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(in La Lanterne, journal politique quotidien, vingtième année, n° 6887, samedi 29 février 1896)
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(in La Lanterne, journal politique quotidien, vingtième année, n° 6887, samedi 29 février 1896)
Mardi 5 janvier. – À Saint-Étienne-du-Mont. – L’exquise journée pour s’en aller faire des dévotions lointaines, dans une vieille église où l’on révère, selon des rites inoubliés, quelque sainte protectrice.
Les bagnoles errantes embaument l’air humide comme des parfums qui survivent à une bataille de fleurs, évoquant des jardins au bord de la mer bleue, des treilles de roses, des bosquets féeriques de mimosas, des champs de jacinthes blanches. Le ciel voilé fait penser à des yeux de femme que hante le regret d’un bonheur évanoui.
Tout là-haut, derrière la lourde masse grise du Panthéon, dans ce quartier de rues tortueuses et mal pavées, de vieilles maisons noires et tristes, des boutiquettes sont alignées ainsi que sur le boulevard, mais des rosaires, des images mystiques, des livres de prières, des ex-voto y tiennent lieu de jouets d’étrennes, et les camelots obsesseurs vous offrent avec une voix de circonstance et des mines paternes, au lieu des « guêtres de monsieur Félisque » ou de la complainte de l’enfant martyr, un horaire de neuvaine. Devant la façade de ce bijou de pierre qu’est Saint-Étienne-du-Mont, stationnent des coupés élégants, d’une nuance discrète, comme il sied aux âmes pieuses. Sur les marches du parvis, d’équivoques mendiants trop bien maquillés – de ces faux aveugles qui ont un bas de laine et jouent à la Bourse – sollicitent de leurs sébiles la charité qui s’inquiète et se détourne.
La nef qu’illuminent de merveilleux vitraux est emplie de pèlerins agenouillés qui psalmodient les litanies, qui implorent, parmi les sanglots émouvants des orgues, la patronne légendaire de Paris, l’humble gardeuse d’ouailles qui arrêta de sa houlette les hordes du Fléau de Dieu. Autour de la châsse d’or et de pierreries qu’embrasent des milliers de cierges, la foule fervente, où des profils charmants de Parisiennes apparaissent au milieu de faces rustiques et rougeaudes, où d’adorables chapeaux à la mode de demain frôlent des bonnets tuyautés de servantes, des madras de harengères, processionne, s’arrête, se prosterne, élève au-dessus des têtes, tend vers les reliques vénérées de frêles corps de babys.
La Bonne Chanson, dont parle le poète, bercera longtemps encore le monde et ceux qui aiment, ceux qui souffrent, ceux qui espèrent, ceux qui se sentent revivre en d’autres êtres, lèveront toujours les yeux vers le grand mystère du ciel !
Et il y a déjà toute une année, – que le temps passe vite sur cet océan houleux de Paris, – par un matin flagellé de bise, c’était une autre foule qui avait envahi la paisible église, qui se recueillait, attristée, qui regardait les magnifiques couronnes où disparaissait le cercueil du plus miséreux, du plus bohème et du plus délicieux des poètes.
Et je vois, comme si cela datait d’hier, sous le porche, les rides profondes, les masques jaunis, fatigués, des camarades du pauvre Lélian, les longs cheveux des esthètes, les visages haineux, gouailleurs, des nouveaux qui narguaient leurs anciens, qui semblaient souffrir de leur céder le pas et les cordons, la débandade du cortège funèbre à travers la ville et, comme nous défilions sur la place du Carrousel, le geste furtif d’un « jeune » qui ramassa dans la boue une orchidée mauve probablement tombée dans les cahots du corbillard, de la gerbe qu’avait envoyée la comtesse Greffuhle, et pieusement la mit dans son portefeuille, – ce geste de croyant qui m’émut plus que tous les adieux, que les vaines paroles louangeuses dont la fosse béante fut aspergée autant que d’eau bénite…
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(Montmirail, « Notes d’un badaud, » in Le Gaulois littéraire et politique, trente-et-unième année, 3ème série, n° 5543, samedi 9 janvier 1897 ; Natalia Sergeevna Gontcharova, « Portrait de Paul Verlaine, » huile sur toile, 1909)
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Jules Péaron, caricature de Paul Verlaine, lithographie [1867] ; publiée dans La Plume, n° 163-164, février 1896.
Il est roi, le « pauvre Lélian, » roi élu et plébiscité.
Leconte de Lisle mort, il fallait, paraît-il, lui trouver un successeur « dans la gloire et dans le respect des jeunes. » Un de nos confrères, à cet effet, ouvrit des urnes et sollicita des votes. Il s’agissait de savoir quel était notre plus grand poète.
