VIVISECTION, ETC.
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L’homme cruel à la bête
La férocité humaine me remplit d’horreur. Et j’éprouve un certain plaisir à évoquer les combats que j’ai livrés dans mon enfance pour empêcher mes camarades de torturer des grenouilles, des chiens ou des chats.
La plupart des hommes gardent des âmes cruelles. La civilisation a « camouflé » ces âmes, mais vienne une occasion propice et vous verrez revenir la brute primitive.
L’affreux Jules César faisant massacrer et vendre tous les habitants de mainte cité gauloise ; les Cortez, les Pizarre et leurs successeurs anéantissant les civilisations des Incas, des Aztèques ; les Anglo-Saxons exterminant de sang-froid des races entières, tout cela m’a fait tressaillir de rage et d’indignation. Plus d’une fois, je me suis senti plein de haine contre mes semblables, que par ailleurs j’ai tant admirés.
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Si l’homme est féroce pour l’homme, on conçoit qu’il le soit davantage pour les animaux. Des multitudes d’individus, dès qu’ils aperçoivent une bête quelconque dans la forêt, sur la savane, au sein des flots, ont envie de la tuer. Rappelez-vous ces ignobles massacres dans les îles où se forment les colonies d’oiseaux, rappelez-vous les phoques tués par milliers à coups d’anspect et agonisant pendant des heures – sans profit pour les assassins.
Le massacre s’est d’ailleurs accru d’âge en âge : jamais on n’a anéanti autant d’êtres humains et autres que depuis ces jours fameux, et si passionnants, où les caravelles partirent à la découverte du monde…
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On commence à s’apercevoir que tant de meurtres menacent enfin ceux-là même – les Occidentaux d’Europe et les Blancs d’Amérique – qui sont les plus grands assassins de tous les temps.
Les bêtes qui tendent à disparaître par la faute de mes frères humains, peuvent être non seulement des sources de richesses, mais concourir efficacement à nous préserver de maladies connues et de maladies encore indéfinies ou futures, car les microbes évoluent rapidement…
Baleines, cachalots, éléphants, zèbres, girafes, singes anthropomorphes, oiseaux innombrables, batraciens et même reptiles peuvent concourir à notre prospérité comme à notre conservation.
Inutile de dire qu’une baleine et un cachalot constituent chacun une fortune, que l’élevage des éléphants et des zèbres peut être très rémunérateur. Quant aux oiseaux, qui ne sait quels services ils peuvent nous rendre contre l’insecte dévastateur, et j’en dirais autant des crapauds, des grenouilles et de bien d’autres bêtes.
Quant aux singes anthropomorphes, des travaux récents nous font pressentir les immenses bienfaits que nous pouvons attendre de leur « culture. »
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Heureusement, la haute humanité commence à comprendre. Partout, on désigne des lieux de refuge, îles, parcs immenses, terres sauvages neutralisées, où les bêtes trouveront un refuge contre les sanguinaires instincts de l’homme…. et de la femme (les chasseresses se multiplient : l’on voit de grandes ou opulentes dames anglo-saxonnes braver des climats pernicieux pour le seul plaisir de tuer).
On peut espérer que beaucoup d’espèces presque anéanties actuellement pourront « recroître et se multiplier. » Ce sera non seulement salutaire au point de vue matériel, ce sera aussi un grand charme. Si extraordinaires que soient notre science et notre industrie, elles ne suffisent pas aux besoins de notre imagination ni de notre poésie. Sans les merveilles de la vie libre, je ne sais quelle tristesse et quel dégoût se répandent dans les âmes hautes. Et l’humanité ne cesserait-elle pas d’avoir aucun intérêt, si elle devait rester basse ?
On peut, on doit espérer une épuration des instincts cruels, une extension des sentiments qui nous font admirer l’œuvre prodigieuse de la vie, dont l’œuvre humaine n’est tout de même qu’un aspect.
