« Il y a plus de ressource pour la vie dans l’incroyable que dans le croyable. Le scepticisme est la plus haute marque d’un esprit supérieur. Mais il n’y a pas de scepticisme sans cette bonne dose de soumission qui distingue le grand savant du petit.
– Hahahou ! Docteur ! Docteur ! fit, d’une voix, l’assemblée électrisée par de si belles abstractions.
– Hahahou ! À la porte ! »
Et quelqu’un proposa de mettre les pieds de Sandrupo à griller jusqu’à ce que leur propriétaire fît amende honorable.
Sandrupo était portugais, ce qui signifierait bien des choses, si ses compatriotes daignaient s’en soucier. Mais quand un Portugais s’est décidé à se tuber et à se pencher par-dessus le quarante-cinquième de latitude pour voir ce que font les gens du Nord, il ne faut s’étonner de rien.
Sandrupo ne pensait pas que se raser les poils qui sont sous le nez suffise à donner une âme anglo-saxonne. Il était effectivement tubé, et, bien que latin, pas méditerranéen pour un sou. Il parlait même de la Méditerranée avec un grand dédain, affirmant qu’elle puait le bouc et le renfermé. Ses petits yeux noirs surgissaient de son visage comme d’un cadre de platine quand il se mettait sur le sujet de l’Atlantique. On ne tardait pas à reconnaître, alors, qu’il y a une façon heureuse de brasser dans ses veines le sang maure, le sang juif, le sang latin et le sang germain.
Comme il ne parlait que de ce qu’il avait vu, il donnait à croire qu’il avait tout vu, ce qui est une manière de vérité fort utile à apprendre. Il ne commençait pas chacune de ses phrases par « Nous otres, les Porrtogais… » mais faisait rêver ses interlocuteurs aux temps où le pavillon d’Aviz flottait à la drisse de quatre continents.
Le créateur voit le monde par en haut, le médecin de la marine le voit par en dessous. Il en résulte pour le premier une grande naïveté, pour le second une profonde sagesse et quelques petites dépravations. Sandrupo ne manquait ni de l’une ni des autres.
Sandrupo ne se laissa pas démonter par ce témoignage impudent d’impopularité.
« Un grand découvreur est un grand gobe-mouche. Volta…
– Docteur ! Docteur ! cria derechef l’assemblée.
– Je gagne ma vie à bord. À terre, laissez-moi vivre, » dit-il ; puis il ajouta avec plus de douceur encore :
« Si vous continuez à m’appeler docteur, ze n’ouvrirai plus la bouce. »
On se le tint pour dit, car il ne zézayait que lorsqu’il s’échauffait, et n’aimait pas être mis dans le cas de zézayer. Or, il n’y avait pas là un homme qu’il n’eût tiré d’un mauvais pas, entre Timor et Rotterdam. Mais on attendait de lui autre chose que des abstractions. Quelqu’un dit :
« Il faut des contes aux enfants avant d’aller se coucher, Sandrupo ! »
L’assemblée reprit, sur un ton implorant :
« Sandrupo ! Sandrupo ! »
Il glissa un regard de coin vers la pendule et murmura :
« Il est bien tôt. Y a-t-il déjà assez de silence en vous, créatures ? Écoutez donc, et tâchez de comprendre.
Ils étaient deux, et le premier qui les vit ne revint pas le dire. Beaucoup de gens, sans doute, les rencontrèrent avant qu’il se trouvât quelqu’un pour en apporter la nouvelle. De fait, il n’y eut jamais autant de chutes dans la montagne que ce printemps-là, ni jamais autant de bûcherons et de muletiers au menu des vautours cendrés.
Cela se passait, il n’y a pas très longtemps, dans un pays que vous connaissez comme moi ; je ne vous le nomme pas autrement, parce qu’on y a planté, depuis peu, un télégraphe, une ligne de chemin de fer, et que les messages emphatiques du vaste monde y circulent avec ardeur.
Aussi bien, son nom n’évoquerait-il aujourd’hui rien de plus en vous que ceux de Bois-Colombes ou de Charlottenbourg. C’est à trois cents lieues de la côte la plus proche et au cœur d’un entassement désolé de pics, de ravins et de hauts plateaux. Vous y trouveriez aujourd’hui cinq églises, trois maisons d’écoles, un pont, un poste de police, un marché couvert et un palais du gouvernement, le tout en pierre de taille, et admirablement combiné pour la subversion totale de l’individu.
