« Qu’en savons-nous ? » murmura le docteur Damien.
Il répondait ainsi aux railleries qu’on venait de faire sur l’étrange système de défense d’un assassin notoire qui s’obstinait à prétendre qu’il avait été poussé au crime par une statue.
« Que savons-nous, précisa Damien, de la puissance de suggestion des choses, pour ne parler que de leur volonté ou de leur pouvoir maléfique ? »
On se regarda avec étonnement.
« Oui, continua-t-il, par nature et par formation je n’apporte de crédit à rien qui ne soit établi sur des faits. Je le constate sans en tirer aucune gloire. Cela donne une vue plus précise, mais singulièrement courte ; et on finir par oublier qu’on a des œillères. Passons. Si je n’ai point partagé tout à l’heure votre scepticisme, c’est que précisément j’ai été témoin d’un fait que je ne puis négliger sans faillir à mon système. D’ailleurs, pourquoi ne pas avouer qu’il a réagi sur ma vie affective de façon telle que j’en suis encore troublé après bien des années ?
C’est une aventure qui m’est arrivée peu de temps après la guerre. Je puis en parler puisque, de ceux qui y furent mêlés… »
Il s’interrompit une seconde pour laisser à la brusque émotion qui avait cassé sa voix le temps de se dissiper.
« À cette époque, j’allais souvent chez Mme V… Je ne pense pas que vous l’ayez connue. Si vous le voulez bien, nous l’appellerons Gisèle. C’était une femme ravissante, un peu énigmatique, qui appelait le désir et l’amour. Je n’y faillis point. Elle ne me repoussa pas, ne fit rien non plus qui pût me donner une espérance. Elle me traitait en familier, je ne dis pas en camarade, cela eût suffi à me faire fuir, non, très fémininement avec une amicale tendresse qui savait s’arrêter au bord de la tendresse tout court.
Elle avait eu une vie mouvementée dont je n’avais d’ailleurs qu’une idée assez vague. Entre autres aventures étonnantes, elle avait été mariée à un diplomate chinois qu’elle avait connu en Europe et suivi peu de temps après dans son pays. Veuve, elle était rentrée en France ; et elle ne devait pas garder de ses années d’Asie un souvenir particulièrement vivant ; du moins, elle n’en parlait que par accident, et, chose peut-être plus curieuse, elle avait rigoureusement banni tout ce bric-à-brac laqué et verni où se complaisent d’habitude ceux qui ont vécu en Extrême-Orient. Ni magots, ni nattes, ni paravents. Dans un décor de tentures unies et de peintures claires, elle avait fait exécuter – dix ans avant leur apparition – de ces grands meubles aux surfaces nues dont nous avons l’habitude.
Alors, cela étonnait : on n’y pouvait voir que le parti-pris d’échapper à toute existence antérieure, de se créer une atmosphère neuve.
On en remarquait davantage, sur une console de métal chromé, un petit lion ailé en faïence bleu-vert, et qui vous fixait avec d’énormes yeux globuleux.
Je ne le vis pourtant qu’assez tard, car il se trouvait dans un couloir où Gisèle n’avait pas coutume de recevoir. J’y fus cependant admis, et je ne manquai pas de manier le lion qui était une assez jolie chinoiserie. Or, j’y avais peine touché que Gisèle s’accrocha à moi, me supplia de le reposer, me tira d’un autre côté. Je la considérai avec étonnement ; déjà elle souriait et je ne pus obtenir aucune explication.
J’affectai de ne plus y penser, mais je ne manquai pas de contrôler les réactions de mon amie, et j’en arrivai à constater avec stupeur que le petit lion avait sur les gestes et les sentiments de la jeune femme une invraisemblance influence. Je remarquai surtout que Gisèle était bien plus abandonnée, bien plus heureuse, j’en étais certain, hors de la vue – les yeux globuleux avaient une pénétration étrange – du lion de faïence.
Plus d’une fois, j’avais eu la certitude qu’elle était tout près de l’amour, que moins que rien, une crainte, une ombre, une apparence, la séparait de moi. Était-ce ce misérable bibelot ? Les expériences que je tentai m’obligèrent bien à accueillir ce soupçon que j’avais d’abord jugé absurde. De quelle superstition la jeune femme était-elle la proie ?
Je voulus en avoir le cœur net. Un soir, avant de partir, je mis sans plus de façons le lion dans ma poche. Il était plus lourd que je ne le croyais et me heurtait désagréablement la hanche. En entrant chez moi, je le posai sur la table. Ses yeux paraissaient suivre mes moindres mouvements. Agacé, je le jetai au fond d’un tiroir.