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(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Concourt, in L’Intransigeant, quarante-sixième année, n° 16335, dimanche 26 avril 1925 ; Jean Veber, « La Boucherie, » 1897)
LA COLONIE FÉMINISTE
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« La femme libre ! grommela Gineste avec rancune, j’en ai démesurément soupé… Et si le monde futur devait être construit sur le modèle de la petite colonie écossaise où j’ai entendu prêcher la bonne parole, ça ne serait pas un monde pour votre serviteur. »
Il entreferma les yeux, parut plongé dans une sorte d’extase mélancolique, puis :
« Figurez-vous, il y a cinq ans, une grande bâtisse de la rue de Prony, espèce de caravansérail de peintres, éclairé de fenêtres incommensurables… Nous logions là-dedans, une demi-douzaine d’amateurs, qui nous étions dit qu’il fallait faire quelque chose pour mériter de vivre et nous brossions des horreurs qui, dans une société basée sur l’esthétique, nous auraient plutôt valu le pal, l’estrapade ou le crucifiement… Notre édifice était neuf et peu habité, lorsque survint une nuée de jeunes filles aux cheveux couleur Sirius ou Aldébaran, aux teints trempés dans les neiges des monts Grampians, aux regards armés de la jolie lumière qui jaillit sur les rivières matinales. Elles étaient bien une dizaine, conduites par trois vieilles personnes (leurs mères légitimes), et, dans le nombre, deux tout au plus manquaient de charme. »
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« Tout ce petit monde arrivait en droiture d’Édimbourg, métropole des sectes et des sectaires. Mais leur religion n’était aucune de celles qui dérivent de la légende du Galiléen. Elles étaient bonnement féministes, et se recommandaient de livres de philosophie aux titres épouvantables. Gênées par le puritanisme de leur patrie, elles prétendaient fonder à Paris un noyau de la société future, et, comme on dit là-bas, they meant it. C’est dire qu’elles étaient aussi sérieuses, aussi convaincues que les plus âpres covenantaires au temps de Charles le Décollé. »
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« Quand elles surent que nous pratiquions l’Art par une sorte de devoir, plutôt que par vocation, elles nous prirent en estime, et, dès la fin de la quinzaine, nous initièrent aux délices d’un thé aux gâteaux d’avoine, relevé de petits verres de vin de groseille. Ce fut un balthazar adorable : nous tombâmes tous six amoureux des huit belles de la colonie. Ces jeunes personnes ne se refusèrent aucunement aux menus jeux du fleuretage, – mais leur féminisme exigeait qu’elles subordonnassent l’amour à la maternité. Six d’entre elles – plus les deux laides – demandaient un délai de un à deux ans, et flirtaient par charité, n’accordant de-ci de-là qu’un baiser sur le bout de leurs doigts ou de leur chevelure dans la semaine et sur les yeux le dimanche.
Mais les deux autres convinrent que l’heure avait sonné où elles se devaient d’avoir une postérité libre née de libres épousailles. Aussi, un soir où je pressais vigoureusement l’éclatante Rosemonde, elle me dit :
« L’heure, il est venoue ! »
Et, le même soir, la divine Mary tenait un langage semblable à notre camarade Taillebourg. Ce fut, durant quelques semaines, un rêve céleste, puis, successivement, Mary et Rosemonde proclamaient le succès de nos œuvres et nous signifiaient congé, avec, du reste, une bonne grâce charmante, du thé, des gâteaux d’avoine et du vin de groseille de derrière les fagots. »
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« En vain tentâmes-nous le sort des armes. Ni prières ni surprises ne réussirent à rouvrir la tour d’ivoire. Nos jeunes amies firent d’édifiants discours pour nous démontrer que, dans la société nouvelle, il fallait restituer aux épousailles la grandeur et la pureté d’actes solennels, qui ne devaient, en aucun cas, s’exercer sans cause. »
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« Les mois coulèrent jusqu’au neuvième, qui donna fidèlement à nos ravissantes femmes libres le fruit qu’elles attendaient. Mary eut un petit garçon, Rosemonde une fillette. Les huit jeunes personnes encore indécises et les trois vieilles dames ne cessaient d’aller en pèlerinage d’une accouchée à l’autre.
