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(in La Lanterne, journal politique quotidien, vingtième année, n° 6887, samedi 29 février 1896)
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(in La Lanterne, journal politique quotidien, vingtième année, n° 6887, samedi 29 février 1896)
Mardi 5 janvier. – À Saint-Étienne-du-Mont. – L’exquise journée pour s’en aller faire des dévotions lointaines, dans une vieille église où l’on révère, selon des rites inoubliés, quelque sainte protectrice.
Les bagnoles errantes embaument l’air humide comme des parfums qui survivent à une bataille de fleurs, évoquant des jardins au bord de la mer bleue, des treilles de roses, des bosquets féeriques de mimosas, des champs de jacinthes blanches. Le ciel voilé fait penser à des yeux de femme que hante le regret d’un bonheur évanoui.
Tout là-haut, derrière la lourde masse grise du Panthéon, dans ce quartier de rues tortueuses et mal pavées, de vieilles maisons noires et tristes, des boutiquettes sont alignées ainsi que sur le boulevard, mais des rosaires, des images mystiques, des livres de prières, des ex-voto y tiennent lieu de jouets d’étrennes, et les camelots obsesseurs vous offrent avec une voix de circonstance et des mines paternes, au lieu des « guêtres de monsieur Félisque » ou de la complainte de l’enfant martyr, un horaire de neuvaine. Devant la façade de ce bijou de pierre qu’est Saint-Étienne-du-Mont, stationnent des coupés élégants, d’une nuance discrète, comme il sied aux âmes pieuses. Sur les marches du parvis, d’équivoques mendiants trop bien maquillés – de ces faux aveugles qui ont un bas de laine et jouent à la Bourse – sollicitent de leurs sébiles la charité qui s’inquiète et se détourne.
La nef qu’illuminent de merveilleux vitraux est emplie de pèlerins agenouillés qui psalmodient les litanies, qui implorent, parmi les sanglots émouvants des orgues, la patronne légendaire de Paris, l’humble gardeuse d’ouailles qui arrêta de sa houlette les hordes du Fléau de Dieu. Autour de la châsse d’or et de pierreries qu’embrasent des milliers de cierges, la foule fervente, où des profils charmants de Parisiennes apparaissent au milieu de faces rustiques et rougeaudes, où d’adorables chapeaux à la mode de demain frôlent des bonnets tuyautés de servantes, des madras de harengères, processionne, s’arrête, se prosterne, élève au-dessus des têtes, tend vers les reliques vénérées de frêles corps de babys.
La Bonne Chanson, dont parle le poète, bercera longtemps encore le monde et ceux qui aiment, ceux qui souffrent, ceux qui espèrent, ceux qui se sentent revivre en d’autres êtres, lèveront toujours les yeux vers le grand mystère du ciel !
Et il y a déjà toute une année, – que le temps passe vite sur cet océan houleux de Paris, – par un matin flagellé de bise, c’était une autre foule qui avait envahi la paisible église, qui se recueillait, attristée, qui regardait les magnifiques couronnes où disparaissait le cercueil du plus miséreux, du plus bohème et du plus délicieux des poètes.
Et je vois, comme si cela datait d’hier, sous le porche, les rides profondes, les masques jaunis, fatigués, des camarades du pauvre Lélian, les longs cheveux des esthètes, les visages haineux, gouailleurs, des nouveaux qui narguaient leurs anciens, qui semblaient souffrir de leur céder le pas et les cordons, la débandade du cortège funèbre à travers la ville et, comme nous défilions sur la place du Carrousel, le geste furtif d’un « jeune » qui ramassa dans la boue une orchidée mauve probablement tombée dans les cahots du corbillard, de la gerbe qu’avait envoyée la comtesse Greffuhle, et pieusement la mit dans son portefeuille, – ce geste de croyant qui m’émut plus que tous les adieux, que les vaines paroles louangeuses dont la fosse béante fut aspergée autant que d’eau bénite…
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(Montmirail, « Notes d’un badaud, » in Le Gaulois littéraire et politique, trente-et-unième année, 3ème série, n° 5543, samedi 9 janvier 1897 ; Natalia Sergeevna Gontcharova, « Portrait de Paul Verlaine, » huile sur toile, 1909)
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Jules Péaron, caricature de Paul Verlaine, lithographie [1867] ; publiée dans La Plume, n° 163-164, février 1896.
Il est roi, le « pauvre Lélian, » roi élu et plébiscité.
Leconte de Lisle mort, il fallait, paraît-il, lui trouver un successeur « dans la gloire et dans le respect des jeunes. » Un de nos confrères, à cet effet, ouvrit des urnes et sollicita des votes. Il s’agissait de savoir quel était notre plus grand poète.
Quelques-uns des votants se déclarèrent quelque peu embarrassés. Le « respect ? » se demandaient-ils, comment cela se doit-il entendre ? Est-il nécessaire d’être un homme vertueux, au sens bourgeois du mot, soucieux du cant et autres préjugés dits mondains, pour avoir droit à être proclamé roi de la Lyre ? Il y a, égarés sur les pentes du Parnasse, tant de « respectables » gens qu’il serait grotesque de vouloir hisser aux sommets de gloire !