En ce temps-là, je vous parle de quinze ans de ça, on pouvait encore y vivre d’une façon pas trop répugnante, et même y mourir sans simagrées.
La mort est restée, dans tous les pays primitifs, la monnaie d’échange la plus usitée dans les rapports de l’homme avec le destin ; c’est ce qui explique que ces disparitions de bûcherons, de muletiers et d’autres anonymes soient restées si longtemps sans répercussion dans ce que le télégraphe a, depuis, appelé la « conscience publique. »
Vint un jour où un homme en haillons et meurtri de partout fit irruption dans une sorte de tente circulaire qui servait pour lors de foyer familial, de patrie et de laboratoire à deux Européens de sang différent.
C’était assez loin de tout centre habité. Les domestiques indigènes occupaient une petite case ronde à cinquante pas de la tente, les mulets une seconde, et la nuit affirmait, sur toute la surface de ce monde-là, qu’elle n’avait rien de commun avec une nuit d’Europe, – même péninsulaire.
Un de ces Européens recherchait les petites mouches qui distribuent le béri-béri ou une autre affaire de ce genre. Le second Européen était venu s’enquérir, à l’aide d’une mission géologique très précise, s’il trouverait là, mieux qu’ailleurs, la réponse à quelques énigmes, dont la moindre était de savoir pourquoi il était sur terre.
Ils étaient donc réunis tous deux dans leur petite tente ronde, un masque en fil de fer fin sur le visage, une lampe entre eux, au centre d’un assemblage positif de cailloux et de flacons étiquetés, quand la porte céda avec un grand bruit de voile, et un homme tout sanglant bondit à l’intérieur.
C’était un indigène. Son visage était gris de peur sous le lacis qu’y traçaient les filets de sang. Il claquait des dents et aboyait d’une voix rauque :
« Aouhé ! Aouhé ! »
Un des Européens était du Nord ; il se montra admirable de sang-froid et saisit son revolver. L’autre, qui était du Midi, attrapa l’indigène par le poignet et chercha du doigt la petite boussole qu’y a placée la vie. La boussole était affolée. L’Européen sourit et attira l’homme doucement à lui. Un grand feu de fièvre brûlait au fond des yeux du blessé, qui, ayant vu le revolver, parut se rassurer et cessa d’aboyer.
On l’assit. Le premier des deux Européens glissa son browning dans sa poche ; il demeura tacitement entendu entre eux deux qu’on n’y ferait plus jamais allusion. Mais l’homme du Nord reprit quelque avantage en bouclant la porte avec méthode.
Quant au pauvre diable, il était mal hypothéqué. Des blessures horribles ; la peau était arrachée en longues lanières ; l’os, mis par place à nu, portait des signes non équivoques de griffes et de crocs.
« La panthère ! » fit l’un des deux augures.
L’autre se gratta le nez, puis marcha vers sa petite pharmacie de campagne.
Alors l’indigène, ayant repris du souffle, se mit à parler avec volubilité en un accent criard, sans quitter la porte des yeux. Ce qu’il dit décida l’Européen à doubler la dose de quinine et à lui préparer un grog capable d’assommer un cheval.
Mais il n’eut pas le loisir d’installer son petit réchaud démontable. De brefs hennissements et une bordée de coups de pieds sourds arrivèrent de la case aux mulets, deux chiens qui appartenaient au cuisinier se mirent tout à coup à aboyer avec frénésie, et l’homme se dressa debout en gémissant d’épouvante.
Un autre bruit se mêla aux premiers, et fit dresser l’oreille aux Européens : vous savez, ce clapotement que produit le pied de l’homme quand il court, nu, sur la terre durcie.
Une ou deux créatures non chaussées circulaient, de toute évidence, à travers la nuit. Les vagabonds sont plutôt moins rares en deçà des frontières de la civilisation qu’au-delà ; où ne règne pas le cadastre, où il n’y a pas de route, l’homme peut partir à l’aventure sans devenir aussitôt un danger pour le pacte social. Il n’y a donc aucune raison de se cacher. C’est pourquoi il n’est pas commun d’entendre là-bas des pieds nus frapper sur la terre un galop de chasse à l’heure où il est préférable pour toute conscience, bonne ou mauvaise, de se savoir à l’abri des ténèbres.