Il se trouva, hélas ! que la fillette de Rosemonde était un peu frêle, tandis que le boy de Mary était bâti comme un futur « Tombeau des Lutteurs. » Je m’aperçus bientôt que ce fait jetait une certaine déconsidération sur ma personne, tandis qu’il élevait la gloire de Taillebourg jusqu’aux nues. Les effets ne se firent pas attendre : avant la fin de la quinzaine, miss Harriett communiquait à notre ami des résolutions héroïques, puis ce furent successivement miss Ellen, miss Margaret, miss Annie, théorie de resplendissantes héroïnes lakistes, pleines de grâce, de ferveur, de naïveté mystique et d’élégance argentine…
Dès lors, la vie me devint un supplice, ainsi qu’aux quatre gentils compagnons qui occupaient avec nous l’édifice : de voir chaque jour passer ces robes légères, d’entendre bruire ces voix d’oréades, de respirer la fraîcheur embaumée de ces chevelures, c’était mille fois pire que ce qu’imagina l’antique légende pour la punition des Danaïdes ou du roi Sisyphe. J’essayai quelque temps de lutter, mais il devint évident que je ne réussirais qu’à me préparer de plus vives souffrances ; ces filles cruelles ne voulurent jamais sortir de leur logique, disant et redisant que le but suprême de l’humanité les contraignait à sacrifier leurs caprices.
De guerre lasse, je me suis retiré, avec les quatre camarades exclus du banquet de la vie, tandis que Taillebourg continuait – et il continue toujours, le misérable ! – à remplir son rôle de chef mormon constitutionnel. »
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« Depuis, j’ai une dent de serpent à sonnettes contre le féminisme. Cette funeste hérésie ne nous conduirait-elle pas à la pire des polygamies, la polygamie par voie de référendum ? Et ne finirait-elle pas par l’holocauste de tous les jeunes mâles sur l’avenir prolifique desquels on concevrait quelque doute ? »
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(J.-H. Rosny, in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, quatorzième année, n° 4704, lundi 12 avril 1897 ; repris dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, dix-huitième année, n° 1806, samedi 9 mars 1901 ; l’illustration provient de cette dernière publication. Georges Lorin, « Elles ! » Au Gré du Songe)
LES ICHNEUMONS ET LE SERPENT
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Tandis que nous prenions le café sur la terrasse, devant la mer latine, deux ichneumons sortirent du jardin et vinrent recevoir les caresses de notre hôte. Ils semblaient parfaitement apprivoisés et, dans leur tête fine, les yeux avaient une expression aussi intelligente que des yeux de chien…
L’hôte les caressait avec une prédilection manifeste.
« Vous les aimez bien ? demandai-je.
– Il n’y a pas de bêtes qui me soient aussi chères que les ichneumons, répondit-il… Ils sont mêlés à mes plus beaux souvenirs… ils ont joué dans mon enfance un rôle charmant… et sans eux… sans eux ! »
Il ôta la paille d’un long cigare italien, considéra rêveusement les vagues turquines, finement ourlées d’écume, et reprit :
« Oui… sans eux, je serais vraisemblablement depuis trente ans dans le pays des mânes… C’est une histoire simple, mais assez tragique. »
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« J’habitais alors, avec mes parents, dans une ville de l’Inde. Ma mère, vous le savez, était Hindoue de pure souche brahmanique. Mon père avait vu la divine lumière dans les Cévennes. J’étais aussi heureux que le peut être un enfant, et du reste particulièrement doué pour la joie ; encore aujourd’hui, le matin, quand je revois le soleil, j’ai un rire d’allégresse, mais ce n’est rien en comparaison des divins matins de ma huitième année… Quand j’y songe, mon cœur bat, une ivresse délicieuse fait tressaillir chacun de mes nerfs. À cette époque, nous venions de déménager… Je revois le jardin : le jardin des Deux Fleuves ne devait pas être plus beau. On voyait pour ainsi dire croître les plantes. En quelques jours, les bourgeons devenaient de larges feuilles ; des fleurs immenses et éblouissantes semblaient surgir miraculeusement…
Je rôdais là-dedans, tantôt avec des cris éperdus, tantôt saisi par une religieuse extase… »
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« Par malheur, il y eut une invasion de rats. Ces bêtes immondes pullulaient dans les corridors, trouaient les planchers, perçaient les murailles et se multipliaient avec une dégoûtante rapidité… Imbu de vieilles idées européennes, mon père acheta trois chats.
