Ephraïm Jones, garçon épicier, commentait à Molly, la jeune mercière, le résultat de ses réflexions, avec un sourire plein de sagesse.
« C’est fantastique, disait-il, le progrès qu’a réalisé le cinéma depuis quelque temps. Vous vous souvenez d’hier soir… quand l’homme essayait de s’échapper de cette cave où il était enfermé ? On fait cela à l’aide de mannequins, bien sûr, mais c’est quand même remarquablement imité, n’est-ce pas ? »
Pour toute réponse, Molly sentit un frisson la parcourir tout entière, et elle se rapprocha peureusement de son galant cavalier. Elle se souvenait des moindres détails du film.
Une trappe bâilla soudain dans un coin du comptoir, par laquelle Harvey Lane disparut. Quand il revint à lui, il essaya d’explorer sa prison en tâtonnant, car – c’était le cas de le dire– il faisait noir comme dans un trou.
Il n’avait pas d’allumettes sur lui, comme il n’était entré dans le magasin que pour y acheter quelque chose. Étourdi par le choc, il ne s’était pas rendu compte du temps qui s’était écoulé, quand tout à coup sa cave – car il se trouvait dans une cave – se remplit d’une lumière aveuglante, émanant d’une forte lampe à arc.
À l’angle de deux murs, assez haut placé, se trouvait un petit balcon sur lequel un homme se tenait, moqueur.
« Qui êtes-vous ? demanda Lane. Où est le marchand ?… »
L’homme, toujours debout sur le balcon, s’inclina.
« Le professeur Hauptmann, et à votre service, répondit-il ironique. Puis-je me présenter comme producer de films d’art ?… d’art insoupçonné, pourrais-je ajouter. Quant à votre seconde question au sujet du marchand, c’est ce marchand en personne qui a l’honneur de vous parler en ce moment et qui, je le répète, monsieur, est tout à votre service ! »
Lane dévisageait son interlocuteur. Le commerçant qu’il avait vu dans le magasin avait une forte barbe et des cheveux crépus. Cet homme-ci était presque chauve et imberbe ; une profonde cicatrice rayait son menton. L’expression étonnée du visage de Lane sembla amuser l’autre.
« Il faut tout de même se fier un tantinet aux apparences, admit-il. Rendez-vous compte ; le magasin, situé un peu à l’écart des voies battues et rebattues, me laisse la latitude d’attendre… d’attendre patiemment l’occasion. Tôt ou tard, le type d’homme dont j’ai besoin s’amène dans la boutique. Il me faut parfois attendre longtemps, mais je suis, en général, récompensé de ma patience. Alors, pour lui, j’ouvre la trappe !
Veuillez remarquer, continua-t-il placidement, que vous êtes très favorisé. Personne, à part vous, n’a eu le privilège de me voir tel que je suis réellement. Car il y a beau temps, mon ami, que je passe pour mort ! »
Il rit doucement, amusé par l’expression qui se répandait sur les traits de Lane.
« La police de mon pays me recherchait activement pour une petite histoire touchant la disparition de certain individu qui s’était mêlé de mes affaires. Il avait voulu se mettre en travers de ma route, et cela, c’est une chose que je ne permets pas. J’ai eu soin de faire disparaître mes traces, de jeter un paquet de vêtements à un endroit choisi par moi, et, pour tout le monde, je suis bel et bien mort ! »
Il se dirigea vers un appareil de prise de vues et ajouta par-dessus son épaule :
« Un homme nouveau naquit aux yeux de cette populace bornée : le professeur Hauptmann !
Un peu de contrefaçon : une perruque, une barbe – cette dernière m’étant particulièrement utile pour masquer ma cicatrice. C’est ainsi que je vous suis apparu ce matin. Je vous répète que vous avez maintenant devant les yeux un homme mort depuis longtemps. Mais… nous nous attardons. Il faut que je tourne mon film. Êtes-vous prêt ? »
Harvey Lane regarda longuement en silence l’appareil, et l’homme qui se tenait à portée de la manivelle. Les lampes à arc baignaient l’enceinte de lumière crue.
« Prêt… à quoi ? demanda-t-il lentement.
– À un combat avec la mort. »
Lane sursauta. Un bruit aigu se fit entendre. La porte d’acier de la cave, qui était incrustée dans le mur, disparut dans le plancher et fit place à une grille aux barreaux d’acier, fermant une voûte sombre – couloir, évidemment, qui aboutissait à la cave.
Une violente odeur monta aux narines de Lane, une odeur qui lui fit mal.
Un corps maigre et sinueux apparut de l’autre côté de la grille. Deux prunelles couleur topaze brillèrent à travers les barreaux. Un tigre montra des dents venimeuses à la vue de la silhouette qui reculait, effrayée. Le professeur dut toucher du doigt un ressort caché ou un levier, car la grille remua légèrement dans son cadre. Le tigre rugit, terrible pronostic.
« Voilà trois jours qu’il jeûne, fit Hauptmann calmement. Vous êtes grand et fort ; vous pourrez engager une belle lutte avec lui avant qu’il puisse gratifier son appétit de ce que j’ai pris soin de lui procurer.
– Scélérat ! cria Lane d’une voix tremblante.
– Oui, ça donnera un bon film, grogna le professeur ; un film qui devra bien me rapporter. »
Lane ne put retenir un cri. Il avait vu ces films d’horreur, mais avait pensé qu’ils étaient un magnifique effet de l’art, tout simplement une mise en scène excellente.
Il inspecta les murs de sa cave, comme il voulait se souvenir de quelque chose. Et, en effet, il se souvint. Cette prison formait bien le cadre des films. Oui, c’était là le décor. Et les victimes avaient été habilement choisies. Comme pour lui, on avait dû les précipiter par la trappe et on les avait abandonnées aux animaux.
