ELEPH LE ROUGE IMAGE
 

Un poète indien a dit que les éléphants étaient les seuls animaux qui eussent le sentiment de la justice. La violence et la contrainte ne réussissent jamais avec eux ; d’ailleurs, ils sont doués d’une perspicacité rare et d’une habileté peu commune. À Sureta, des éléphants mâles avaient été dressés à scier des troncs d’arbres. La femelle passait la journée à souffler délicatement de sa trompe la sciure de bois pour faciliter le travail. Et sitôt que le sifflet de l’usine annonçait la fin de la journée, elle s’interposait et faisait arrêter le travail sans souffrir qu’aucun mâle continuât sa besogne une minute de plus.

À Calcutta, un éléphant avait pour cornac un ivrogne qui, ayant acheté des noix de coco, s’était amusé à en briser les coques sur le crâne épais de l’animal. Celui-ci ne fit pas mine de s’être aperçu de l’injure, mais le lendemain, à la même heure, il prit à l’étalage du même marchand une noix de coco dont il fracassa le crâne de l’imprudent.

Mais tout ceci n’est rien à côté de la stupéfiante histoire qui fait en ce moment le tour de la presse anglo-indienne.

L’entrepreneur des docks de Bombay possédait une douzaine d’éléphants qui travaillaient toute la journée au déchargement des navires et accomplissaient sans fatigue le travail de deux ou trois cents dockers.

Les éléphants, sans y être contraints par personne, arrivaient le matin sur le quai à l’heure exacte ; le plus vieux d’entre eux répartissait entre ses congénères les fardeaux qu’on lui désignait d’une façon tellement équitable qu’on n’eût pas trouvé la différence d’un kilogramme entre le chargement de deux animaux ; et jamais il ne dépassait pour aucun de ses camarades un poids convenu et, pour ainsi dire inscrit d’avance, dans la mémoire mathématique des pachydermes.

D’un commun accord, un peu avant le coucher du soleil, les éléphants, très probablement partisans de la journée de huit heures, abandonnaient le chantier et se rendaient processionnellement au bureau de l’entrepreneur. Tour à tour et par rang d’âge, ils se présentaient à un guichet où un employé délivrait à chacun d’eux une bouteille de mauvais alcool de riz. Ils saisissaient le flacon par le goulot avec leur trompe, en absorbaient d’un trait le contenu et rentraient se coucher dans un ordre admirable, sans être gardés par aucun cornac.

Cependant, à la suite des protestations d’un ministre d’une secte très sévère de passage à Bombay, l’entrepreneur qui, pour les stimuler, avait eu la mauvaise pensée d’habituer ces pauvres animaux à l’alcool, résolut de leur supprimer leur ration de liqueur.

Les éléphants défilèrent dignement devant le guichet fermé et regagnèrent leur écurie sans donner aucune marque de mécontentement.

L’entrepreneur s’applaudit de sa vertueuse initiative, qui, en même temps, représentait une sérieuse économie. Mais bientôt il fut obligé de déchanter.

Le lendemain, il fut impossible de persuader les éléphants de se rendre au travail. Les y forcer ? Il ne fallait pas y songer ; les éléphants ne cèdent jamais à la brutalité et en tirent toujours une éclatante vengeance. Toute la journée, ils restèrent paresseusement couchés sur leur litière et ne consentirent à se lever qu’à l’heure de la distribution quotidienne d’alcool qui, ce soir-là, leur fut faite avec une générosité inaccoutumée.

Le lendemain matin, à l’heure exacte, tous les pachydermes se trouvaient sur le quai et procédaient à l’embarquement de plusieurs milliers de balles de coton avec un zèle digne d’éloges.

Nous soumettons le fait sans commentaires à la sagacité des psychiatres et des sociologues, sans distinction d’école.
 

GUSTAVE LE ROUGE

 
 

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(in Le Monde illustré, n° 4105, 22 août 1936)