Quelques-uns des votants se déclarèrent quelque peu embarrassés. Le « respect ? » se demandaient-ils, comment cela se doit-il entendre ? Est-il nécessaire d’être un homme vertueux, au sens bourgeois du mot, soucieux du cant et autres préjugés dits mondains, pour avoir droit à être proclamé roi de la Lyre ? Il y a, égarés sur les pentes du Parnasse, tant de « respectables » gens qu’il serait grotesque de vouloir hisser aux sommets de gloire !
D’autres se montrèrent surpris qu’on voulût décerner des prix et des places, qu’on cherchât à sacrer un roi des Poètes. La poésie, disaient-ils, est un royaume en ce sens seulement que chacun y est roi, s’il est vraiment poète. Pas de maître, pas de sujets. Indépendance et anarchie !
Les bulletins s’entassèrent tout de même dans les urnes, et voici les résultats du scrutin :
Paul Verlaine, 77 voix.
José de Heredia, 38, Stéphane Mallarmé, 36, Sully-Prudhomme, 32, François Coppée, 26, J. Richepin, 21, Léon Dierx, 15, Catulle Mendès, 14, Henri de Régnier, 11, Frédéric Mistral, 9, Armand Silvestre, 6, Albert Samain, 5, F. Vielé-Griffin, 5, Jean Moréas, 4, Émile Zola, 4, Auguste Vacquerie, 4, de Strada, 4, Anatole France, 4, Adolphe Retté, 4, Gabriel Vicaire, 4.
Trois voix : André Theuriet, Louis Le Cardonnel, Maurice Rollinat, Stuart Merrill.
Deux voix : Jean Aicard, Maurice Bouchor, Edmond Haraucourt, Clovis Hugues, Jean Lahor, Stephen Liégeard, Albert Mérat, Raoul Ponchon et Émile Verhaeren.
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Donc, voilà Verlaine « dans la gloire et dans le respect des jeunes. » Pas plus qu’il n’y était déjà, n’est-ce pas ? Mais il y a eu proclamation publique ; les profanes sauront désormais à quoi s’en tenir.
Pour commencer, le nouveau roi se déclare plus décidé que jamais à se faire solliciteur. Il veut poser sa candidature à l’Académie. Pourquoi ? Pour qu’on ne voie pas un « imbécile » succéder à Leconte de Lisle et à Victor Hugo. Le motif est louable. Mais si, par le fait des illustres qui siègent sous la coupole, un « imbécile » s’assied dans le fauteuil d’Hugo et de Leconte de Lisle, sur qui rejaillira le ridicule, sinon sur l’Académie elle-même ? Verlaine, au reste, avoue n’avoir guère de chance d’obtenir, au scrutin académique, le succès qu’il vient d’obtenir au plébiscite d’où son nom est sorti triomphant. Alors, quoi ? Ne vaudrait-il pas mieux laisser, sans se poser en concurrent, un « imbécile » de plus grossir la noble Compagnie ?
Son élection par les « Jeunes » est une raison nouvelle pour que le poète soit blackboulé par les somnolents gardiens de la routine. Un ennemi des traditions et des règles, ce Verlaine ! Fi donc ! Il donne des entorses à la syntaxe de M. Doucet, à la prosodie de M. de Bornier. Joignez à cela qu’on ne sait trop en quel quartier, sous quel toit il élit domicile, qu’il est parfois d’allures déconcertantes et que ses vêtements ne sont pas toujours assez cossus. Il est bien parmi les étudiants, parmi les petits jeunes gens du Quartier Latin, qu’il vide avec eux des bocks et que la pudeur le retienne loin des portes sacrées de l’Académie ! Il faut, pour prétendre à les franchir, avoir des rentes, de la tenue et du français !
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« Pauvre Lélian, » lui, n’a de titres que ses beaux vers.
Il le sait et le dit. On le lui répète aussi sur tous les tons. Ce bruit de louanges ne vaut-il pas mieux que les suffrages académiques ?
Ce qu’il faut souhaiter, c’est que, parmi les électeurs du Poète-Roi, il n’y ait pas de défections.
Verlaine a-t-il été élu pour lui-même ? A-t-il été élu contre quelqu’un ou contre quelque chose ? Ses sujets volontaires seront-ils fidèles au Maître qu’ils se sont donné ?
On a vu la faveur populaire se détourner de ses idoles. Les mains qui ont élevé des trônes se sont plu souvent à les renverser.
Et puis, derrière les « jeunes » qui ont élu Verlaine, « d’autres jeunes » ne vont-ils pas venir qui, ne serait-ce que pour faire acte de protestation et d’indépendance, se poseront en ennemis ? C’est dans l’ordre des choses de ce monde.
Mettre Verlaine sur le pavois, c’était le désigner aux attaques et aux trahisons. Si, de sa tête de Roi, on n’avait fait qu’une tête de Turc !
