« Avec le temps, la passion des grands voyages s’éteint, à moins qu’on ait voyagé assez longtemps pour devenir étranger à sa patrie. Le cercle se rétrécit de plus en plus, se rapprochant peu à peu du foyer. – Ne pouvant m’éloigner beaucoup cet automne, j’avais formé le projet d’un simple voyage à Meaux. 
Il faut dire que j’ai déjà vu Pontoise. » (Gérard de Nerval, Les Nuits d’octobre, chapitre I)

 
 

Comme nombre d’admirateurs de l’œuvre et de la vie de Gérard de Nerval, j’ai toujours eu une tendresse particulière pour les chemins de traverse et les amours champêtres des Souvenirs du Valois et pour le Gérard noctambule des Nuits d’octobre. (1)

C’est à la troisième nuit d’octobre que je souhaiterais m’intéresser plus particulièrement aujourd’hui. Après une première nuit passée à Paris, et une deuxième à Meaux, Gérard de Nerval, poursuivant sa route vers Creil, se retrouve à Crespy-en-Valois où il doit attendre la correspondance. Mais la maréechaussée, « cette terrible Némésis au chapeau brodé d’argent, » lui réclame son passeport, qu’il a oublié à Meaux…
 

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XXIII. CRESPY-EN-VALOIS

 
 

Trois heures plus tard, nous arrivons à Crespy. Les portes de la ville sont monumentales et surmontées de trophées dans le goût du XVIIe siècle. Le clocher de la cathédrale est élancé, taillé à six pans et découpé à jour comme celui de la vieille église de Soissons.

Il s’agissait d’attendre jusqu’à huit heures la voiture de correspondance. L’après-dînée, le temps s’est éclairci. J’ai admiré les environs assez pittoresques de la vieille cité valoise, et la vaste place du marché que l’on y crée en ce moment. Les constructions sont dans le goût de celles de Meaux. Ce n’est plus parisien, et ce n’est pas encore flamand. On construisait une église dans un quartier signalé par un assez grand nombre de maisons bourgeoises. Un dernier rayon de soleil qui teignait de rose la face de l’ancienne cathédrale, m’a fait revenir dans le quartier opposé. Il ne reste malheureusement que le chevet. La tour et les ornements du portail m’ont paru remonter au quatorzième siècle. J’ai demandé à des voisins pourquoi l’on s’occupait de construire une église moderne, au lieu de restaurer un si beau monument.

« C’est, m’a-t-on dit, parce que les bourgeois ont principalement leurs maisons dans l’autre quartier, et cela les dérangerait trop de venir à l’ancienne église… Au contraire, l’autre sera sous leur main.

– C’est, en effet, dis-je, bien plus commode d’avoir une église à sa porte ; mais les vieux chrétiens n’auraient pas regardé à deux cents pas de plus pour se rendre à une vieille et splendide basilique. Aujourd’hui, tout est changé, c’est le bon Dieu qui est obligé de se rapprocher des paroissiens !… »
 
 
 

 
 

XXIV. EN PRISON

 
 

Certes, je n’avais rien dit d’inconvenant ni de monstrueux. Aussi, la nuit arrivant, je crus bon de me diriger vers le bureau des voitures. Il fallait encore attendre une demi-heure. J’ai demandé à souper pour passer le temps.

Je finissais une excellente soupe, et je me tournais pour demander autre chose, lorsque j’aperçus un gendarme qui me dit :

« Vos papiers ? »

J’interroge ma poche avec dignité… Le passeport était resté à Meaux, où on me l’avait demandé à l’hôtel pour m’inscrire ; et j’avais oublié de le reprendre le lendemain matin. La jolie servante à laquelle j’avais payé mon compte n’y avait pas pensé plus que moi.

« Eh bien, dit le gendarme, vous allez me suivre chez M. le maire. »

Le maire ! Encore si c’était le maire de Meaux. Mais c’est le maire de Crespy ! – L’autre eût certainement été plus indulgent.

« D’où venez-vous ?

– De Meaux.

– Où allez-vous ?

– À Creil.

– Dans quel but ?

– Dans le but de faire une chasse à la loutre.

– Et pas de papiers, à ce que dit le gendarme ?

– Je les ai oubliés à Meaux. »

Je sentais moi-même que ces réponses n’avaient rien de satisfaisant ; aussi le maire me dit-il paternellement :

« Eh bien, vous êtes en état d’arrestation !

– Et où coucherai-je ?

– À la prison.

– Diable ! mais je crains de ne pas être bien couché.

– C’est votre affaire.

– Et si je payais un ou deux gendarmes pour me garder à l’hôtel ?…

– Ce n’est pas l’usage.

– Cela se faisait au dix-huitième siècle.

– Plus aujourd’hui. »

Je suivis le gendarme assez mélancoliquement.

La prison de Crespy est ancienne. Je pense même que le caveau dans lequel on m’a introduit date du temps des croisades; il a été soigneusement recrépi avec du béton romain.

J’ai été fâché de ce luxe ; j’aurais aimé à élever des rats ou à apprivoiser des araignées.

« Est-ce que c’est humide ? dis-je au geôlier.

– Très sec, au contraire. Aucun de ces messieurs ne s’en est plaint depuis les restaurations. Ma femme va vous faire un lit.

– Pardon, je suis parisien : je le voudrais très doux.

– On vous mettra deux lits de plume.

– Est-ce que je ne pourrais pas finir de souper ? Le gendarme m’a interrompu après le potage.

– Nous n’avons rien. Mais, demain, j’irai vous chercher ce que vous voudrez ; maintenant, tout le monde est couché à Crespy.

– À huit heures et demie !

– Il en est neuf. »

La femme du geôlier avait établi un lit de sangle dans le caveau, comprenant sans doute que je paierais bien la pistole. Outre les lits de plume, il y avait un édredon. J’étais dans les plumes de tous côtés.
 
 

XXV. AUTRE RÊVE

 
 

J’eus à peine deux heures d’un sommeil tourmenté ; je ne revis pas les petits gnomes bienfaisants ; ces êtres panthéistes, éclos sur le sol germain, m’avaient totalement abandonné. En revanche, je comparaissais devant un tribunal, qui se dessinait au fond d’une ombre épaisse, imprégnée au bas d’une poussière scolastique.

