Il a été question ces jours-ci d’un roman dans lequel Edison mettrait en scène les transformations que les découvertes électriques feraient subir à humanité et à la civilisation d’ici deux ou trois cents ans. Je me suis souvent amusé à me représenter aussi l’homme du trentième siècle, et voici comment je me le figure :
Une tête énorme, monstrueuse, sans sourcils, sans barbe et sans cheveux, posée sur un minuscule thorax, auquel pendent deux moignons atrophiés qui représentent ce qui fut nos jambes. Les bras aussi sont atrophiés et étrangement raccourcis. Les mains ont diminué de volume, et cependant les doigts sont devenus plus nombreux et plus petits. Un homme du trentième siècle qui se respecte ne saurait avoir moins de dix doigts à chaque main. Au bout des doigts, il n’y a plus d’ongles et, dans la bouche, on chercherait en vain les dents. La gencive est rose et lisse comme celle d’un petit enfant.
Cet être bizarre est notre descendant, tel que les lois de l’évolution doivent le former, si ces lois sont vraiment telles que Darwin les a formulées, et si la science donne en découvertes ce qu’elle paraît promettre. Il est assis ou plutôt couché dans un immense fauteuil, devant une sorte de grand clavier constellé de commutateurs électriques, En ce moment, cet homme étudie. Il a tourné un bouton de cuivre et, aussitôt, glissant le long d’une minuscule raie d’acier, un petit charriot a apporté un rouleau phonographique, qui s’est aussitôt mis à articuler des paroles que je reconnais.
Ce sont des vers de Racine, et le phonographe les articule avec toutes les intonations de la Comédie-Française. Tout à coup, à un passage, l’énorme tête s’est soulevée, ses joues glabres ont tressailli, deux de ses doigts ont atteint deux boutons de cuivre. Au bout d’un instant, j’entends les mêmes vers déclamés d’une façon différente, et en même temps je vois, oui, je vois la scène de la Comédie, les acteurs qui marchent, gesticulent et déclament.
Tout à coup, une sonnerie : « Allô ! Allô ! » C’est un ami qui veut converser par téléphone. Cet ami est à New York, et nous sommes à Paris. L’homme du trentième siècle répond. Rien dans tout cela que nous ne connaissions bien ; mais ce qui m’étonne, c’est que, en même temps que la sonnerie s’est fait entendre, l’ami de New York a apparu. Il est au lit, un peu souffrant, et l’on jurerait que sa chambre à coucher se trouve maintenant ici, à côté de ce fauteuil.
L’heure du déjeuner arrive. Sur un appel électrique, de minuscules flacons viennent se placer à la portée de la main. Ils contiennent les principes essentiels et assimilables des aliments. Ils sont à moitié liquides, et notre homme les a ingurgités en quelques instants. Il s’est pesé ce matin, il a vu que son poids normal a diminué de quelques grammes ; il prend la moitié d’un flacon de purée de plus qu’à son ordinaire.
Ce soir, il dînera en musique et en compagnie, c’est-à-dire qu’il se mettra en communication avec un orchestre et quelques amis, et qu’il dînera en écoutant la musique et en regardant ses amis avaler chez eux leurs petites fioles de purée.
L’idée lui vient de voir les paysages alpestres ; aussitôt les vallées suisses défilent sous ses yeux ; il veut leur comparer les paysages pyrénéens ; aussitôt Laruns, Argelès, Gavarnie se montrent à son regard.
Mais sa pendule s’est dérangée. Il appelle son horloger. Bientôt la pendule apparaît, glissant sur des rails invisibles dans l’épaisseur des murs, appelée par l’horloger. Là, elle se placera d’elle-même sur l’établi. Une machine spéciale la démontera, la nettoiera, l’ajustera, la réparera, sans autre peine pour l’horloger que de commander l’opération en tournant quelques boutons. Il y a même beaucoup de particuliers qui ont, installées chez eux, toutes les machines d’horlogerie, et qui font eux-mêmes leurs réparations. Ils n’ont eu qu’à ajouter quelques boutons à leur grand clavier. Il y a aussi des horlogers qui réparent les horloges à distance, grâce à un mécanisme spécial.
Et de même l’outillage mécanique est partout si perfectionné que les ouvriers n’ont qu’à tourner des boutons pour faire tous leurs ouvrages. Les machines elles-mêmes sont faites à la machine. L’effort humain est réduit à son minimum. Les rues des villes sont désertes : les distances étant supprimées, personne ne bouge plus de chez soi.
La campagne aussi est déserte. Des charrues guidées par des mains invisibles labourent seules ; les faucheuses, les faneuses, les moissonneuses, les batteuses accomplissent seules leur automatique travail, et c’est quelque chose de fantastique et d’étrange que de voir ces grandes machines s’en aller à travers les champs déserts. Seuls les oiseaux chantent encore ; les moutons paissent et les bœufs ruminent ; les chevaux, inutiles, ont disparu.
Tous les hommes sont devenus égaux par le peu d’effort qu’ils ont à faire. N’ayant plus besoin de sortir de chez eux, peu à peu ils ont désappris la marche et leurs jambes sont atrophiées. Le système pileux, devenu de plus en plus inutile, a complètement disparu. Les aliments servis tout broyés ont rendu aussi les dents inutiles : ce qui, peu à peu, les a fait tomber. Les bras se sont atrophiés ; les mains, ayant à tourner un nombre très grand de boutons, ont grandi au contraire : les doigts se sont dédoublés ; ce sont maintenant de grandes palettes à dix branches, qui pendent à l’épaule au bout d’un moignon.
L’œil s’est développé ; l’oreille s’est allongée ; le cerveau a grossi démesurément, de là l’énormité de la tête qui semble maintenant avoir absorbé le reste du corps. Le peu d’exercice de l’abdomen par l’usage des aliments sans déchet explique le ratatinement du buste, car c’est une loi de Darwin que, si la fonction crée l’organe, l’organe à son tour s’atrophie par le manque de fonctionnement.
Tel est l’homme que nous prépare la science au trentième siècle. Les naturalistes le dénommeront cerebralis homo, et le regarderont comme un type très supérieur aux survivants semblables à l’humanité d’aujourd’hui. Ceux-là seront les minus habentes, et la famille humaine des sauvages, à côté des monstres cérébraux qui seuls mériteront le titre de civilisés .
Ce qui me console un peu de ces perspectives, c’est que le cerebralis homo, vivant dans la solitude, ne songera pas à se marier, et que nos merveilleux et monstrueux descendants sont à peu près condamnés à ne vivre que l’espace d’une génération. À moins que, par leurs fioles de purée quintessentielle, ils ne parviennent à s’empêcher de mourir.
–––––
(« J. L., » in Messager du Midi, journal républicain indépendant, quarante-quatrième année, n° 254, mardi 15 septembre 1892. Sur le même thème, voir l’article « Les Hommes de l’an 5000 »)