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(B. Guinaudeau, in La Justice, quinzième année, n° 5400, dimanche 28 octobre 1894 ; Eugène Carrière, « Portrait de Paul Verlaine, » huile sur toile, 1891)
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(in Le Charivari des théâtres : littérature, modes, beaux-arts et industrie, deuxième année, jeudi 6 décembre 1849 ; repris dans Le Journal des coiffeurs, publication des coiffeurs réunis, quinzième année, cent quatre-vingt-quinzième livraison, 1er février 1850)
« Chez Verlaine » est un pur euphémisme, car le bon poète, tout en ayant élu domicile rue Saint-Jacques, passe trois mois environ sur douze dans un lit d’hôpital. C’est sur les frontières de Paris, à Broussais, entre le boulevard Brune et la rue d’Alésia, qu’il fait une cure, chaque année, d’abstinence, de repos, de vie réglée, quasi cénobitique. Et la cure, dans ce petit hôpital dont les pavillons de briques, à un étage seulement, sont semés dans des jardinets fleuris, odorants, n’a rien d’attristant ni de pénible. C’est une villégiature pour Verlaine, et la villégiature lui est si douce qu’il n’en parle jamais, revenu à la vie séculière, qu’avec attendrissement.
La villégiature a été, cette fois, moins champêtre, et de graves préoccupations l’ont gâtée. Verlaine a failli mourir ; atteint d’un érysipèle infectieux, localisé dans la jambe gauche, le pied couvert d’escarres gangreneuses, il a passé une quinzaine dans un état comateux, accompagné de délire, qui inspirait au docteur Choffard, dans le service duquel il se trouve, de très vives inquiétudes.
Depuis quelques jours, un mieux sensible s’est produit ; dans un mois, si aucune complication ne se présente, le malade sera hors d’affaire ; on lui donnera son exeat dans deux mois.
Tous ces détails, c’est le « pauvre Lélian » lui-même qui me les a fournis. Je l’ai trouvé, ce matin, dans la chambre qu’il occupe avec cinq autres malades, enfoncé dans la lecture des journaux. Tandis qu’une accorte infirmière dessert à grand bruit la vaisselle où les compagnons de Verlaine viennent de déguster leur potage, le poète, à qui l’appétit fait défaut, bavarde et me conte gaiement son histoire.
« Que voulez-vous ? me dit-il, c’est ma faute. « Au temps de ma jeunesse folle, » j’ai abusé de bien des choses. J’ai taquiné Cypris, qui me le rend ; j’ai fait les yeux doux à trop de vins, qui m’ont alcoolisé la cervelle. De là des âcretés dans mon sang, un érysipèle à ma jambe, et, après l’érysipèle, des abcès. J’ai souffert, je souffre encore cruellement, mais, le pansement terminé, je n’en ai cure, et je me console en lisant, en griffonnant, l’après-midi, vers et prose, jusqu’au jour où le docteur me dira : « Vous voilà guéri ; prenez de l’air. »
Et Verlaine, à mesure qu’il s’anime, reprend sa physionomie d’autrefois. Les mains sont décharnées et blafardes, les moustaches poivre et sel tombent lugubrement sur la barbe, le bonnet de coton d’ordonnance encadre d’un blanc par trop cru les joues ravinées et terreuses, mais l’œil est d’une vivacité juvénile, la voix claire et le sourire narquois comme jadis. Oh ! l’inénarrable sourire de Verlaine ! un sourire où le nez joue le grand rôle, un nez court et trapu, socratique, dont les ailes, chaque fois qu’une idée malicieuse a traversé le cerveau du bon poète, remontent et se plissent en petites rides, en petites rides où se creusent des fossettes.
Et Verlaine, à présent qu’il sourit, n’est plus le même. Tout à l’heure encore attristé, songeant avec une pointe de tristesse, à ces deux mois de lit qui s’imposent, le voilà qui soudain se transfigure. Souvenirs et projets d’avenir se succèdent ; il énumère les conférences déjà faites et dont les résultats, pour lui, furent si flatteurs, en Belgique et aux Pays-Bas ; il dresse la liste, d’avance, des conférences à faire, conférences sollicitées de partout, même de Genève, et même, chose extraordinaire, de Londres. Il esquisse, tantôt en anglais, tantôt en charabias, mi-partie anglais et français, le début de la première : « Ladies and gentlemen, s’écrie-t-il, I am not accostumed to speak your language… » Il reprend ensuite en français : « Mesdames et messieurs, je n’ai pas l’habitude de parler votre langue, aussi vais-je vous demander la faveur de m’exprimer dans la mienne. Si ça vous convient, c’est parfait ; si ça ne vous convient pas, c’est tout comme ! »
Le tout, dit par Verlaine, avec la gaminerie de son geste, l’ironique plissement de ses narines, est d’un irrésistible comique, et je rirais, Dieu me pardonne ! aux éclats, si je n’apercevais tout d’un coup sur le mur, au-dessus du masque bouffon de Verlaine, cette laconique pancarte aux airs vagues d’épitaphe :
BILLET DE SALLE
Nom du malade : Verlaine (Paul).
