Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler, ma belle, de ces savants américains qui, il y a une dizaine d’années, tentèrent d’aborder dans la lune ? Ils construisirent un aérostat gigantesque, le chargèrent de provisions, d’eau en particulier (car notre satellite, au dire des gens de science, est totalement dépourvu de ce liquide vital) et partirent par une belle nuit claire d’été. La lune toute ronde, toute brillante au ciel, semblait se pencher vers eux comme une figure amie, et leur sourire.

Les trois aventuriers s’élancèrent sans crainte à travers les ténèbres vers ce phare lointain. Le ballon monta droit et vite pendant un instant, et les spectateurs purent suivre quelque temps des yeux un point lumineux, une petite étoile : la lampe attachée au bord de la nacelle. Puis tout disparut… et l’on ne revit jamais ni apostat ni aéronautes.

Leurs confrères en science prétendirent qu’ils s’étaient sans doute perdus dans la mer ; on fit un beau discours à ce sujet, l’on vanta très fort ces martyrs du Savoir, puis on les oublia. Les morts sont, de tous les absents, ceux qui ont le plus tort.

Eh bien, ma belle, les trois savants n’étaient pas morts. Après mille péripéties que je ne vous dirai point, ils abordèrent dans une planète éloignée qu’ils prirent d’abord pour la Lune, tout comme Christophe Colomb qui se crut aux Indes en mettant le pied dans les Antilles.

Mais nos héros reconnurent bien vite leur erreur : au-dessus de leurs têtes, comme un immense pont suspendu, étincelait dans le ciel sombre un arc d’or dont la clarté se répandait sur une campagne merveilleuse. Huit lunes semblaient jouer entre elles et se poursuivre sur le tapis noir du firmament, comme si les dieux se fussent livrés à une gigantesque partie de billard avec ces boules de lumière.

À ces signes, les savants américains reconnurent qu’ils étaient dans Saturne.

Ils en conçurent d’abord quelque tristesse, car, de tout temps, cette planète a été réputée pour avoir une influence néfaste. Ceux qui naissaient sous ce signe étaient voués aux douleurs, et le grand poète Hugo ne manque jamais de placer l’enfer dans les environs de l’astre saturnien. Mais on n’est pas né au dix-neuvième siècle pour ajouter longtemps foi à de pareilles superstitions, et nos trois navigateurs aériens se remirent bien vite de leur impression première. Elle fit même place à un véritable contentement quand ils se rappelèrent la parole de Fontenelle touchant les habitants de Saturne : « Ce sont des gens qui ne savent ce que c’est que de rire, qui prennent toujours un jour pour répondre à la question qu’on leur fait et qui eussent trouvé Caton d’Utique trop badin et trop folâtre. » Avec de pareils insulaires, quel savant ne s’entendrait pas ?

Les nôtres donc allaient se mettre en route à la recherche d’une ville, lorsqu’autour d’eux, ils perçurent comme un bruissement léger, et, dans la lumière pâle, versée par le gigantesque arc de triomphe qui brillait au-dessus de leurs têtes, ils aperçurent des formes ailées, diaphanes, qui, sans nul doute, étaient les habitants de Saturne.

Permettez-moi de vous faire observer en passant, ma bien chère, combien notre imagination humaine est bornée. Lorsque nous cherchons à nous représenter les habitants du ciel et des nombreux mondes qui le peuplent, nous leur prêtons toujours des figures d’hommes plus ou moins bien transformées. L’Anglais Whewell, faisant des conjectures sur les habitants de Saturne, se les représentait comme « des créatures gélatineuses ainsi que des méduses qui flottent au bord de la mer » ; l’Allemand Wolf leur supposait des yeux trois fois plus grands que les nôtres ; la taille était à l’avenant.

Gardons-nous, mon amie, de tomber dans ces errements. Dieu sait peupler les espaces et les mondes d’êtres tout à fait différents de nous, adéquats, si j’ose dire, à leur situation dans l’univers et aussi beaux dans leur genre que nous pouvons l’être dans le nôtre, ce qui n’est pas trop, avouez-le !

Les habitants de Saturne ne ressemblaient en rien à des hommes ; c’étaient comme des intelligences revêtues de lumière, et rien ne peut en donner une idée, si ce n’est ces personnages que Dante aperçut dans les différentes sphères du ciel, alors qu’il voyageait en compagnie de Béatrix.

