarras le châssis contenant la plaque 13 x 18. Il s’enferma. Il était calme. Et je me réjouissais, puisque rien de tragique ne s’était produit.
On pouvait en tirer diverses conclusions, bien entendu ; mais je ne retenais qu’une chose, c’est qu’Alfred était vivant, et je n’en demandais pas davantage.
Tout à coup, la porte du débarras s’ouvrit violemment et Alfred s’élança au-dehors. Il était plus blanc qu’on ne peut l’imaginer, et une terreur inconcevable, une stupéfaction atroce lui faisait jeter autour de lui des regards fous. Je hurlai :
« Qu’as-tu ? Alfred ! Alfred ! »
Fut-ce présence d’esprit ? Je me précipitai dans le débarras, tirant la porte sur moi. Mais, comme je l’avais bien prévu, la plaque sensible, au fond du bain révélateur, était complètement voilée, pour avoir vu le jour par la porte grande ouverte. Elle n’était plus qu’une vitre obscure.
Je revins à Alfred. Il bredouillait sans relâche :
« Quelle horreur ! Quelle horreur ! » en couvrant ses yeux de ses mains.
Et depuis, durant des années, il n’a jamais dit autre chose ni fait d’autre geste, jusqu’au soir où ses prunelles hagardes, qui avaient vu sur la plaque je ne sais quoi d’épouvantable, ont cessé à jamais de scruter le vide, qui maintenant les affolait.
L’appareil photographique était resté en ma possession. Je ne voulais pas l’anéantir ; je n’osais pas non plus, non, je n’ai jamais osé recommencer l’expérience. On voit bien assez de vilaines choses avec les yeux que la nature nous a donnés.
Je me suis marié, j’ai eu des enfants. Un jour, les petits ont déniché le fameux appareil et se sont mis à jouer avec. C’est vous dire qu’il n’en resta, très vite, que des débris.
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(in Le Matin, « Les Mille et un matins, » cinquante-cinquième année, n° 19650, samedi 8 janvier 1938)
Illustration de Louis Pouzargues pour la nouvelle de Maurice Renard, « Le Professeur Krantz , » La Petite Illustration Roman, n° 262, supplément de l’Illustration n° 571, 2 avril 1932.
POTION POUR ÉVACUER
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Laissez les enfants à leurs mères.
Laissez les roses aux rosiers !
Qu’importe… si le geste est beau !
Oh ! les Bourgeois respectables,
Si vous lâchiez Lesbos un peu ?
Remémorez-vous, sous les tables
Du collège, la joue en feu,
Avec vos petits camarades,
À quels jeux vous vous amusiez ?
Laissez les gouges aux tribades,
Laissez les roses aux rosiers !
La passion contre nature,
C’est la tienne, vieux ventre épais,
Quand ton stupre ignoble torture
De la jeune chair au rabais !
Toucheurs de fillettes malades,
Sades entés sur Grandgousiers,
Laissez les gouges aux tribades,
Laissez les roses aux rosiers !
Mais, splendeurs des corps qui s’étreignent
Sous l’éperon des désirs fous,
Flambez ! os, craquez ! mordent, saignent
Ces bouches !… C’est beau ? Donc me fous
De l’état civil, ô Ménades,
De vos couples extasiés !
Laissez les gouges aux tribades,
Laissez les roses aux rosiers !
Bourgeois, cocufiables âmes,
Nous sommes nés pour d’autres ruts,
Que forniquer avec vos dames,
Vos filles, vos maîtresses ! Zut,
Zut au feu doux des amours fades
Selon Priape ! autres brasiers :
Laissez les gouges aux tribades,
Laissez les roses aux rosiers !
D’autres brasiers, plus que terrestres !
Assez des Gretchens, des Didons,
Des Phèdres et des Hypermnestres !
Et vous, Sapphos et Corydons,
Assez ! besoin d’autres passades
À nos sens irrassasiés :
Laissez les gouges aux tribades,
Laissez les roses aux rosiers !
Éros Lesbien, veuille ! et la femme
Saura sa bonne solution
Si le ver sexuel l’affame ;
Tribadisme ou… macération,
C’est son affaire : et, camarades,
De la chair serons grâciés :
Laissez les gouges aux tribades,
Laissez les roses aux rosiers !
Si l’on te mâtait, chair immonde,
Quelles merveilles nous ferions,
Hommes ! ô le radieux monde,
Qu’à loisir nous édifierions,
Chasteté ! chasteté ! bravades !
Hymnes d’art pur à pleins gosiers !…
Laissez les gouges aux tribades,
Laissez les roses aux rosiers !
Le temps que vous gâchez, poètes,
À sensibiliser le lard
Des vierges, des femmes honnêtes
Et des ribaudes, l’œuvre d’art
Le revendique !… Ô les ruades
Hors du Réel, si vous osiez :
Laissez les gouges aux tribades,
Laissez les roses aux rosiers !…
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(Testament de sa vie première, expurgé et recueilli par Fagus, Paris : Léon Vanier, 1898 ; Les Deux Amies, par Félicien Rops, 1880-1890)
« Aussitôt qu’ils virent la morte hors de l’eau, les sept petits cochons blancs s’élancèrent sur elle et s’acharnèrent à mordre ses jambes, qui sortaient nues de dessous son suaire.
Les souffrances de la pauvre âme furent longues et cuisantes, car leurs dents étaient courtes et la chair des morts est bien dure. » (Caliste de Langle, La Vierge Berhette aux sept petits cochons, 1860)
[Citation improbable : rapprochement de mots qui échappent brutalement à la pensée de leur auteur, et dont l’existence semble sinon purement aléatoire, du moins passablement incongrue.]
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(in Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie, quatrième année, n° 4, avril 1901)