Le président avait un faux air de M. Nisard ; les deux assesseurs ressemblaient à M. Cousin et à M. Guizot, mes anciens maîtres. Je ne passais plus comme autrefois devant eux mon examen en Sorbonne. J’allais subir une condamnation capitale.

Sur une table étaient étendus plusieurs numéros de Magazines anglais et américains, et une foule de livraisons illustrées à four et à six pence, où apparaissaient vaguement les noms d’Edgar Poe, de Dickens, d’Ainsworth, etc., et trois figures pâles et maigres se dressaient à droite du tribunal, drapées de thèses en latin imprimées sur satin, où je crus distinguer ces noms : Sapientia, Ethica, Grammatica. Les trois spectres accusateurs me jetaient ces mots méprisants :

« Fantaisiste ! réaliste !! essayiste !!! »

Je saisis quelques phrases de l’accusation formulée à l’aide d’un organe qui semblait être celui de M. Patin :

« Du réalisme au crime, il n’y a qu’un pas ; car le crime est essentiellement réaliste. Le fantaisisme conduit tout droit à l’adoration des monstres. L’essayisme amène ce faux esprit à pourrir sur la paille humide des cachots. On commence par visiter Paul Niquet, – on en vient à adorer une femme à cornes et à chevelure de mérinos, on finit par se faire arrêter à Crespy pour cause de vagabondage et de troubadourisme exagéré !… »

J’essayai de répondre : j’invoquai Lucien, Rabelais, Érasme et autres fantaisistes classiques. Je sentis alors que je devenais prétentieux.

Alors, je m’écriai en pleurant :

« Confiteor ! plangor ! juro !… – Je jure de renoncer à ces œuvres maudites par la Sorbonne et par l’Institut : je n’écrirai plus que de l’histoire, de la philosophie, de la philologie et de la statistique… On semble en douter… eh bien, je ferai des romans vertueux et champêtres, je viserai au prix de poésie, de morale ; je ferai des livres contre l’esclavage et pour les enfants, des poèmes didactiques… des tragédies ! – Des tragédies !… Je vais même en réciter une que j’ai écrite en Seconde, et dont le souvenir me revient… »

Les fantômes disparurent en jetant des cris plaintifs.
 
 

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« On finit par se faire arrêter à Crespy pour cause de vagabondage et de troubadourisme exagéré !… » Si cette phrase a toujours rencontré une telle résonance chez les amoureux de Nerval, c’est non seulement pour le bonheur de l’expression, mais parce que, faisant écho à l’errance intérieure du poète, elle est sans doute, comme le souligne Henri Strentz, la plus parfaite définition de sa vie : « Troubadourisme exagéré ! n’est-ce pas là, providentiellement sous sa plume, l’exacte qualification de la vie de Gérard de Nerval ! » (2)

Pourtant, cette formule n’a rien de providentiel ; personne ne semble l’avoir encore relevé, mais elle apparaît quatorze ans avant les Nuits d’octobre, dans les colonnes du journal satirique Figaro, à l’époque où Alphonse Karr en était le rédacteur en chef. Le 2 janvier 1838, profitant de la relâche du jour de l’an et de l’absence d’un bon nombre de titres de la presse quotidienne, le Figaro sortit un numéro agrémenté de réclames fantaisistes et parodiant les unes de ses principaux concurrents.
 
 

 

 

CHRONIQUE

 

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En politique, on ne s’occupe que de l’adresse de la chambre des députés, mais, de même qu’il n’y a jamais eu qu’un seul et même discours du trône, il n’y a qu’une seule et même adresse en réponse à ce discours. – En fait de théâtres, il n’y a jamais eu non plus qu’un seul et même vaudeville. – Nous nous étendrons donc sur un sujet plus important :

Nous ne cessons de le répéter : Paris est sur un volcan, Paris sera jeté un de ces jours aux quatre vents, il n’en restera rien qu’un vaste abîme ou plutôt qu’un lac asphaltique, où les eaux de la Seine se mêleront au bitume délayé des trottoirs.

Des esprits judicieux ont prévu longtemps ce résultat, et blâmé le gouvernement de laisser le gaz rayonner de toutes parts sous les rues et dans les maisons. Le gaz comprimé ou non comprimé sillonne le sol parisien comme un vaste réseau d’artères. Maintenant les tuyaux sont arrivés à un état d’oxydation complet, et les accidents se multiplient déjà d’une manière effrayante : un jour c’est une maison qui éclate comme un marron, une chaussée qui s’éventre tout à coup, un trottoir d’asphalte qui se fond, un pont qui se casse comme chez Séraphin, un théâtre qui lance au ciel une gerbe de spectateurs. Tout cela n’est rien encore ; avant peu l’oxydation sera complète ; le tohubohu sera général. Où sommes-nous ? où allons-nous ?

Mais si le côté droit de Paris est littéralement sur un volcan, le côté gauche est particulièrement sur un abîme. Un matin l’on trouvera le faubourg Saint-Germain enfoncé de deux ou trois cents pieds, et on ne pourra plus en visiter les habitants qu’en descendant chez eux par les toits. Il faudra changer la dénomination des étages. M. Arsène Houssaye se trouvera au premier et M. Janin au sixième, – en descendant du ciel. Il faudra se faire descendre dans un panier pour aller visiter la librairie de l’éditeur Renduel.

Ces réflexions, qui nous étaient inspirées par un danger imminent, et par quelques symptômes trop négligés par M. le préfet de la Seine, viennent de recevoir une triste confimation ; une vaste imprimerie, – dans laquelle se composent et se fabriquent la plupart des grands journaux, – a été, cette nuit, entièrement renversée, et presque détruite par une horrible explosion. – On n’a heureusement à déplorer la perte d’aucun imprimeur.