Date d’entrée : 14 juin.
Domicile : Rue Saint-Jacques, 211.
Âge : 48 ans.
Profession : Homme de lettres.
Etc.
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(in Le Temps, « Au jour le jour, » trente-troisième année, n° 11742, mercredi 19 juillet 1893. L’article a été repris, avec quelques modifications, à l’occasion de la candidature de Verlaine à l’Académie française, dans Les Annales politiques et littéraires, revue populaire paraissant le dimanche, « Échos de Paris, » onzième année, n° 527, 30 juillet 1893. Anders Zorn, croquis de Paul Verlaine, 1895)
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(in La Croix, quinzième année, n° 3557, samedi 8 décembre 1894)
N’y a-t-il pas, en certains contrastes, une poignante ironie ? Dans les mêmes journaux où l’on nous annonçait l’élection de Paul Bourget, nous pouvions lire aussi des entrefilets ainsi conçus :
« Encore une fois, le poète Paul Verlaine vient d’entrer à l’hôpital. Il a délaissé son asile de prédilection qui était Broussais, pour entrer à Saint-Louis. Paul Verlaine restera probablement plus de trois mois à l’hôpital. »
Depuis sept ou huit ans, Paul Verlaine a beaucoup fréquenté non seulement Broussais, mais Tenon, Cochin, Saint-Antoine et Vincennes. Lui-même, en un mince petit livre, a raconté avec une évidente sincérité ses souvenirs d’hôpital. Ce n’est pourtant pas un Hégésippe Moreau, ni un Gilbert ou un Malfilâtre. Il n’appartient pas à la famille des lyriques poitrinaires. Pauvre Lélian eut sans doute sa part de misères. Mais il ressemble aussi peu que possible à un jeune poète atteint de consomption. C’est un vieux vagabond étrangement robuste. Lorsqu’il erre la nuit dans les rues, son pied, raidi par d’antiques rhumatismes, sonne sur le pavé comme un pied de bronze.
Et c’est avec cette jambe-là que solide, fier et la tête haute, il entre, quand il lui plaît, à son heure, à l’hôpital. « Ankylose incomplète du genou gauche, consécutive à une arthrite rhumatismale. » Vous voyez que ce n’est pas du tout Gilbert, Malfilâtre ou Moreau. Ce serait plutôt Diogène. Et Verlaine, s’il habitait Corinthe, roulerait le soir son amphore près des myrtes pour dormir au regard des étoiles. Mais, vivant parmi nous, dans un climat pluvieux et froid, chez des peuples industrieux et prévoyants, il trouve et prend tout naturellement, au lieu d’une vieille amphore, jetée sur le chemin de Corinthe où passaient les courtisanes, un lit d’hôpital, un lit d’hôpital dans quelque sombre faubourg de Paris. Et cela sans honte, sans nulle crainte de déchéance sociale, sans se sentir déclassé le moins du monde.
Car Paul Verlaine, qui est de bonne bourgeoisie et fils d’un capitaine de génie, n’eut jamais à aucun degré le sentiment bourgeois ni l’instinct de classe : pour tout dire, il n’eut jamais qu’une idée bien confuse de la vie sociale. Les hommes ne lui apparaissent pas liés à lui par un ensemble de droits, de devoirs et d’intérêts. Il les regarde passer comme des marionnettes ou des ombres chinoises. Il assiste à la vie sociale, comme un bon Turc, un peu étourdi par sa pipe, assiste à une représentation de Karagueuz. Mais si quelqu’un venait lui dire : « Mon ami, vous êtes vous-même une marionnette pareille à celle que vous venez de voir ; vous devez faire à votre tour, dans la pièce, le pacha ou le chamelier, » comme il rirait, le bon Turc ! Paul Verlaine est semblable à ce bon Turc. Il ne croit pas être de la pièce que nous jouons en société. C’est un spectateur à la fois naïf et plein d’esprit.