Ces Saturniens n’étaient astreints à aucun du nos besoins matériels. Non pas qu’ils eussent été créés ainsi, mais le progrès, dans leur astre, consistait à diminuer ses besoins au lieu de les augmenter, ainsi que cela se passe sur la Terre. Ils ne mangeaient, ni ne dormaient, et passaient toute leur existence à aimer et à apprendre. Mais leur amour ne portait point sur leurs semblables, cette sorte d’affection ayant été toujours une forme inférieure de la sensibilité, ainsi que nous pouvons nous en convaincre par les changements que le progrès a réalisés chez nous à cet égard. – Non, dans Saturne, qui était, ainsi que vous vous en apercevrez par la suite de ce récit, un pays civilisé, chacun n’aimait que soi, ne pensait qu’à soi, et lorsque cet amour était porté à un degré suffisant d’excellence, le Saturnien qui l’éprouvait se fractionnait en deux, et ainsi était assurée la reproduction de l’espèce.

Ne pensez-vous pas, ma belle, que si le Père Éternel introduisait cette mode sur la Terre, on n’aurait pas à craindre, ainsi que le font les savants juristes et économistes, la dépopulation de la France ?

Ce qu’il y a de sûr, c’est que dans l’astre à triple anneau, il n’y avait pas de mauvais ménages et qu’on n’y signalait jamais ces drames terribles de la jalousie qui ensanglantent si souvent notre monde terrestre.

N’étant pas distraits par d’autres soins, les habitants avaient pu donner tout leur temps à l’étude et étaient, en très peu de temps, devenus les êtres les plus savants du système solaire. Ils entretenaient des relations suivies avec les peuples des planètes voisines. Une seule, d’ailleurs presque imperceptible, la Terre, n’ayant jamais répondu à leur signaux, ils la considéraient comme inhabitée.

Les Saturniens furent donc ravis en apprenant que ces trois étrangers étaient des Terriens et ils les conduisirent auprès de leur roi.

Leur roi, dites-vous ? Mais, certes ! à un état, si idéal qu’il soit, il faut un gouvernement ; or, comme on n’est pas encore arrivé à sortir de ce dilemme : « ou un roi, ou plusieurs, » les Saturniens, en vrais sages, estimaient qu’il vaut mieux n’en avoir qu’un, lequel à lui tout seul ne peut jamais faire autant de bêtises que cinq cents ensemble.

Le roi de Saturne fut tout à fait charmé de voir nos savants américains. Il s’entretint longuement avec eux et apprit sur la Terre des choses qui l’étonnèrent fort ; la plus merveilleuse à ses yeux fut assurément l’existence d’êtres vivants sur le globe, et d’êtres de différentes natures ; car depuis fort longtemps, en vertu de la sélection, tous les animaux et toutes les plantes avaient disparu de la surface de ses États.

Cet entretien passionnant durait depuis assez longtemps, lorsque le roi s’aperçut que ses auditeurs semblaient gênés, tourmentés. Il s’enquit avec sollicitude de ce qui leur arrivait. « Nous avons faim, » dirent-ils. Aucun des Saturniens ne put comprendre ce que cela signifiait : chez eux, on n’avait faim que de science. On apporta bien à nos héros, qui faisaient piteuse mine, plusieurs traités remarquables sur la littérature saturnienne ; c’était insuffisant ; ils expirèrent d’inanition avant même que leurs hôtes se fussent rendu compte de ce qui leur manquait.

Certes, ma belle, je ne m’attendrirai point sur leur compte. Ce fut un très beau trépas, digne de savants… et surtout d’Américains. Mais leur mort ne met pas fin à mon histoire.

La courte visite de ces trois étrangers fut un véritable événement au pays saturnien. Le roi, confondu d’étonnement de ce qu’il avait entendu, résolut de contrôler le dire des trois Terriens et il envoya sur la Terre une dizaine de ses sujets avec ordre de lui rapporter ce qu’ils auraient trouvé là-bas de plus étrange et de plus beau.

Au bout d’un an à peine (de notre mesure), la mission saturnienne revint en son pays. Je ne saurais vous dire exactement quel fut leur moyen de locomotion dans ce voyage, mais je crois qu’ils se laissèrent glisser sur un rayon de Saturne pour aller, et sur un rayon de Terre pour revenir.

Immédiatement mandés par le roi, ils rendirent compte de leur voyage en ces termes :

« Ces êtres sont les plus étranges du monde ; grossiers et lourds, comme vous avez pu le voir, ils se croient beaux. En proie à mille souffrances et maladies, ils se proclament les rois du monde ; d’une science excessivement bornée, ils ont la prétention d’être fort savants. Des machines grotesques les traînent d’un bout à l’autre de leur étroite planète. Vous ririez, mon prince, de les voir empilés là-dessus et proclamant leur rapidité de colimaçon une vitesse vertigineuse !