Mais une grande perturbation a régné dans Paris pendant toute la nuit. – Il était impossible de réparer le désastre assez rapidement pour que les journaux pussent être imprimés. Le Figaro seul en état de paraître a cru devoir tendre une main secourable à ses confrères malheureux. – Nous n’avons pas voulu que Paris et la province fussent privés de leurs feuilles quotidiennes. – Nous avons agrandi notre format, et nous avons prêté nos colonnes à tous ceux qui nous les ont demandées. Nous ne nous sommes réservé qu’une partie de la première page ; mais nous aurons rassuré les abonnés des divers journaux qui ne paraissent pas ce matin.
 
 

 

 

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Huit quotidiens firent ainsi les frais du Figaro : le Journal des Débats, le Commerce, la Gazette des Tribunaux, La Presse, l’Europe, le Constitutionnel, le Temps et le Courrier français.

Or, dans les brèves judiciaires de la bien-nommée Galette des Tribunaux, on retrouve les noms de trois Bousingots notoires destinés à être « jugés aux prochaines assises » : Théophile Gautier, Charles Lassailly et… Gérard de Nerval, « pour crime de vagabondage et de troubadourisme exagéré. »
 
 

 

 

Ainsi, le second rêve des Nuits d’octobre, le cauchemar de Gérard dans la cellule de Crespy semble explicitement renvoyer à un épisode – réel ou romancé – de la Bohème littéraire, à l’époque où il partageait l’appartement du peintre Camille Rogier au 3 impasse du Doyenné.
 

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(Petits Châteaux de Bohème, 1853)

 
 

« J’avais, vers cette époque, quitté le nid paternel, et demeurais impasse du Doyenné, où logeaient aussi Camille Rogier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye, qui habitaient ensemble un vieil appartement dont les fenêtres donnaient sur des terrains pleins de pierres taillées, d’orties et de vieux arbres. C’était la Thébaïde au milieu de Paris. »
 

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(Théophile Gautier, Portraits contemporains, 1874)

 
 
 

 

« Il bat la campagne ! dit un des gardes municipaux.

– Je bats tout au plus le pavé, mon ami.

– Une fois, deux fois, voulez-vous nous dire où vous allez ?

– Tenez, regardez là-haut, dans le ciel bleu, ce nuage blanc. Je vais où il va. Pourquoi ne l’arrêtez-vous pas, ou pourquoi m’arrêtez-vous ?

– Trois fois, vous refusez de dire où vous logez ? Eh bien ! vous allez nous suivre au violon. »
 
 

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Un long récit peu connu de Paul Meurice, intitulé L’École des propriétaires, pourrait bien nous éclairer sur les véritables circonstances qui présidèrent à l’arrestation du « spirituel Gérard. » Il met en scène un peintre bohème, Justin, expulsé par son propriétaire parce qu’il n’a pas payé son terme depuis six mois. Arrêté par une patrouille municipale et refusant de décliner son identité, il sera condamné à passer trois jours en prison… La suite de la nouvelle raconte la vengeance que notre héros, avec l’aide de ses amis, saura tirer de son propriétaire indélicat.

Le lecteur reconnaîtra aisément sous les traits de Justin la double figure de Camille Rogier, pour la profession, et de Gérard de Nerval, pour la verve et la fantaisie. D’ailleurs, la dédicace qui ouvre le récit ne laisse guère de doute sur l’identité du personnage…
 
 

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L’ÉCOLE DES PROPRIÉTAIRES

 

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À GÉRARD DE NERVAL

 
 

Si je vous adresse, mon cher Gérard, cette pochade sans importance, c’est que vous connaissez intimement le héros de cette histoire, lequel aurait dû en être l’historien. Il faisait lui-même partie de cette forte et amusante génération de 1830, et il faut désespérer d’en rendre comme lui les fantaisies, les turbulences, les hyperboles, – ce faux si vrai, ce rire si sérieux et si convaincu. Aujourd’hui, nous rions encore mais nous ne croyons plus comme dans ce temps-là. La raillerie alors était ailée d’enthousiasme et le paradoxe avait la foi. Depuis Rabelais, Molière et Voltaire, le rire, en France, pense, aime, agit, souffre, combat ; le jour où il ne fera plus que rire, le clavier de l’idée aura perdu ou faussé sa note la plus harmonieuse, la plus charmante et la plus humaine.
 

Août 1847.
 
 

I

 

Trois portiers

 
 

« Fiat lux ! » dit Justin, tout épanoui.

Et il alluma sa chandelle chez son portier.

« Ah ! c’est monsieur Justin ! dit le portier d’un air goguenard. Oh ! pardon ! ce flambeau n’appartient pas à monsieur… Ce bougeoir non plus.

– Ai-je donc vraiment trop dîné ? se demanda tout haut Justin. Je devrais voir alors trente-six mille chandelles étrangères, et je n’aperçois pas même la mienne. Voyons, ne prolongeons pas cette aimable folie ; j’ai donc laissé mon candélabre chez moi, portier taquin ?

– Chez vous, monsieur ? où cela, chez vous ?

– Eh ! dans ma chambre, parbleu !

– Quelle chambre ?

– Mais ma chambre, ma chambre du cinquième ; – on ne m’a pas emporté ma chambre peut-être, portier stupéfait ?

– Monsieur ne lisait donc jamais les papiers timbrés qu’on lui remettait ?

– Pas si timbré ! j’en allumais mes cigares. Prêtez-moi un rat-de-cave quelconque, portier magnanime.

– Ces papiers, monsieur, c’étaient des avis, des assignations, des autorisations de saisie, des papiers d’huissier, des papiers très chers !

– Biffre ! dit Justin en se grattant le front.

– Vous êtes absent depuis trois jours, monsieur ?

– Oui, un ami malade…

– Comme toujours, à l’époque du terme.

– La maladie est chronique.

– Eh bien ! voilà ce qui est arrivé : on a été inquiet de vous…

– Sollicitude touchante !

– Vous deviez six mois de loyer ! En présence du commissaire de police, on a ouvert votre porte, et M. Filoche de Saint-Valry, le propriétaire, a fait vendre vos meubles au Châtelet ; allez les chercher au Temple.

– Ah bah ! » fit Justin, abasourdi.

Puis, tout à coup sérieux, inquiet et dégrisé par une appréhension réelle :

« Ah çà ! mais, et mes toiles ? s’écria-t-il.