Je me souviens encore du soir où on les lâcha dans les appartements. C’étaient de jolies bêtes blanches et rousses, sur lesquelles nous fondions de fortes espérances… Hélas ! il fallut déchanter. Le lendemain matin, nous ne trouvâmes plus que des débris de carcasses ; les rats avaient livré bataille et remporté une victoire complète. Après quoi, ils s’étaient régalés de la chair des vaincus…
Mon père, consterné, s’écria :
« Est-ce que la maison va être ruinée par ces sales bêtes ?
– Mais, fit doucement ma mère, ce ne sont pas des chats qu’il faut leur opposer.
– Des chiens, alors ? s’exclama mon père… Il n’y a pas de chiens ratiers dans le pays…
– Mais non, des mangoustes ! Seules les mangoustes peuvent vaincre les rats. »
Le lendemain, il y avait deux ichneumons dans la demeure, un mâle et une femelle… Et ça ne traîna point ! Ces bêtes agiles et astucieuses se mirent à massacrer les rats avec un entrain incomparable… Au bout d’un mois, le fléau était conjuré : s’il restait encore des rongeurs, ils se cachaient avec soin et faisaient peu de dégâts. »
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« Je m’étais tout de suite attaché aux mangoustes. De leur côté, sensibles à mes attentions, elles me témoignèrent une amitié qui ne se démentit en aucune circonstance. Elles me suivaient au jardin, elles consentaient à des jeux sommaires et recevaient mes caresses avec un plaisir évident. En fait, c’est moi qui étais leur vrai maître, car, tout en étant familières, elles se montraient assez capricieuses, voire indisciplinées, avec mes parents et avec les serviteurs… On ne pouvait rêver des créatures plus courageuses. Elles faisaient fuir des adversaires deux fois gros comme elles et, surtout, elles attaquaient les serpents avec acharnement : je crois que la gourmandise les y incitait. »
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« Un après-midi, j’étais seul dans la véranda. L’Hindou chargé de ma surveillance était en train de bavarder avec le cuisinier, et, quand il bavardait, il oubliait le ciel et la terre… J’étais absorbé dans les Aventures de Jean-Paul Chopard, un livre frais venu d’Europe, et je riais de tout mon cœur, lorsqu’une sorte de frôlement me fit dresser la tête. Ce fut une indicible épouvante ! Un serpent s’était introduit dans la véranda, un molure d’une inconcevable longueur et aussi gros qu’un homme. Il s’avançait vers moi… J’étais paralysé, hypnotisé… Il m’était impossible de proférer un son, impossible de faire un mouvement. Le monstre immense rampait vers moi, ses yeux vitreux fixés sur mon visage…
D’où venait-il ? Comment était-il ici, au lieu d’être dans le limon de la rivière ? Je ne l’ai jamais su… Bientôt, il fut tout proche. Sa tête plate s’éleva à la hauteur de la mienne et ma terreur fut telle que je m’évanouis… Quand je revins à moi, la bête s’était enroulée autour de moi et commençait à m’étouffer… J’eus pour la première fois le sentiment de la mort, et d’une mort qui me paraissait incomparablement hideuse…
D’innombrables pensées flottèrent, dont beaucoup dépassaient mes pensées d’enfant, tandis qu’une pression formidable commençait à m’ôter le souffle…
Soudain, j’entendis un trottinement, je vis deux corps velus qui surgissaient dans la véranda. Déjà, j’avais reconnu les ichneumons. Les braves petites bêtes accouraient de toute leur vitesse… Quand elles furent proches, elles n’eurent pas la moindre hésitation ; elles bondirent héroïquement sur le molure et tout de suite procédèrent à une attaque en règle… Le serpent resserra d’abord son étreinte, tellement que je m’évanouis une deuxième fois, mais quand je rouvris les yeux, il se déroulait, la gorge béante, donnant au hasard des coups de queue… Les mangoustes étaient victorieuses… et elles continuaient à déchiqueter la gorge de la bête…
À ce moment apparut l’Hindou de garde qui, horrifié, ne tarda pas à se mêler à la bataille : avec son poignard aigu, il trancha en deux le serpent… »
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« Je suppose, conclut notre hôte, que vous comprenez maintenant pourquoi j’ai un culte pour les ichneumons. Si j’avais vécu dans l’Égypte antique, je leur aurais dressé des autels. »