Le campement était installé selon les règles. Mais les considérations précédentes, jointes à la circonstance d’accidents fréquents depuis peu et à la nervosité propre au blanc, décidèrent un des Européens à interrompre la préparation du grog et l’autre à obliquer vers une solide carabine de chasse à deux coups.
À ce moment, un cri humain s’éleva à courte distance, et ce qu’il contenait de détresse et d’angoisse les glaça sur place. Puis, sans intervalle, éclata un bruit dont aucun mot de mon vocabulaire civil ni même militaire ne vous donnera l’idée. Imaginez quelque chose d’intermédiaire entre le hennissement d’un cheval entier, le braiement d’un roussin, l’éclat de rire d’une cane, le grognement d’un verrat, l’aboiement plaintif d’un chacal et le miaulement furieux d’un tigre à l’affût. Mais, avant tout, ne perdez pas de vue que c’était là un bruit humain. Du moins, à ce moment, les Européens en auraient-ils juré. Ce cri était poussé par un homme, ou, si vous voulez, par un être doué du gosier, du cerveau et des sentiments de l’homme.
Le blessé, que l’Européen au grog retenait entre ses deux mains, se renversa en arrière ; un peu d’écume ourla ses lèvres et il se mit à envoyer de grands coups de pied dans la natte qui recouvrait le sol de la tente.
Le géologue n’avait eu que le temps de décrocher sa carabine quand, pour la seconde fois, le hennissement éclata, à toucher la bête qui l’émettait de l’autre côté même de la toile de la tente ; un autre cri lui répondit, non moins près, mais dans la direction de la porte, et les deux blancs furent envahis de stupeur et de nausée, parce que ce second aboiement avait comme une intonation aiguë et légèrement nasale, une affreuse intonation féminine.
Puis un corps frappa la toile de la tente qui fournit le son grave d’une timbale d’orchestre. Les hurlements des domestiques et des chiens ne cessaient pas, du côté de leur case ; mais il ne semblait pas qu’aucun secours pût venir de là-bas.
« Sandrupo, souffla l’homme du Nord, ceci n’est pas du domaine des carabines. »
Les hennissements se précipitaient, suivis de coups sourds sur la toile tendue. Il y avait au moins deux créatures à bondir en hurlant autour de la tente sur leurs pieds nus. Une ignoble odeur de musc trouva le moyen d’entrer.
Et chacun des hennissements de l’h… du mâle, était suivi d’une sorte de reniflement sangloté, comme en produisent les vieillards quand ils ravalent leur salive.
J’avais saisi ma carabine. Je me préparais à tirer au juger, à travers la toile, sur le premier corps deviné, quand un râle me fit tourner la tête. L’indigène gisait sans un mouvement ; le corps était en chien de fusil, les pieds et les mains crispés, les yeux grand ouverts et toute la peau enduite d’une couche brillante de sueur mêlée de sang.
Il était mort. Et ceci, je le jure après un examen d’un jour entier et la plus soigneuse des autopsies que j’aie jamais pratiquées, le malheureux n’était pas mort de ses blessures, mais mort de peur, là, entre nous deux, Grant et moi, sous la protection de nos carabines, et au pied d’une table où le cuivre mat d’un microscope à condensateur de Vienne reflétait scientifiquement la lumière de notre petite lampe brevetée.
Tout cela est bel et bon. Les morsures ne lui avaient pas enlevé cinq cents grammes de viande. Un homme en réchappe. Pas un organe essentiel atteint ; tout était dans le gras des muscles ; quand même il s’en serait tiré avec une paralysie du cou, ce n’était pas de quoi mourir.
Mais il était là entre nous, bien mort. Et ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’à peine il eut rendu le dernier soupir, les attaques des deux créatures cessèrent ; il y eut quelque chose comme un reniflement, mêlé à une parodie d’éclat de rire étouffé, puis la galopade de quatre pieds nus sur la terre durcie, puis nul autre bruit que les hurlements des chiens du cuisinier.
Alors, nous débouclâmes la porte de la tente et, laissant le malheureux à la garde de la petite lampe brevetée, nous entrâmes dans le noir avec la sensation molle du couteau qui entre dans le fromage.
Une lueur vacillait du côté des cases. Nous mîmes la carabine à la main et, traçant notre route avec le pinceau de clarté que projetait une lampe électrique de poche, nous y allâmes. Il fallut d’abord une grande demi-heure de palabre. Ces animaux ne répondaient que par des sanglots ou des cris étouffés.