– Qu’est-ce que vous appelez vos toiles ?

– Eh ! mes tableaux, mes dessins, mes études, pardieu !

– Ah ! oui, j’oubliais que monsieur est artiste, reprit le portier avec amertume. À preuve que monsieur a refusé de tirer le portrait de mon fils pour six francs.

– Je crois bien ! un jeune monstre ! un petit Cerbère à une seule tête ! – Mais mes toiles ?

– Eh bien ! vos toiles, on les a vendues avec le reste.

– Ah ! vous riez encore, mais je ne ris plus, moi ! Assez badiné, père Bonin ! J’avais deux copies d’après Paul Véronèse, achetées d’avance cinq cents francs pièce. Le marchand chez qui vous êtes allé aux informations vous l’a affirmé à vous-même. Et le reste de mes bricoles valait bien mille francs aussi. Le propriétaire n’a pas pu me faire tort de deux mille francs pour deux cents francs que je lui aurais payés tôt ou tard.

– Deux mille francs ! M. de Saint-Valry en a eu dix francs de vos barbouillages. On les lui a pris comme devants de cheminée.

– Crétin ! voleur ! – À qui les a-t-on vendus, au moins ?

– Est-ce que je sais, moi ? À un marchand d’habits-galons qui passait. Avec vos vieilles bottes. »

Justin eut le geste de Jupiter quand il va lancer la foudre.

« Perruque et tonnerre ! jura-t-il.

– Monsieur Justin, écoutez ! dit le portier effrayé, mais se rebiffant dans sa peur, – si vous faites des gestes et du tapage nocturne à onze heures trois quarts, j’appelle la garde.

– Je veux parler à votre propriétaire. Tout de suite ! – Où perche cette buse ?

– Comment ! où perche cette buse ? répéta le portier qui, d’abord étonné, daigna sourire quand il saisit le sens injurieux de la question. – Farceur ! ajouta-t-il avec bonté, il appelle le bourgeois buse. – Vous savez bien, monsieur Justin, que M. Filoche de Saint-Valry ne demeure pas ici ; il habite sa grande propriété, rue de la Chaussée-d’Antin, n° 79. – Où perche cette buse ? il est drôle tout de même !

– Voyons, reprit Justin, que la familiarité du portier rendit grave, tout ceci est sans doute de l’esprit, et du plus fin, de l’Hamilton aiguisé par Vadé ; c’est de la bonne plaisanterie gauloise relevée encore de je ne sais quel sel populaire qui me charme, et je regrette que madame votre femme soit endormie et ne puisse applaudir à vos saillies. Mais j’ai trop envie de dormir moi-même pour bien goûter la saveur de cette ironie.

– Qu’est-ce qu’il dit ? qu’est-ce qu’il dit ? reprit Bonin. Est-ce que vraiment la tête a déménagé, hein ?

– J’espère que rien n’a déménagé, et surtout que rien ne déménagera. Bonin, j’ai soupé ce soir à Saint-Germain-en-Laye, au pavillon Henri IV, avec… un ami. Nous avons dégusté, je l’avoue, quelques vins généreux. Au dessert, j’ai renversé la table en allant à la fenêtre. Soixante-cinq francs de casse se sont ajoutés à l’addition. J’ai été obligé de laisser en gage au maître inhospitalier de l’établissement ma montre et mes boucles d’oreilles, je veux dire les boucles d’oreilles de mon camarade. Ce jeune compagnon, qui tient garnison dans la ville, n’a pu m’offrir un gîte, à cause de son capitaine. Il m’a prêté à peine vingt sous, qui m’ont servi à stipendier un char et deux coursiers, et puis j’ai franchi à pied la distance de la place de la Concorde à la rue Madame. Mais, après avoir traversé tant d’écueils, vais-je échouer au port ? La position perpendiculaire commence à me gêner, et vous savez, portier instruit, que, même dans les bouteilles humaines, le bon vin demande à être couché.

– Tout ça, monsieur Justin, c’est pour dire que vous n’avez pas sur vous un rouge liard ?

– J’ai commis une imprudence, pensa Justin… Je compte, dit-il, opérer d’importantes rentrées, – à ma première sortie. Je remettrai la main sur mes tableaux, je demanderai une avance à des Lombards, et je vous payerai demain.

– Eh bien ! à demain. Bonsoir, monsieur.

– Bonsoir, père Bonin. Donnez-moi une chandelle et ma clef, bien vite.

– Monsieur, reprit sèchement le portier, je vous réitère que vos meubles sont vendus par autorité de justice, excepté votre lit de sangle auquel vous avez droit, et qui est là sous la porte cochère.

– Parfait ! je vais le transporter là-haut, voilà tout.

– Oui, mais votre chambre est louée d’hier matin. C’est un sergent de ville qui l’occupe. Il vient de rentrer.

– À la fin, va te coucher ! cria Justin exaspéré.

– Ah ! vous m’insultez encore !

– Je te dis : Va te coucher ! Dis-m’en donc autant, imbécile !

– Imbécile ! Il m’insulte. À la garde !

– Qu’est-ce qu’il y a ? » s’écria derrière les rideaux de l’alcôve une voix d’homme, – la voix de la portière.

Justin roula un moment dans sa pensée ces divers projets sinistres : rosser et bâillonner le portier, – incendier la maison, – aller provoquer en duel à la clarté du gaz le propriétaire. Mais la saine, réelle et profonde sagesse qui réside au fond de tout esprit intelligent éclairci par le vin, ne conclut qu’à une résolution prudente, raisonnable et digne.

Justin reprit avec autorité et majesté :

« Taisez-vous, portier criard, et pas de scandale ! Vous êtes inférieur à ma colère, et ma vengeance visera plus haut que vous. Vous dois-je quelque port de lettre ?

– Certainement ! deux de trois sous.

– Prenez mon lit de sangle et gardez la monnaie. Le cordon, s’il vous plaît ?

– Mais, monsieur…

– Ah ! j’ai dit : S’il vous plaît ? – Le cordon tout de suite ! »

Et Justin sortit droit, imposant et fier.