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(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt, « Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, cinquante-huitième année, n° 21038, dimanche 22 août 1920 ; gravure tirée de Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, 1766)
LE VÉGÉTARIEN
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Je l’avais connue au bord de la mer, dans cette grande liberté de la vie anglaise où les intimités sont si franches et loyales dès qu’on est admis. Elle était venue passer six semaines dans une famille où je fréquentais, et ç’avait été bientôt l’aventure la plus considérable de ma vie. Elle réalisait au suprême degré les grâces de sa race : lumière du visage, aristocratie de la forme, infini regard bleu, où l’amour tombe comme dans un abîme. Je n’osai toutefois lui dire ma tendresse que vers la fin de son séjour, un matin qu’elle étincelait au soleil, que le vent emportait de-ci de-là sa magnifique chevelure et sa robe blanche. Elle se troubla et, d’un ton triste et tendre :
« Ah ! dit-elle… pourquoi n’êtes-vous pas végétarien ?… pourquoi n’avez-vous pas « témoigné ?… »
Je la regardai d’un air de stupéfaction, m’attendant à toute chose, mais point à celle-là ! Je savais bien qu’elle était végétarienne, mais je ne supposais point qu’elle pût subordonner son amour à cette conviction purement hygiénique.
« Mais je serai végétarien ! » fis-je avec l’ardeur de ma tendresse.
Elle avait vu ma surprise ; elle se mit à sourire avec une pointe de malice :
« C’est juste. Vous ne savez pas, fit- elle. Mon sort dépend tout entier de ma tante, chez laquelle je vais retourner après-demain. Elle a été si bonne, si dévouée pour moi, – plus que maternelle, – et je ne saurais songer un instant à aller contre son consentement… Or ma tante veut que mon fiancé soit non seulement un végétarien affilié, mais encore qu’il ait à son actif quelque éclatant « témoignage. » Si bonne, si excellente soit-elle, il y a là une véritable foi… Rien ne saurait, je crois, la contraindre à changer ses conditions. »
J’aurais bien ri en toute autre circonstance, mais, devant le clair visage de mon amie, sous le charme de sa voix argentée, grisé par sa chevelure, que le vent envoyait jusqu’à ma lèvre, je sentis plus de crainte et de ferveur que de gaieté.
« Je « témoignerai, » dis-je d’un ton décidé.
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Cinq jours plus tard, j’étais de retour à Birmingham et je signais le pledge des « végétariens intransigeants. » Je connus les parades dans les parcs, au son des trombones et des grosses caisses, les conférences dans des salles bariolées de légumes, les dîners « joyeux » où des orateurs humoristiques se moquent des carnivores en proie à toutes les horreurs des Rhumatismes, des Sciatiques, des Gouttes, des Étouffements, des Vertiges ; j’eus même deux ou trois fois l’honneur de veiller sur une bannière cramoisie où l’on voyait un végétarien dans le Paradis terrestre, entouré de bêtes qui semblaient l’adorer, tandis qu’un Carnivore se noyait dans une mer de sang ; mais je n’arrivais à aucun « témoignage » important. Je n’ai pas d’éloquence, et je me trouvais entouré de gaillards qui parlaient deux heures d’affilée sur tous les légumes de la création, d’enthousiastes qui savaient porter un toast au jus de carotte de façon à faire pleurer les assistants. Qu’étais-je auprès de pareils virtuoses ? Moins qu’un ver de terre devant des boas constrictors. Je me désolais donc, j’accompagnais mes peu fortifiants menus de réflexions tout à fait débilitantes, lorsqu’une après-midi,au sortir d’une séance du comité, je vis, sur la clôture d’un terrain vague, une immense affiche sang-de-bœuf. On y lisait, en lettres de cinq centimètres :
« Le « Club des indomptables carnivores » donnera, ce soir, à neuf heures, une séance édifiante, à l’issue de son grand banquet trimestriel ! »
Et, en exergue, cet aphorisme : « Dieu nous a donné les Bêtes ! »
Cette fois, il me sembla que j’avais trouvé mon témoignage.