« Wabbo, wabbo chammanyé, buda, buda, buda ah ! »
Mais notre humeur n’était ni aux « hyènes-garous, » ni aux « ours-tisserands, » ni aux fantômes de quelque espèce qu’ils fussent.
Nous étions des hommes de notre siècle et froidement décidés à tirer ces mauvaises plaisanteries au clair. Nous le fîmes voir à ces poltrons en démolissant leur porte à coups de crosse de carabine. Une fois dedans (puanteur d’homme, de graisse brûlée et de litière jamais retournée), un compte sommaire nous apprit qu’il ne manquait personne.
Un silence farouche avait succédé au bruit ; les yeux suivaient nos gestes. Mais lorsque Grant prit la parole et dit : « All right ! Tout ici est dans l’ordre, » les gémissements reprirent, et ils tendirent les bras vers le coin le plus sombre de la case, en glapissant :
« Buda, buda, wabbo chammanyé ! »
Une jeune femme était accroupie dans ce coin ; elle tenait son petit serré contre soi dans ses couvertures et des linges, ou du moins ce qui pouvait être pris pour son enfant. Sur notre interrogation muette, elle défit vivement ce paquet et nous mit sous les yeux une forme saignante qui n’avait plus qu’un rapport lointain avec aucune espèce de petit, indigène ou européen.
Je me saisis du paquet qui gigotait par faibles saccades : la joue et l’oreille manquaient ; un coup de dent avait mis l’os à nu, de la nuque au nez. Une longue lanière manquait au bras ; enfin, une mutilation inattendue baignait de sang le ventre et les cuisses.
« Oh ! » fit Grant. Je l’avais toujours soupçonné de n’être pas insensible à la grâce de la jeune femme. Je le regardai en face, et il reprit son sang-froid. Mais son teint n’était plus celui d’un homme normal.
L’enfant n’en avait plus que pour quelques minutes. Je ne les encombrai pas de prescriptions ni de lavages. Je rendis le petit paquet gluant à sa mère. Elle l’enveloppa frileusement et le serra contre elle ; ses beaux yeux noirs de demi-sang brillaient sans nous quitter.
Je sentis que mon compagnon faiblissait. J’interpellai durement les muletiers, fis sortir Grant devant moi et nous nous dirigeâmes vers l’écurie.
Les animaux se calmaient. Les chiens grattaient furieusement la terre. Mais à peine eûmes-nous ouvert la porte, qu’ils allèrent se cacher sous la mangeoire des mulets. J’en attrapai un par la patte. Il résista, et, contrairement à son habitude, riposta par un coup de dent qui claqua sec à un pouce de ma peau, puis se mit à hurler comme une âme en peine. À cette panique près, tout était en ordre. Les mystérieux assaillants avaient dédaigné nos mulets. Je dis à Grant :
« Il n’y a décidément rien de plus à tirer de la bête que de l’homme ce soir. Allons interroger notre mort. »
Nous y passâmes la nuit, sans en extraire de constatation importante, sinon que ses agresseurs avaient de petites dents, moins fortes que celles de l’orang adulte, plus carrées et moins aiguës que celles du loup moyen ; des traces bleues révélaient l’existence chez eux d’appendices ou de membres en forme de pinces à plusieurs branches, spatulées et armées de griffes.
Puis le reste fut silence et conjecture. Le lendemain, pas une empreinte autour des cases et de la tente. Du reste, la terre était sèche, et un petit vent d’aube avait brouillé la poussière sur les traces, quelles qu’elles fussent.
Nous enterrâmes le mort à côté de l’enfant, et levâmes le camp avec le faux air absorbé de gens pour qui le rangement des flacons dans les caisses constitue un souci de premier ordre.
Nous redescendîmes vers la région des hauts plateaux par des chemins à se casser le cou. L’odeur du musc me poursuivait. Un jour, je me tournai vers Grant qui chevauchait près de moi.
« Grant, est-ce que vous ne respirez pas une odeur de…
– Depuis notre départ. »
Je fis : ah ! d’un air en apparence satisfait, et nous continuâmes notre route jusqu’au moment où le guide vint donner contre deux pieds roidis qui sortaient d’une touffe de mimosa épineux. Nous le vîmes qui remontait vers nous aussi vite que ses jambes pouvaient le porter.