Quand il se trouva dans la rue :

« Voici, pensa-t-il, le moment de se livrer indéfiniment à l’exercice tragique du monologue. La question nettement posée est celle-ci : Je suis sur le pavé ; quelqu’un m’a mis sur ce pavé. Il s’agit donc de chercher deux choses : un gîte et une vengeance. La vengeance ? nous la combinerons demain à loisir, en conseil de Dévorants, chez Coclès ou chez Hyppo. Ne nous occupons pour l’instant que du gîte. Je possède dans ces quartiers deux amis… de sexes différents. Mes moyens présents ne me permettent de demander asile qu’au sexe laid. Allons chez Théodore, rue de la Sorbonne. »

Mais le portier de Théodore avertit Justin que son ami n’était pas seul, et Théodore n’avait qu’une chambre.

« Évidemment je le gênerais, se dit Justin : poussons donc jusqu’à la rue d’Enfer, chez mon autre… connaissance. »

Mais le troisième portier déclara à Justin, après un quart d’heure de pourparlers violents, qu’elle était à la campagne.

« À la campagne… peut-être rue de la Sorbonne, qui sait ? soupira Justin avec mélancolie. – Bon ! voilà deux heures qui sonnent au Luxembourg ! Où diable puis-je aller maintenant ? Eh ! mais qu’est-ce à dire ? Je tiens donc bien à passer les heures nocturnes entre deux draps ! Nous sommes en avril ; il fait beau et doux. Ce ciel d’étoiles vaut bien un plafond de chaux, et cette lune aux champs d’argent une veilleuse enfumée ! Le vin de Bourgogne chante dans ma cervelle des strophes passionnées. Pourquoi vouloir à toute force étouffer la flamme de la joie sous l’éteignoir du sommeil ? Le bon Dieu m’offre une représentation gratis du Songe d’une nuit d’été. À quoi bon dormir quand je puis rêver ? – Ouais ! mais c’est que je suis bien las ! Il me faudrait quelque chose de vif pour me distraire. »

En ce moment, Justin vit quatre hommes, enveloppés de longs manteaux sombres et séparés les uns des autres par une assez grande distance, longer sinistrement les murailles, et, du pas des fantômes, tourner une rue déserte.

Justin sauta de joie.

« À la bonne heure ! se dit-il, voilà mon affaire : une aventure ! »
 
 

II

 

Ce qu’étaient les fantômes

 
 

Justin avait tout d’abord intérieurement décrété, dans sa haute fantaisie, que ces gaillards silencieux et craintifs étaient certainement des voleurs.

« Vivat ! ma comédie nocturne se noue et prend quelque intérêt, se dit-il. Oh ! je vais fidèlement vous accompagner, détrousseurs aimables ! Une caverne est très souvent une taverne, et l’on y dort, et l’on y mange. Le tout gratis. Le plus illustre vagabond de ce temps-ci a dit que rien n’était propice à la rêverie comme de suivre une jolie femme sans savoir où elle allait. Mais quand on a, comme Gringoire et comme moi, le ventre creux et la bourse vide, je soutiens qu’il est plus prudent de suivre quatre voleurs. Ceux-là sont peut-être seulement les inventeurs du fameux vinaigre… »

Justin se mit à suivre à vingt pas les hommes noirs, lesquels l’entraînèrent pendant un quart d’heure dans ce dédale de ruelles, plus noires et plus solitaires les unes que les autres, qui avoisinent le Panthéon. Ils s’arrêtèrent, il s’arrêta ; ils se retournèrent vers lui, il les regarda ; ils se remirent en marche, il continua son chemin ; ils restèrent de nouveau à l’examiner, il fit comme eux ; ils s’avancèrent vers lui, il attendit.

« Qui êtes-vous ? lui demanda l’un d’eux.

– Et vous ? répondit intrépidement Justin.

– Pourquoi nous suivez-vous ?

– Pourquoi marchez-vous devant moi ? »

Le manteau de celui qui paraissait le chef s’entrouvrit. Justin distingua des épaulettes et un sabre.

La troupe de brigands était une patrouille de garde municipale !

« La milice urbaine ! » s’écria Justin.

Et il partit d’un éclat de rire qui sembla fort irrévérencieux au brigadier. Cet homme chevronné reprit d’un ton vague :

« On ne rôde pas dans les rues à cette heure-ci sans de mauvaises intentions. Avez-vous un domicile ? Où allez-vous ?

– Où je vais ? Je pourrais vous répondre comme Ésope : « Je ne sais pas. » Vous me diriez : « Alors, nous allons vous conduire en prison. » Et je répliquerais spirituellement : « Vous voyez bien que je ne savais pas. » Mais je n’aime pas préparer mes effets de si loin ; et puis, si j’imitais Ésope, ce romantique antique, je ne serais plus qu’un classique.

– Il bat la campagne ! dit un des gardes municipaux.

– Je bats tout au plus le pavé, mon ami.

– Une fois, deux fois, voulez-vous nous dire où vous allez ?

– Tenez, regardez là-haut, dans le ciel bleu, ce nuage blanc. Je vais où il va. Pourquoi ne l’arrêtez-vous pas, ou pourquoi m’arrêtez-vous ?

– Trois fois, vous refusez de dire où vous logez ? Eh bien ! vous allez nous suivre au violon.

– Au violon ? Y a-t-il un tabouret, une chaise, un banc dans votre geôle ?

– Il y a un lit de camp.

– Un lit de camp ! ô grandeur de la civilisation ! ô trois fois bienfaisant cachot, où l’on peut non seulement s’asseoir, mais se coucher, mais dormir ! Mes genoux, de fatigue, se dérobent sous moi. Vite, caporal, vite ! je bénis vos grilles, j’implore vos chaînes. »

Le brigadier haussa les épaules et dit un mot à deux de ses hommes, qui vinrent se ranger aux côtés de Justin.

Il était déjà loin avec ses deux acolytes qu’il se confondait encore en remerciements. Le garde municipal de gauche l’interrompit d’une voix rude :

« Allons ! on ne parle pas sous les armes ! Et avisez-vous de vouloir nous échapper !

– Nous nous verrions dans la dure nécessité de nous servir de nos sabres, reprit avec bénignité le garde municipal de droite.