D’ailleurs, quel tort lui font ses séjours à l’hôpital ? Sa gloire l’y accompagne. À Saint-Antoine, le docteur Tapret lui ordonne pour premier remède des plumes, du papier, de l’encre et des livres. Dans ce même hôpital, la salle où fut reçu le poète porte le nom de salle des Décadents. Verlaine y est visité par les esprits les plus brillants. Des jeunes gens enthousiastes viennent devant ce lit numéroté saluer leur maître. Les peintres font à l’envi des études et des croquis du poète. Les journalistes l’assiègent. Ils l’interrogent sur les décadents et les symbolistes. Nous tenons de M. Paul Verlaine lui-même qu’un reporter lui fit un jour cette question inattendue :
« Monsieur Verlaine, quelle est votre opinion sur les femmes du monde ? »
Cela, c’est la gloire. Mais quand Paul Verlaine dit que ce n’est pas le bonheur, on n’a pas de peine à l’en croire. Certaines personnes ayant soutenu avec quelque légèreté que son sort était enviable, le poète leur répondit sans s’attendrir outre mesure sur lui-même (il n’est pas élégiaque) qu’ils jugeaient donc qu’il dût être content de peu.
« Car enfin, dit-il, ils me trouvent donc vraiment bien chanceux d’ainsi traîner mon âge mûr, salué, si j’ose dire, aimé par toute la jeunesse lettrée, dans la fade odeur de l’iodoforme et du phénol, les promiscuités intellectuelles contre-nature, l’indulgence un peu narquoise des docteurs et des élèves, toute l’horreur enfin d’une littérale misère mal à l’abri des dernières extrémités. »
Aussi bien faut-il laisser la gaieté douce et le rire facile en franchissant, même poète, la porte d’un hôpital. L’entrée en est parfois lugubre. Il n’en faut pour exemple que l’accueil reçu par le pauvre Lélian à l’hôpital Labrousse, un jour que la misère et la maladie l’avaient conduit là. Un seul lit était vacant, un lit d’ailleurs fameux. De mémoire de malade, on n’avait vu personne s’en relever. Quiconque y couchait y mourait.
« Un tel funèbre privilège, dit Verlaine, n’était pas sans entourer cette couche trop bien hospitalière d’une considération vaguement respectueuse, à laquelle une superstition sui generis ne reste pas tout à fait étrangère. En un mot, comme en cent : il n’y a pas amateur. »
Et le poète ajoute :
« Moi, je n’avais pas le choix. S’agissait de prendre ou de laisser. Dans un sens, laisser m’eût presque tenté ; tandis que prendre, c’était de plus mauvais gîtes évités, et je pris. »
Le prédécesseur du poète n’avait pas détourné le présage. Le poète le dit :
« Il était là, mon prédécesseur, quand j’entrai dans la salle. Ni beau ni laid, ni, à vrai dire, rien. Une forme étroite et longue, entortillée dans un drap, avec un nœud sous le cou, et pas de croix sur la poitrine, à même le matelas, sur le lit de fer sans rideaux. Une civière dite boîte à dominos, recouverte d’un tendelet de teinte quelconque, nuance plutôt que toile à matelas, fut apportée ; on y mit le paquet, et en route pour l’amphithéâtre. Quelques instants, j’étais installé dans le « poussier, » tout à l’heure mortuaire et véritablement justiciable du mot d’argot que je viens d’employer, si l’on veut bien se reporter au pulvis es et in pulverem reverteris de l’Église catholique. »
Il s’était donc mis dans le lit du mort. Et il s’en vante ainsi que d’« un gentil petit acte de comme sacrilège. »
« Songez donc, ajoute-t-il avec une crânerie lugubre, songez donc ! J’enfonce le chausseur de souliers d’un faux mort de La Fontaine, je dégote son vendeur de peau d’ours et j’aplatis cet excellent curé Jean Chouart ; je ne chausse même pas le soulier d’un mort pour de vrai, fi donc ! Non, mais je couche dans son lit, à mon mort, je couche, entendez-vous, dans son lit, dans son lit encore tout… froid… »
Pourtant, le poète n’a pas gardé de ses hôpitaux un trop mauvais souvenir. D’abord, c’était un asile pour le pauvre indigent. Il a fini par goûter comme un bien « la stricte sécurité de ces lieux de douleurs. » Il renonce volontiers à une liberté dont il a parfois abusé et se plie sans peine à la règle. C’est à l’hôpital qu’il compose ses vers ; il ne travaille plus guère que là. Son imagination poétique et bizarre lui charme la grande salle froide et nue. Une nuit, il y a découvert les magies d’un clair de lune thessalien. L’imagination est le grand remède aux maux de ce monde. Et un jour Verlaine, songeant à ses longues, tristes et fades heures d’hôpital, s’est demandé, lui, le vieux, l’infatigable, le terrible vagabond, s’il n’en viendrait pas à dire : « C’était le bon temps. »
Mais ne vous y trompez pas : ce qui lui semblait le plus doux dans cette existence, c’est l’air de couvent qu’y donnent la règle et la pauvreté. Il l’a dit : « On s’habitue à cette vie, comme monastique, sans, hélas ! l’oraison et la règle suivie pour elle-même. »
En effet, Verlaine est un mystique. Il a le cœur ému et tendre, et parfois d’une étrange douceur. La fleur de la foi reste intacte en son âme. Il garde à Notre-Dame la piété d’un enfant. Le suave parler du mysticisme coule naturellement de ses lèvres. Il est exquis lorsqu’il vante la prière. Il est de ceux dont le royaume n’est pas de ce monde ; il appartient à la grande famille des amants de la pauvreté. Saint-François l’aurait reconnu, n’en doutez point, pour un de ses fils spirituels, et peut-être aurait-il fait de lui son disciple préféré. Et qui sait si Paul Verlaine, sous la bure, ne serait pas devenu un grand saint, comme il est devenu parmi nous un grand poète ? Sans doute, dans les premiers temps, il aurait donné quelque souci à son maître. Il se serait parfois enfui, le soir, de la sainte Portioncule. Mais le bon saint François serait allé le chercher jusque dans les plus mauvais lieux de Sienne, et il l’aurait ramené, repentant, dans la maison de pauvreté.