D’autres se montrèrent surpris qu’on voulût décerner des prix et des places, qu’on cherchât à sacrer un roi des Poètes. La poésie, disaient-ils, est un royaume en ce sens seulement que chacun y est roi, s’il est vraiment poète. Pas de maître, pas de sujets. Indépendance et anarchie !
Les bulletins s’entassèrent tout de même dans les urnes, et voici les résultats du scrutin :
Paul Verlaine, 77 voix.
José de Heredia, 38, Stéphane Mallarmé, 36, Sully-Prudhomme, 32, François Coppée, 26, J. Richepin, 21, Léon Dierx, 15, Catulle Mendès, 14, Henri de Régnier, 11, Frédéric Mistral, 9, Armand Silvestre, 6, Albert Samain, 5, F. Vielé-Griffin, 5, Jean Moréas, 4, Émile Zola, 4, Auguste Vacquerie, 4, de Strada, 4, Anatole France, 4, Adolphe Retté, 4, Gabriel Vicaire, 4.
Trois voix : André Theuriet, Louis Le Cardonnel, Maurice Rollinat, Stuart Merrill.
Deux voix : Jean Aicard, Maurice Bouchor, Edmond Haraucourt, Clovis Hugues, Jean Lahor, Stephen Liégeard, Albert Mérat, Raoul Ponchon et Émile Verhaeren.
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Donc, voilà Verlaine « dans la gloire et dans le respect des jeunes. » Pas plus qu’il n’y était déjà, n’est-ce pas ? Mais il y a eu proclamation publique ; les profanes sauront désormais à quoi s’en tenir.
Pour commencer, le nouveau roi se déclare plus décidé que jamais à se faire solliciteur. Il veut poser sa candidature à l’Académie. Pourquoi ? Pour qu’on ne voie pas un « imbécile » succéder à Leconte de Lisle et à Victor Hugo. Le motif est louable. Mais si, par le fait des illustres qui siègent sous la coupole, un « imbécile » s’assied dans le fauteuil d’Hugo et de Leconte de Lisle, sur qui rejaillira le ridicule, sinon sur l’Académie elle-même ? Verlaine, au reste, avoue n’avoir guère de chance d’obtenir, au scrutin académique, le succès qu’il vient d’obtenir au plébiscite d’où son nom est sorti triomphant. Alors, quoi ? Ne vaudrait-il pas mieux laisser, sans se poser en concurrent, un « imbécile » de plus grossir la noble Compagnie ?
Son élection par les « Jeunes » est une raison nouvelle pour que le poète soit blackboulé par les somnolents gardiens de la routine. Un ennemi des traditions et des règles, ce Verlaine ! Fi donc ! Il donne des entorses à la syntaxe de M. Doucet, à la prosodie de M. de Bornier. Joignez à cela qu’on ne sait trop en quel quartier, sous quel toit il élit domicile, qu’il est parfois d’allures déconcertantes et que ses vêtements ne sont pas toujours assez cossus. Il est bien parmi les étudiants, parmi les petits jeunes gens du Quartier Latin, qu’il vide avec eux des bocks et que la pudeur le retienne loin des portes sacrées de l’Académie ! Il faut, pour prétendre à les franchir, avoir des rentes, de la tenue et du français !
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« Pauvre Lélian, » lui, n’a de titres que ses beaux vers.
Il le sait et le dit. On le lui répète aussi sur tous les tons. Ce bruit de louanges ne vaut-il pas mieux que les suffrages académiques ?
Ce qu’il faut souhaiter, c’est que, parmi les électeurs du Poète-Roi, il n’y ait pas de défections.
Verlaine a-t-il été élu pour lui-même ? A-t-il été élu contre quelqu’un ou contre quelque chose ? Ses sujets volontaires seront-ils fidèles au Maître qu’ils se sont donné ?
On a vu la faveur populaire se détourner de ses idoles. Les mains qui ont élevé des trônes se sont plu souvent à les renverser.
Et puis, derrière les « jeunes » qui ont élu Verlaine, « d’autres jeunes » ne vont-ils pas venir qui, ne serait-ce que pour faire acte de protestation et d’indépendance, se poseront en ennemis ? C’est dans l’ordre des choses de ce monde.
Mettre Verlaine sur le pavois, c’était le désigner aux attaques et aux trahisons. Si, de sa tête de Roi, on n’avait fait qu’une tête de Turc !
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(B. Guinaudeau, in La Justice, quinzième année, n° 5400, dimanche 28 octobre 1894 ; Eugène Carrière, « Portrait de Paul Verlaine, » huile sur toile, 1891)
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(in Le Charivari des théâtres : littérature, modes, beaux-arts et industrie, deuxième année, jeudi 6 décembre 1849 ; repris dans Le Journal des coiffeurs, publication des coiffeurs réunis, quinzième année, cent quatre-vingt-quinzième livraison, 1er février 1850)
« Chez Verlaine » est un pur euphémisme, car le bon poète, tout en ayant élu domicile rue Saint-Jacques, passe trois mois environ sur douze dans un lit d’hôpital. C’est sur les frontières de Paris, à Broussais, entre le boulevard Brune et la rue d’Alésia, qu’il fait une cure, chaque année, d’abstinence, de repos, de vie réglée, quasi cénobitique. Et la cure, dans ce petit hôpital dont les pavillons de briques, à un étage seulement, sont semés dans des jardinets fleuris, odorants, n’a rien d’attristant ni de pénible. C’est une villégiature pour Verlaine, et la villégiature lui est si douce qu’il n’en parle jamais, revenu à la vie séculière, qu’avec attendrissement.