– Et marchez plus vite, un peu ! cria le sicaire farouche.

– Car le frais du matin commence à se faire sentir, ajouta le militaire éclairé.

– Je serais désolé que vous fussiez enrhumé pour moi, garde municipal, dit Justin à l’ami de droite. C’est bien ! on presse le pas, gendarme ! reprit-il en s’adressant au tyran de gauche.

– Est-ce que vous croyez m’humilier en m’appelant gendarme ? dit le garde municipal avec dédain.

– Nullement, guerrier, et vous avez bien le droit d’être fier de ce titre. Mais, – pardon ! – il faut que je me trompe ! permettez-moi de vous mieux regarder à la lueur de ce réverbère, – oui, ce n’est que trop réel, et l’impartialité me fait un devoir de vous le dire, – mon pauvre alguazil, comme vous êtes laid ! »

Le mauvais gendarme fit un soubresaut de colère, le bon gendarme se mit à rire avec ingénuité.

« Ô miquelet, soyez doux. Je parle seulement de l’homme en vous ; quant à l’agent de l’autorité, je le respecte. Je m’incline devant votre caractère public, mais, que voulez-vous ? votre type privé me semble hideux. – Garde municipal, aviez-vous remarqué à quel point votre camarade est horrible ? »

Le bon gendarme se tenait les côtes ; l’indignation étranglait le mauvais gendarme, et, la bonne humeur de l’un augmentant la rage de l’autre, une dissension intestine se fût peut-être déclarée dans une de nos armes d’élite, si l’on n’était arrivé au corps-de-garde.
 
 

III

 

Carcere duro

 
 

Nous sommes obligé de dire que Justin ne trouva pas la prison aussi confortable qu’il l’avait imaginée. On ne lui laissa pas la moindre chandelle ; mais quand on l’introduisit, il eut le temps d’apercevoir des murailles nues et humides, un trou carré et orné de barreaux pour toute fenêtre, et quelques planches disjointes en guise de lit.

Il se coucha sur ce sapin le plus délicatement possible ; mais il était trop agité pour pouvoir dormir. Il avait tous les éblouissements des Mille et une Nuits dans le cerveau et l’air méphitique d’un taudis dans la poitrine. Il se leva oppressé, dépité, mal à l’aise, en proie à une sorte de mauvais rêve éveillé.

« Ah çà ! mais, décidément, on est horriblement mal ici ! se dit-il. L’aventure tourne à l’accident et le songe au cauchemar. Je m’ennuie beaucoup. Chose humiliante ! chose atroce ! s’ennuyer soi-même ! Moi qui m’amuse si aisément, moi que ma pensée divertit comme un enfant, moi qui me jouais tout à l’heure encore avec des portiers et des gendarmes, – je m’ennuie ! L’horreur de ce lieu infect me pénètre peu à peu, et je me sens plein de rage et de dégoût. J’ai eu tort de quitter le grand air et la rue ; j’ai eu tort de suivre ces manteaux sombres ; j’ai eu tort d’essayer cette révolte mutine contre ces grandes institutions sociales, la propriété, la gendarmerie. – Allons, bon ! il ne manquait plus que de douter de la fantaisie et de renier l’ivresse. Ô ciel ! vais-je tomber à ce point au-dessous de moi-même ! Ah ! propriétaire maudit, c’est toi qui es la cause de cette faiblesse. Va, tu me paieras ma lâcheté ! »

Justin entendit, dans le corps-de-garde, les gardes municipaux qui riaient à gorge déployée.

« Là, pensa Justin, la force matérielle dans la joie ; ici, la force intelligente dans les fers… Hum ! la force intelligente… L’antithèse est consolante, mais est-elle exacte ? Ces imbéciles d’à-côté sont sûrs d’avoir pour eux le bons sens, la raison, la justice. Moi, j’ai peur d’avoir été fantasque, affecté, puéril. J’ai manqué de simplicité, c’est évident. Je crois, mille massacres ! que j’ai fait de l’esprit. Ils ont le droit de me mépriser, ces gendarmes ! c’est de moi qu’ils rient peut-être. Et les portiers donc ! Tous me disent : Ce jeune homme était gris ! – Être gris, la couleur que j’abomine ! Ô honte ! Pourquoi dit-on : Être gris ? Pourquoi ne dit-on pas : Être rouge ? – Rouge ou gris, j’ai été faux comme un vers de treize pieds. Hélas ! où donc finit le vrai ? où commence le faux ? Doute ! abîme ! Mais je sens que j’ai outré le ton et dépassé la mesure ! Ah ! Filoche de malheur, tu me paieras ma sottise ! »

À travers sa fièvre somnolente, il y eut un moment où cette idée : que pensent de moi ces quatre gendarmes et ces trois portiers ? devint à Justin tout à fait insupportable.

La venue du jour ne le rendit que plus lucide et plus sombre ; car il vit mieux la tristesse sale de son cachot, et lut des sentences obscènes ou stupides gravées sur les murs par les ivrognes et les voleurs.

Quand les deux gendarmes de la veille entrèrent, l’un morne comme la rancune, l’autre gai comme la bêtise, ils trouvèrent Justin plongé dans un abattement lugubre.

Ils venaient le prendre pour le conduire à l’interrogatoire de M. le commissaire de police.

« Comme vous êtes pâle ! lui dit avec ironie le gendarme aigre.

– Vous aurez mal dormi ! » reprit le gendarme doux avec intérêt.

Justin les suivit sans dire un mot.

Sur la route qui, heureusement, ne fut pas longue, le bon garçon facile et paterne essaya vainement de le faire causer. Pour son camarade, silencieux et roide, il méditait des représailles de dieu municipal offensé.

Quand on arriva chez le commissaire, ce fut le mauvais gendarme qui se précipita dans le cabinet pour commenter et appuyer le procès-verbal du brigadier.

Justin, resté seul avec son allié qui le consolait, entendait son ennemi l’appeler vagabond, émeutier, être subversif et dangereux. Justin souriait et comptait se justifier en deux mots. Mais il comptait mal, et le sort allait ajouter de forts appendices à ses justes griefs contre son propriétaire.
 