Il y a presque de la sainteté dans un simple mot que Paul Verlaine prononça un jour devant des visiteurs qu’il recevait à l’hôpital.
« Causez, leur dit-il, je suis chez moi. » Puis, se tournant vers les pauvres malades étendus dans leur lit de misère :
« Chez nous , » ajouta-t-il.
En lui, on retrouve très vite le primitif, l’homme candide, et, dans ses récits, telle scène fait songer par sa simplicité pieuse à quelque vieille légende. Et cela, chez lui, n’est nullement affecté. Pour le bien comme pour le mal, il est tout différent de nous. Il a la foi, et c’est un simple. À Saint-Antoine, où il resta trois mois avec un rhumatisme au poignet, il avait pour voisin de lit un soldat sorti des bataillons d’Afrique. Et le poète nous dit :
« Quels terribles hommes ! tout en moustaches et ne croyant ni à Dieu, ni au diable. Je lui objectais de temps en temps qu’il devait y avoir là-haut quelqu’un de plus malin que nous et qu’il avait tort de ne pas croire en Lui et de ne pas s’y fier. »
Ce petit discours est tout à fait dans le ton de la vieille et bonne hagiographie. Pour en faire une légende parfaite, il n’y faudrait ajouter que très peu de chose, un rien : un miracle, suivi de la conversion du farouche soldat, des infirmières et de l’administration de l’hôpital.
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(Anatole France, in L’Univers illustré, journal hebdomadaire, trente-septième année, n° 2048, 23 juin 1894. Cesare Bacchi, « Verlaine au café Procope, » Salon de 1938 ; F.-A. Cazals, Paul Verlaine : ses portraits, « Iconographies de certains poètes présents, » album 11, Paris : Bibliothèque de l’Association, janvier-avril 1896)
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(Bibliothèque de Monsieur N)
Le corps humain ou l’homme physique est, au dire de la chimie, constitué principalement par 4 éléments : oxygène, hydrogène, carbone, azote. Le cœur humain ou l’homme moral a été déjà bien des fois étudié ; philosophes, poètes, savants, écrivains de tout siècle et de tous pays y ont prodigué leur huile et leur peine, et je ne vois aucune analyse qui me satisfasse pleinement. C’est cependant la chose la plus simple et la moins complexe, que le cœur humain.
J’ai, à mes moments perdus, analysé scrupuleusement tous les cœurs humains que j’ai pu me procurer. D’abord, je rince convenablement la substance pour la dépouiller de toutes les pommades, onguents, parfums, aromates dont chacun croit devoir s’oindre et se graisser pour en masquer l’odeur naturelle, pour en déguiser la composition et dérouter les chimistes. Quand j’ai lavé à grande eau chaude et froide, éthérée et alcoolisée, aiguisée d’acide puis d’alcali, quand j’ai enlevé toutes les matières étrangères de toute sorte qui lui formaient comme une épaisse cuirasse de vernis, alors la substance dégage une forte odeur de corruption sui generis, un composé très nauséabond de m…. et de charogne, qui donne de fortes envies de vomir et qui provoque même le vomissement si on a l’imprudence d’exposer trop longtemps ses nerfs olfactifs à ces dégoûtantes émanations.
Les autres propriétés physiques sont d’être noire comme de l’encre, d’un aspect carcinomateux, cancéreux ; la substance se réduit par la moindre pression en un putrilage aussi hideux à voir qu’à flairer. Pour arriver à la composition intime ou moléculaire, j’allume mon fourneau, je mets mon cœur humain dans une éprouvette et je le calcine. La composition ne varie pas, ni pour les éléments ni pour les proportions de ces éléments ; voici le résultat fourni par toutes et chacune de mes analyses, résultat constant, toujours le même, toujours identique quel qu’eût été le mode d’expérimentation :
De par ma chimie donc, le cœur humain lavé, incinéré, porphyrisé, c’est : 1/4 d’Égoïsme, 1/4 d’Orgueil, 1/4 d’Envie et 1/4 de Lâcheté. Ces 4 quarts-là, cette unité divisée en 4 vices, c’est le cœur humain, le cœur humain universel, jeune ou vieux, mâle et femelle.
