Périodiquement, à intervalles ondoyants et divers, arrivent sur le tapis polychrome de l’actualité la question d’Orient et celle du spiritisme.
Cette fois, il y a eu conjonction, comme on dit au bout de l’avenue de l’Observatoire : Bulgares et tables tournantes se partagent fraternellement l’ordre du jour.
Des Bulgares, je ne dirai rien, par prudence. Cette question est pour moi lettre close. Serbes, Bulgares, Rouméliotes dansent en mon pauvre cerveau une sarabande diplomatique et décourageante.
Sans compter que ces peuples étranges se partagent eux-mêmes en une infinité d’espèces géographiques.
Il y a, par exemple, les Bulgares du Midi, ceux du Nord, ceux de l’Est, et enfin les Bulgares de l’Ouest, qu’on appelle plus généralement Bulgares Saint-Lazare.
Allez donc vous y reconnaître !
Mais le spiritisme !… Parlez-moi du spiritisme !
J’ai là-dessus certaines idées que je développerai un de ces jours en une conférence mémorable, car elles conviendraient peu au cadre de ce journal.
Jamais, je crois, on n’a fait tourner autant de tables que de notre époque.
C’est à se demander comment ces pauvres meubles trouvent le temps de supporter assiettes et plats pour notre alimentation journalière.
Et comme il faut qu’elles ne soient pas fières, les bonnes tables ! Être le réceptacle d’esprits supérieurs, de génies disparus, et puis, crac ! servir de supports à des mangeailles ridicules, à du lapin et à du veau !
Pauvres tables !
Moi, à leur place, c’est au moment des repas que j’aimerais à tourner, et je vous prie de croire que je tournerais !
Des savants ont cru deviner quelque connexité entre ces phénomènes mystérieux et l’électricité. Ils se basent sur ce fait que l’orage, qui est une manifestation électrique, fait tourner le lait. Ai-je besoin d’ajouter que cette démonstration me paraît bien superficielle ?
Certains d’entre eux passent des nuits entières à frapper des toc toc dans les murs des appartements. De là leur nom d’esprits frappeurs.
D’autres, très gracieux, laissent traîner sur vos meubles des bouquets odorants, souvent de chrysanthèmes.
J’aime bien les chrysanthèmes, mais si des esprits sont par hasard décidés à m’apporter un petit cadeau, je les avertis que je préférerais une boîte de conserve de langue de cochon (c’est joliment bon, la conserve de langue de cochon).
Et puis, entre nous, au risque de désoler les doux poètes, la charcuterie ne me paraît pas plus matérielle que les chrysanthèmes, fussent-elles de Marie.
Les esprits ont encore à leur disposition d’autres procédés pour se manifester à nous, mais le plus pratique et le plus à la portée de tout le monde, c’est la table tournante.
Vous connaissez la méthode : un coup A, deux coups B, etc.
Quand on fait des questions qui nécessitent seulement les réponses oui ou non : un coup oui, deux coups non.
Il y a quatre ou cinq ans, j’assistai à une curieuse soirée de spiritisme.
Le médium était Raoul Ronchon, qui s’acquittait de sa mission avec un tact et une urbanité que les esprits semblaient apprécier, car ils répondaient sans jamais se faire prier.
Voici la dernière conversation que nous eûmes avec ces êtres immatériels :
« Comment vous appelez-vous ? – Ali-Baba. – Votre nom semblerait désigner que vous êtes Ottoman ? – Oui. – Y a-t-il longtemps, cher monsieur turc, que vous avez abandonné votre enveloppe terrestre ? – Non. – Quelques jours ? – Oui. – Moins de huit jours ? – Oui. – Moins de quatre jours ? – Oui. – Moins de deux jours ? – Oui. – Hier ? – Oui. – Vous êtes mort dans votre pays ? – Non. – À Paris, peut-être ? – Oui. – De mort violente ? – Oui. – Assassiné ? – Non. – Noyé ? – Oui. – Êtes-vous retiré de la Seine ? – Oui. – À la Morgue ? – Oui. – Serez-vous reconnu ? – Oui. – À un signe particulier ? – Oui. – À quoi ? à vos cheveux, par exemple ? – Oui. – Ils sont donc bien extraordinaires, vos cheveux ? – Oui. – Violets ? – Non. – Verts ? – Oui. »
Il y eut une minute de silence ahuri. Ponchon reprit, toujours affable :
« Pardon, monsieur Ali-Baba, mais est-ce que vous ne vous fichez pas un peu de nous ? – Oui. – Alors, dites-nous votre vrai nom ? »
On écouta soigneusement les coups. Tout le monde comptait : a b c d e… a b c d… a b c d e f g…
L’esprit s’appelait : Edgard Poë. [sic]
« N’y aurait-il point d’indiscrétion, puisque vous êtes Edgard Poë, continua Ponchon, à vous demander si vous êtes content de la traduction que Baudelaire a faite de vos œuvres ? – Oui. – Un sympathique littérateur, M. Émile Blémont, a également traduit plusieurs de vos contes. En êtes-vous satisfait ? »
Violemment, la table s’enleva et retomba pour frapper sur le plancher deux coups d’une sonorité peu commune.
Évidemment, Edgard Poë n’était pas content.
À partir de ce moment, la table refusa obstinément de répondre quoi que ce fût à nos questions.
On avait eu le tort irréparable de lui parler d’Émile Blémont.
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(Alphonse Allais, in Le Chat noir, quatrième année, n° 202, samedi 21 novembre 1885 ; repris en volume dans le recueil Œuvres posthumes I, Paris : Éditions de la Table Ronde, 1964. Gravure parue dans Je Sais tout, juillet 1909 ; portrait d’Edgar Allan Poe, gravure sur bois de Timothy Cole, extraite du Scribner’s Monthly, 20 mai 1880)