J’étais impatient de voir ce qui se passerait le lendemain. Or, je lus tout de suite sur le visage de Gisèle une espèce d’épouvante qu’elle essayait en vain de dissimuler. Ja la pris contre moi, et elle se défendit à peine. Puis elle tendit le doigt vers sa console vide et balbutia cette phrase incroyable :
« Il est retourné… là-bas… lui dire… »
Je ris, bien que je n’en eusse nulle envie et je lui appris ma ruse. Elle me regarda avec un reste de terreur, un élan de reconnaissance, et déjà un soulagement et une espérance que je n’avais jamais vus dans ses yeux. Enfin, je lui arrachai la confession la plus angoissante à la fois et la plus déconcertante que j’eusse pu imaginer.
Elle me parla longtemps de son mari, essaya sans y parvenir d’éclairer pour moi cette âme d’Asiatique. Comment l’homme exquis et raffiné qu’elle avait connu en France était-il devenu ce barbare cruel et tourmenté qui l’avait fait souffrir sans cesser de l’aimer ? La haine qu’elle lui avait vouée, il la connaissait et y puisait une atroce jouissance. Pourquoi n’avait-elle pas fui ? C’est là qu’était le nœud. Elle n’avait pas pu. Elle ne savait que répéter cela : « Je ne pouvais pas. » Et puis une maladie soudaine avait abattu le Chinois. Quelle maladie ? Elle ne disait pas ; elle frissonnait. Il était mort bien vite ! Mais elle n’avait pas été délivrée. Il avait eu le temps de lui arracher l’odieuse promesse qu’elle n’appartiendrait à aucun autre homme. Plus jamais. Et il lui avait donné ce petit lion ailé. Il avait dit : « Il veillera sur toi. Tout ce que tu feras, je le saurai. » Elle répétait cette menace stupide avec une telle conviction et une terreur si sincère que je réagis mal. J’avoue que je ne tentai point les arguments qui s’imposaient. Je n’en avais pas la force. Cet envoûtement qui avait duré par-delà la mort me causait un malaise contre lequel je luttais mal.
Le petit monstre n’était plus là ; c’était l’essentiel. Pour rassurer complètement Gisèle, je commis un léger mensonge : je lui dis que j’avais détruit le lion de faïence.
Des mois passèrent. Nous nous appartenions. Nous étions heureux. Gisèle m’aimait passionnément. Si je m’arrête sur ce qui, pour vous, ne peut être qu’un détail, c’est que cela rend plus angoissant le geste… Attendez. Le dénouement approche. Une nuit, un déclic, une sensation de froid contre ma tempe m’éveilla en sursaut. Et d’abord, j’eus du mal à comprendre. Toute droite contre le lit, ma maîtresse dirigeait vers moi le canon d’un revolver. Je me dressai, lui tordis le poignet. Elle cria, me fixa comme si vraiment elle venait seulement de me voir. Elle était encore raidie comme une somnambule. Le coup n’était pas parti. Je l’avais échappé belle.
Je la fis revenir à elle doucement ; j’essayai de la questionner, mais en vain. Je ne m’étonnai pas de mon absence d’indignation ou de stupeur, de la mollesse que je mettais à trouver la cause de ce geste. Au fond de moi, je la connaissais et j’avais peur.
Au matin, Gisèle étendit son bras vers un point de la pièce, souffla :
« C’est lui… lui qui a voulu. »
Je regardai à mon tour et je reçus un choc. Le lion, le petit lion de faïence posé sur le coin de ma commode, nous fixait de ses affreux yeux exorbités. Gisèle dit encore :
« Il est revenu ! »
Et je compris mon imprudence. Je lui avouai que j’avais menti pour la guérir complètement, qu’il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que ce méchant bibelot ait été ressorti de son tiroir par un domestique. J’eus beau affirmer, jurer, elle ne me crut pas. M’entendait-elle seulement ?
Cependant, elle paraissait plus calme, presque souriante. Je la reconduisis et elle insista pour que je la laisse seule. Je passai une mauvaise journée. Le soir, chez elle, j’appris qu’elle était partie pour Marseille. Le coup m’étourdit. Et puis j’essayai de lutter. Quand j’arrivai à Marseille, elle s’était déjà embarquée. Je ne l’ai jamais revue. »
La gorge de Damien se serra.
« Le lion ? demanda quelqu’un.
– Le lion ! Eh bien ! en rentrant chez moi, j’ai voulu le briser. Je ne l’ai pas retrouvé. »
Il parut rêver.
« Peut-être qu’un jour il réapparaîtra pour… »
Il se secoua, frappa du poing l’accoudoir de son fauteuil.
« Non ! Il n’y a aucune puissance dans les choses. Mais nous sommes, nous, terriblement faibles. »
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(Yves Florenne, « Les Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, cinquante-huitième année, n° 20676, dimanche 8 octobre 1933)