Scénaristes, mes frères, avez-vous parfois songé aux tourments diaboliques que, d’un seul trait de plume, vous pouvez infliger à vos cousins, les metteurs en scène ? Une simple fantaisie de votre cerveau, un détail, un « rien » imperceptible sur le papier, procurent parfois à l’infortuné réalisateur de vos conceptions les plus amères mésaventures.
La plupart de ceux qui « écrivent » pour le cinéma n’ont pas réellement vécu suffisamment dans l’atmosphère de la prise de vues pour se rendre compte des difficultés que peut occasionner l’interprétation scrupuleuse de tel détail, fort simple d’apparence. Au cinéma, il est plus simple de laisser tomber sans douleur un personnage du haut de la tour Eiffel ou d’incendier la moitié de Paris que de faire seulement mouvoir un escargot.
Tout le métier du cinématographiste tient dans le principe : connaître les possibilités et les difficultés du « tournage. » Certaines reconstitutions formidables ont beaucoup moins de mérite, pour l’œil de l’initié, qu’un simple petit tableau accessoire. Voulez-vous en juger ?
Il y a quelques années, de passage à Nice, j’avais rencontré un de mes amis, excellent metteur en scène, qui tournait à cette époque un film historique. Ce charmant garçon m’invita à m’embarquer dans l’autocar qui emmenait sa troupe à destination de X… et que l’école de peinture moderne a découverte… bien après les cinématographistes.
Assister à une prise de vues a toujours été, pour moi, un attrait, et j’acceptai avec plaisir.
« Oh ! vous savez ! ce ne sera pas grand-chose ! me dit d’un air modeste le metteur en scène… À peine un travail d’une heure ! Mais le pays est pittoresque… et nous ferons un bon déjeuner. »
En cours de route, fort indiscrètement, je consultai le scénario. Réellement, c’était bien peu de chose, cette scène que l’on allait tourner.
Le metteur en scène daigna, du reste, m’initier complètement à ses projets : huit jours auparavant, il était passé par hasard dans cette bourgade ; une auberge, installée dans une vieille tour du mur d’enceinte, l’avait séduit par son aspect romantique, et c’était là qu’il voulait tourner sa scène 426.
« C’est au fond d’une ruelle tranquille… dans un cadre exquis, m’expliquait-il… Évidemment, il y a quelques petits modernismes à rectifier… Mes accessoiristes m’ont devancé et travaillent depuis ce matin à masquer les poteaux télégraphiques et les enseignes. »
Vers dix heures du matin, notre auto fit son entrée solennelle dans la bonne ville de X… Malheureusement, elle s’arrêta au bout de dix mètres, car les cailloux pointus composant le pavé menaçaient fort de mettre ses pneus en capilotade.
Nous continuâmes notre route à pied, à travers des rues étroites et tortueuses, où la lumière écrasante du soleil méditerranéen alternait avec des trous d’ombre froide. Soudain, nous nous aperçûmes qu’un groupe de naturels du pays, masse sans cesse grossissante, s’attachait à nos pas… La raison ? Elle était bien simple. Cette curiosité générale se portait sur notre opérateur, ou, plus précisément, sur son appareil. Lorsque, la semaine précédente, le metteur en scène était venu, comme un simple touriste, personne n’avait fait attention à lui. Mais puisque le « cinéma » se mettait de la partie, toute la ville était sens dessus dessous.
Enfin, nous vîmes surgir devant nous la « petite rue déserte. » Elle était encombrée par des attroupements de gens ébahis qui contemplaient deux malheureux bougres en train de suer sang et eau le long d’une façade.
« Zut ! soupira le metteur en scène. Je ne m’attendais pas à pareille révolution dans le village, simplement parce que mes accessoiristes camouflent la petite auberge, devant laquelle nous allons travailler ! »
Ah ! les pauvres diables d’accessoiristes ! À quel travail ils devaient se livrer !… Quel poète chantera les mérites de ces humbles et prodigieux artisans qui, en un tournemain, vous changent l’aspect d’une rue, d’un paysage ! Au pied de la vieille tour, une petite boutique avait été incrustée par les hôteliers, peu respectueux des traditions. Eh bien ! cette boutique trop moderne, les accessoiristes l’avaient littéralement escamotée sous une prodigieuse coulée de lierre, qui rendait à la rue entière le charme moyenâgeux qu’elle avait dû posséder jadis. Jugez si une pareille transformation suffoquait la population !
« Bravo ! s’écria le metteur en scène, en voyant ce travail… Maintenant, il s’agit de faire évacuer la rue. »
… Chose plus facile à dire qu’à faire ! Les indigènes sont accommodants, mais leur intellect n’est pas toujours à hauteur de leur bonne volonté. Il est parfois extrêmement difficile de leur faire comprendre qu’il faut éviter de passer dans le champ de l’objectif au moment où l’on tourne. Ce jour-là, un jeune gaillard de seize ans, complètement idiot, tenait absolument à venir tirer la langue devant l’appareil, « histoire de faire du cinéma… »
On perdit un quart d’heure à tenter vainement de l’écarter. Enfin, le metteur en scène, désespéré, dit à l’opérateur :
« C’est bon ! Tournez à vide ! Peut-être nous fichera-t-il la paix ! »
En effet, le bonhomme se tint tranquille et on put commencer à répéter… Les acteurs, qui étaient allés s’habiller et se maquiller dans l’auberge, apparurent dans de somptueux costumes du XVIIIe siècle. Un murmure flatteur s’éleva dans l’assistance, mais, par contre, un roquet s’élança avec des aboiements furieux contre ces chienlits. Pour l’éloigner, il fallut dix minutes et deux ou trois côtelettes fraîches !
