Ce matin de septembre, l’ami chez qui j’étais en villégiature depuis huit jours ayant à recevoir ses fermiers, je partis seul pour la chasse, porteur d’un excellent fusil et suivi de Firoud, la perle des chiens.
J’étais alors, je l’avoue, un chasseur médiocre. Les merveilles de la forêt, les châteaux en ruines, l’omelette au lard des auberges s’imposaient à moi mieux que le souci de faire concurrence à Nemrod. Un lièvre, trois ou quatre perdrix composaient mon quotidien rêve cynégétique.
Dès qu’ils étaient au fond de mon carnier, je ne songeais plus qu’à régaler mes yeux, jouir du pays. Je les eus en deux heures ce jour-là, tant ce canton de Picardie est giboyeux, et je me mis à flâner sous les bouquets de bois, les quittant parfois pour suivre un quelconque sentier, au hasard de ma rêverie et de ma paresse.
Mon ami ne cessait de me vanter sa province. Elle abondait en monuments anciens, en curiosités naturelles, en souvenirs historiques. On s’était cogné ferme par là, au seizième siècle, pendant les guerres de religion ; et lors de la tourmente révolutionnaire, les paysans mirent le feu au château de leur gouverneur, M. le marquis d’Estoupières. Ce même personnage émigra, puis revint avec les Bourbons. Son souvenir n’était pas éteint dans le pays : les vieilles gens en parlaient comme d’un illustre toqué. Certain endroit, peu éloigné du manoir de mon ami, s’appelait encore la Folie d’Estoupières.
On m’avait signalé en cette « Folie » une des curiosités locales et la plus étrange de toutes. Mais, jusqu’alors, mes pas l’ignoraient. Il m’était réservé d’en faire brusquement la découverte.
Bien décidé à laisser en paix le gibier, je m’en allais donc dans la direction du clocher de Marienval, que j’apercevais à l’horizon, quand un délicieux petit chemin bordé de jonquilles, de pâquerettes, de coquelicots s’offrit à mes yeux. Tout de suite, je lui donnais la préférence sur la grand-route, où veaux, moutons, bergers et chiens de bergers soulevaient des nuages de poussière. Le temps était superbe, ensoleillé, engageant à plaisir. Après un bon quart d’heure de marche, j’arrivai devant une haie basse, mais épaisse. Au-delà se montraient en groupe des maisonnettes à volets verts, dominées par une chapelle et une manière de castel. Le tout silencieux, mort, abandonné, plaqué de mousse et de pariétaires. Aucune tristesse, d’ailleurs, ne se dégageait de ces logis muets comme des tombes. On eût dit un colossal jeu de patience, un hameau d’opéra-comique, suranné, démodé, branlant, dans le genre de celui du Petit Trianon, où Marie-Antoinette jouait à la bergère. Je m’attendais à en voir sortir, d’un moment à l’autre, quelque bailli en perruque et joues en pomme d’api ou le minois fripon d’une soubrette. Mais rien, et pour cause, ne vint à moi.
Ma curiosité fut plus forte que tout. Je sifflai mon chien ; franchir la barrière végétale fut pour lui l’affaire d’une seconde ; et j’en fis autant, au risque de dialoguer avec un garde champêtre, qui mettrait fin à notre entrevue par le procès-verbal de rigueur. L’endroit m’intriguait, irritait mes instincts d’archéologue ; et ce n’est pas d’aujourd’hui que je fume volontiers ma pipe au milieu des ruines.
C’était bien un hameau, mais un hameau dont les bâtiments se donnaient des airs de ville. Quelques rues le coupaient à angle droit, quatre rues où le pavé disparaissait sous des touffes de ravenelles et d’armoises ; quatre rues au double trottoir, sur lequel on voyait seulement une maison de chaque côté. Elles étaient à deux étages, à toiture d’ardoise, à girouette rouillée et dédorée, et bâties en briques rouges comme celles de la place Royale. Leurs fenêtres, leurs portes closes semblaient braver la civilisation, l’activité, le travail, le bruit que font les hommes autour de leurs demeures. Tout cela n’était plus habité depuis longtemps ni entretenu, ni surveillé même, à en juger par l’abondance des pariétaires et l’absence de traces de pas… Une plaque de marbre, fixée au-dessus d’une porte, attira mon attention et je lus, gravés en grosses lettres, ces mots, assez inattendus en pareil lieu : Maison des Plaids.
On avait donc plaidé, rendu la justice en cet endroit désert, mais à quelle époque ? Mon étonnement grandit encore lorsque j’eus découvert, sur un autre logis, l’inscription : Hôtel de Ville. Quant à la plus cossue de ces demeures frappées de léthargie, elle s’intitulait fièrement, sous un blason qui voulait être seigneurial : Palais du Gouverneur ; et je pus voir aussi l’écusson à triple fleur de lys s’étaler, non sans orgueil, sur sa façade vieillotte.