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Grâce à quelque ruse, je parvins à me glisser au banquet des Carnivores. Je pris place à une petite table du fond, où il n’y avait que deux convives : un glouton qui ne levait pas les yeux de son assiette et un myope qui voyait à peine sa fourchette quand il la portait à sa bouche. Le repas était véritablement pantagruélique – et sanglant ! Les viandes rouges, les sauces écarlates, un bœuf entier servi sur un colossal plat d’argent et dans le ventre duquel on avait amoncelé des poules et des pigeons rôtis, ce festin de carnivores était arrosé par surcroît de vins épais, de bières noires, de toute une beuverie lourde et farouche.
Commencé à six heures et demie, le banquet ne tira vers sa fin que deux heures plus tard. On servit au dessert une espèce de vin vermeil, mousseux, qui semblait du sang frais. Alors, un des convives se leva et porta le premier toast :
« Je bois à l’anéantissement de la race stupide et réactionnaire des végétariens. Ces animaux rétrogrades (Écoutez ! écoutez !) ont imaginé de nous ramener à l’état de singes. (Rires et applaudissements.) Ils ont imaginé de nous priver de notre force et de notre courage, de notre intelligence et de notre énergie, de la source même de la supériorité de notre race sur les races débiles du continent – c’est-à-dire de la Viande, gentlemen, du noble roastbeef de la vieille Angleterre. (Triple salve d’applaudissements.) Gentlemen, Dieu nous a donné les bêtes… »
Je m’étais levé. Je m’avançai vers la table d’honneur d’un pas ferme et je m’écriai :
« Dieu nous a donné les bêtes pour nous servir et non pour être assassinées par nous ! Dieu est venu sur la terre pour nous dire d’être doux et aimants, et l’usage de la viande nous rend lourds, stupides et féroces !… L’usage de la viande nous rend semblables aux bêtes les plus abominables… »
J’allais achever ; mais, après un premier mouvement de surprise, une clameur formidable venait de s’élever. Un flot de carnivores se précipita sur moi et m’enleva. En moins d’un instant, j’étais entraîné à la porte, j’étais lancé au-dehors avec vigueur, parmi les huées. J’eus le bonheur de tomber dans les bras d’un groupe de végétariens (et, parmi eux, le président de notre club) qui attendaient l’ouverture de la séance contradictoire. Ce fut l’ovation après l’exécution. Je fus porté en triomphe aux mâles accents de la Marseillaise végétarienne :
Contre nous du carnivorisme
L’étendard sanglant est levé.
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Que vous dirais-je que vous ne deviniez aisément ? Le lendemain, mon nom était dans tous les journaux ; cinquante reporters assiégeaient ma porte. Le Graphic faisait prendre mon portrait. Je n’eus qu’à me présenter chez la tante de mon amie pour me voir accueillir comme un sauveur de l’humanité, et je savourai tout ensemble une semaine de célébrité et les joies de la plus charmante idylle.
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L’Angleterre est le sol des miracles.
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(J.-H. Rosny, in Gil Blas, dix-septième année, n° 5670, mardi 28 mai 1895 ; repris dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, quinzième année, n° 1403, jeudi 11 août 1898 ; Francisco de Goya, « Nature morte à la tête d’agneau, » huile sur toile, 1808-1812)