 

IV

 
 

Que l’esprit est souvent un délit

 
 

« Si ce commissaire est un homme d’esprit, je suis sauvé, » se disait Justin en entrant dans le cabinet.

Mais il se trouva en face d’un gaillard si magistral, si pompeux, si écharpe, qu’il se sentit tout de suite perdu.

Néanmoins, il fit bonne contenance, et, du ton le plus naturel et le plus poli :

« Monsieur le commissaire, dit-il, j’espère pouvoir vous expliquer en deux mots mon affaire. Vous devez voir que je n’ai pas la mine d’un conspirateur ni d’un voleur. Mais le fait est que j’avais peut-être bu et mangé hier un peu au-delà de ma soif et de mon appétit. Je n’ai pourtant, que je sache, porté tort ni dommage à personne. Ayez l’obligeance de me faire mettre le plus tôt possible en liberté, je vous prie. »

Le commissaire releva ses lunettes, après avoir examiné Justin d’un air de pénétration obtuse.

 « Faites-moi mettre en liberté ! répéta-t-il avec dérision ; c’est bientôt dit, jeune homme. Mais qui êtes-vous ? Quel est votre nom ? Quelle est votre demeure ? Quels sont vos moyens d’existence ?

– J’avoue que j’aimerais mieux garder l’anonyme, dit Justin, en souriant de la meilleure grâce du monde.

– Je le conçois aisément, monsieur ; mais, moi, je ne puis vous laisser aller que si vous êtes reconnu et réclamé par quelqu’un d’honorable et d’établi. »

Justin récapitula rapidement dans sa pensée ses connaissances toutes plus ou moins bohémiennes, et, en fait de personnages patentés, ne trouva, en frémissant, que le correspondant de son père, un homme décoré, un éligible, un commandant de la garde nationale. Mais cet être vertueux rendrait un service de ce genre avec une hauteur si sévère et si méprisante, mais il avait une femme charmante, quoique bornée, à l’estime de laquelle tenait tant Justin, que cet artiste, trop plein d’imagination, eût préféré la prison, l’exil et la mort, à cette intervention humiliante.

«  Bah ! se dit-il, l’art est décidément ma nature ; reprenons mon faux nez, rentrons dans le caprice et roulons le commissaire. Il est grotesque, soyons drôle.

– Ah ! ma question vous donne à penser, n’est-ce pas ? reprit le magistrat avec une ironie doctorale. Je ne m’en vois pas moins forcé de procéder à votre interrogatoire. – Écrivez, Grimard. – Votre nom, monsieur ?

– Permettez-moi de vous dire seulement mon surnom, monsieur le commissaire, répondit tout à coup Justin d’un ton dégagé. J’aime mieux, voyez-vous, mon surnom que mon nom, mon masque que mon visage, et mon idéal que ma vie. L’homme ne vaut pas son ombre, commissaire ! et si j’ai pour moi-même quelque estime, c’est uniquement pour avoir vu le reflet de mon individu dans un miroir et le reflet de mon rêve sur une toile. Or, à cause des tons roux et chauds de ma palette, j’ai pour sobriquet le Rutilant.

– Ah ! de la plaisanterie ? dit le commissaire. À merveille ! Voulez-vous me dire votre rue ?

– Ma rue ? Rue du Rêve.

– Qu’est-ce que c’est que cette rue-là ? grommela le gendarme cruel.

– Oh ! je l’appelle une rue, ce n’est, à vrai dire, qu’un cul-de-sac.

– Ce sera quelque part dans les faubourgs, interrompit le gendarme indulgent.

– Oui, garde municipal, faubourg du Paradis.

– Et votre profession ? reprit le commissaire, rongeant son frein.

– L’ennui, dit Justin.

– Monsieur ! s’écria le commissaire, frappant du pied, je vous demande votre état, votre occupation habituelle.

– Mon occupation habituelle ? Ah ! fort bien ! Je cherche des prétextes pour me dispenser d’être un homme de génie.

– Il extravague ! dit le commissaire en haussant les épaules.

– Mais, commissaire, extravaguer, aller au-delà, se promener en dehors, se hasarder plus loin, – mais c’est le vrai but de la vie !

– Ah ! cet homme est ivre ou fou ! s’écria le commissaire, indigné.

– Fou de sagesse, ivre de vérité.

– Monsieur, prenez garde ! Vous m’exaspérez avec vos réponses aussi incohérentes que saugrenues.

– Vraiment, commissaire ? Ai-je le bonheur d’être invraisemblable à ce point ? Suis-je tellement en dehors du possible, commissaire ? Oh ! vous me comblez de joie ! L’apathie de plomb des masses est, dans nos temps, tellement dure à remuer, que je suis fier d’avoir mis un peu hors de lui un homme de votre poids. Porter sa sottise, vous le savez, ce n’est rien ; mais celle des autres est si lourde !

– Monsieur, vous êtes un bousingot.

(Ce mot est une date, et prouve que l’action se passe en 1833.)

– Un bousingot ? hélas ! non, soupira Justin avec mélancolie. Je tolérerais encore le gouvernement, n’était l’existence. Je me soucie très peu des déménagements d’idées que vous appelez des révolutions, et je n’ai pas d’opinion, les ayant toutes.

– Tout cela n’empêche pas, dit le mauvais gendarme, qu’il troublait cette nuit l’ordre public.

– J’admirais l’ordre éternel en contemplant les étoiles.

– Alors, pourquoi nous avez-vous suivis pendant une demi-heure ?

– Mon Dieu ! je vous suivais, lansquenet, comme la jeunesse suit l’illusion.

– Monsieur, dit le commissaire, vous allez être écroué sur l’heure au dépôt de la Préfecture.

– Monsieur, repartit Justin d’un accent méprisant, vous me donnez bien mal la réplique.

– Ah çà ! vous ne savez donc pas à qui vous parlez, à la fin ? s’écria le commissaire, en se levant avec une dignité infinie.

– Vous-même, après tout, riposta Justin, avec une non moindre majesté, vous ignorez en présence de qui vous êtes.

– Qu’est-ce ?… dit le commissaire, inquiet.