Il y a cependant pour ce dernier une petite restriction à faire ; il y a un certain cœur humain qu’on ne peut pas faire directement et rigoureusement ressortir de la loi fangeuse, c’est le cœur de la carogne qui nous aime. Envers les autres, elle ne vaut pas un Pfennig mieux que les autres, mais, pour nous, elle se ferait pendre, elle se ferait tuer. Il ne faut pas lui en avoir déjà tant d’obligations, car je l’ai dit, envers le reste du monde, elle est et demeure carogne ; elle nous aime par instinct, irrésistiblement, comme notre caniche, qui se jette à l’eau pour nous suivre sans savoir s’il sait nager.
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Commentons brièvement les 4 éléments établis par nous comme constitutifs du Moral de l’homme.
L’Égoïsme, c’est l’instinct qui nous pousse à nous faire beaucoup de bien sans s’inquiéter que cela fasse mal à d’autres (1) ; qui nous stimule à allumer la baraque de notre voisin pour cuire notre œuf, si la morale du Code Pénal n’était là devant nous, omniprésente comme une réflexion à deux pieds sans plumes ; c’est encore l’instinct qui nous fait flagorner les riches parce qu’ils dînent et font dîner ; qui nous fait fermer soigneusement notre porte à quiconque souffre, par la raison que la vue de la douleur est pénible.
L’Orgueil, c’est ce qui fait que nous nous trouvons tant d’esprit quand nous nous écoutons parler, que nous nous trouvons tant de dignité sur le visage et tant de grâce dans la démarche. Jamais homme, me disait un campagnard de mes amis, moins bête que nombre d’Académiciens lorrains, jamais homme n’a douté de sa figure, de sa tournure et de son esprit. Mot profondément vrai ! Montrez-moi donc un individu qui se trouve la face ignoble et la cervelle obtuse ! Nous poussons tellement loin l’estime de nous-mêmes, que, non seulement, nous rejetons toute opinion contraire à la nôtre (ce qui est bien naturel, bien pardonnable ; certes, nul ne peut trouver mauvais que nous croyions voir plus juste que notre adversaire), mais que nous déclarons cette opinion absurde. Par là, nous voulons dire que notre adversaire n’est pas conséquent avec lui-même, ou qu’il voit les faits au rebours de ce qu’ils sont, en un mot que toute opinion contraire à la nôtre ne peut partir que d’un cerveau fêlé. C’est par le fait d’Orgueil que nous nous prévalons outrecuideusement de tous nos avantages physiques, moraux, sociaux, réels ou de convention, grands ou petits, petits ou microscopiques. Certes, un homme de 25 ans n’est plus un enfant, il a le jugement formé alors, ou il jugera mal toute sa vie ; il a des notions littéraires aussi étendues qu’il en doit jamais avoir (à moins qu’il ne se fasse littérateur de profession) ; il a une certaine connaissance des hommes et de la vie, suffisante au moins pour avoir une voix quelconque au chapitre, pour pouvoir placer un mot ou une opinion ; mais je conviens toutefois que pour la plupart, c’est la partie faible, où ils ont une infériorité marquée sous l’homme qui a vécu. Eh bien, sur tout autre sujet, si l’homme de 25 ans se trouve parmi des hommes mûrs et que, par sa dialectique, il les ait acculés dans l’impasse de l’absurde, eh bien, pas un homme mûr ne manquera de se tirer de là par une sale injure : « Mais vous n’avez pas le droit de parler ; vous n’avez pas de barbe. » Le bel argument ! Vous pouvez pourtant bien vous tenir pour assuré que, le cas 50 fois avenant, l’argument vous sera 50 fois poussé. Dans une discussion quelconque, littéraire par exemple, ou de sciences spéculatives, le fonctionnaire se prévaudra de sa place, l’homme riche de ses écus, l’homme mûr de son âge. Le médecin qui s’est abruti 30 ans à potionner, l’avocat à plaidailler le pour et le contre, le juge à jugeailler, le notaire à griffonner des icelle et des susdit, tous ces gens-là croient mieux parler littérature que l’homme de 25 ans qui consacre ses nuits à cela depuis 8 ans.