« À quelle heure, le soleil ? » questionna le metteur en scène.
Dans ces ruelles étroites, le soleil joue un rôle de tyran. Il brille juste pendant un quart d’heure entre les murs sombres et disparaît bien vite. C’est ce quart d’heure qu’il faut savoir choisir pour opérer… sinon, adieu les belles photos !
« À quelle heure, le soleil ?
– À onze heures et demie environ ! répondit un accessoiriste renseigné.
– Bon ! nous avons largement le temps de répéter ! »
… Mais, derrière moi, j’avais entendu un gémissement timide. Je me retournai et je vis distinctement le régisseur pâlir et murmurer avec terreur :
« Onze heures et demie !!!
– Qu’y a-t-il d’effrayant à cela ? demandai-je…
– Vous ne comprenez pas ? Mais les gosses, monsieur, les gosses !!! »
Je regardai autour de moi. Parmi les croquants attirés par la prise de vues, je remarquai l’absence presque totale d’enfants. Je ne compris pas très bien, tout d’abord.
La répétition de la scène 426 avait commencé. Les artistes, brandissant leurs rapières, se lardaient consciencieusement… Mais le moindre de leurs gestes soulevait les clameurs d’enthousiasme ou de réprobation des spectateurs naïfs ; les rires fusaient et, les acteurs s’énervant dans cette atmosphère surchauffée, la répétition devenait orageuse.
Ô bonnes gens qui, bien tranquilles dans vos fauteuils, verrez sur l’écran le n° 426, la « petite rue déserte, » imaginerez-vous la foule hurlante qui s’agitait autour de ce décor romanesque et qu’il fallait contenir hors du « champ » ?
Dois-je raconter les multiples incidents de ces répétitions ? La vieille femme qui voulait faire sécher son linge en pleine rue, le sourd-muet qui allait à l’auberge et à qui on ne pouvait rien faire comprendre, le dindon qui surgissait au milieu des bretteurs ? Je préfère aller tout de suite à la fin…
Ding… Ding… Onze heures et demie ! Le soleil arrive. Mais, en même temps, un tumulte de ménagerie se déclenche. C’est l’école communale qui se vide… Un torrent de gosses hurlants, trépignants, déferle dans la rue, bouscule l’opérateur, renverse l’appareil… Impossible de rien faire comprendre à ces diablotins, qui n’entendent pas un mot de français. (Au fait, que leur apprend-on à l’école ?) Que faire contre deux cents moutards déchaînés ? Le metteur en scène, en soupirant, tire de sa poche une poignée de menue monnaie et la jette au loin, à l’opposé du « champ. » Les gosses se ruent de ce côté et la place est provisoirement déblayée… Vite, on recrute quelques villageois de bonne volonté afin de nous aider à faire respecter l’espace indispensable. Pourboires ! Gratifications ! En cinq minutes, une haie est formée…
Le soleil tape d’aplomb dans la rue.
« Pressons-nous ! halète le metteur en scène. Nous avons juste le temps. Messieurs, à vos places ! On tourne… »
Soudain, un bruit de clochettes… Les villageois s’écartent et un troupeau de chèvres débouche triomphalement dans la rue, soulevant un flot de poussière. On peut convaincre un idiot, éloigner des enfants, écarter un dindon… On ne peut rien contre un troupeau de chèvres, si ce n’est attendre qu’il soit passé.
Cinq minutes perdues ! Enfin, la poussière disparaît, l’atmosphère redevient nette.
« Tournons vite ! hurle le metteur en scène, le soleil va disparaître ! »
Précipitamment, les acteurs se mettent en garde. Fidèle au n° 426, le dénommé Gonzague se défend désespérément. Ses adversaires, pressés d’en finir, redoublent de zèle. L’un d’eux s’avance trop en avant ! Une bousculade… Deux ou trois des combattants s’écroulent, en une mêlée informe, entraînant avec eux tout le décor de lierre, et tandis qu’ils s’agitent désespérément sur ce chaos de feuillage, l’enseigne de l’auberge, soudain démasquée, apparaît en lettres triomphales :
AU RENDEZ-VOUS DES BONS ENFANTS
DÉGUSTATION SOIGNÉE
–––––
(Jean-Louis Bouquet, in Les Spectacles, organe d’informations théâtrales, musicales, cinématographiques [Lille], troisième année, n° 75, vendredi 5 juin 1925 ; Jules de Bruycker, « Une Petite Ville nerveuse, » eau-forte, 1926)