« Et de trois ! » dis-je malgré moi, sans attendre. C’était vrai. Nous enterrâmes ce troisième corps à son tour. Il était à demi dévoré. Mais ses morsures étaient analogues à celles des deux premières victimes. »
Sandrupo fit ici une pose que l’assemblée d’abord respecta. Mais comme elle se prolongeait, quelqu’un murmura :
« Premières victimes… Et puis ? »
À quoi un second répondit, sans aucune espèce de pudeur, par ce mot qui lui servait, quand il avait cinq ans et que sa mère, assise à côté de son petit lit, l’endormait avec des contes :
« Et puis alors ? »
Il parut que cette question vexait Sandrupo. Il se leva, jeta son cigare d’un air bourru, et se mit à marcher de long en large.
« Et puis alors ? et puis alors ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Nous sommes arrivés le lendemain dans une ville dont le nom vous est complètement indifférent. Une heure après notre arrivée, nous apprenions l’histoire la plus ridicule du monde : la veille, à dix heures du matin, en plein jour, en plein marché public, au beau milieu de la foule, on avait attrapé deux ogres…
– Deux…
– Eh bien, quoi ! deux ogres ! je dis ce que je dis. Il paraît que ces imbéciles-là croient aux ogres. On les avait tués de loin, à coups de lances et à coups de flèches. Je demandai à voir les corps. On ne put me les montrer. Ils avaient été brûlés. Quand on a tué un ogre, il faut le brûler et jeter sa cendre au vent. De fait, on me mena devant quelque chose qui était bien un reste chaud de bûcher d’herbes, comme on en fait dans les champs d’Europe. Et, sur la place du marché, on me montra une flaque de sang séchée, brune et fripée sous le soleil comme l’enveloppe rouge d’un petit ballon d’enfant quand il a éclaté.
Voilà. Dans ce pays-là, il y a des ogres, qu’ils disent. Ces ogres descendent parfois de la montagne ; ils suivent d’ordinaire le chemin par où nous en descendions à notre tour. Ils font de grands ravages ; ils dévorent des hommes, des femmes et des enfants, exclusivement. Ils sont très difficiles à distinguer, parce qu’ils ont la stature des autres hommes, et qu’ils se glissent ainsi au milieu des gens. Mais quand on les a reconnus pour ce qu’ils sont, il est plus difficile encore de les attraper, non seulement à cause de leur force, qui est prodigieuse, mais parce qu’ils portent en arrière de la tête un petit œil très perçant qui leur permet d’être perpétuellement sur leurs gardes.
Aussi est-on obligé de les massacrer de loin à coups de flèches, de fusils ou de lance. Il est pourtant préférable de les prendre vifs, parce qu’ils n’apparaissent qu’au moment où de graves événements se préparent dans le pays ; leur venue est signe de malheur. Si on parvient à s’en saisir en vie, on obtient d’eux les prophéties les plus circonstanciées, et il devient possible de se prémunir contre les catastrophes qui menacent.
Toutefois, comme il est généralement impossible de les approcher, et qu’on ne peut se résoudre à les laisser librement errer dans la contrée, on préfère les détruire de loin et se passer de prophéties. Les malheurs viennent, tuent les gens par milliers. Mais ils s’en vont aussi, et on recommence, sans plus se soucier.
Pourquoi me regardez-vous tous avec de si grands yeux ? Ces indigènes de par là-bas sont les êtres les plus niais et les plus superstitieux du monde. Quelle belle ânerie que ces ogres qui se promènent dans un marché public, en plein midi, avec leur œil perçant derrière la tête !
Quant au petit enfant de mon ami Grant, le géologue, et à l’homme à moitié mangé qui mourut de peur dans notre tente, à côté de notre microscope, et à cet autre de sur la route, eh bien – eh bien, vous expliquerez ça comme vous pourrez, et nous parlerons d’autre chose si vous voulez bien.
J’en étais à dire, n’est-ce pas, qu’il y a plus de ressource pour la vie dans l’incroyable que dans le croyable. Le scepticisme est la plus haute marque… »
Mais il n’y eut plus personne dans l’assemblée pour crier :
« Hahahou ! Docteur ! Docteur ! »
–––––
(Jean-Richard Bloch, in Les Horizons, deuxième année, n° 7, février 1913 ; illustrations de Virgil Finlay et d’Edward Lear)