Au centre de cette ville fantôme, de cette capitale minuscule, qu’on eût pu croire apportée là par des géants aux doigts de fée à la suite d’un fabuleux pari, se dressait un vieux puits de pierre, surmonté de son arcade de fer et de sa poulie ; il portait cette indication lavée par la pluie, mais toujours lisible : « Ce monument d’utilité publique est dû à la générosité de Monseigneur Luc-Adhémar, marquis d’Estoupières, gentilhomme de la chambre du roi Louis XVIII et gouverneur de sa province de Picardie, qui l’a fait ériger en 1817 et le vingt-deuxième du règne de Sa Majesté… » Suivaient quatre vers de mirliton, dans le goût de Ducis et Delille, où l’on vantait fort la fraîcheur et la pureté d’une eau absente. J’avais enfin le mot de l’insolente énigme, la suprême explication de la plaisanterie architecturale que la Picardie me jouait depuis une heure. J’étais bel et bien tombé en pleine Folie d’Estoupières.
En pareil cas, on doit aller jusqu’au bout afin de s’épargner des regrets. Pendant que Firoud épouvantait de sa voix les merles et les passereaux juchés dans les arbres voisins, j’achevais triomphalement mon tour de ville. Je découvris et saluai, l’un après l’autre : la Capitainerie, le Collège Royal, le Grenier à sel, l’Hôtel-Dieu et la chapelle – une pauvre petite chapelle imitant l’architecture gothique et datée de 1823, ce qui jurait étrangement avec son style. La « Capitainerie » se décorait, à droite, des armoiries royales de France et, à gauche, de la fameuse inscription que Richelieu fit graver sur les pièces d’artillerie : Ultima ratio regum. Je parcourus lentement le bois de châtaigniers et de hêtres devant lesquels l’émigré jeta son paquet de constructions rouges, à présent moisies et moussues. Puis, comme approchait l’heure du déjeuner, je rappelai mon chien. Je revins sur mes pas en me promettant d’examiner plus amplement, un autre jour, ce coin de terre voué à l’ancien régime.
À l’auberge de Marienval, où je m’attablai distraitement, la servante m’avoua en riant qu’elle n’avait jamais mis les pieds dans la Folie. Sur mes instances, elle appela sa maîtresse, et j’appris que le notaire du bourg était le petit-fils du tabellion en exercice sous le dernier gouverneur de Picardie. Aussi, à peine mon café bu, étais-je dans le cabinet de Me Pronier, le suppliant de me dire si ce que j’avais vu était l’œuvre d’un sage, d’un philosophe, ou le sombre caprice d’un fou.
« Ni l’un ni l’autre, me dit l’officier ministériel, et je tiens mes renseignements d’une bonne source. Émigré de 1790, le marquis d’Estoupières ne rentra en France qu’après les Cents Jours. Selon la formule chère aux historiens, il n’avait rien appris en exil, ni rien oublié. Aux dires de ceux qui l’ont approché, le gouverneur de Picardie fut plus entêté qu’un bloc de pierre. Il était veuf et venait de passer vingt-cinq ans de sa vie à donner des leçons d’écriture et de calcul en Suisse, mais sans jamais ouvrir une gazette, une seule et d’où qu’elle vînt, tant il était figé dans les choses du passé ! Dès sa première visite à Louis XVIII, les écailles lui tombèrent des yeux. Le roi lui montra un exemplaire de la Chartre, lui fit comprendre que le temps des gouverneurs de province était pour jamais aboli. À peine pouvait-il donner à son ancien chambellan une préfecture… Le marquis rougit d’une telle offre, prit congé du roi et consacra tout ce qu’il put récupérer de sa fortune à acheter une terre et y bâtir le singulier village que vous savez. Il s’y promenait de jour et de nuit, en grand uniforme brodé, y rendait la justice, y proclamait ses ordonnances, n’ayant pour justiciables et administrés que ses domestiques, hommes et femmes, vêtus de costumes différents. Il mourut fort âgé, après 1830, en défendant de toucher à quoi que ce soit dans son gouvernement lilliputien. »
Et Me Pronier ajouta gravement :
« On n’a pas tout dit sur les émigrés, mon cher monsieur. Je suis convaincu que beaucoup de Français d’autrefois, quand ils s’en donnaient la peine, étaient aussi excentriques et originaux que certains Anglais d’aujourd’hui. »
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(Tancrède Martel, « Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, trente-huitième année, n° 13284, jeudi 13 mars 1913 ; « Conte de la semaine, » in L’Écho cognaçais, trente-et-unième année, n° 1536, dimanche 6 avril 1913 ; « Conte du Rappel, » in Le Rappel, n° 18579, samedi 22 octobre 1921 ; « Nos Contes, » in L’Écho du Tarn, journal indépendant, soixante-quatorzième année, n° 15518, dimanche 24 novembre 1923. Sidney Herbert Sime, « The Gate of Heaven, » gravure, 1903)