I

 

Le Trou du Soleil

 
 

M. Beulier, de l’institut, ne peut pas s’offenser (du moins, je m’en flatte) de la publication que je fais ici d’un document de la plus haute importance déniché par lui au Mont Athos. Voilà cinquante-trois ans qu’il le possède : il en prépare une traduction ; mais, comme vous êtes nonagénaire, il est à craindre, mon illustre ami, que le monde des lettres n’ait à pleurer, avec votre perte, celle d’un manuscrit abandonné aux mains de toujours ignorants héritiers. J’en ai donc pris une copie, très exacte quoique frauduleuse, et je l’ai fait translater par un agrégé à l’étiage. Cela m’a coûté six francs. L’auteur paraît être un certain Mythologos de Crète, fort antérieur à Ctésias lui-même, et qui rapporte les ouï-dire des voyageurs.

« Deux Milésiens voulurent voir la caverne où le Soleil se couche. Car on sait bien que le Soleil, au soir, disparaît dans un trou, qu’il traverse de nuit pour reparaître à l’autre extrémité le matin. Les enfants eux-mêmes s’en rendent compte.

Quoique leurs femmes, qui étaient les plus belles de Milet (l’une, Agathippe, a épousé depuis Chariclès, tyran de la ville ; l’autre fait maintenant un métier que je serais honteux de dire), quoiqu’elles se traînassent à leurs pieds, essayant de les attendrir par la vue de leurs charmes, en jurant de ne pas survivre à leur départ, – ces deux hommes, Miltios et Authadès, se couvrirent les yeux, et, avec des provisions pour une année, embarquèrent sur des trirèmes de Samos. Les Samiens ont, depuis peu, inventé un genre de trirème qui permet d’aller fort loin sur la mer. Moi, Mythologos, je ne suis jamais allé qu’à Dia que l’on voit d’ici (Suivent des détails de ménage, comme chez Fr. Sarcey).

Ils relâchèrent à Naxos, étonnés de la brièveté du trajet, qu’ils croyaient d’un mois : et cela leur donna de l’espérance. Les Naxiens leur indiquèrent le cap Ténare du Péloponnèse comme recelant cette grande caverne qu’ils voulaient voir (Ici, il est traité de Naxos et de son commerce de raisins secs).

Ce cap Ténare est comme un front de bœuf qui tombe dans la mer. On y montre un autel dédié à Poséïdavon (Neptune), et aussi l’entrée des Enfers. Mais le Soleil se couche plus loin. Les prêtres parlaient d’un défilé entre deux grandes îles, par où il s’abîme brusquement.

Miltios et Authadès, après quinze jours, parvinrent à ce défilé. Là, en effet, la terre et la mer se repliaient, comme à l’arête d’un dé à jouer. La trirème fut ancrée solidement à la marge même, et les matelots dévidèrent vingt stades (près de 4 kilomètres) de corde très forte qui allèrent se balancer dans le vide. Les deux Milésiens s’y accrochèrent et descendirent.

S’ils regardaient vers la face intérieure, c’était la Mer, comme en haut, – qui, sans s’écrouler, par une force mystérieuse, restait attachée à la Terre. Cela ressemblait à un mur mouvant et plein de rides : les oiseaux montaient et descendaient par-devant, avec des cris. Si les deux hommes se retournaient, alors ils n’avaient plus sous les yeux que l’espace libre et bleu, sans nuées, car celles-ci n’avaient pas quitté les hauteurs.

Pour le Soleil, il pouvait bien être à dix jets de pierre, pas très grand, mais extrêmement chaud, comme il est vraisemblable. Il avait dépassé dans sa chute l’arête de la Terre et continuait de tomber, n’étant plus visible qu’à ces deux hommes courageux, Miltios et Authadès.

« Vois-tu le trou ? demande le premier à l’autre, qui était au-dessous.

– Oui ! répondit Authadès, dont la voix était faible à cause de la distance ; la corde flotte devant. »

Miltios se laissa glisser ; et bientôt tous deux, toujours suspendus, étaient devant un trou orbiculaire, large comme la place publique de Milet, et qui s’enfonçait droit dans la Terre. Des eaux y suintaient, et des vampires y dormaient, la tête en bas ; à l’autre bout, on entendait fuir les étoiles.

« Où est le Soleil ? » dit Miltios, après un temps de contemplation. Car la chaleur s’appesantissait.

