Les mesures énergiques prises pour désobstruer la place de la Concorde n’ont pas calmé l’effervescence qui règne parmi les rues de Paris. Le meeting de mardi en a été une preuve. Il faut remarquer cependant l’attitude digne qu’ont su garder les protestataires. L’esprit court les rues, dit-on. Elles ont eu celui de mettre l’opinion publique de leur côté.

La réunion s’est ouverte à deux heures du matin, les rues ne voulant pas créer de difficultés aux citadins tant que ne sera pas intervenue une solution dans un sens ou dans un autre. À partir de deux heures du matin, il n’y a plus sur le pavé de Paris que des noctambules sans intérêt.

La place de la Concorde présidait, assistée de la rue de la Paix et de la rue du Buen-Retiro, pour bien marquer le caractère pacifique de la réunion.

Le discours le plus important a été prononcé par la place des Pyramides.

Après avoir rendu un hommage patriotique à la statue de Jeanne d’Arc, et fait un éloge discret de M. Anatole France, l’honorable orateur s’est écrié :

« Nous ne demandons pas qu’on nous élève des statues. Nous demandons énergiquement que l’on change le statu quo. La manière dont la municipalité se conduit à notre égard est tout simplement odieuse. Nous sommes hérissées de barricades faites avec nos propres pavés. On nous troue la peau pour installer des chemins de fer dans nos entrailles. Notre ventre est plein de tuyaux, et nous n’avons même pas le droit de jouer aux courses. Le pic, la pioche, les machines électriques nous torturent incessamment. C’est de la vivisection ! (Sensation prolongée.)

La rue Croulebarde. – Vive la Révolution de 48 !

– Quel rêve absurde, dont nous sommes les victimes, tourmente les gens d’aujourd’hui ? Vivre sous les rues, comme s’il n’était pas plus simple de vivre dessus ! Avons-nous refusé notre service ? N’avons- nous pas accepté les charges les plus écrasantes, les autobus les plus monstrueux ? Veut-on absolument nous forcer à nous mettre en grève, pour avoir plus facilement raison de nous quand nous serons sur le pavé ? Est-ce pour cela que nous donnons quinze mille francs à nos députés ?

La rue Richepanse. – À bas les repus !

– Il y a trop longtemps qu’on nous foule aux pieds. Le réveil sera terrible. Si nous nous mettons en grève, ce sera autre chose qu’une grève de fiacres ou d’omnibus. Paris sans fiacre, sans omnibus, ce n’est rien. Mais que sera Paris sans rues ! »

(Applaudissements frénétiques. Émotion profonde. La rue de la Pitié s’évanouit. Le boulevard des Invalides et le boulevard de l’Hôpital lui font respirer des sels.)

L’assemblée a ensuite examiné certains projets, notamment celui d’un exode général des rues de Paris à la campagne.

La rue Taitbout est venue réclamer, pour la millième fois, son percement. On a beaucoup apprécié la manière discrète et pudique dont elle a exposé cette revendication délicate.

L’assemblée a voté l’envoi d’une délégation au conseil municipal. Une nouvelle réunion aura lieu dans huit jours. La délégation y rendra compte de sa visite et de son mandat. La situation reste grave.

On s’est séparé à l’aube. Il y a eu un peu de tumulte à la sortie, et deux ou trois rues ont été menées au poste. Mais l’ensemble des manifestants s’est retiré en bon ordre. Et bras-dessus, bras-dessous, les rues et les places ont regagné leurs quartiers, à la stupeur profonde des réverbères qui les regardaient passer.
 
 

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(Gabriel de Lautrec, in Le Rire, journal humoristique, nouvelle série, n° 272, samedi 18 avril 1908 ; « La Statue-phare de la « Liberté, » destinée à la ville de New York, » gravure d’après une photographie de M. Chéron, in L’Illustration, journal universel, quarante-deuxième année, volume LXXXIII, n° 2145, samedi 5 avril 1884)