La villégiature a été, cette fois, moins champêtre, et de graves préoccupations l’ont gâtée. Verlaine a failli mourir ; atteint d’un érysipèle infectieux, localisé dans la jambe gauche, le pied couvert d’escarres gangreneuses, il a passé une quinzaine dans un état comateux, accompagné de délire, qui inspirait au docteur Choffard, dans le service duquel il se trouve, de très vives inquiétudes.
Depuis quelques jours, un mieux sensible s’est produit ; dans un mois, si aucune complication ne se présente, le malade sera hors d’affaire ; on lui donnera son exeat dans deux mois.
Tous ces détails, c’est le « pauvre Lélian » lui-même qui me les a fournis. Je l’ai trouvé, ce matin, dans la chambre qu’il occupe avec cinq autres malades, enfoncé dans la lecture des journaux. Tandis qu’une accorte infirmière dessert à grand bruit la vaisselle où les compagnons de Verlaine viennent de déguster leur potage, le poète, à qui l’appétit fait défaut, bavarde et me conte gaiement son histoire.
« Que voulez-vous ? me dit-il, c’est ma faute. « Au temps de ma jeunesse folle, » j’ai abusé de bien des choses. J’ai taquiné Cypris, qui me le rend ; j’ai fait les yeux doux à trop de vins, qui m’ont alcoolisé la cervelle. De là des âcretés dans mon sang, un érysipèle à ma jambe, et, après l’érysipèle, des abcès. J’ai souffert, je souffre encore cruellement, mais, le pansement terminé, je n’en ai cure, et je me console en lisant, en griffonnant, l’après-midi, vers et prose, jusqu’au jour où le docteur me dira : « Vous voilà guéri ; prenez de l’air. »
Et Verlaine, à mesure qu’il s’anime, reprend sa physionomie d’autrefois. Les mains sont décharnées et blafardes, les moustaches poivre et sel tombent lugubrement sur la barbe, le bonnet de coton d’ordonnance encadre d’un blanc par trop cru les joues ravinées et terreuses, mais l’œil est d’une vivacité juvénile, la voix claire et le sourire narquois comme jadis. Oh ! l’inénarrable sourire de Verlaine ! un sourire où le nez joue le grand rôle, un nez court et trapu, socratique, dont les ailes, chaque fois qu’une idée malicieuse a traversé le cerveau du bon poète, remontent et se plissent en petites rides, en petites rides où se creusent des fossettes.
Et Verlaine, à présent qu’il sourit, n’est plus le même. Tout à l’heure encore attristé, songeant avec une pointe de tristesse, à ces deux mois de lit qui s’imposent, le voilà qui soudain se transfigure. Souvenirs et projets d’avenir se succèdent ; il énumère les conférences déjà faites et dont les résultats, pour lui, furent si flatteurs, en Belgique et aux Pays-Bas ; il dresse la liste, d’avance, des conférences à faire, conférences sollicitées de partout, même de Genève, et même, chose extraordinaire, de Londres. Il esquisse, tantôt en anglais, tantôt en charabias, mi-partie anglais et français, le début de la première : « Ladies and gentlemen, s’écrie-t-il, I am not accostumed to speak your language… » Il reprend ensuite en français : « Mesdames et messieurs, je n’ai pas l’habitude de parler votre langue, aussi vais-je vous demander la faveur de m’exprimer dans la mienne. Si ça vous convient, c’est parfait ; si ça ne vous convient pas, c’est tout comme ! »
Le tout, dit par Verlaine, avec la gaminerie de son geste, l’ironique plissement de ses narines, est d’un irrésistible comique, et je rirais, Dieu me pardonne ! aux éclats, si je n’apercevais tout d’un coup sur le mur, au-dessus du masque bouffon de Verlaine, cette laconique pancarte aux airs vagues d’épitaphe :
BILLET DE SALLE
Nom du malade : Verlaine (Paul).
Date d’entrée : 14 juin.
Domicile : Rue Saint-Jacques, 211.
Âge : 48 ans.
Profession : Homme de lettres.
Etc.
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(in Le Temps, « Au jour le jour, » trente-troisième année, n° 11742, mercredi 19 juillet 1893. L’article a été repris, avec quelques modifications, à l’occasion de la candidature de Verlaine à l’Académie française, dans Les Annales politiques et littéraires, revue populaire paraissant le dimanche, « Échos de Paris, » onzième année, n° 527, 30 juillet 1893. Anders Zorn, croquis de Paul Verlaine, 1895)
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(in La Croix, quinzième année, n° 3557, samedi 8 décembre 1894)