Lane serra les poings : ses ongles pénétrèrent dans la paume de ses mains, tandis qu’il fixait de nouveau le corps maigre qui se mouvait d’impatience derrière les barreaux.
« La lutte avec le tigre ! dit doucement le professeur, tout en ne quittant plus des yeux l’animal frémissant. Oui, ce sera la mieux de toutes. Vous comprendrez que, lorsqu’on projettera ce film…
– On me reconnaîtra ! cria Lane. On verra que c’est vous qui m’aurez assassiné, maudit démon !…
– Je ne suis pas un imbécile, interrompit l’autre à son tour, froidement. Ceux qui m’achètent ces films apprécient ma technique et ne se doutent pas que j’emploie pour les réaliser des sujets vivants. On ne vous reconnaîtra pas, soyez sans crainte. Si vous pouviez vous voir, du reste, dans la glace en ce moment, vous ne vous reconnaîtriez pas vous-même. Vous vous êtes évanoui quand vous êtes tombé dans la cave et êtes resté longtemps inconscient, de sorte que je n’ai pas eu besoin de vous endormir pour vous faire subir la petite opération nécessaire. Certains pigments se sont chargés de vous transformer. De plus, personne aussi, à part moi seul, ne soupçonne cette cave et cet antre. Et on ne les découvrira jamais, même si l’on effectue des recherches. »
Lane lança devant lui ses poings tremblants.
« Vous voulez me faire périr ainsi, sans arme pour me défendre ? demanda-t-il. Comme les autres… Oui, je me souviens… C’était ici même… Les rats, le serpent… la lutte de cet énorme paysan avec les tarentules ! Dieu du ciel ! êtes-vous un homme ou un démon ?… Vous êtes un assassin, entendez-vous, un…
– N’avez-vous pas vos mains pour vous défendre ? interrompit Hauptmann, ravi ; vos bras !… Quelle scène cela va faire ! Un bel homme, et bien musclé ! »
Il embrassa d’un regard Lane de la tête aux pieds.
D’un seul coup, la grille s’élança vers la voûte. Un corps jaune glissa rapidement dans la pleine lumière de la cave, ses grandes raies noires brillant à chaque jeu des muscles. Un grognement s’éleva des dents découvertes. Les yeux étincelèrent davantage, d’une lueur de faim sauvage, tandis que le corps souple s’aplatissait, frémissant, prêt à sauter.
On pouvait entendre la respiration sifflante d’Hauptmann qui commençait à tourner la manivelle.
Lane recula doucement, tout son corps devenu d’acier. Son regard plongea dans celui de l’animal ; il le fixa intensément, concentrant tout son pouvoir de domination. Le tigre sentit les volontés s’affronter ; celle de l’homme avec des forces décuplées par la peur. La poignée de l’appareil ne cessait de tourner.
Les sourcils de Lane se rapprochèrent en voyant le dos de l’animal se courber. Il allait sauter. C’était fatal. Rapide comme l’éclair, Lane fit un bond de côté tandis que le corps noir et jaune se jetait en avant. La bête tournoya, se coucha, cracha une bave de haine.
À l’autre extrémité de la cave, maintenant, Lane regardait le félin avec des yeux lucides. Il était redevenu lui-même ; il avait vaincu la peur, il ne se sentait plus paralysé. Passé maître dans l’art du trapèze, bien des fois, – quelques années auparavant, – il avait accompli des prouesses au cirque. Les bras ramenés le long de son corps, il se dressa sur la pointe des pieds et, tous les sens en alerte, fut sur ses gardes.
Il jeta un coup d’œil sur le balcon au moment où le tigre se disposait à sauter une seconde fois, avançant déjà une de ses horribles pattes.
Un grand soupir s’échappa de la gorge de Lane comme la bête grattait le ciment de ses griffes et avançait la tête dont les yeux lançaient des éclairs.
De nouveau, le tigre se mit en position et, cette fois, n’attendit pas. Le grand corps jaune et noir se jeta en avant. Au même moment, déchirant l’air d’un cri sauvage, Lane, faisant appel à toute la force de ses muscles, sauta lui aussi avec la souplesse qui lui avait tant servi lorsqu’il faisait des acrobaties. Mais il sauta sur le balcon où Hauptmann ne cessait de tourner la poignée de l’appareil.
S’accrochant convulsivement à la balustrade, il exécuta un rétablissement presque désespéré, tandis que la brute hébétée tournait en rond dans la cave, dans un accès de fureur.
Un cri de rage s’échappa de la poitrine d’Hauptmann. Aussitôt, les bras puissants de Lane firent leur travail. En un clin d’œil, il fut sur le balcon, agrippant la taille de son ennemi. Ce fut un corps-à-corps horrible où les deux adversaires eurent l’un après l’autre le dessus. Enfin, l’un des hommes qui pesait de tout son poids contre la balustrade la sentit craquer sous son dos. En une seconde, elle se brisa et le corps tomba dans le vide.
Avec un rugissement de triomphe, qui arracha un hurlement d’horreur à celui qui tombait, le tigre se précipita. L’homme, relevé instantanément, se mit à courir comme un fou dans la cave.
Mais le moment de la bataille entre l’homme et la bête furieuse était venu : entre un être robuste et une bête affamée, rugissante, formidable… Une bataille finale qui arrêta un instant la respiration de celui qui, du balcon, contemplait la scène. Harvey Lane s’approcha instinctivement de l’appareil et, avec un étrange sourire, se mit, doucement, à tourner la manivelle.
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(Ralph Plummer, traduit de l’anglais par Simone Saint-Clair et illustré par Maurice Sauvayre, « Nos Contes d’action, » in Dimanche-Illustré, quinzième année, n° 733, dimanche 14 mars 1937)