L’Envie est cette inspiration de Satan qui nous fait rire quand malheur arrive à notre ami, parce que sans cela, disons-nous naïvement, il serait trop heureux ; qui nous fait ricaner de l’amer quand du bien surgit à nos connaissances ; qui nous fait voir à regret notre condisciple s’élever à la célébrité. Cette dernière atrocité est beaucoup moins rare qu’on ne l’imaginerait, et voici comme. Il n’y a pas de jeune homme de 18 ans, ayant fait ses classes, qui ne rêve la gloire ; 3 ans après, il s’aperçoit qu’il n’est pas de la chair dont on fait les immortels, mais sans se l’avouer ; puis il faut prendre un métier qui alimente la marmite. Eh bien, il aime à se bercer toute sa vie sur ce dada qu’il aurait pu faire un grand homme s’il n’eût été forcé de travailler pour vivre, et alors, pour lui, tout jeune homme qui s’élève à la gloire n’est qu’un enfant gâté de la Fortune, en laquelle lui-même n’a trouvé qu’une marâtre. La chose est vraie, la prétention fondée bien certainement pour beaucoup d’hommes restés obscurs, mais le drôle, le comique, le délicieux de l’affaire, c’est qu’il n’y a pas un niais, quand il a fait ses classes, qui ne s’imagine qu’il aurait pu faire un grand homme. Alors, ils adoptent une tactique : c’est de dénigrer tout homme de mérite qui n’est pas un de ces génies éblouissants, transcendants, évidents à crever les yeux ; ils conspuent les Sciences d’Observation : la botanique est une science de mots, le géologue est un casseur de pierres, le Chimiste un cuisinier, la Philologie est au-dessous d’eux, l’érudition un enfantillage, la traduction un métier de manœuvre. « Si j’avais tant fait que de me livrer aux Sciences, vous disent-ils, j’aurais voulu être Cuvier ou rien. »
Par Lâcheté, je n’entends pas ce qu’entend le vulgaire : il y a certainement bien peu d’hommes qui recevraient un soufflet sans se battre, et quand je reproche aux hommes leur lâcheté, je n’entends pas la couardise poussée à l’ignominie. Mais je veux parler de la Lâcheté morale, lèpre, vermine, syphilis qui dévore et tue le peu de bons germes qui pouvaient se trouver à l’origine dans notre cœur. Le lâche, pour moi, c’est l’homme qui n’ose pas donner hautement raison à un faible contre un puissant, quand il sait pertinemment que le puissant a tort ; le lâche, c’est celui qui n’ose pas dire le premier que le livre d’un inconnu est très bon et que le livre d’un auteur célèbre est très mauvais. Entendu de la sorte, combien connaissez-vous d’hommes qui ne soient pas lâches ?
De tout cela résulte que… voilà comme est bâti le cœur humain, ignoble boutique, Corps-Dieu ! sale cloaque, Ventre-Dieu !
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(1) Exemples. Un homme lit un roman (de son cabinet de lecture) ; il est pris d’un certain besoin ; il arrache les 3 dernières pages qu’il vient de lire : qué q’ça lui fait ? il les a lues ; et il retrouve d’autant plus facilement l’endroit où il a suspendu sa lecture. Un homme va à une vente de livres, quelque temps avant l’enchère, il met dans sa poche 2 tomes d’un ouvrage volumineux ; c’est un ouvrage dépareillé, personne ne s’en soucie, il obtient à vil prix un livre très cher. – Naïveté qui n’a aucun rapport avec ce qui précède : un vieux bonhomme avait une vive tendresse pour son père ; son père meurt, on vend ses meubles ; la vente monte, monte, monte comme l’eau du Déluge, tout se vend à poids d’or, le feu y est ; le vieux bonhomme pleurait à chaudes larmes. « Qu’est-ce que vous avez donc, brave homme ? – Ah ! si seulement mon pauv’ père était ici pour voir comme son bien se vend bien ! – P… d. D., s’écria la reine, qui n’avait encore rien dit, quelle piété filiale ! » Je sais des témoins oculaires, et les nommerais au besoin.
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(Chardons nancéiens ou prodrome d’un catalogue des plantes de la Lorraine, 1er fascicule, par le docteur Hussenot, qui n’est rien, pas même médecin ; membre d’aucune Acad., corresp. d’aucune soc. savante ; qui n’est ni de la soc. royale des sciences, lettres et arts de Nancy, ni de la soc. centr. d’agricult. de la même ville ; pas plus de la soc. d’émulation des Vosges que de celle philomathique de Verdun, ou d’aucune de celles de Metz ; directeur d’aucun jardin public ou particulier ; conservateur d’aucune collection, autre que la sienne, qui se mange des bêtes ; rédacteur de rien du tout ; enfin, simple citoyen comme tout le monde, hors qu’il n’est pas décoré, Nancy : Imprimerie de Dard, rue des Carmes, n° 20, 1835. La gravure, « The Unregenerated Heart, » est extraite du très édifiant Christian Similitudes: Being a Series of Emblematic Engravings, de John W. Barber, Cincinnati : Howe’s Subscription Book Concern, 1847)