Les Terriens sont de deux variétés : les hommes et les femmes. Ils se prétendent créés pour s’aimer, mais, en réalité, se battent fort souvent, disent du mal les uns des autres et se détestent.

Ces gens-là n’ont, pour ainsi dire, pas de gouvernement. Dans certains pays, ils nomment un roi, et le combattent ensuite ; dans d’autres, ils gouvernent tous à la fois, c’est-à-dire écartent soigneusement des affaires publiques tout ce qui est intelligent et vigoureux, craignant avec raison qu’un homme doué de ces deux qualités ne prît de l’empire sur les autres. »

Le roi de Saturne qui, jusque-là, avait beaucoup ri du récit de ses envoyés, se rembrunit visiblement. Il craignait sans doute que ses fidèles sujets n’eussent rapporté de ce voyage sur la Terre des opinions dangereuses et des idées subversives ; aussi, coupant brusquement la parole à l’orateur : « Mais enfin, dit-il, n’avez-vous rien trouvé en ce séjour, qui fût digne d’être rapporté ici et admiré ? »

À ces mots, plusieurs Saturniens s’avancèrent, tenant des coffres fermés. L’un dit :

« Sire, les hommes sont très fiers de ce qu’ils appellent leurs arts ; nous en avons apporté plusieurs échantillons ; vous jugerez vous-même. » Et, ouvrant un des coffres, il en sortit une toile de Raphaël, une statue de Michel-Ange et un poème d’Homère. Mais, en route, les couleurs s’étaient effacées, la statue s’était brisée et les insectes avaient réduit en poudre le parchemin. Le roi de Saturne fit une mine de dépit.

Un autre porteur s’avança alors. « Roi, dit-il, voilà ce qui enchante la Terre et en fait un séjour délicieux, malgré la sottise et l’orgueil de ses habitants. On nomme cela les fleurs et les oiseaux. » Il ouvrit son coffre : un peu de poussière et quelques vers se trouvaient au fond, seuls restes des fleurs desséchées et des oiseaux morts. Cette fois-ci, le prince fronça le sourcil. Se moquait-on de lui, par hasard ?

Mais son mécontentement se dissipa à la vue d’une cage dans laquelle dormait un enfant blond ayant des ailes au dos. « C’est le bien suprême des hommes, dit le porteur ; toujours jeune et capricieux, il court par les chemins et est difficile à capturer. Cependant, les humains se ruent à sa poursuite et la plupart passent ainsi les plus belles années de leur vie, celles qu’ils proclament les meilleures. Je ne sais pas trop ce que la Terre deviendrait sans lui : on le nomme Éros. » Le roi, charmé, prit, pour l’examiner de plus près, l’enfant adorable. Mais, ô prodige ! il se rompit entre ses doigts comme un verre fragile et, à sa place, on ne vit plus que deux figures repoussantes qu’il contenait, et sur lesquelles étaient écrits : « Plaisir et Égoïsme. »

Le roi eut un geste de dégoût. « Ainsi, dit-il, c’est tout ce que vous avez trouvé sur cette Terre dont les savants américains faisaient tant de cas : « Orgueil et sottise, poussière et pourriture ! »

Mais un dernier messager, d’un air confus, se tenait en arrière avec une toute petite cassette.

D’un signe, le roi l’appela : « Pourquoi n’as-tu rien dit, et que tiens-tu là ?

– Hélas, Seigneur, si les objets présentés par mes compagnons sont en triste état, qu’adviendra-t-il de ce que je rapporte ? C’est si peu de chose et si fragile. Un jour d’hiver que j’étais dans une des cités de la Terre, je vis, par le froid et la bise, une pauvre femme tenant un enfant par la main et demandant l’aumône. La douleur amenait à ses yeux des larmes que le vent gelait au bord des paupières. Par là passait, en une voiture bien close et bien chauffée, une femme riche ; elle vit la mendiante et, bien qu’elle fût frêle, sortant de sa voiture, elle lui porta elle-même son aumône avec quelques paroles de pitié. Quand elle se retourna, je vis sur ses cils des pleurs que la bise aussi congelait. Et j’ai pris pour vous une larme de douleur dans les yeux de la pauvresse, une larme de pitié dans ceux de la femme riche. Les voilà. Hélas ! les hasards du voyage ont dû les faire fondre et les sécher ! »

Le roi ouvrit la cassette : au fond brillaient deux perles pures, divins et limpides joyaux de la Terre.
 
 

 

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(Jean Bach-Sisley, Contes à ma Belle, Paris : Paul Ollendorff, 1900 ; repris dans La Revue française hebdomadaire, avec deux dessins de M. Pignal, vingt-quatrième année, n° 29, 21 juillet 1929)