– Ah ! reprit Justin.

– Monsieur, seriez-vous le fils ?…

– Plus haut, allez plus haut. »

Le commissaire souleva son bonnet de velours, en rêvant les plus augustes incognito.

« Comment ! vous seriez ?…

– Oui, monsieur, un symbole ! dit Justin, en se drapant. Voyez maintenant si vous voulez verbaliser contre une personnification, emprisonner un mythe et mettre au pain et à l’eau une idée.

– C’est trop fort ! dit le commissaire, en saisissant papier et plume, et puisque vous tenez à aller en police correctionnelle…

– Bon ! la police correctionnelle m’acquittera ou me condamnera à une peine légère.

– Oui, reprit le commissaire raillant, vous attendrez au dépôt quinze jours qu’on vous condamne à vingt-quatre heures de prison.

– Peste ! dit Justin, refroidi ; mais c’est très sérieux cela, et vous voyez pourtant que je suis très plaisant, commissaire. Voyons ! soyez clément. Quel principe social ai-je détérioré, en somme ? Ai-je porté un manteau écarlate ? Ai-je murmuré aux échos des nuits que la tragédie m’amuse peu ? – Vous ne répondez pas ? Vous griffonnez toujours ? Eh bien ! oui, alors, j’ai voulu me gausser de la gendarmerie, batifoler avec la police, étonner l’ordre public, et pénétrer d’horreur la garde nationale. Êtes-vous contente, autorité stupide ?

– Outrages à un officier public ! un mois de prison ! » murmurait le commissaire, écrivant avec fureur.

Justin, cependant, indiquait sur le parquet de la salle d’audience des pas d’une chorégraphie hasardeuse.

« Eh ! dit-il, vous qui me condamnez à la prison, êtes-vous libre ? La vie n’est-elle pas une captivité perpétuelle ? Tra ! la, la ! Commissaire, croyez-vous à la fatalité ou au libre arbitre ? Êtes-vous pour la grâce ou pour la volonté ? Tra la la !

– Insolent bavard ! dit le commissaire.

– Bavard, hélas ! c’est ainsi que la calomnie appelle les gens naturellement éloquents. Mais, commissaire, une question ?… »

Il n’eut pas le temps d’achever ; le commissaire se leva, tendit son rapport paraphé et cacheté au mauvais gendarme triomphant, et fit une sortie royale, sans même honorer Justin d’un regard.

« Imprudent ! dit à son jeune ami le gendarme honnête.

– Ah ! je suis laid ! s’écria le gendarme amer.

– Taisez-vous ! lui répondit Justin avec le calme d’un martyr ; vous n’êtes pas un gendarme, vous êtes mon mauvais génie en culotte de peau ! Et pourtant, ce n’est pas à vous que j’en veux. Mais Filoche, Filoche ! prends garde à toi ! »
 
 

V

 

Chaînes, poignards et carcans

 
 

Quinze jours après. La scène représente une salle vaste et haute. Une large ouverture vitrée, qui occupe un des quatre murs presque tout entier, éclaire cette halle pendant le jour. Mais, pour le moment, il est nuit. Quatre chandelles fichées dans des flambeaux de forme étrange – en verre noir arrondi et large à sa base, puis s’amincissant en goulot – répandent une lueur jaune, vacillante et parfaitement insuffisante jusqu’aux parois sombres.

L’œil distingue vaguement sur ces murailles toutes sortes d’objets fantastiques : un crâne, des fleurets, des plâtres, des pipes, des gravures, des armes, des étoffes, un mannequin, des inscriptions en lettres noires, etc.

Autour d’une table oblongue sont assis des êtres bizarres, taciturnes et graves, – sept hommes, – quatre femmes sur des escabeaux chancelants, – et un hibou sur son perchoir.

Les hommes portent de longs cheveux, des barbes incultes, des costumes baroques de divers âges et de divers pays : vareuses rouges, dalmatiques vertes, frocs bruns, burnous blancs, etc. (Et cætera est un terme qu’on est obligé d’employer souvent dans les descriptions de ce genre, où il est bon de laisser beaucoup à faire à l’imagination plus ou moins ardente du lecteur.)

Les femmes sont jolies, et cætera.

Le hibou – est un hibou.

Ces divers personnages – le hibou excepté – boivent dans des verres, dans des tasses et dans des soucoupes, une liqueur fumante et rougeâtre.

Ils écoutent, dans un profond silence, Justin qui, debout, achève un récit :

« … Et ce que le commissaire m’avait annoncé s’est réalisé de point en point, messieurs, dit Justin. M’étant obstiné à ne pas me faire réclamer, j’ai attendu dix grands jours, – mêlé à une société fort mêlée et entièrement sevré de nourriture plantureuse, – qu’on me traînât devant les tribunaux, c’est-à-dire devant des robes noires assez sales que n’embellissaient point des visages fort laids.

Là, j’ai bien été forcé de décliner mes nom, prénoms et absence de domicile. Si je m’étais entêté plus longtemps dans cette lutte disproportionnée contre le corps social, je crois que je serais maintenant aux galères. Heureusement, notre ami Glouglou que j’avais fait prévenir, et qui est bien digne de devenir un jour garde des sceaux, m’a trouvé des répondants je ne sais où. Ces avocats en tiennent. Les juges ont daigné rire. Ils ont ri ! – enfer, Racine et guimauve ! – et ne m’ont condamné qu’à trois jours de prison. J’en sors… »
 
 

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(Paul Meurice, « L’École des propriétaires », in La Famille Aubry, volume 3, Paris : Alexandre Cadot, 1854 ; repris dans Les Tyrans de village, Paris : Michel Lévy frères, 1857. « Portrait de Gérard de Nerval, » pointe sèche de Louis Marcoussis, 1937 ; « Le Beau Gendarme, » caricature de George du Maurier, 1877)

 
 

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(1) Rappelons pour mémoire que Les Nuits d’octobre sont parues en livraison dans L’Illustration, journal universel, du 9 octobre au 13 novembre 1852.
 

(2) Henri Strentz, Portraits d’hier : Gérard de Nerval, deuxième année, n° 44, 1er janvier 1911.