Avec effroi, ils virent que ce dieu était tout près, se lançant avec une énergie de foudre dans sa caverne des nuits. Ils secouèrent la corde pour avertir les leurs, remontèrent… Mais, avant que le frémissement se fût prolongé jusqu’à la trirème, la queue du câble balaya le Soleil, et prit feu soudain. Authadès et Miltios, ces vaillants compagnons, tombèrent, et une odeur de chair grillée, comme un festin humain qu’eût célébré le dieu, monta jusqu’aux narines des Samiens, sur la face haute de la Terre. »
 
 

II

 

Génie Enfoui

 
 

« Sale bœuf ! dit Germain le Berrichon, si fort célébré dans la Mare au Diable. Il est d’une côte en long !… Ah ! je regrette bougrement les beaux ronds qu’il m’a coûtés ! »

Sur la plaine immense et noire, les deux taureaux s’avançaient, l’un assez docile, l’autre rechignant malgré les pressantes invites du petit toucheur. Et les sillons n’allongeaient guère. George Sand, qui était par là, admirait Germain, la bonne dame ! et n’entendit pas un de ses affreux jurons. C’est pourquoi elle enfanta sans pompe une élégante idylle.

Or, mon oncle de Saint-Martin assistait aussi à la scène, avec cette perspicacité dans le coup d’œil déjà si remarquable chez feu son grand-père. Il demanda, non sans précautions, de passer la nuit dans l’étable, aux côtés du récalcitrant. L’autre, inquiet, n’y consentit qu’à grand-peine, et il fallut que la châtelaine de Nohant se portât caution pour son hôte.

Au soir, l’animal rentrait dans sa loge, toujours pesant, chagrin et comme dégoûté. Il mâcha un peu de foin, huma un peu d’eau, et s’endormait, quand M. de Saint-Martin lui pinça délicatement l’oreille. Il sursauta ; et alors s’engagea le plus étrange dialogue, mon oncle et lui communiquant par des trépignements, des froncements de peau, des caresses, des morsures et des meuglements. L’alphabet s’en trouve dans les papiers dont j’ai hérité, et je le publierai peut-être un jour.

« Qui es-tu ? avait demandé mon oncle.

– Un ancien homme.

– De quelle époque ?

– … Est-ce que je sais ?

– De quel pays ?

– Ceci, je m’en souviens un peu. Pas la même langue qu’ici, pas les mêmes costumes, pas la même manière de penser et d’agir.

– Rappelle-toi les paysages.

– Des montagnes – non : de hautes collines ; la mer.

– Et puis ?

– Et puis une ville.

– Comment faite ?

– Ah !… »

M. de Saint-Martin m’a souvent dit qu’il y avait eu dans ce soupir toutes les ondulations d’un lac frappé par une pierre.

« Qu’est-ce que tu y faisais ?

– Je ne sais plus. Ma cervelle m’empêche de le bien comprendre.

– Mais de le regretter ?

– Si je ne regrettais pas, est-ce que tu m’aurais vu aussi paresseux au labourage ! Mon compagnon s’appelait Mathieu : il ne regrette rien, celui-là ; c’est une bonne bête de travail ! »

(Ne croyez pas qu’il y eût de l’amertume ou de l’ironie dans ces paroles. C’était plutôt – mon oncle me l’a bien expliqué – une intonation d’envie. Il semblait dire : « Moi, je suis un taureau infect ! »)

« Étais-tu un peu célèbre ? reprit le questionneur.

– Si, ah ! si : que de jeunes gens ! que de courtisanes ! Des rois même…

– As-tu eu des maîtres ?

– Une fois, on m’a vendu.

– Je parle de précepteurs.

– Comme M. Thomas le magister ! Je comprends. Oui, j’ai eu un maître… qu’on a fait mourir. Il disait… de très belles choses ! »

Le bœuf parut épuisé par la transcendance de ce ressouvenir.

« Alors, – dit M. de Saint-Martin dont la voix trembla, qui se découvrit, – tu n’es autre que Platon, fils d’Ariston, le plus divin des philosophes, celui qui contemplé, vivant, l’Essence première !

– Pla… ton : c’est bien ça ; tu me connais mieux que mes père et mère ! » répondit la bête.

Elle s’était recouchée, et l’on entendait le gargouillement du foin lentement ruminé hors de son quintuple estomac.
 
 

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(« Palafitte, » in Le Feu, revue mensuelle, quatrième année, n° 42, 1er octobre 1908 ; Dado, « Sans titre, » huile sur toile, 1954)